Place de la Sorbonne, le 27 janvier 2006 : un vent glacé éteint les bougies disposées au pied de la statue d’Auguste Comte, devenue un autel funéraire improvisé pour Ibrahim Rugova. Des enfants entourent une vieille photo du défunt mais sur laquelle on reconnaît son visage frêle, mangé par des lunettes et un sourire démesurés, front lunaire et tignasse ébouriffée, avec au cou, ce foulard dont il ne s’est jamais défait et qu’il avait promis de retirer le jour où son peuple aurait recouvré sa liberté. Ce soir-là, à Paris, silencieusement, quelques dizaines de personnes, qui au début des années 1990 avaient fondé un comité de soutien à sa cause, sont venues se recueillir, alors que quelques heures plus tôt, dans la capitale du Kosovo, plusieurs centaines de milliers de personnes avaient suivi sa dépouille, sous l’œil des caméras du monde entier. Paris – Pristina : deux lieux qui bornent une vie hors du commun qui a conduit l’étudiant de Barthes à la magistrature suprême d’un pays qui n’a pas encore de statut. Une poignée d’amis, réunis sur cette place qui l’avait accueilli en 1976 et qu’il visitait toujours lors de ses passages à Paris, peut-être pour garder le souvenir du jeune lettré que profondément il n’avait jamais cessé d’être ; des milliers de Kosovars pour rendre hommage au patriarche politique qu’il était devenu. « Pour moi, la dénonciation de la terreur est d’abord passée par le langage, le littéraire » confiait-il en évoquant son séjour en France, sa découverte de l’existentialisme et du structuralisme, son « infection » par le virus d…