Notes
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[1]
Le Monde, 23 janvier 2009.
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[2]
Voir Jean-Luc Gréau, la Trahison des économistes, Paris, Gallimard, coll. « Le Débat », 2008.
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[3]
La première partie de ce dossier est partiellement issue d’un groupe de travail commun à Esprit et « En Temps réel » : tous nos remerciements à Gilles de Margerie et Julien Cantegreil. Nous remercions vivement Antonio Casilli pour sa coordination de la deuxième partie.
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[4]
L’expression est déjà utilisée par Sigmund Freud dans Malaise dans la civilisation, Paris, Puf, 1989, p. 39.
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[5]
Dominique Desanti, Jean-Toussaint Desanti (avec Roger-Pol Droit), La liberté nous aime encore, Paris, Odile Jacob, 2001. Voir l’analyse d’Olivier Mongin : « Puissance du virtuel, déchaînements des possibles et dévalorisation du monde », Esprit, août-septembre 2004.
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[6]
Sur les visions de l’avènement du posthumain, voir Jean-Michel Besnier, Demain les posthumains, Paris, Hachette Littératures, 2009.
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[7]
« Que nous réserve le numérique ? », Esprit, mai 2006.
1« C’est un peu comme jouer sur une console de jeu » déclarait pour sa défense Jérôme Kerviel suspecté d’avoir fait perdre à la Société générale 4,9 milliards d’euros [1]. Combien d’autres opérateurs des salles de marché, interrogés dans la presse à l’occasion des faillites bancaires de cet automne, ont-ils parlé de leur métier dans des termes proches ? Beaucoup évoquaient les sentiments intenses qu’ils éprouvaient devant leur clavier en prenant leurs positions, en échangeant leurs contrats à terme : les poussées d’adrénaline, l’ivresse du jeu, le speed des échanges à toute vitesse. Cernés de chiffres, de probabilités et de spéculations sur les hypothèses de réalisation des risques, ont-ils vraiment basculé dans un autre monde, oubliant que les risques qu’ils échangeaient correspondaient bien, pour de nombreux foyers, à leurs remboursements mensuels d’emprunt immobilier ou à l’argent épargné pour leur retraite ?
2Littéralement, à l’automne 2008, les banques ont été accusées, à travers le monde, d’avoir perdu le sens du réel, succombant aux attraits d’une économie virtuelle. Si les économistes ont pointé le décrochage entre les produits échangés sur les marchés dérivés et leurs sous-jacents, le large public a plus généralement eu le sentiment qu’une économie « virtuelle » s’était détachée de l’économie « réelle » et que le retour à la réalité allait se payer cash. Notre rapport au réel est-il à ce point troublé par les évolutions techniques que nous ne sachions plus tracer une limite définie entre nos projections imaginaires et les contraintes de la réalité ? Et quelle est plus précisément la part des récentes évolutions des technologies de l’information et de la communication dans cette perte de sens du réel ? Avec la crise, sur une grande échelle, on a développé le thème de la déréalisation qui toucherait, au-delà des cercles des fanatiques des nouvelles technologies, tous ceux qui ont affaire à ces outils dans leurs tâches professionnelles ou personnelles, c’est-à-dire désormais… la plupart d’entre nous.
3Mais ce thème de l’extension du domaine du virtuel ne donnait qu’une part de la description. On a aussi relevé dans les propos des traders tout un lexique de la toxicomanie [2], d’ailleurs souvent associé aux nouvelles technologies : ils évoquaient, pour justifier le fait qu’ils prenaient rarement des congés, la difficulté de décrocher des flux de chiffres s’affichant sur leurs écrans, la sensation d’être en manque loin de leurs bureaux. Les économistes parlent couramment d’emprunts « toxiques », de frénésie de la consommation, de dépendance au crédit. Dégrisé, le monde de la finance a sans doute besoin, au moins autant que de nouveaux contrôles, d’une période de sevrage. Ainsi, la fuite des réalités ne se traduirait pas seulement par une fascination pour les simulacres mais aussi par l’incorporation toxique de la technologie.
4Il est ainsi difficile de détacher notre rapport aux nouvelles technologies d’une angoisse de perte de contact avec la réalité. Celle-ci peut prendre des formes différentes : évasion dans un autre monde, ici, sur le modèle des jeux ; transformation, là, de notre perception du corps, par une assimilation des stimuli de l’informatique. Les deux volets du présent dossier [3] tentent de rendre compte de ces deux évolutions : changement des usages d’un côté, transformation de l’imaginaire du corps, de l’autre. La première partie décrit en effet les usages qui accompagnent la diffusion massive de l’internet : engouement pour les sites communautaires et participatifs (Web 2.0), développement d’un nouveau journalisme, apparition d’un livre numérique, consultation de vidéos en ligne, entrée de l’internet dans la mobilité. La seconde partie est consacrée à la transformation de nos représentations du corps en fonction de la nouvelle culture numérique. Il ne s’agit pas seulement de s’inquiéter d’une possible dématérialisation du corps mais de voir les capacités prothétiques [4] des nouveaux outils, qui prolongent, réparent, accompagnent ou amplifient les facultés d’action ou de perception de nos corps.
