Couverture de ESLM_149

Article de revue

Qui donne son corps à la science ?

Approche quantitative du don et de ses causes d’annulation

Pages 15 à 30

Notes

  • [1]
    E. Aron (1979), BRETONNEAU le médecin de Tours, ed. C.L.D, Paris.
  • [2]
    E. Aron (1992), La médecine en Touraine, des origines à nos jours, ed. C.L.D, Chambray.
  • [3]
    L’article R2213-7 du code général des collectivités territoriales précise que « les transports de corps avant mise en bière sont effectués au moyen de véhicules spécialement aménagés, exclusivement réservés aux transports mortuaires. »
  • [4]
    Valeur-p = 0,00068
  • [5]
    Le calcul de l’ANOVA prenant en compte le nombre de désinscriptions moyen par période tarifaire et l’envoi ou non d’une lettre donne p = 0,02. Si dans l’absolue l’hypothèse nulle est rejetée, ce résultat n’est fondé que sur une observation. Il convient donc de le relativiser.
  • [6]
    Valeur-p = 0,03
  • [7]
    La valeur-p associée à une loi du khi2 est < 0,0001.
  • [8]
    Toutefois cette interprétation reste à relativiser car le seul moyen de la vérifier serait de faire une étude de l’évolution de l’âge moyen du décès. Malheureusement cette variable n’est pas présente dans la base de données de l’Association.
  • [9]
    L’article R. 363-10 du Code des communes stipule que les frais engendrés par le décès des donateurs – crémation ou inhumation – sont à la charge de l’établissement de réception.

Introduction

Présentation des travaux quantitatifs existants

1Les sciences sociales n’ont que peu étudié le don du corps et l’anatomie. À l’échelle nationale comme internationale, il n’existe en effet que très peu d’études publiées sur le sujet. La raison se trouve peut-être dans l’histoire sociale controversée de l’anatomie ou dans une certaine confusion entre don d’organes et don du corps. Toutefois, ces quinze dernières années, quelques études sur le sujet ont vu le jour. Il convient de présenter brièvement les quatre articles quantitatifs portés à notre connaissance.

2Le premier, The profile of body donors at the Otago School of Medical Sciences – has it changed ? (2010) est une étude néozélandaise écrite par Kathryn McKlea et Mark Stringer. Les 140 donateurs ayant participé à l’enquête se sont majoritairement inscrits entre 60 et 70 ans. Plus de la moitié d’entre eux sont mariés, ou engagés dans une relation longue. Les donateurs interrogés semblent plutôt issus des classes moyennes, voire populaires. Les sources d’informations les ayant conduit à faire ce choix sont la littérature et les médias, qu’ils soient papier ou audiovisuels. L’un des principaux intérêts de cette enquête réside dans l’objectivation faite par les donateurs pour expliquer leur choix. Il apparaît que la majorité d’entre eux dit le faire pour « aider la science », une grande proportion donne leur corps pour « remercier » la médecine et une part non négligeable dit le faire, car « ils n’aiment pas les funérailles. »

3La deuxième étude est coécrite en 1995 par Ruth Richardson et Brian Hurtwig et s’intitule Donors attitudes towards body donation for dissection. L’échantillon est constitué de 123 femmes et de 94 hommes. Sur les 124 donateurs ayant renseigné leur sentiment d’appartenance sociale, 48 % déclarent appartenir à la classe moyenne et 47 % à la classe laborieuse – working class. Cette étude fait également part des motivations des donateurs : 75 % disent le faire pour « aider les autres », 67 % pour aider « la médecine et l’éducation médicale ». Contrairement à l’idée selon laquelle la croyance est incompatible avec le don du corps, les donateurs sont 39 % à se déclarer croyants et 23 % disent que le corps est « le véhicule de l’âme ». Enfin, les auteurs prennent en compte les éventuelles craintes des donateurs et montrent que 20 % d’entre eux craignent de voir leur don refusé pour une raison sanitaire ou familiale.

4Ces deux études fondent malheureusement leurs résultats sur des échantillons de taille réduite. Avec ses 738 répondants, l’échantillon de l’article hollandais coécrit par Sophie Bolt en 2010, Motivation for body donation to science : More than an altruistic act, est le plus conséquent. Les femmes sont un peu plus nombreuses que les hommes puisqu’elles représentent 51 % des donateurs. 21 % des répondants se considèrent comme membres d’une communauté religieuse. L’étude met en exergue la forte proportion de donateurs issus des métiers médicaux et paramédicaux. 30 % des donateurs ont pris connaissance du don du corps grâce à leurs proches et 18 % grâce à la presse. L’un des intérêts de cette étude repose, une fois encore, sur l’objectivation des raisons ayant poussé les donateurs à faire don de leur corps. Ainsi, 93 % des donateurs sont d’accord avec l’idée « d’être utile après la mort » et 49 % avec l’idée « de remercier la médecine. »

