Notes
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[1]
« À Copenhague, un girafon abattu pour éviter la consanguinité », Le Monde, 10 février 2014.
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[2]
D’autres exemples pourraient être pris, comme l’euthanasie des « chiens dangereux » qui répond à une logique sociale et sécuritaire : contrôler l’expression de l’agression canine à l’intérieur des sociétés humaines, et construire une cohabitation interspécifique fondée sur la docilité animale.
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[3]
Cet article s’appuie sur les résultats d’une recherche en sociologie fondée sur une approche descriptive de la dimension morale de l’expérience de la mise à mort alimentaire, d’une part, et de l’expérience de l’euthanasie, d’autre part, vécues par des éleveurs dans leur relation de travail aux animaux d’élevage (Mouret, 2009). Ce travail de description a été réalisé en tenant compte des différents contextes et situations de travail, dans lesquels la relation entre éleveurs et animaux s’inscrit (systèmes d’élevage en agriculture biologique ; systèmes industriels etc.).
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[4]
« Ce sur quoi il vaut mieux fermer les yeux, c’est d’abord ce que l’on désapprouve ou, au moins, ce que l’on ne juge pas être bien, sans être pourtant en mesure de le changer ou, pour être plus précis, ce dont on pressent que les efforts pour le changer feraient plus de mal que de bien » (p 40-41).
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[5]
Les entretiens compréhensifs auprès d’éleveurs ont été réalisées au moment même où commençait la diffusion d’un guide des « bonnes pratiques d’euthanasie » dans le monde professionnel des activités d’élevage, et en particulier dans l’industrie animale. Les éleveurs enquêtés n’avaient pas encore connaissance de l’existence de ce guide, qui a servi de support à la réalisation des entretiens. Leurs interprétations reposent sur une projection dans l’utilisation des techniques d’euthanasie présentées dans le guide. Elles ne se fondent pas sur une expérience, un vécu de leur usage au travail.
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[6]
En systèmes industriels, pour un élevage porcin moyen de 160 truies de type naisseur-engraisseur, les pertes s’élèvent en moyenne à plus de 1 330 animaux morts par an (y compris les morts-nés), soit plus de 15,3 tonnes de cadavres de porcs par an, soit une production annuelle de 96 kg de cadavres par truie, soit pour le troupeau français d’environ 1,3 million de truies, une production annuelle de 131 200 tonnes de cadavres de porcs.
Introduction
1Le terme d’« euthanasie » est souvent employé pour désigner et justifier différentes pratiques de mise à mort d’animaux. Dans son usage, ce terme revêt des significations différentes, voire éparses et divergentes. L’euthanasie d’« animaux de compagnie » prend le plus souvent le sens commun attribué à l’euthanasie humaine, à savoir une mort donnée délibérément à une personne atteinte d’un mal incurable, afin de lui éviter des souffrances inutiles. Mais elle peut aussi être réalisée dans une optique gestionnaire. Dans un refuge, les animaux qui ne peuvent plus être « placés » (Michalon, 2013), et donc redevenir des « animaux de compagnie », sont tués. Le cas de Marius [1], un girafon du zoo de Copenhague, offre un autre exemple. Dans cet espace de captivité, l’euthanasie est essentiellement ramenée à une logique écologique (Baratay & Hardouin-Fugier, 1998). En justifiant sa mise à mort par la conservation de la biodiversité, la notion d’espèce soumet le vivant à une norme supérieure. Marius est moins considéré comme un être singulier, que comme le représentant d’une espèce dont la fonction est de préserver son patrimoine génétique. La variation du sens de l’euthanasie [2] se prolonge dans les dispositifs d’expérimentation des laboratoires de recherche. Le sens de l’euthanasie y est défini à partir d’une analogie avec la forme sacrificielle de la mise à mort (Rémy, 2009). Cet éclatement du sens de l’euthanasie dans les rapports entre humains et animaux révèle que cette action ne peut être saisie, sans prendre en compte les catégories d’animaux et les situations pour lesquels, et dans lesquelles, elle est réalisée. Cette clarification est un préalable à l’explication et la critique de l’usage de la notion d’euthanasie.
