Notes
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[1]
Voir les trois articles publiés dans Esprit en novembre 2006 : Christian Jambet, « Les malentendus de Ratisbonne : l’islam, la volonté et l’intelligence » ; Olivier Abel, « Une division occidentale au sein du christianisme ? » ; Hervé Legrand, « Quel dialogue islamo-chrétien dans le contexte de l’élargissement de l’Europe à la Turquie ? ».
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[2]
Vincent Monteil, l’Islam noir, Paris, Le Seuil, coll. « Esprit », 1980.
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[3]
Les chiffres et références qui précèdent sont empruntés à l’excellente mise au point de Blandine Chelini-Pont, « Prospective sur la religion chrétienne à l’horizon de 2050 », dans Garrigues. Espaces de la foi, no 91-92, 4e trimestre 2005.
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[4]
Voir Daniel Cohen, Trois leçons sur la société postindustrielle, Paris, Le Seuil/La République des idées, 2006.
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[5]
Patrick Haenni, l’Islam de marché, Paris, Le Seuil/La République des idées, 2006, p. 10.
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[6]
Filip De Boeck, « La ville de Kinshasa, une architecture du verbe », dans Esprit, décembre 2006. Voir aussi, un ouvrage vite devenu un classique, Filip de Boeck avec Marie-Françoise Plassart, Kinshasa. Récits de la ville invisible, Bruxelles, Luc Pire, 2005 ; ainsi que le tout récent livre de Claude Wauthier, Sectes et prophètes d’Afrique noire, Paris, Le Seuil, 2007.
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[7]
Mais cela ne date pas d’aujourd’hui, voir Sébastien Fath, Militants de la Bible aux États-Unis. Évangéliques et fondamentalistes du Sud, Paris, Autrement, 2004. La figure du prédicateur malfaisant et diabolique hante la littérature et le cinéma américain. Qu’on se souvienne d’Elmer Gantry, le prédicateur interprété par Burt Lancaster (Elmer Gantry de Richard Brooks, 1960) et du Malin (Wise blood, 1979) de John Huston.
1Afin d’échapper à un aveuglement spécifiquement français sur le fait religieux, la première séquence de ce numéro a mis en avant les rapports qui s’instituent entre la religion et la politique dans une Europe sécularisée, souligné le caractère inédit des pratiques religieuses contemporaines et insisté, après l’écho rencontré par le discours de Ratisbonne de Benoît XVI [1], sur un double phénomène : le rôle désormais majeur de la religion musulmane en Europe, mais aussi la tension au sein même de l’Europe « chrétienne » entre l’esprit « kantien » et « formaliste » du protestantisme et une Église catholique dont l’Autorité est considérablement fragilisée. D’où la tension entre un combat pour la laïcité et la « célébration » des valeurs chrétiennes. Mais, comme le rappelle ici d’entrée de jeu Blandine Chelini-Pont, nous ne vivons pas seulement aujourd’hui au rythme de la nation française « laïque » ou de l’Europe sécularisée : la planète religieuse se mondialise. Et nous sommes conduits à envisager l’avenir à l’aune d’évolutions anthropologiques et sociales qui ne sont pas nécessairement les nôtres.
2Pour bien prendre en considération les évolutions planétaires sur le plan religieux, il faut d’abord tirer les leçons de la démographie. Ce qui conduit, non sans surprise, à établir des constats quelque peu inattendus. Si l’évolution de la religion en Chine confirme l’idée d’une reprise universelle des pratiques, les chiffres « mondiaux » mettent en avant, ce qui déroute l’Européen, le fait que la religion qui sera majoritaire dans le monde en 2050 n’est pas la religion musulmane mais le christianisme, et que le protestantisme l’emportera au sein du christianime. Alors que l’on mettait en avant il y a quelques décennies l’expansion de l’islam en Afrique ou ailleurs – on se souvient encore de l’Islam noir [2] de Vincent Monteil –, il faut convenir désormais que le christianisme se propage particulièrement dans les pays du Sud, en Afrique noire mais aussi en Amérique latine. Selon la World Christian Encyclopedia, un Africain sur deux est chrétien aujourd’hui alors que ce n’était le cas que d’un sur dix en 1900. C’est dire que « le centre de gravité du christianisme, qui sera en 2050 la religion des trois quarts de l’humanité, n’est plus Genève, Rome, Athènes, Paris, Londres, New York mais Kinshasa, Buenos Aires, Addis Abeba et Manille ». Encore faut-il ajouter, pour bien prendre la mesure du phénomène, que la différence actuelle entre chrétiens et musulmans (2 milliards pour 1,2 milliard de musulmans) n’est pas en passe de décroître [3].