5Enfin, Michel Anteby et Mikell Hyman signent l’article Entrepreneurial ventures and whole-body donations (2007). Il s’agit d’une étude américaine portant sur un échantillon total de 160 individus comparant deux programmes de don du corps. Le programme A a pour rôle de fournir les corps nécessaires à l’Université du Maryland et le programme B pourvoit en corps l’industrie médicale. Cette partition du don du corps est particulièrement intéressante puisqu’elle introduit une distinction entre ce qui a trait aux Universités – formation initiale et recherche – et ce qui concerne l’industrie médicale – formation continue. L’âge d’inscription, le sexe, le statut marital et le niveau d’éducation ne varie quasiment pas entre les deux programmes et restent similaires aux résultats des trois articles déjà présentés. L’âge moyen d’inscription est de 65 ans et les femmes représentent 52% de l’effectif total. Toutefois, cette légère surreprésentation est attribuée par les auteurs à la structure démographique. Les donateurs interrogés sont 43 % à être en couple, 28 % sont veufs et 21 % sont divorcés. Ils sont proportionnellement plus nombreux à n’avoir jamais été mariés que la moyenne Américaine (7,5 % contre 6,2 %). Les donateurs sont 43 % à avoir un niveau Bac ou supérieur, soit 10 points de plus que les habitants de la région. Enfin, l’espérance de vie dans le Maryland est de 77 ans, dans le programme A de 76 ans et dans le programme B de seulement 65 ans. Cette différence s’explique par la surreprésentation des cancers dans ce dernier groupe (71 %).

Objet de la recherche

6L’analyse statistique de notre étude repose sur le traitement de la base de données de l’Association des Dons du Corps de Tours dont l’effectif s’élève à 22 983 donateurs et anciens donateurs inscrits entre 1967 et 2013. Le principal intérêt d’une telle étude repose sur la taille de l’échantillon et sur la possibilité donnée de réaliser une analyse longitudinale. Rompant avec les analyses synchroniques des quatre études précédentes, le don du corps est ici appréhendé comme un processus. Si un nombre important de donateurs y figure, le peu de variables à traiter oblige, plus qu’à l’accoutumée, à en approfondir l’analyse. Nous nous sommes en effet confrontés aux nombreux biais consubstantiels à l’analyse de base de données. Ces dernières ne sont pas destinées à une étude sociologique : les résultats sont dépendants de sa gestion administrative, les variables sont souvent imprécises ce qui rend difficile l’établissement des liens de causalité et enfin, les facteurs exogènes sont nombreux et leurs influences sont difficilement évaluables. Toutefois, si l’on accepte ces biais, la méthode quantitative ouvre des pistes de réflexion intéressantes.

7L’analyse qui suit est divisée en deux parties. La première est consacrée à l’étude de l’Association des Dons du Corps en tant qu’institution. L’étude du fonctionnement du laboratoire de Tours, de son lien avec l’Association des Dons du Corps, et de son inscription administrative, juridique et économique, met en exergue la précarisation croissante de cette structure. Celle-ci est exclusivement financée par les donateurs. On pourra donc se demander si l’augmentation régulière des contributions financières demandées aux donateurs a une influence sur leurs inscriptions et leurs annulations, et par conséquent sur la structure de l’Association. Au-delà de la dimension économique, la seconde partie s’intéresse aux caractéristiques sociales propres aux donateurs et anciens donateurs. L’étude du sexe, de l’âge d’inscription, de la mobilité résidentielle et du temps d’inscription peut aider à comprendre ce qui amène des individus à donner leur corps à la science ou à annuler leur donation.

Inscriptions et désinscriptions : variables historiques et économiques

Histoire de l’anatomie tourangelle

8L’anatomie tourangelle n’a connu son essor qu’avec l’arrivée, au début du 19e siècle, de Pierre Bretonneau qui, avant que l’Université ne fournisse un nombre suffisant de cadavres, pratiquait systématiquement la nécropsie des malades ayant succombé au sein de l’Hospice général de Tours [1]. Jusqu’en 1829, Pierre Bretonneau pratiquait essentiellement son enseignement anatomique sur des chiens. La Commission administrative du 23 janvier 1829 prit une décision qui scella l’inégal destin des riches et des pauvres : les personnes décédées ne pouvant régler leurs frais d’hospitalisation le paieraient stricto sensu de leur peau. Dès lors, le matériel anatomique foisonne au point qu’il fût créé, en 1837, une salle d’anatomie à côté de la cour des fous. Une loi du 15 juillet 1893 institua l’assistance médicale gratuite. Cependant, les hôpitaux publics restèrent, pour le plus grand bonheur de l’anatomie, des mouroirs. Bien que cette époque ait été celle de l’âge d’or de l’anatomie tourangelle, les conditions matérielles étaient exécrables. Comme le note Émile Aron [2], alors que la médecine et la chirurgie avaient accompli en quelques décennies des progrès considérables, les établissements hospitaliers restaient délaissés et tout aussi misérables que par le passé. Le début du 20e siècle et ses deux grandes guerres suspendirent l’essor anatomique qu’avait connu Tours. La seule date notable est celle du 4 octobre 1945 qui étendit la sécurité sociale à l’ensemble de la population et qui annula la décision prise par la commission administrative du 23 janvier 1829.