2L’objectif de cet article [3] est de mettre en évidence la manière dont la mise à mort d’animaux d’élevage est qualifiée d’euthanasie. Contrairement à la tuerie alimentaire, cette action ne concerne pas des animaux propres à la consommation humaine, mais atteints de pathologies qui les condamnent à une mort quasi-certaine. Elle n’est pas non plus déléguée à des structures et des acteurs spécialisés, à l’instar de l’abattage, mais réalisée le plus souvent par les éleveurs au sein même de leur unité d’élevage. L’euthanasie appelle une attention particulière dans les systèmes industriels de productions animales, en raison des enjeux éthiques et politiques - la souffrance et la domination - qui traversent la définition de cette action, en particulier sa distinction avec la destruction économique par des techniques de mise à mort « douce ». Des pratiques dites « d’euthanasie » (Mouret & Porcher, 2007), qui reposent, entre autres, sur l’utilisation de pinces électriques et de gaz carbonique pour tuer de manière indolore des types d’animaux, sont prescrites aux éleveurs par leur appareil d’encadrement professionnel et technique. Ces pratiques prennent essentiellement la signification d’une « destruction » (ibid.) répondant à une logique économique de sélection des animaux rentables.
3Dans une première partie, je montrerai comment l’euthanasie d’animaux d’élevage par les éleveurs est fondée sur un « arrangement » structuré par un ordre logique du « moindre mal » (Boltanski, 2004). Cet arrangement constitue une ressource normative qui oriente et contraint la réalisation d’une euthanasie. Il permet également de prendre en charge une contradiction liée à la mise à mort d’animaux, de manière à l’estomper pour la rendre tolérable. Dans une seconde partie, je montrerai comment cet arrangement encadre la définition et la réalisation de l’euthanasie, en évitant un rapprochement dangereux avec sa dérive techniciste et économiste : la destruction. Pour ce faire, je mettrai en évidence les critiques formulées par les éleveurs, contre les techniques d’« euthanasie » qui leur sont prescrites par leur appareil d’encadrement professionnel et technique.
L’euthanasie des animaux d’élevage : le moindre mal comme ordre logique
4La relation de travail en élevage repose sur une « grammaire naturelle » (Lemieux, 2009) régie par une règle « d’échange de dons de vie » (Porcher, 2003 ; Mouret, 2012a) entre éleveurs et animaux. Cette grammaire est basée sur des raisons primitives spontanées, que sont des liens affectifs (Porcher, 2002). Élever c’est produire, mais c’est surtout donner une « vie bonne » (Mouret, 2012b) aux animaux. Ce don répond à une conception « modeste » du don (Caillé, 2007). Il est à la fois libre et obligé, intéressé et désintéressé.
5La vie bonne des animaux passe par leur « protection » (Descola, 2005. p 446). Le travail des éleveurs consiste à les nourrir et les soigner. Cette dernière tâche implique d’enrayer le développement d’agents pathogènes qui altèrent la santé des animaux. Or, cette confrontation des éleveurs aux maladies animales n’est jamais gagnée par avance. Les agents pathogènes résistent aux pratiques de soin, jusqu’à les rendre parfois impuissantes. Faute de moyens efficaces, des animaux sont condamnés à une mort inéluctable. Dans des situations de maladies incurables, le travail des éleveurs est orienté et contraint par une règle d’évitement de souffrances inutiles aux animaux. Sans autres alternatives, les éleveurs actualisent cette règle par le recours à une mise à mort qu’ils nomment « euthanasie ».