5L’idée d’une perte de la réalité, de la victoire des simulacres sur le réel, ne suffit en effet pas à décrire notre rapport aux nouvelles technologies. Dans un texte où la rigueur du logicien et l’inspiration du phénoménologue se conjuguent, Jean-Toussaint Desanti faisait remarquer qu’il ne faut pas seulement opposer le réel au virtuel [5]. Dans ce cas, on se contente de parler d’un système de vases communicants entre deux univers ou d’un brouillage de la frontière qui devrait les séparer. Une autre opposition sémantique s’impose : celle du réel et du possible. Le réel se caractérise en effet par le fait que tout n’y est pas possible. Mais le domaine du virtuel, notamment des mondes parallèles imaginés par programmation informatique, se caractérise de son côté par un déchaînement des possibles : démultiplication des forces, ubiquités, actions simultanées dans plusieurs univers parallèles, renaissances indéfinies… Le risque n’est pas tant que cette ouverture des possibles fasse perdre le sens du réel mais qu’il dévalorise le réel, qui apparaîtra, par comparaison, plat, infirme, uniforme. La crise n’a-t-elle pas précisément manifesté cet excès des possibles au sein du réel et la nécessité de retrouver un sens de la mesure et des limites ?
6Le statut de l’image sur l’internet, notamment à travers l’importance accordée aux vidéos en ligne, est significatif, comme le montre Aurélie Ledoux, des recompositions de notre rapport au réel. Il ne suffit pas en effet de dire que l’internet est un espace sensible au développement des rumeurs parce qu’il est peu contrôlé et que son organisation verticale conteste par nature les positions d’autorité, voire de certification. Ce que montre l’examen des rumeurs, ce n’est pas le développement de la croyance selon laquelle l’image, surtout en l’absence de tout discours, est censée dire le vrai en elle-même, « parce que nos yeux ont vu », mais aussi que l’absence d’image peut établir a contrario l’inexistence d’une réalité. Ce n’est plus la crédibilité des images qui est mise en doute mais la crédibilité de ce qui est dépourvu d’images.
7La rumeur est aussi une bonne manière de repérer les changements de représentation du corps (Pascal Froissart). Car le rapport à notre corps aussi est transformé par ces technologies. Mais au lieu de penser que le numérique « dématérialise » le corps, qu’il favorise une désincorporation, il faut constater, comme le dit Antonio Casilli que « l’adieu au corps n’a pas eu lieu ». Le rêve ou le cauchemar du « cyborg », cet être hybride « amélioré » par la machine, donne lieu depuis la naissance de la cybernétique à des fictions futuristes ou à des manifestes spéculatifs qui ont fait date [6] : Delphine Gardey rappelle l’importance de l’intervention de l’universitaire américaine Donna Haraway dans ce domaine. Pour faire la part des prophéties et des usages, il faut inscrire notre familiarité croissante avec les objets numériques au sein de l’histoire du corps, comme nous y invite Georges Vigarello, l’observer dans toutes ses dimensions sociales, notamment dans le jeu des apparences choisies dans les mondes virutels (Patrice Flichy) et même à travers la prise de risque (Alain Léobon).
8Mais qu’en est-il de l’emprise sur les corps, de la « gouvernementalité » des corps ? Antonio Casilli l’étudie à partir de la biomédecine et des relations qui ont été construites au fil des années entre des communautés numériques militantes et les autorités médicales : lieu d’interpellation et de contestation des pouvoirs, l’internet est aussi un outil permettant de changer les relations entre les soignants et les patients dans le domaine de la santé.
9Dans un précédent numéro [7], nous avions pris la mesure de la diffusion des outils numériques dans la vie quotidienne, au point d’en rendre l’usage tellement banal qu’on risquait de ne plus y voir un objet digne de la réflexion : du courrier électronique aux fichiers musicaux, la consommation la plus courante passe par les réseaux. Pourtant, des enjeux collectifs étaient identifiés précisément en raison de cette banalisation des usages. Le grand public a surtout entendu parler de l’enjeu industriel et culturel : que deviennent les industries culturelles quand les échanges de fichiers déstabilisent tout le secteur de la musique et du cinéma ? Et que peut être une stratégie publique vis-à-vis de la diffusion culturelle ? Mais l’enjeu est tout aussi bien politique, y compris dans ses dimensions de sécurité : qui contrôle l’architecture de l’internet ? Avec quelles règles de fonctionnement ?
10Trois ans plus tard, on ne peut que constater la diffusion des usages. Le journalisme se redéfinit, comme nous l’expliquent deux des responsables du site Rue89, Laurent Mauriac et Pascal Riché. Le livre, qu’on croyait à l’abri des technologies numériques, connaît une nouvelle offensive technologique, qui pourrait transformer définitivement sa physionomie (Françoise Benhamou). En amont de toutes ces transformations se situe la révolution du « libre » qui est souvent mal comprise car elle est confondue avec la gratuité des contenus. En réalité, explique Jean-Baptiste Soufron, le libre représente une démarche qui organise l’ensemble de l’internet. Et il s’agit bien, souligne-t-il, non d’une absence de règles mais d’un type de contrat juridique, comportant des obligations pour les utilisateurs. Il s’agit aussi d’un modèle d’innovation sans lequel le développement extraordinaire des usages et des applications numériques n’aurait pas été possible.