9En 1976, la faculté de médecine fit un choix décisif en décidant de ne plus payer les frais d’inhumation et de transport. Elle laissa néanmoins à disposition du laboratoire un service de transports funéraires. Face au problème qui se profila – le manque de matériel anatomique –, le Pr Laffont créa en 1977 l’Association des Dons du Corps de Tours dont le rôle est de promouvoir le don du corps, la recherche et l’enseignement de l’anatomie. C’est un peu plus de 10 ans plus tard, en 1988, que les premiers donateurs de l’Association ont été inhumés. Afin de respecter la réglementation en vigueur [3], l’Association décida en 1995 de faire appel à un service de transports funéraires professionnel. Ce surcoût contraignit l’Association à demander aux donateurs une participation plus importante. Elle s’éleva alors à 400 euros. En 2002, suite à la défaillance du prestataire de l’Association, l’Université se désengagea totalement. L’Association fût contrainte de demander une participation de 853 euros à toute personne souhaitant donner son corps. En 2009, pour pallier l’inflation, l’Association demanda aux donateurs une participation de 900 euros. Pendant quatre ans, elle décida de ne pas augmenter ses tarifs, toutefois, en 2013, suite à de nombreux impayés, elle fût dans l’obligation de demander la somme de 1 150 euros. Enfin, la dernière augmentation eu lieu en 2014 et porte aujourd’hui le montant de la cotisation à 1 170 euros.

Augmentation du prix et désinscriptions

10Pour rendre compte des conséquences de la hausse du coût d’adhésion au sein de l’Association des Dons du Corps de Tours, voici un premier graphique présentant les inscriptions et les désinscriptions en fonction de la participation demandée au moment de l’inscription.

Nombre d’inscriptions, de désinscriptions et prix du don du corps par date

figure im1

Nombre d’inscriptions, de désinscriptions et prix du don du corps par date

n = 10 656

11La représentation en courbe ci-dessus montre que le nombre de désinscriptions s’accroît conjointement à chaque période d’augmentation du coût d’adhésion. Les années 1995, 2002, 2009 et 2013 sont marquées par une augmentation du prix respectivement de 200 €, 453 €, 47 € et 250 €. Si la courbe permet de visualiser l’influence de l’augmentation du prix sur les désinscriptions, elle ne permet pas d’en mesurer la force. C’est pourquoi il est nécessaire de calculer le coefficient linéaire de Pearson [R] qui mesure le lien entre deux variables quantitatives. Dans ce cas x1 correspond à l’augmentation du prix en euros – nous supposons ici que c’est l’importance de l’augmentation et non le prix en soi qui influence le nombre de désinscriptions – et x2 correspond au nombre de désinscriptions. Avec R = 0, 75, le coefficient de Pearson montre qu’il existe un lien positif « fort » entre les deux variables : lorsque le prix d’adhésion augmente, les donateurs se désinscrivent en conséquence. En effet, s’il y a en moyenne 114 désinscriptions annuelles, les donateurs sont 731 à se désinscrire en 1995, 460 en 2002 et 202 en 2013.

12Pour savoir si ces désinscriptions moyennes sont statistiquement influencées par le prix d’adhésion, il est nécessaire de réaliser une analyse de variance – ANOVA. Soit G1 les 1 432 personnes désinscrites pendant les augmentations, G2 les 269 personnes qui se sont désinscrites un an après les augmentations et G3 les 1 045 personnes qui se sont désinscrites plus d’un an après la hausse. La valeur-p associée au test de Fisher [4] permet de rejeter l’hypothèse nulle. Il y a donc un lien statistique entre les variables « hausse du prix » et « nombre moyen de désinscriptions ». En conséquent, il est possible de dire que lorsque les prix augmentent, les donateurs se désinscrivent en moyenne plus la même année et l’année suivante.

13Ainsi, la hausse du prix d’inscription influe directement sur le nombre de désinscriptions. A ce stade, on ne peut toutefois pas déterminer si c’est l’augmentation du prix – l’expérience commune montre à quel point les augmentations tarifaires sont « désagréables » – ou le courrier associé qui rappelle aux donateurs qu’ils sont inscrits. En effet, l’augmentation de 47 € ayant eu lieu en 2009 n’a pas fait l’objet d’une lettre d’information, or cette année est caractérisée par un nombre de désinscriptions extrêmement faible [5].