« J’ai peut-être euthanasié trois cochons en tout dans ma carrière en quinze ans. Mais à la limite ce n’est pas forcément mieux. Il y a peut-être des fois où j’aurais dû le faire et l’animal n’aurait pas souffert. »
« Quand je tue un cochon, quelque part ça me gêne de le faire. Mais je le fais parce que c’est pour l’empêcher de souffrir (…) Il faut faire quelque chose pour l’animal. »
« Moi je dis que c’est libérer le cochon. Ça ne sert à rien de faire souffrir un animal si on n’a pas d’espoir. »
7L’euthanasie introduit une contradiction dans le travail, entre l’exigence d’élever les animaux, d’une part, et celle de les tuer pour leur éviter des souffrances inutiles, d’autre part. Cette contradiction résulte de manières différentes de qualifier les animaux d’élevage, dans des situations où les éleveurs sont affectivement investis et moralement engagés différemment. Dans le processus ordinaire du travail, ils sont définis comme des êtres à qui la vie est donnée. Dans des situations d’euthanasie, ils deviennent des êtres à qui la mort est donnée par nécessité.
8Cette contradiction est rendue manifeste par un sentiment d’échec. Les éleveurs se sentent démunis face aux maladies, donc dans l’incapacité de pouvoir continuer à leur donner la vie. Cette contradiction s’exprime également par un sentiment de culpabilité, lié au fait de donner délibérément la mort à ses animaux, le plus souvent de ses propres mains. Accomplir l’euthanasie d’une bête soi-même est toujours un moment « difficile » à vivre, car c’est se confronter à la réalité même d’une mise à mort. L’euthanasie est vécue comme un mal, qui réside dans le fait d’ôter la vie par la violence à des êtres avec lesquels les éleveurs établissent une proximité ontologique. À l’instar des humains, les animaux d’élevage sont vus comme des êtres qui ont une vie à vivre avant de mourir, mais une vie d’animal et non d’homme. Cette proximité ontologique repose sur la reconnaissance d’une continuité des « intériorités » (Descola, 2005) entre animaux et humains, qui inclut une différence de propriétés entre ces deux types d’être. Le « bonheur », par exemple, est décrit comme un état commun, mais qui diffère par ce qui fait et caractérise le « bonheur » d’un animal, d’une part, et celui d’un humain, d’autre part. Il en va de même pour la « souffrance ». Par ailleurs, le sentiment de culpabilité se manifeste avec plus de force pour des animaux envers lesquels les éleveurs se sentent plus attachés.
« Je pense que ce qui est difficile psychologiquement, c’est qu’on soit responsable de la mort de cette truie. Nos truies nous on les accompagne pour toutes les mises bas. C’est la vie qu’elles donnent. Et je crois que ce qui est difficile psychologiquement (…) On le fait vraiment quand il n’y a plus d’issue. C’est le fait qu’on soit responsable. Mais bon, même si on n’est pas à l’aise avec ça, il faut assumer parce qu’autrement on arrête notre métier. »
10La force et l’intensité des sentiments d’échec et de culpabilité éprouvés par les éleveurs peuvent compromettre, à court ou moyen terme, leur investissement dans le travail. L’exercice de leur métier passe par l’atténuation de ses sentiments, et donc par la gestion de la contradiction introduite par l’euthanasie. Le travail en élevage repose sur un « arrangement » qui répond à une « logique du moindre mal » (Boltanski, 2004), dont la finalité est de résorber la contradiction. De l’analyse des différents modes de raisonnement pratique des éleveurs, il ressort que l’euthanasie n’est pas une action qu’ils cherchent à légitimer par la référence à un bien commun ou supérieur. L’évitement de souffrances inutiles à des bêtes malades et mourantes n’est en rien considéré comme un bien par les éleveurs. En ce sens, la réalisation et la signification de cet acte échappent à toute exigence de « justification » (Boltanski et Thévenot, 1991). Leurs raisonnements s’écartent de la question du bien, pour se centrer principalement sur celle du mal. L’arrangement consiste ici en une hiérarchisation des différentes expressions du mal, de manière à orienter l’action vers une logique de moindre mal.