3Mais il faut dépasser cette approche démographique de la mondialisation et s’interroger plus avant sur un phénomène spécifique, en l’occurrence celle de la myriade d’Églises évangéliques, qui sous-tend la dynamique protestante. Dans le sillage de la revue Hérodote qui consacrait en 2005 un dossier titré « Les évangéliques à l’assaut du monde », le choix de publier des articles destinés à comprendre les raisons de cette montée en puissance aux quatre coins de la planète a pour objectif de rappeler que la « mondialisation » en cours, en rien réductible à l’économie, a aussi une dimension religieuse. En effet, la mondialisation, un phénomène historique indissociable des ruptures technologiques, du surgissement d’un capitalisme qui n’est plus celui dont Marx analysait les contradictions et de l’entrée dans un monde postindustriel [4], doit être également appréhendée sur le plan politique (quelle réduction du périmètre de l’État ?), identitaire, migratoire, culturel … et religieux. Le pullulement des Églises évangéliques (voir le glossaire qui suit cette introduction, et les articles d’André Corten, Gilles Séraphin et Ruth Marshall) ne peut être dissocié de la mondialisation contemporaine. En effet, celle-ci se caractérise par la suprématie des flux de tous ordres, mais aussi par un mouvement de « privatisation » (économique, politique, identitaire …) dont l’émergence de petites Églises en Amérique latine ou en Afrique noire (Églises dont l’inspiration peut aller d’un pentecôtisme proche du méthodisme à un néo-pentecôtisme proche des sectes ou d’un supermarché de la foi) participe doublement. Tout d’abord, la privatisation religieuse a un caractère économique, car la petite Église est une petite entreprise (elle peut être en réseau et liée à une diaspora) et le prédicateur un businessman. Mais l’essentiel est que les richesses matérielles d’un converti sont la contrepartie de ce qu’il donne spirituellement à Dieu : prospérité économique et spirituelle vont alors de pair. Ensuite, cette privatisation revêt une dimension psychologique puisque, le plus souvent, un pasteur charismatique regroupe autour de lui une petite tribu familiale. Mais l’imaginaire et les ressorts propres à ces pratiques, indissociables de réseaux transnationaux le plus souvent, débordent le seul protestantisme : comme l’a montré Patrick Haenni, on assiste également, au sein même de l’islam, à distance de l’islamisme, à l’émergence de ces petites entreprises. C’est ce que l’auteur appelle un « islam de marché » :
Le champ économique fournit aux nouvelles religiosités non seulement le support concret du marché, mais aussi leurs catégories de pensée, en reformulant l’islam dans le vocabulaire de la réalisation de soi et y distillant des éléments de l’éthique protestante. De ces échanges naît une théologie de la prospérité annonciatrice d’un nouveau muslim pride qui ne passe plus par la confrontation ou l’affirmation d’un piétisme ostentatoire, mais par la performance et la compétitivité [5].
5Mais la petite entreprise religieuse joue également un rôle social et médical qui n’est pas (ou plus) pris en charge par les États-providence et les services publics. Dans ce contexte, la petite entreprise de type évangélique mène une action sur les corps meurtris par les conséquences désastreuses de la mauvaise répartition de l’économie mondiale. Dans ces colonnes, un texte sur Kinshasa décrivait récemment la reprise en mains « spirituelle » des enfants soldats, accusés par leurs mères d’être des sorciers et des fauteurs de mal [6]. La petite Église répare le corps au moyen de la musique, de la danse, de la transe, du Verbe, et cela non sans violence. Elle alimente également une vision apocalyptique qui annonce la fin du monde et sa régénération possible. S’il y a une histoire (trois vagues historiques selon André Corten) et une plasticité de ces nouvelles Églises, leur propagation est sous-tendue par le sentiment de vivre dans un monde où la pauvreté et le malheur corporel et psychique se paient cher et font du mal. Il faut aider les corps, les convertir, les transformer, leur faire croire que l’on pourra, grâce à la conversion et à l’Esprit saint, en finir avec le mal, avec ce qui fait voir le Mal dans la tête. C’est pourquoi le miracle occupe une place décisive (« le miracle est à la théologie ce que l’état d’exception est à la loi »).