Influence du prix sur les inscriptions

14Le graphique présenté en première page semble montrer une influence du prix du don du corps sur le nombre d’inscriptions. La représentation graphique ci-dessous rend mieux compte de la répartition des moyennes d’inscription.

Moyennes d’inscriptions en fonction du prix

figure im2

Moyennes d’inscriptions en fonction du prix

n = 7 755

15L’analyse du nombre d’inscriptions moyen en fonction du montant de l’adhésion à l’aide d’une ANOVA montre que la valeur-p associée au test de Fisher permet de rejeter l’hypothèse nulle [6]. En tout état de cause, les moyennes ne sont pas égales ; il y a donc un lien entre les variables « hausse du prix d’inscription » et « nombre d’inscriptions ». Si dans un premier temps, la moyenne des inscriptions décroît parallèlement au prix – dans ce cas R = - 0,43, elle remonte étrangement lorsqu’il atteint 900 €. Pour expliquer cette liaison, il est peut-être nécessaire de revenir aux dates de ces augmentations. La première a eu lieu en 1995, la seconde en 2002 et la dernière en 2009. Or, pour expliquer ce regain d’intérêt pour le don du corps en 2009, malgré l’augmentation tarifaire, il semble pertinent de faire appel à un facteur exogène : la crise économique. Si le prix a bien une influence sur le nombre d’inscriptions, la perception de celui-ci paraît aussi subordonné au contexte économique.

L’influence du prix sur l’âge moyen d’inscription

16La conjoncture semble avoir limité l’impact de l’augmentation du coût du don du corps sur le nombre d’inscriptions. Pour autant, il est possible de dire que le prix d’adhésion influence la structure de la population de l’Association des Dons du Corps.

17C’est ce que révèle le croisement des variables « âge d’inscription » et « date d’inscription » sur la période 1990-2013 [n = 8 555], le Khi 2 du croisement est significatif [7]. Il y a donc un lien entre l’âge et la date d’inscription. C’est ce que montre également l’analyse de variance de l’âge moyen d’inscription à chaque période : l’âge moyen d’inscription a augmenté de presque 10 ans entre 1990 et 2013.

Évolution de l’âge moyen d’inscription entre 1990 et 2013

figure im3

Évolution de l’âge moyen d’inscription entre 1990 et 2013

n = 8 555

18Il est probable que cette corrélation soit attribuable à l’évolution des prix et non à une cause exogène – comme le vieillissement de la population –, mais ce point n’est, en l’état, pas vérifiable et l’origine exacte de la causalité reste indéterminée.

19Dans la perspective heuristique où l’âge moyen d’inscription est effectivement lié au prix d’adhésion, il semble pertinent de penser que les donateurs et anciens donateurs qui ont adhéré avant 60 ans se sont inscrits pour des raisons principalement financières et les autres pour d’autres motifs. Dans l’hypothèse d’exclusion de la possibilité de don pour motif économique, on peut supposer que les ressources disponibles sont différentes à 68 ans qu’à 60 ans et que la perception du prix l’est donc aussi. Une autre explication pourrait aussi se trouver dans la théorie de la « gérotranscendance » formulée la première fois en 1989 par Lars Tornstam et reprise par l’anthropologue hollandaise Sophie Bolt dans l’article collaboratif Over my dead Body (Bolt, 2013). Appliquée au don du corps, cette théorie supposerait que les personnes âgées seraient plus tournées que les autres vers les générations passées et futures et qu’en donnant leur corps à la science, elles montreraient leur souci des générations à venir.

20Quoi qu’il en soit, si l’augmentation du prix d’inscription ne met pas en péril le nombre de corps disponibles pour le laboratoire d’anatomie de Tours, elle influe directement sur leur âge : étudiants, chirurgiens et chercheurs auront, au moins dans un avenir proche, la quantité de « matériel » suffisante pour leurs activités, mais la « qualité » en sera moindre – dans la perspective où la qualité d’un corps est dépendante de son intégrité, de sa structure musculaire, de sa masse graisseuse, etc. [8]