11Mais, surtout, la grande rupture n’est peut-être pas dans la révolution participative tant célébrée : Philippe Chantepie relativise en effet les bouleversements introduits par les réseaux sociaux et l’engouement pour le participatif : pour lui, ils ne font que tirer parti de logiques qui sont présentes initialement dans l’invention du réseau des réseaux. Il repère plutôt la rupture significative dans l’inversion du problème de la rareté : le stockage et la diffusion des œuvres en ligne deviennent faciles, une part croissante des productions humaines est disponible sur l’internet. Au milieu de cette profusion luxuriante et indéfinie, c’est l’attention de l’internaute qui devient le produit le plus rare. Comment capter et retenir l’attention d’un lecteur, d’un auditeur, d’un spectateur potentiel ? Sur les pages des sites internet, l’œil glisse toujours plus vite, il sélectionne d’un simple clic, apprend à trier à toute allure. Mais s’il peut surfer et disparaître au fil de sa navigation, il laisse aussi des traces… Et ces traces valent de l’or pour tous ceux qui – pour des raisons commerciales ou politiques – cherchent à cerner son profil, à croiser les informations concernant ses modes de consommation avec celles qui indiquent ses centres d’intérêt culturels, ses choix militants, ses préoccupations personnelles, ses fréquentations, ses réseaux de sociabilité… toutes choses que la plupart des internautes livrent d’ailleurs par eux-mêmes avec candeur sur leurs pages personnelles et sur les forums de discussion.
12Une seconde rupture concerne la dispersion de l’internet hors de sa sphère d’origine. Il n’est en effet plus indispensable de passer par son ordinateur personnel pour avoir accès à l’internet. Le téléphone devient de plus en plus, surtout en Europe et en Asie, la porte d’accès au réseau. Mais, demain, nous explique Bernard Benhamou, toutes sortes d’objets familiers (déjà truffés d’informatique, comme nos automobiles, ou équipés bientôt d’une simple puce, comme un banal produit alimentaire) pourront être mis en relation entre eux. Peut-être, à terme, l’ensemble des objets qui nous entourent pourront-ils être répertoriés, identifiés, géolocalisés, tracés grâce aux puces numériques. C’est ce qu’on appelle d’ores et déjà « l’internet des objets » (IdO). Avec les téléphones, la sociabilité numérique est entrée dans l’ère de la mobilité et il est peu probable qu’elle redevienne jamais strictement sédentaire. Les usagers que nous sommes n’iront plus se connecter pour naviguer en ligne, ils seront pris dans un « continuum numérique » reliant en permanence leurs objets les plus familiers. Il ne s’agira plus alors de dérober un peu de notre temps réel pour aller vivre dans le monde des simulacres ou de compenser imaginairement une réalité décevante dans des mondes parallèles mais de vivre dans une « réalité augmentée ».
13De quoi s’agit-il ? Dès lors que les objets que nous utilisons sont reliés par le réseau, nous récupérons en permanence des informations, plus précises et plus nombreuses que jamais, sur notre environnement immédiat (à l’image de l’informatique embarquée dans les voitures qui nous donne le niveau de consommation d’essence, la pression des pneus, l’état de la circulation, les itinéraires recommandés et bientôt la qualité de notre vigilance…), et nous gardons à portée de main les données éclairant nos décisions. Le réel, ainsi, ne serait plus si souvent opaque ou indéchiffrable, il serait « augmenté » par une multitude d’informations. Mais y a-t-il encore un bouton « déconnexion » dans cette réalité-là ?
Notes
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[1]
Le Monde, 23 janvier 2009.
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[2]
Voir Jean-Luc Gréau, la Trahison des économistes, Paris, Gallimard, coll. « Le Débat », 2008.
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[3]
La première partie de ce dossier est partiellement issue d’un groupe de travail commun à Esprit et « En Temps réel » : tous nos remerciements à Gilles de Margerie et Julien Cantegreil. Nous remercions vivement Antonio Casilli pour sa coordination de la deuxième partie.
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[4]
L’expression est déjà utilisée par Sigmund Freud dans Malaise dans la civilisation, Paris, Puf, 1989, p. 39.
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[5]
Dominique Desanti, Jean-Toussaint Desanti (avec Roger-Pol Droit), La liberté nous aime encore, Paris, Odile Jacob, 2001. Voir l’analyse d’Olivier Mongin : « Puissance du virtuel, déchaînements des possibles et dévalorisation du monde », Esprit, août-septembre 2004.
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[6]
Sur les visions de l’avènement du posthumain, voir Jean-Michel Besnier, Demain les posthumains, Paris, Hachette Littératures, 2009.
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« Que nous réserve le numérique ? », Esprit, mai 2006.