11Dans des situations de travail où des animaux sont atteints de maladies incurables, les éleveurs sont confrontés à la décision de les laisser mourir ou de leur donner délibérément la mort, sans qu’il existe de solutions intermédiaires à cette alternative. L’euthanasie s’inscrit essentiellement dans une conception « active » de l’action, qui implique concrètement d’ôter la vie à des animaux dont la guérison est sans espoir. Or, comme nous l’avons vu précédemment, cette action est vécue comme un mal que sa nécessité ne peut réduire, lever ou effacer. Mais ce mal est évalué et considéré comme moindre au regard du mal engendré par une conception « passive » de l’action, qui consiste à laisser un animal mourir dans la souffrance. Une telle conduite est jugée inacceptable, inappropriée et irrespectueuse des animaux par les éleveurs. Au delà du respect de la règle d’évitement de la souffrance, cette conduite ne tient pas compte de ses conséquences sensibles dans le monde réel. En ce sens, le raisonnement moral-pratique des éleveurs est substantiel. Il intègre la souffrance liée au fait d’abandonner l’animal à son propre sort et tente d’y remédier.
12Par ailleurs, la décision de réaliser une euthanasie ou de laisser mourir un animal n’est pas envisagée à travers le prisme de la « nature ». Les lois et processus biologiques constitutifs de la vie animale ne sont pas mobilisés et invoqués par les éleveurs pour légitimer une conception « passive » de l’action ou, du moins, amoindrir le mal causé en laissant un animal mourir de sa maladie.
13La logique du moindre mal admet donc, dans certaines circonstances, que l’euthanasie, qui est un mal, peut être pratiquée, si ce mal empêche l’accomplissement d’un mal encore plus grand, en l’occurrence l’abandon d’un animal mourant à sa propre souffrance. Face au mal qu’il y à donner la mort, il convient de « fermer les yeux à son égard » [4] (Boltanski, 2004) sans pourtant tomber dans le silence éthique. L’euthanasie des animaux d’élevage implique de quitter la voie de « l’éthique de la conviction » pour emprunter le chemin de « l’éthique de la responsabilité », dans lequel les éleveurs doivent mettre en péril le « salut de leur âme » (Weber, 1959). Il leur faut non seulement transgresser leur obligation de donner la vie sur laquelle se fonde le travail avec les animaux, mais aussi accepter de se confronter au mal lié à la réalisation d’un acte de mise à mort. Ce mal est particulièrement « tenace », car il s’éprouve par une « culpabilité résiduelle » (Ogien, 2002. p 64). Il persiste même lorsque les éleveurs sont persuadés qu’ils ont fait ce qu’il pouvait faire de mieux au moment où ils l’ont fait, ou qu’ils ne pouvaient pas faire autrement que ce qu’ils ont fait. L’éthique de la responsabilité en situation d’euthanasie implique de se « salir les mains » (Terestchenko, 2008). Il ne s’agit pas de chercher à innocenter la pratique du mal mais, au contraire, d’assumer pleinement sa nécessité et d’en porter la responsabilité, ce qui implique un certain sens du courage. « Ce dont il s’agit ici, c’est d’un “choix du mal” qui se comprend et se donne pour tel à celui qui le fait et le prend sur soi » (ibid., p 101). Ainsi que le soulignent des éleveurs, il est fondamental que l’euthanasie soit et reste « difficile à vivre ».
« Voilà, faut que ça reste difficile quelque part. »
« Je n’euthanasie pas des truies moi-même. Je n’ai pas le courage de le faire. »
« C’est difficile de tuer ses animaux. Des fois, je n’y arrive pas, je n’ai pas le courage. »
Critiques de l’euthanasie comme destruction des animaux
15Les « bonnes pratiques d’euthanasie » (Mouret, Porcher, 2007) prescrites aux éleveurs par leur appareil d’encadrement professionnel et technique, visent moins à améliorer les conditions de vie au travail des éleveurs et des animaux en systèmes industriels, qu’à jeter un voile sur la contradiction inhérente au travail entre élever et produire, et donc sur la violence qu’elle engendre dans ces systèmes. La production réduit le travail des éleveurs à sa rationalité technique et économique, contrairement à l’élevage où le travail se déploie suivant d’autres rationalités, à la fois relationnelle et identitaire (Porcher, 2002). Les « bonnes pratiques d’euthanasie » visent à obtenir le consentement des éleveurs à détruire « en douceur » des animaux considérés comme non rentables et productifs, par et pour les filières industrielles.