Niveau économique des donateurs et calcul coût/avantage

21Indépendamment des effets de cette hausse sur l’Association, il importe de parler de ses conséquences sociales pour les donateurs. Comme l’ont démontré les études présentées en introduction, le don du corps est plus qu’un acte altruiste. C’est aussi une option funéraire comme une autre qui fait l’objet d’un calcul coût/bénéfice particulier : le coût est social et affectif, et le bénéfice économique. C’est ce que suggère l’étude des lettres de désinscription de l’année 2013, date de la dernière augmentation. Sur les 202 dossiers de désinscription de cette année, seuls 51 permettent d’identifier la cause de l’annulation. Si l’on exclut les annulations pour cause de déménagement, il ne reste que 14 lettres. Or, dans celles-ci, le motif économique apparaît à neuf reprises. Voici un verbatim qui illustre l’importance de ce calcul coût social/bénéfice économique. « Maintenant âgée, fatiguée avec peu de ressources, il n’est pas question que ma fille soit sollicitée pour les frais » (Mme OB, 2013). En l’absence de cérémonie et de sépulture, il semble pertinent de penser que le don du corps a un coût social et affectif important. Dans cette perspective les premières victimes de ces hausses tarifaires sont les personnes au patrimoine socio-économique le plus faible. Sociale, car il faut avoir – et que sa descendance ait – le capital culturel nécessaire pour accepter le don du corps, c’est-à-dire l’absence de cérémonie et de sépulture. Économique, parce que le don du corps a un coût relativement important : son prix n’est inférieur que de 33 % à la crémation la moins chère proposée par les Pompes Funèbres Intercommunales de Tours – 1800 €. Dès lors, si le ratio coût social/bénéfice économique parait trop faible, les personnes se désinscrivent. Il est malheureusement impossible de vérifier cette hypothèse par la Profession et Catégorie Socioprofessionnelle des donateurs puisque cette variable est absente de la base de données. Cependant, il paraît pertinent de penser que l’Association des Dons du Corps de Tours connaît une forme de « gentrification » : ce qui était autre fois la place des personnes les plus défavorisées serait maintenant investi par des individus plus favorisés.

Genre, mobilité résidentielle et refus du corps

22Outre ces aspects historiques et économiques, l’analyse de notre base de données permet de mettre à jour trois autres types de variables qui peuvent influencer le choix de donner son corps à la science ou d’annuler le don : la mobilité résidentielle, le genre et le refus des corps par les laboratoires.

La mobilité résidentielle dans le choix du don du corps

23Nous l’avons évoqué, les déménagements sont des causes fréquentes de désinscription. Il est probable que ceux qui annulent leur don dans une région prennent ensuite une carte de donateur dans une autre région. Mais notre analyse tend à montrer une influence dans l’autre sens de causalité. La mobilité résidentielle aurait une influence sur le choix de donner son corps. Sur 19 983 donateurs et anciens donateurs, 40 % ont changé de région. C’est huit points de plus que la moyenne régionale – qui est, d’ailleurs, une des régions ayant le plus faible pourcentage de personnes nées et habitant dans la même région (Insee, 2008).

Comparaison de la mobilité résidentielle donateurs / Région Centre

figure im4

Comparaison de la mobilité résidentielle donateurs / Région Centre

n = 19 984

24L’influence de la mobilité résidentielle sur le choix de donner son corps à la science peut être appréhendée, à travers les concepts d’espace de référence et de fondation (Gotman, 1999). L’espace de référence est un lieu auquel est rattaché le nom de famille, un lieu « d’où nous sommes ». Ces lieux permettent de se placer géographiquement dans la lignée maternelle et/ou paternelle ; ils peuvent être un lieu de vacances, de résidence pendant l’enfance, etc. L’espace fondateur, quant à lui, se réfère à l’espace de la construction biographique. La maison en est la pièce maîtresse. Dans cette optique, ce sont les séjours familiaux qui contribuent le plus à l’élargissement des espaces fondateurs.

25Les concessions à perpétuité, c’est-à-dire les caveaux familiaux, appartiennent typiquement à ces espaces. Or, à cause de leur mobilité, les donateurs se sont éloignés de ces lieux et sont dans l’incapacité physique d’entretenir les tombes de leurs ancêtres. Mais, en plus du problème « matériel » lié à l’entretien des tombes, les donateurs interrogés parlent – sans la déplorer – de la perte de la mémoire familiale. « De toute façon, garder une tombe à perpette…Avec les enfants, les petits enfants…Les gens que vous n’avez pas connus…Ça sert à quoi d’avoir des tombes à moitié détruites dans les cimetières ? Actuellement, c’est d’un triste…Puis ça ne sert à rien…Les gens… » (Mme P, 2015). Dès lors, le don du corps, semble être une solution pour pallier les problèmes liés à l’entretien des tombes : ne pas avoir de sépulture veut aussi dire épargner à ses enfants, son entretien ou s’ils n’en ont pas la possibilité, l’exhumation du corps. De plus, le don du corps a pour spécificité d’être strictement anonyme : celui-ci apparaît être une forme d’acceptation de l’éclatement territorial des familles. Dans l’impossibilité matérielle d’accéder à leurs espaces de référence et de fondation, une partie des donateurs ne chercherait pas à recréer physiquement des espaces de re-fondation : la mobilité exacerbée des jeunes générations conduirait ainsi tôt ou tard, pour certains donateurs, la mémoire familiale à la fosse commune.

