1Accompagner autrement les familles des donateurs, prendre en compte la spécificité du chemin de leur deuil tout en tenant compte du respect des volontés du donateur peut sembler difficile de prime abord. C’est pourtant ce que L’école de Chirurgie de l’AP-HP et le crématorium du Père Lachaise ont réussi à mettre en place il y quelques années. C’est le récit de cette expérience partagée que nous souhaitons développer ici. Il ne s’agit ni d’une étude socio-anthropologique comme ont pu le faire Catherine Le Grand-Sébille et Julien Bernard, ni d’un mémoire universitaire : simplement le récit d’un cheminement, la mise en œuvre d’un possible au carrefour du don du corps, du respect des familles, de l’éthique et des contraintes réglementaires. Un carrefour ancré dans l’humain.
Un peu d’histoire…
2La possibilité de remettre les cendres aux proches après un don du corps à l’École de Chirurgie de l’AP-HP n’a pas été envisagée dès la mise en œuvre de la crémation des sujets anatomiques. Cette décision a été prise ultérieurement. En effet, les corps des donateurs étaient dans un premier temps inhumés au cimetière parisien de Thiais. C’est à partir de 1998 que la direction des cimetières parisiens demande à l’AP-HP de trouver une autre solution en crématisant les corps. Un marché public est ouvert et c’est au crématorium du Père Lachaise qu’échoit la responsabilité de crématiser les sujets anatomiques dont les cendres sont ensuite dispersées au cimetière parisien de Thiais.
3Un espace mémoire est créé dans ce cimetière avec une stèle. Cet espace est très rapidement « investi » par les familles des donateurs et au cours des années, les plaques, les fleurs et les objets déposés par les proches vont se multiplier. C’est un lieu important, essentiel pour les familles qui n’ont pas d’autre espace que ce monument collectif : un lieu où s’incarne ce lien mémoriel unique, dans un espace collectif – et donc normalement anonyme – où il ne devrait pas y avoir de marques personnelles. Tenant compte de ce paradoxe, la direction du cimetière parisien de Thiais a organisé l’espace en végétalisant le lieu et en organisant l’espace pour les plaques commémoratives.
4Dans le même temps, l’École de Chirurgie se retrouve confrontée aux familles des donateurs. Certaines ont bien du mal à accepter le choix de leur proche et ne parviennent pas à accepter l’idée « qu’il n’y ait plus rien » et vont tout naturellement se tourner vers le centre de don où se trouve le corps, en quête d’information mais aussi d’une certaine façon, en quête d’un lieu où elles pourront incarner leur cheminement. Les personnels en charge de l’accueil et du secrétariat vont devenir ainsi le vecteur essentiel de la création d’une procédure novatrice : la possibilité de remettre à la famille les cendres de leur proche.
Une réponse possible
5C’est en effet la problématique des deuils difficiles qui a amené la mise en place d’une réflexion au sein de l’AP-HP. Le service juridique de l’institution se saisit de la question et travaille avec le comité d’éthique funéraire de la ville de Paris et en partenariat avec les Services Funéraires nouvellement créés. La question est simple : peut-on remettre les cendres du donateur à sa famille ? La problématique est complexe. La réflexion aboutit durant l’année 2002 avec l’articulation des trois principes suivants qui vont servir de fondements à la réponse apportée aux familles :
- La possibilité de remettre les cendres du donateur est rendue possible par le fait que l’École de Chirurgie peut s’engager sur le principe que les sujets ne seront pas morcelés.
- La volonté du donateur doit être validée : les cartes portent désormais une annotation au verso et le donateur coche au choix l’une des deux cases.
- Je souhaite que mes cendres soient restituées à ma famille.
- Je souhaite que mes cendres soient dispersées anonymement au cimetière parisien de Thiais.
- Il est nécessaire de désigner une personne ayant qualité à pourvoir aux funérailles pour que le crématorium du Père Lachaise puisse faire la restitution des cendres. Avec le livret de famille et une vigilance de la part du secrétariat de l’École de Chirurgie sur la question des ayant-droits pour éviter les conflits.
Un mode opératoire simple
6Le principe mis en œuvre est simple. Au décès du donateur, et à réception du corps, l’École de Chirurgie veille à ce que le sujet anatomique soit mis à disposition dans les trois mois maximum qui suive son arrivée. Puis la famille est informée par le secrétariat du départ du corps au crématorium du Père Lachaise les coordonnées de la famille. La bière contenant le corps du donateur est identifiée au moyen d’une affichette portant mention du nom et du prénom de la personne, à la différence des autres bières. Les coordonnées de la personne ayant qualité à pourvoir aux funérailles sont transmises au crématorium par le secrétariat de l’École de Chirurgie. Cette personne prend alors contact avec l’accueil du crématorium pour la remise de l’urne à une date fixée, comme le ferait toute famille. Elle peut également si elle souhaite organiser une cérémonie, soit en l’absence de corps, soit en présence de l’urne.
