« Inquiétante étrangeté » de l’histoire, telle est la traduction d’Unheimlichkeit adoptée par Paul Ricœur. Si l’expression, on le sait, vient de Freud, c’est dans le cours de sa méditation, menée à partir de ce qu’il nomme « la grande tradition philosophique », qu’il en vient à l’appliquer à l’histoire. Michel de Certeau, de son côté, l’avait déjà mobilisée, alors même que sa lecture pas à pas de l’Homme Moïse le conduisait à s’interroger sur le lieu du discours historique et le statut de cette écriture qui, venant se mettre à la place de la tradition, opérait sur le mode du quiproquo. D’où il concluait par cette formule, qui a donné lieu à méprises, que « la science-fiction était la loi de l’histoire ». Pour en désigner la place, il parlait de son « inquiétante familiarité ». Inquiétante étrangeté, inquiétante familiarité, on peut préférer l’une ou l’autre traduction, j’y reviendrai, mais il s’agit bien, dans tous les cas, d’évoquer un sentiment de surprise, voire de malaise. Voici que surgit tout d’un coup, comme dans un miroir, une image de l’histoire à laquelle on ne s’attend pas, qu’on ne reconnaît pas. L’histoire, les historiens croient savoir ce que c’est (ne serait-ce qu’à force de ne plus se le demander), et longue est la galerie des ancêtres qu’ils invitent, de temps à autre, le visiteur curieux à parcourir. Mais voici que les repères vacillent et que, soudain, ce que j’ai appelé ailleurs « l’évidence » de l’histoire vient à se brouiller ou plutôt se trouve questionnée…