Un ratio homme/femme proportionnel chez les donateurs

26La variable du genre montre, quant à elle, que les femmes ne sont pas particulièrement plus enclines que les hommes à choisir le don du corps. Sur les 20 162 donateurs, les femmes sont 55 % et les hommes 45 %. A priori il semblerait que les femmes donnent plus leur corps à la science que les hommes. Mais, pour expliquer cette différence d’effectif, il convient de passer par une analyse de l’âge d’inscription, qui est en moyenne de 57 ans. La réalisation d’un tri croisé montre que les femmes s’inscrivent tendanciellement plus jeunes que les hommes : sur un total de 18 056 donateurs, 50,4 % d’entre eux se sont inscrits après 60 ans et 49, 6 % avant. Or, les hommes sont 51,9 % à s’être inscrits à plus de 60 ans. On observe donc une attraction de 1,5 point entre les modalités « être un homme » et « s’inscrire après 60 ans ». Une fois l’âge d’inscription pris en compte, il n’est plus possible de dire que les femmes s’inscrivent tendanciellement plus que les hommes. En effet, la répartition démographique des sexes est inégale. Au premier janvier 2010, les femmes représentent 51,5 % de la population âgée de 57 ans et 56 % de la population française âgée de plus de 57 ans. Il est ainsi possible d’expliquer le nombre plus important de femmes dans l’Association des dons du corps par la structure démographique française : les femmes ne sont proportionnellement pas plus nombreuses que les hommes à donner leur corps à la science.

27Si les femmes ne s’inscrivent pas plus que les hommes, elles se désinscrivent davantage. Sur les 2 812 donateurs qui se sont désinscrits, les femmes sont 65 % et les hommes 35 %. Si les femmes sont, en valeur absolue, plus nombreuses à se désinscrire que les hommes, le sont-elles proportionnellement ?

28Sur l’ensemble des 22 629 des donateurs et anciens donateurs inscrits, la défection concerne 2 385 individus, soit 10,5 % de l’effectif total. On observe qu’elle ne touche que 8,3 % des hommes alors qu’elle concerne 12,3 % des femmes. Avec un P.E.M et un Khi2 significatifs, il y a une attraction entre les modalités « être une femme » et « se désinscrire » et une répulsion entre les modalités « être un homme » et « se désinscrire ». Il apparaît alors que, même après s’être affranchi de l’effet de structure les femmes restent proportionnellement plus nombreuses à se désinscrire.

29Malheureusement les causes d’annulation ou de désinscription ne sont pas mentionnées et seule la variable générique « annulation » est présente dans la base de données de l’Association des Dons du Corps. Cela étant, la défection plus importante des femmes peut être imputée à leur espérance de vie plus importante qui se traduit par trois causes possibles « d’annulation » : la mobilité résidentielle, le choix fait ultérieurement de reposer au côté du mari (si celui-ci n’était pas donateur) et le refus médico-légal du corps.

30Premièrement, « l’annulation » peut être liée à un déménagement. En effet, comme le montre (Bonvalet et Maison, 1999), les femmes accordent plus d’importance aux liens de parenté que les hommes. En couplant l’influence du sexe à celle de l’âge élevé des anciennes donatrices (78,7 ans), il apparaît que le rapprochement géographique des différentes générations et l’affinité mère-fille peuvent, en partie, expliquer pourquoi les femmes se désinscrivent plus que les hommes. Coupées de leur dernier ancrage territorial vivant, les mères rejoignent leurs filles abandonnant l’anonymat de la solitude et de la vieillesse. Il convient de préciser que, comme le suggère l’analyse des lettres de désinscription, les femmes qui changent de domiciliation n’abandonnent pas pour autant « le don du corps » et demandent souvent l’adresse du centre des dons du corps le plus proche de leur nouveau domicile. Nonobstant, ce n’est pas toujours le cas et le rapprochement mère/fille a aussi pour conséquence une désinscription pour cause de « changement de situation familiale ».

31Deuxièmement, comme semble l’indiquer l’étude des dossiers de désinscription et les rares lettres qui y sont associées, les femmes dont le mari n’était pas donateur – ou pour qui le don a été refusé – souhaitent être inhumées, ou crématisées puis placées, au côté de leur conjoint. « À ce jour, mon mari décédé repose dans une urne à Azay-le-Rideau. À mon décès je souhaite le rejoindre » (Mme AR, 2013).

32Enfin, et ce sera l’objet de la partie suivante, il apparaît que les donateurs les plus âgés – par conséquent les femmes – sont ceux qui ont une probabilité plus importante de voir leur don refusé à cause des obstacles engendrés par le vieillissement. Ce refus peut être imputé à l’article R. 2213-11 du code général des collectivités territoriales : les opérations de transport sont achevées dans « un délai maximum de quarante-huit heures à compter du décès. »

L’annulation pour cause de refus du corps

33Pour appréhender de manière quantitative l’influence des obstacles médico-légaux sur le nombre de « d’annulation » des femmes, il est possible de passer par l’analyse du temps d’inscription.