16L’arrangement moral sur lequel se fonde l’euthanasie, et qui participe d’une grammaire du travail en élevage, sert d’appui aux éleveurs à la formulation de critiques de ces « bonnes pratiques ». Ces critiques portent sur une dérive de l’euthanasie, et se déploient suivant deux registres : celui de l’instrumentalité, et celui de l’insensibilité morale. L’usage des « bonnes pratiques d’euthanasie » présente, du point de vue des éleveurs, un risque d’altération de leur capacité à discerner et éprouver au travail le mal à détruire des animaux pour des raisons techniques et économiques. L’altération de leur capacité sensible et réflexive, qui est constitutive du sens moral, renforce un basculement du monde de « l’élevage » (Porcher, 2011) vers celui de l’industrie, où les animaux sont considérés et traités comme des « choses ».
17Les « bonnes pratiques d’euthanasie » sont interprétées [5] par les éleveurs comme des « procédures d’élimination ». La notion de « procédure » souligne que l’euthanasie ne serait plus une exception. La transgression de la règle générale du travail en élevage, qui est de donner la vie et non la mort aux animaux, ne se feraient plus de maniée temporaire et circonstancielle. Les « bonnes pratiques d’euthanasie » sont associées à un risque de renversement, voire d’inversion de cette règle générale, où la mort et la violence envahissent le travail avec les animaux d’élevage. Du point de vue des éleveurs, de telles pratiques impliqueraient la réalisation d’une série de tâches dans le but de donner la mort, non plus à un seul animal, mais à plusieurs animaux de manière conjointe. L’euthanasie se ferait « à la chaîne », les animaux étant tués successivement les uns après les autres, ce qui obligerait également à une gestion de leurs cadavres. Se projetant dans l’utilisation d’une pince électrique ou d’un caisson saturé en dioxyde carbone, les éleveurs insistent sur l’importance du nombre d’animaux nécessaire à l’usage de ces deux types de « bonnes pratiques ».
18De plus, un autre risque identifié est de donner la mort à des animaux qui « n’ont pas besoin de l’être (être tué) », c’est-à-dire à des bêtes qui peuvent encore être guéries de leur maladie. La notion de « procédure » est ici associée à celle d’élimination, qui exprime un affranchissement des obligations de soin envers leurs animaux. Dans l’utilisation des « bonnes pratiques, l’euthanasie d’animaux serait réalisée sans que le caractère incurable de leur maladie ne soit avéré, déterminé par un examen et une délibération.
« Parce que même le dioxyde de carbone on a l’impression qu’il faut plusieurs porcelets à éliminer en même temps. Alors que bon ce n’est pas toujours le cas. »
« Après si on a un système au point on va faire ça à la chaîne. Il faudrait un truc qui sera un peu euh… Qui reste à sa place. »
« Ça obligerait à faire un tri un jour en disant : “Je mets en route la procédure d’élimination des porcelets, il faut que je fasse un tri”. »
20La notion « d’élimination » exprime également l’absence d’un véritable souci moral pour la vie des animaux. L’euthanasie n’est plus une action désintéressée. Elle est orientée par l’intérêt égoïste et économique. « L’élimination » est portée vers l’efficacité technique et économique du travail. Il ne s’agit plus d’éviter des souffrances inutiles à une catégorie particulière d’animaux, en vertu d’obligations morales, mais de se débarrasser des animaux considérés comme « indésirables », et donc dépourvus de toute valeur productive et marchande. L’analogie opérée par des éleveurs avec l’extermination des juifs dans les camps de la mort, au cours de la Seconde Guerre mondiale, souligne la radicalité du mal commis par « l’usage des bonnes pratiques d’euthanasie ». L’analogie porte non seulement sur les moyens utilisés par les nazis au cours du génocide du peuple juif, mais aussi sur la fin poursuivie. Les « bonnes pratiques d’euthanasie » visent à sélectionner les animaux dépourvus de « pureté » économique, par la destruction de ceux qui ne sont pas conformes aux normes de production dans les filières industrielles : les animaux malades, chétifs, amaigris, blessés et mal conformés.