6Il est surprenant que cette dimension religieuse de la mondialisation soit généralement ignorée, car elle n’est pas sans signification politique. Comme Jean-Pierre Bastian le souligne ici à propos de l’Amérique latine, le poids de ces Églises, l’affaiblissement concomitant de l’Église catholique et la pluralisation religieuse qui en est la conséquence modifient les conceptions de la laïcité et l’évolution des rapports entre l’État et la religion. Mais un autre aspect politique a un sens très « global » : le fait que l’imaginaire évangélique est paradoxalement partagé par les néo-conservateurs américains souvent présentés comme les nouveaux maîtres spirituels du monde [7]. Cet imaginaire évangélique, à la fois de puissance et de marché, ne peut donc être réduit à un archaïsme religieux puisque les petites Églises, de par le monde, s’appuient sur lui, sur cette réserve de sens et ce manichéisme apocalyptique, pour répondre aux douleurs corporelles d’une maladie dont l’Amérique propage pour beaucoup le virus. Avec la religion de marché, le bien et le mal n’en finissent pas de se renvoyer la balle aux quatre coins du monde. Il n’en est que plus intéressant de saisir, comme le propose ici Nicolas Masson, le rôle des Ong américaines, et plus largement des Ong confessionnelles, qui sont l’un des facteurs de multiplication des petites Églises salvatrices.
Glossaire
Baptistes –Une des principales dénominations protestantes, apparue au xviie siècle aux États-Unis. Ils pratiquent le baptême par immersion, pour des individus conscients. Leurs communautés (appelées Églises, assemblées) sont autonomes, et donc reliées par des liens horizontaux de type congrégationnaliste. Insistance sur la conversion et la piété biblique.
Congrégationalistes – Ils insistent sur l’autonomie des communautés et des assemblées, pour élire leurs dirigeants et organiser leurs affaires religieuses et la vie de leur groupe. Ils sont importants pour la culture démocratique américaine. Beaucoup de groupes baptistes sont congrégationalistes.
Dénominations –Comme le nom l’indique, ce sont des « noms » que se donnent ou qui sont donnés à diverses Églises et « cultes » protestants américains, plus ou moins autonomes, qui ne prétendent pas détenir, chacun pour son compte, les biens du salut.
Évangéliques (et non pas « évangélistes ») –Mouvance protestante apparue à la fin du xviiie siècle. Ils insistent sur l’expérience de la conversion intérieure, par laquelle le pécheur éprouve directement la grâce de Dieu. Selon Sébastien Fath, éminent spécialiste de ce courant (voir Du ghetto au réseau. Le protestantisme évangélique en France, 1800-2005, Genève, Labor et Fides, 2005), ils mettent en avant quatre points : la lecture (littérale) de la Bible, la Croix, la conversion personnelle, l’engagement militant. Très dynamiques, ils traversent toutes les dénominations protestantes.
Méthodistes – John Wesley, le fondateur anglais du méthodisme au xviiie siècle, insiste à la fois sur la conversion personnelle fondée sur la ferveur biblique et sur les moyens méthodiques pour parvenir à la perfection. Le méthodisme est né d’un mouvement de « réveil » animé par Wesley. Devenu une des grandes Église américaines, il est actuellement en perte de vitesse, comme toutes les « grandes Églises » américaines, trop libérales au goût des mouvances fondamentalistes récentes
Fondamentalistes –Dans la langue française courante, ils désignent actuellement les radicalismes de toutes sortes, surtout religieux, mais même au-delà du domaine religieux (le mot est quasi synonyme d’intégriste). Jusqu’à une date récente, un fondamentaliste était un croyant (protestant) pratiquant une lecture « littérale » de la Bible. Lecture littérale qui, selon S. Fath, s’est souvent durcie dans les mouvances protestantes concernées (évangéliques, pentecôtistes …), dans le sens d’une orthodoxie stricte, avec insistance sur l’inerrance de la Bible et sur les doctrines « prémillénaristes » (tendance millénariste qui insiste sur la catastrophe prochaine et le salut grâce au retour proche du Christ).