Quelques chiffres et un bilan
7Cette disposition propre à l’École de Chirurgie de l’AP-HP a permis de résoudre les tensions qui pouvaient survenir avec les familles des donateurs qui peuvent avoir des difficultés à accueillir sereinement le choix de leur proche.
8Dès lors qu’une personne prend contact avec l’École de Chirurgie pour un don du corps, elle est informée de cette possibilité. Le secrétariat a conçu au fil du temps un livret d’information pour sensibiliser également l’entourage du donateur. A ce jour, ce sont environ 800 cartes qui sont retirées chaque année. L’écart entre le nombre de cartes distribuées et le nombre réel de don est très conséquent puisque le centre a enregistré 262 dons pour l’année 2014-2015. Il y a plusieurs explications possibles : cartes perdues par le donateur ou non communiquées par la famille, changement de volonté, déménagement, etc.
9Les premières années qui ont suivi la mise en place de cette initiative ont permis à une quinzaine de familles (soit environ 12 à 15% des cas) de pouvoir récupérer les cendres de leur proche auprès du crématorium du Père Lachaise Progressivement, cette proportion a augmenté jusqu’à parvenir à un seuil relativement stable. Ce sont aujourd’hui 22 à 26% des familles qui font cette démarche.
Du point de vue du crématorium du père lachaise
10L’accueil des familles au crématorium du Père Lachaise prend en compte cette spécificité d’un deuil pas comme les autres. En effet, même si l’École de Chirurgie s’engage à limiter les délais d’attente, ce sont plusieurs semaines qui s’écoulent entre le décès du donateur et la remise des cendres : moins de trois mois en moyenne.
11La plupart du temps, les familles n’ont eu que quelques heures pour pouvoir se recueillir auprès du défunt avant que son corps se soit transféré au centre de dons. Et comme le démontre l’étude de Catherine Le Grand-Sébille et de Julien Bernard, il n’y a que très peu de familles qui mettent en œuvre une démarche rituelle. Le temps de la remise des cendres au crématorium revêt alors une force symbolique plus forte. Et les personnels en charge de l’accueil sont témoins de l’émotion plus palpable à ce moment précis : cela donne souvent lieu à des échanges prolongés, notamment si la famille n’a pas choisi une urne, ce qui peut se faire sur place.
12La démarche collaborative entre les deux lieux est essentielle : elle permet de faire le lien avec les familles qui savent à qui s’adresser lorsqu’elles viennent au crématorium. Démarche souvent difficile pour des personnes qui ne connaissent pas le lieu et n’ont pas mis en œuvre une cérémonie. Il arrive quelquefois qu’une famille fasse la démarche d’organiser une cérémonie en présence de l’urne mais cela reste exceptionnel.
Aller encore plus loin
13Il est apparu important de pouvoir informer les familles concernées par le don du corps et surtout de les accompagner autrement en leur proposant un temps mémoriel spécifique. L’association Empreintes a élaboré en 2014 un fascicule d’information à l’attention des familles des donateurs afin d’expliquer ce qu’il advient du corps mais aussi de donner des points de repères pour le cheminement spécifique de ce deuil particulier en mentionnant le lieu de mémoire installé au cimetière parisien de Thiais et une cérémonie collective à leur attention qui a lieu deux fois par an au crématorium du Père Lachaise.
14Cette cérémonie destinée aux familles des donateurs est un bel exemple de collaboration facile à mettre en œuvre dès lors qu’il y a une volonté commune d’accompagner ces dernières. C’est ainsi que les troisièmes samedis de janvier et de septembre, le crématorium du Père Lachaise accueille environ 200 personnes. L’association Empreintes, l’École de Chirurgie de l’AP-HP mais aussi le Centre du don du corps de Paris-Descartes (faculté de médecine) s’investissent dans cette cérémonie en étant présent et en apportant aux familles un témoignage qui donne du sens à la démarche de leur proche.
En guise de conclusion
15Ces initiatives partagées tout au long de ce récit démontrent qu’il est possible de mettre en place un accompagnement qui puisse tout à la fois répondre aux attentes des familles et respecter la volonté du donateur. Au-delà des apparentes complexités administratives, c’est d’abord l’expression d’une volonté commune, la rencontre de personnes qui ont cru qu’il était possible de faire autrement. C’est un « bricolage » au sens fort du terme : il a fallu construire avec ce qui existait, sans grandes ambitions. Mais un bricolage » qui a permis d’apaiser et de donner du sens.
Mots-clés éditeurs : cérémonie, école de chirurgie, cendres, crématorium du père lachaise, don du corps
Date de mise en ligne : 08/07/2016
https://doi.org/10.3917/eslm.149.0111