« Là c’est pareil c’est gazer !! Par rapport à l’histoire, quoi, tout ce qui est chambre à gaz et tout ça, non je n’ai pas envie. Tout est relatif, mais je n’ai pas envie d’amener ça ici !! […] C’est comme quand on envoyait des gens à la mort comme ça quoi, des femmes et des petits enfants, et le faire même pour des petits cochons, non je n’imagine même pas ! ».
« Et puis le CO2 ça rappelle des mauvaises choses de l’histoire. »
22Le sens de la notion « d’élimination » trouve un prolongement dans celle « d’excès ». L’euthanasie, dans sa forme prescrite, brouille, voire efface la distinction entre, d’une part, le mal à tuer des animaux atteints d’un mal incurable pour leur éviter des souffrances et, d’autre part, le mal à détruire des bêtes pour des raisons techniques et économiques. «L’excès », c’est tuer « n’importe qui », faire « n’importe quoi ». Les « bonnes pratiques » sont orientées vers d’autres fins, que celle d’éviter des souffrances à des animaux mourants. Elles sortent du cadre sémantique de l’euthanasie suivi par les éleveurs.
23Les « bonnes pratiques d’euthanasie » sont également interprétées par les éleveurs comme une automatisation de la mise à mort des animaux. Son accomplissement pratique est délégué à un dispositif technique, en particulier dans le cas de l’usage de dioxyde de carbone. La personne en charge de donner concrètement la mort peut se tenir à distance, pendant que le dispositif technique produit son effet et agit sur l’animal. L’euthanasie n’engage plus en pratique le corps, qui occupe une place essentielle dans l’expérience du mal à tuer. Le risque est de rendre la mise à mort « facile » à réaliser, indépendamment de la finalité de cette action. La destruction des animaux sans valeur marchande et productive devient alors « automatique ». Pas d’hésitations, de tensions, d’appréhensions, de tiraillements intérieurs à réaliser cette action sur la vie des bêtes. Plus de réflexion quant à sa nécessité et sa finalité éthique.
« Le fait de le faire nous-mêmes c’est éviter que ça devienne automatique et qu’on le fasse un peu trop facilement et qu’on prenne un peu trop facilement la décision. C’est vrai, après, le risque c’est dire qu’il marche bien, tout va bien, mais il est un peu plus petit que les autres. Donc je vais être obligé de ne pas le mettre à l’abattoir. Allez hop je lui casse la gueule ! Et puis au bout d’un moment on finit par tuer des animaux qui n’ont plus besoin de l’être. C’est un peu trop facile. »
« On a la technique qui va bien, ça roule, on les met là-dedans et puis, au bout d’un moment, on finit par tomber dans l’excès. Comment veux-tu aujourd’hui, on tue des animaux où à une époque on les gardait, on les transformait et aujourd’hui on élimine. »
Conclusion
25Dans le travail des éleveurs, la définition et la pratique de l’euthanasie des animaux d’élevage sont encadrées par un arrangement moral, fondé sur un ordre logique du moindre mal. Cet arrangement a une fonction non seulement régulative, mais aussi constitutive. Il indique comment l’euthanasie doit être pratiquée. Il rend l’euthanasie conforme à une norme morale, et empêche sa dérive vers la destruction économique des animaux d’élevage. Mais l’arrangement crée aussi la possibilité de réaliser concrètement l’euthanasie d’animaux dans le cours du travail. Il atténue la contradiction liée au fait d’ôter la vie par la violence à des êtres répondant à un type précis : les « animaux atteints d’un mal incurable ». L’expérience de l’euthanasie est une expérience du mal à tuer des animaux. On peut penser que cet arrangement moral qui encadre l’euthanasie des animaux d’élevage est culturellement et historiquement situé, autrement dit qu’il est constitutif de l’« élevage » (Porcher, 2011).