34Sur 2 341 individus, le temps moyen d’inscription est de 14,2 ans. Il est possible de faire une typologie des temps d’inscription : un temps court qui correspond à l’intervalle 1-10 [n = 998] et un temps long correspondant à l’intervalle 10-25 [n = 1765]. La question qu’il convient maintenant de se poser est : quelles sont les variables qui expliquent un temps d’inscription court ? Pour répondre à cette question, il est nécessaire de passer par une Régression Logistique (modèle logit). Il s’agit d’une technique de modélisation qui vise à expliquer l’influence propre de plusieurs variables sur une modalité. Dans le cas de l’étude du temps d’inscription, il s’agit de mesurer l’influence de quatre variables explicatives (parenté, âge d’inscription, augmentation du prix et antécédents médicaux) sur la modalité à expliquer « temps d’inscription court ». La situation de référence associée est « une personne âgée d’entre 61 et 70 ans à l’inscription, s’étant désinscrite une année d’augmentation tarifaire, sans antécédents médicaux et avec un conjoint donateur. »

Influence des variables expliquant un temps d’inscription court

figure im5

Influence des variables expliquant un temps d’inscription court

n = 2 540

35L’influence des modalités de chaque variable explicative s’interprète toujours par rapport à la situation de référence. Elle est exprimée par l’Odds Ratio – qui est un rapport de chance – et l’effet marginal. Ainsi, le fait de s’être inscrit à l’Association entre 71 et 80 ans multiplie, « toutes choses égales par ailleurs », la probabilité de se désinscrire entre 1 et 10 après son inscription par 2,3. Le modèle logit ci-dessus montre, entre autres, qu’un âge d’inscription supérieur à 71 ans et la présence d’un passif médical [OR = 3,1] augmente la probabilité de se désinscrire sur un temps court. L’hypothèse qui semble la plus pertinente est celle énoncée dans la partie précédente : les personnes inscrites à un âge avancé sont celles qui ont la probabilité la plus élevée de voir leur don refusé à cause de la clause des 48 heures.

36Cette déduction peut paraître quintessenciée. Néanmoins, pour étayer cette hypothèse et montrer son opérabilité, il est nécessaire de revenir sur les entretiens réalisés en 2015 et plus spécifiquement sur celui fait avec Mademoiselle B, 82 ans. Celle-ci habite dans les écuries d’un château de la campagne tourangelle ce qui rend l’accès à son domicile particulièrement difficile. Mademoiselle B vit seule et n’a pas de famille directe. Son grand âge et ses récents problèmes cardiaques l’empêchent de se déplacer, ce qui renforce son isolement. Pour elle, la clause des 48 heures pose un vrai problème pratique : « Si je me meurs ici, que je fais une crise cardiaque, si je meurs ici, bon vous avez vu quelqu’un frapper à ma porte ? Bon… Alors je vais rester huit jours sans que personne ne s’intéresse… » (Mlle B, 2015).

37Les femmes, qui ont une espérance de vie plus importante que les hommes, sont en moyenne plus âgées. Or, comme il vient d’être montré, un âge élevé au moment de l’inscription augmente la probabilité de voir le don du corps refusé. En conséquence, la maladie et l’isolement qui sont induits par la vieillesse augmentent la probabilité de ne pas être trouvé avant 48 heures ce qui, en tout état de cause, provoque le refus du don. Il semble donc que les craintes recensées par Ruth Richardson et Brian Hurtwig soient effectives et qu’une part des désinscriptions des femmes puisse être expliquée par ce fait.

Conclusion

38Malgré l’histoire prestigieuse du laboratoire d’anatomie de Tours et la législation [9], l’Université de Tours ne finance pas le don du corps. Son cas n’est pas isolé et le financement du don du corps est souvent l’objet de montages administratifs et financiers subtils. Néanmoins, il n’est pas à propos d’interroger la part de responsabilité des Universités et de la législation sur ce point, mais plutôt d’en faire remarquer les conséquences. Dans le cas de l’Université de Tours, c’est le désengagement progressif de cette dernière qui a contraint le laboratoire d’anatomie à se doter d’un organe capable de lui fournir les corps nécessaires à la recherche et à l’enseignement anatomique.

39Comme nous l’avons montré, le nombre de désinscriptions a progressé conjointement à la participation demandée : entre 1990 et 2013, les quatre années d’augmentation tarifaires – 1995, 2002, 2009 et 2013 – représentent plus de 50 % des désinscriptions. De plus, l’augmentation de la participation demandée aux donateurs a réduit, jusqu’en 2009, le nombre d’inscriptions de 16 %. L’Association connaît ce qu’il convient d’appeler un phénomène de gentrification : le don du corps est désormais investi par les personnes au patrimoine socioéconomique le plus important. Mais, plus que la question du nombre de corps disponibles pour le laboratoire, l’analyse de la base de données montre que l’âge moyen d’inscription s’est accru de presque 10 ans entre 1990 et 2013, ce qui laisse supposer une baisse de la qualité des corps utilisés.