Pentecôtistes – Apparu au début du xxe siècle, la référence biblique essentielle du pentecôtisme est le texte des Actes des Apôtres (chapitre 2) racontant l’irruption de l’Esprit saint sur les Apôtres découragés après la mort du Christ. Les pentecôtistes insistent sur l’effusion de l’Esprit qui transforme, guérit et sauve celui qui la reçoit. Ils soulignent les charismes (dons de l’Esprit, dont la prophétie, la prédication, etc.), l’enthousiasme que l’Esprit provoque chez les fidèles rassemblés, les miracles de guérison qu’il peut opérer. L’expansion du pentecôtisme est spectaculaire depuis plusieurs décennies, et il touche toutes les Églises (y compris l’Église catholique, sous le nom de « renouveau charismatique »).
Piétistes –Mouvement spirituel fondé à la fin du xviie siècle par l’Alsacien Jakob Spener. En réaction contre la ratiocination et la sécheresse de la spiritualité et de la théologie luthériennes, il insiste sur la ferveur, le sentiment et l’édification qui doivent être présents dans la prière et la vie communautaire. Le piétisme a fortement influencé les mouvances protestantes ultérieures.
Puritanismes – Mouvement calviniste de « purification » de la Réforme, né en Angleterre au xvie siècle et répandu aux États-Unis surtout. Insistant sur la souveraineté et l’autorité de la Bible, il manifeste aussi une austérité et une rigueur morales qui ont créé son image courante.
Notes
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[1]
Voir les trois articles publiés dans Esprit en novembre 2006 : Christian Jambet, « Les malentendus de Ratisbonne : l’islam, la volonté et l’intelligence » ; Olivier Abel, « Une division occidentale au sein du christianisme ? » ; Hervé Legrand, « Quel dialogue islamo-chrétien dans le contexte de l’élargissement de l’Europe à la Turquie ? ».
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[2]
Vincent Monteil, l’Islam noir, Paris, Le Seuil, coll. « Esprit », 1980.
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[3]
Les chiffres et références qui précèdent sont empruntés à l’excellente mise au point de Blandine Chelini-Pont, « Prospective sur la religion chrétienne à l’horizon de 2050 », dans Garrigues. Espaces de la foi, no 91-92, 4e trimestre 2005.
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[4]
Voir Daniel Cohen, Trois leçons sur la société postindustrielle, Paris, Le Seuil/La République des idées, 2006.
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[5]
Patrick Haenni, l’Islam de marché, Paris, Le Seuil/La République des idées, 2006, p. 10.
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[6]
Filip De Boeck, « La ville de Kinshasa, une architecture du verbe », dans Esprit, décembre 2006. Voir aussi, un ouvrage vite devenu un classique, Filip de Boeck avec Marie-Françoise Plassart, Kinshasa. Récits de la ville invisible, Bruxelles, Luc Pire, 2005 ; ainsi que le tout récent livre de Claude Wauthier, Sectes et prophètes d’Afrique noire, Paris, Le Seuil, 2007.
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[7]
Mais cela ne date pas d’aujourd’hui, voir Sébastien Fath, Militants de la Bible aux États-Unis. Évangéliques et fondamentalistes du Sud, Paris, Autrement, 2004. La figure du prédicateur malfaisant et diabolique hante la littérature et le cinéma américain. Qu’on se souvienne d’Elmer Gantry, le prédicateur interprété par Burt Lancaster (Elmer Gantry de Richard Brooks, 1960) et du Malin (Wise blood, 1979) de John Huston.