26Sur un plan sémantique, la signification de l’euthanasie d’un animal d’élevage est proche du sens courant de l’euthanasie d’un être humain, bien que la définition de cette action ne fasse pas l’objet d’un consensus (Goffi, 2004 ; La Marne, 2005 ; Fourneret, 2012). Néanmoins, il est difficile de mettre ces deux formes d’action sur le même plan, car l’euthanasie d’animaux malades et mourants est à la fois désintéressée et intéressée. Cette action correspond à un intérêt irréductible pour la vie des animaux, mais elle intègre également des intérêts instrumentaux. Le coût des soins prodigués aux animaux entre dans la décision de l’euthanasie d’animaux. Il ressort de l’analyse des raisonnements pratiques des éleveurs, que la délibération individuelle ou collective qui sous-tend l’euthanasie d’une bête est orientée et contrainte par une hiérarchisation du désintéressement et de l’intéressement, la première logique d’action devant primer sur la seconde. Le désintéressement se déploie contre l’intérêt économique et égoïste, empêchant ainsi la réduction de l’euthanasie - et du travail - à sa dimension instrumentale.
27Par ailleurs, la manière dont cet arrangement moral se déploie dans le travail dépend des conditions dans lesquelles la relation entre éleveurs et animaux prend forme, donc des formes d’organisation du travail dans lesquelles celle-ci s’inscrit. En systèmes industriels de productions animales, l’organisation du travail prescrit répond à une logique de production et de destruction des animaux, par laquelle l’arrangement moral sur lequel repose l’euthanasie s’affaisse, voire s’effondre. La prise en charge obligée, par la réglementation du travail, de la mise à mort d’un nombre accru d’animaux malades, blessés et affaiblis [6], pour raisons non plus seulement morales mais aussi économiques (Mouret & Porcher, 2007), est la cause d’une « souffrance éthique » (Dejours, 1998) des éleveurs. Contre cette souffrance, les éleveurs mettent en place des stratégies individuelles et collectives de défenses fondées sur la virilité (ibid.; Molinier, 2006) qui préservent la santé mentale mais dégradent leur capacité sensible et réflexive, autrement-dit leur « sens moral » (Mouret, 2012a). La virilité implique de vaincre sa peur et de neutraliser sa compassion, son sentiment de dégoût lié au mal que l’on inflige aux animaux. Bien que le féminin symbolise, dans le système viril, la faiblesse morale, ces stratégies de défense sont mises en œuvre au travail par les hommes et par les femmes en systèmes industriels. L’altération du sens moral engendre un basculement de l’euthanasie des animaux d’élevage vers la destruction.
Bibliographie
- Baratay É., Hardouin-Fugier É. (1998), Zoos. Histoire des jardins zoologiques en occident (XVI-XX), La Découverte.
- Boltanski L., Thévenot, La L. Découverte. (1991), De la justification. Les économies de la grandeur, Gallimard.
- Boltanski L. (2004), La condition fœtale. Une sociologie de l’engendrement et de l’avortement, Gallimard.
- Caillé A. (2007), Anthropologie du don, La Découverte.
- Dejours C. (1998), Souffrance en France. La banalisation de l’injustice, Seuil.
- Descola P. (2005), Par-delà nature et culture, Gallimard.
- Fourneret E. (2012), Choisir sa mort. Les débats de l’euthanasie, PUF.
- Goffi J.-Y. (2004), Penser l’euthanasie, PUF.
- La Marne P. (2005), Vers une mort solidaire, PUF.
- Lemieux C. (2009), Le devoir et la grâce, Economica.
- Michalon J. (2013), « Fabriquer l’animal de compagnie. Ethnographie d’un refuge SPA », Sociologie, 2013/2 Vol. 4, p. 163-181.
- Molinier P. (2006), Les enjeux psychiques du travail : introduction à la psychodynamique du travail, Payot.