40Indépendamment de ces aspects historiques et économiques, l’analyse de la base de données a montré que les donateurs sont caractérisés par une forte mobilité résidentielle. Celle-ci entraine la perte des espaces de références et de fondation dont les caveaux familiaux font partie. Dans cette perspective, le don du corps s’avère être une solution pour pallier l’éclatement territorial des familles. Nous avons également vu qu’après avoir opéré un rééquilibrage par la structure démographique, hommes et femmes donnent dans les mêmes proportions leur corps. Toutefois, les femmes « annulent » plus que les hommes, et ce pour trois raisons liées à leur espérance de vie plus importante. Premièrement, à la mort de leur conjoint les femmes peuvent déménager auprès de leurs enfants, ce qui de facto entraîne l’annulation de la donation. Deuxièmement, suite au décès du conjoint certaines femmes souhaitent finalement reposer à ses côtés. Enfin, les personnes les plus âgées sont celles qui ont le plus de chance de voir leur don refusé à cause de l’article R. 2213-11 du code général des collectivités territoriales. En effet, l’isolement induit par la vieillesse augmente la probabilité de voir le corps trouvé après 48 heures ce qui, de facto, entraîne le refus du corps.

Bibliographie

Bibliographie

  • M. Anteby, M. Hyman (2007), « Entrepreneurial ventures and whole-body donations : A regional perspective from the United Stats », Social Science & medicine, ed. Elsevier,
  • E. Aron (1979), BRETONNEAU le médecin de Tours, éd. C.L.D, Paris.
  • E. Aron (1992), La médecine en Touraine, des origines à nos jours, éd. C.L.D, Chambray.
  • S. Bolt (2010), “Dead Bodies Matter”, Médical Antrhopology Quaterly, ed. University Nijmegen.
  • S. Bolt, R. Eisinga, M. Altena, E. Venbrux, P. Gerrits (2013), « Over my Dead body : Body Donation and the Rise in Donor Registrations in the Netherlands », Omega, ed. Baywood Publishing, Nijmegen.
  • S. Bolt, R. Eisinga, E. Venbrux E, J. B. M Kuks, P. Gerrits (2010) « Personality and motivation for body donation », Annals of anatomy, ed. Elsevier, Netherland.
  • C. Bonvalet, D. Maison (1999), « Famille et entourage : le jeu des proximités », La famille et ses proches, éd. PUF, Paris.
  • A. Gotman (1999), « Géographies familiales, migrations et générations », La famille et ses proches, éd. PUF, Paris.
  • K. Mcclea, M. Stringer (2010), « The profile of body donors at the Otago School of Medical Sciences – has it changed ? », The new Zealand Medical Journal.
  • R. Richardson, B. Hurwitz (1995), « Donors’ attitudes towards body donation for dissection », Department of Anatomy, University College, London, ed. The lancet.
  • Webographie


Mots-clés éditeurs : inscription, don du corps, base de données, annulation

Date de mise en ligne : 08/07/2016.

https://doi.org/10.3917/eslm.149.0015

Notes

  • [1]
    E. Aron (1979), BRETONNEAU le médecin de Tours, ed. C.L.D, Paris.
  • [2]
    E. Aron (1992), La médecine en Touraine, des origines à nos jours, ed. C.L.D, Chambray.
  • [3]
    L’article R2213-7 du code général des collectivités territoriales précise que « les transports de corps avant mise en bière sont effectués au moyen de véhicules spécialement aménagés, exclusivement réservés aux transports mortuaires. »
  • [4]
    Valeur-p = 0,00068
  • [5]
    Le calcul de l’ANOVA prenant en compte le nombre de désinscriptions moyen par période tarifaire et l’envoi ou non d’une lettre donne p = 0,02. Si dans l’absolue l’hypothèse nulle est rejetée, ce résultat n’est fondé que sur une observation. Il convient donc de le relativiser.
  • [6]
    Valeur-p = 0,03
  • [7]
    La valeur-p associée à une loi du khi2 est < 0,0001.
  • [8]
    Toutefois cette interprétation reste à relativiser car le seul moyen de la vérifier serait de faire une étude de l’évolution de l’âge moyen du décès. Malheureusement cette variable n’est pas présente dans la base de données de l’Association.
  • [9]
    L’article R. 363-10 du Code des communes stipule que les frais engendrés par le décès des donateurs – crémation ou inhumation – sont à la charge de l’établissement de réception.
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