- Mouret S., Porcher J. (2007), « Les systèmes industriels porcins : la mort comme travail ordinaire », Natures Sciences Sociétés, vol. 15, n°3, p. 245-252.
- Mouret S. (2009), Le Sens moral de la relation de travail entre hommes et animaux d’élevage : mises à mort des animaux et expériences morales subjectives d’éleveurs et de salariés, Thèse d’AgroParisTech, soutenue en novembre 2009.
- Mouret S. (2012a), Élever et tuer des animaux, PUF.
- Mouret S. (2012b), « La valeur morale d’un animal : esquisse d’un tableau en forme de dons de vie et de mort. Le cas des activités d’élevage », Revue du MAUSS, 2012b/1 n° 39, p. 465-486.
- Ogien R. (2002), La honte est-elle immorale, Bayard.
- Porcher J. (2012), Éleveurs et animaux. Réinventer le lien, PUF.
- Porcher J. (2013), La mort n’est pas notre métier, Éditions de l’Aube.
- Porcher J. (2011), Vivre avec les animaux, une utopie pour le XIXe siècle, La Découverte/Bibliothèque du MAUSS.
- Rémy C. (2009), La fin des bêtes. Une ethnographie de la mise à mort des animaux, Economica.
- Terestchenko M. (2008), Du bon usage de la torture. Ou comment les démocraties justifient l’injustifiable, La Découverte/Bibliothèque du MAUSS.
- Weber M. (1959), Le savant et le politique, Plon.
Mots-clés éditeurs : arrangement, euthanasie, morale, travail, destruction, animaux d'élevage
Date de mise en ligne : 16/09/2014
https://doi.org/10.3917/eslm.145.0083Notes
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« À Copenhague, un girafon abattu pour éviter la consanguinité », Le Monde, 10 février 2014.
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D’autres exemples pourraient être pris, comme l’euthanasie des « chiens dangereux » qui répond à une logique sociale et sécuritaire : contrôler l’expression de l’agression canine à l’intérieur des sociétés humaines, et construire une cohabitation interspécifique fondée sur la docilité animale.
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Cet article s’appuie sur les résultats d’une recherche en sociologie fondée sur une approche descriptive de la dimension morale de l’expérience de la mise à mort alimentaire, d’une part, et de l’expérience de l’euthanasie, d’autre part, vécues par des éleveurs dans leur relation de travail aux animaux d’élevage (Mouret, 2009). Ce travail de description a été réalisé en tenant compte des différents contextes et situations de travail, dans lesquels la relation entre éleveurs et animaux s’inscrit (systèmes d’élevage en agriculture biologique ; systèmes industriels etc.).
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« Ce sur quoi il vaut mieux fermer les yeux, c’est d’abord ce que l’on désapprouve ou, au moins, ce que l’on ne juge pas être bien, sans être pourtant en mesure de le changer ou, pour être plus précis, ce dont on pressent que les efforts pour le changer feraient plus de mal que de bien » (p 40-41).
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Les entretiens compréhensifs auprès d’éleveurs ont été réalisées au moment même où commençait la diffusion d’un guide des « bonnes pratiques d’euthanasie » dans le monde professionnel des activités d’élevage, et en particulier dans l’industrie animale. Les éleveurs enquêtés n’avaient pas encore connaissance de l’existence de ce guide, qui a servi de support à la réalisation des entretiens. Leurs interprétations reposent sur une projection dans l’utilisation des techniques d’euthanasie présentées dans le guide. Elles ne se fondent pas sur une expérience, un vécu de leur usage au travail.
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En systèmes industriels, pour un élevage porcin moyen de 160 truies de type naisseur-engraisseur, les pertes s’élèvent en moyenne à plus de 1 330 animaux morts par an (y compris les morts-nés), soit plus de 15,3 tonnes de cadavres de porcs par an, soit une production annuelle de 96 kg de cadavres par truie, soit pour le troupeau français d’environ 1,3 million de truies, une production annuelle de 131 200 tonnes de cadavres de porcs.