Couverture de ESLM_140

Article de revue

Des femmes et des cendres

Pages 91 à 102

Notes

  • [1]
    Maximes et réflexions, 2001, p. 25.
  • [2]
    « Silence listens », Attanasio, in The Dark Shore, 1996, p. 495. Notre traduction pour cette citation et la suivante.
  • [3]
    Some there be that shadows kiss ; Such have but a shadow’s bliss” The Merchant of Venice (Act 2, IX), 1988, p. 437.
  • [4]
    Ouaknin, 1994, p. 89.
  • [5]
    Jabès, 1989, p. 47.
  • [6]
    Jabès, « Le fond de l’eau », in Le Sable, 1990, p. 77.
  • [7]
    2001, p. 23.
« Tout comme il y avait autrefois à Rome, outre les romains, tout un peuple de statues, de la même façon il existe en dehors de ce monde réel un monde de folie qui est presque plus puissant et c’est là que vit la grande majorité des gens. »
Johann Wolfgang von Goethe [1]

1Jusqu’à très récemment, il était relativement courant que des familles conservent les cendres des défunts. Ces familles, se revendiquaient de la volonté du défunt. À cette fin, elles déposaient une demande d’inhumation dans une propriété privée.

2Comme cette demande bien sûr était relayée par le conjoint ou la conjointe, il était difficile, pour les fonctionnaires communaux, de faire la part des choses entre une demande sincère et une demande déplacée, d’autant plus qu’il pouvait effectivement arriver que le défunt demande que ses cendres soient dispersées dans l’océan ou en pleine nature, en des lieux avec lesquels il avait conservé des liens affectifs tout au long de son existence. Ces dispersions furent dénommées « sauvages » par le législateur qui dût préciser le cadre juridique de la dispersion des cendres dans la nature.

3L’article 16 de la loi du 19 décembre 2008 notamment précise à ce propos que « Le fait de créer, de posséder, d’utiliser ou de gérer, à titre onéreux ou gratuit, tout lieu collectif, en dehors d’un cimetière public ou d’un lieu de dépôt ou de sépulture autorisée, destinée au dépôt temporaire ou définitif des urnes ou à la dispersion des cendres, en violation du présent code est puni d’une amende de 15 000 € par infraction. Ces dispositions ne sont pas applicables aux sites cinéraires créés avant le 31 juillet 2005. »

4Par conséquent, il n’est aujourd’hui pas rare d’entrer dans des maisons ou des chambres de maison de retraite où trône l’urne cinéraire d’un conjoint.

5Tel est, par exemple, le cas d’Ernestine. Elle a emménagé dans une maison de retraite depuis la mort de son mari. Sa mobilité est réduite. Elle se déplace à l’aide d’un déambulateur. En revanche, ses capacités cognitives et son mauvais caractère ont toujours bon pied bon œil.

6Lors de son entrée dans cette résidence pour personnes âgées, elle a pris soin d’amener quelques petites choses : une table de nuit, quelques photos de famille, deux trois livres qu’elle n’ouvre jamais, sa télévision et le meuble sur laquelle elle repose et, last but not least, les cendres de son mari, Albert. L’urne se trouve juste en dessous de la télé derrière deux petites portes en verre. Lorsqu’Ernestine sort de sa chambre, elle ne rate jamais l’occasion d’invectiver son mari. Elle le traite de « salaud, d’enculé, de trou du cul… ». Les insultes sont violentes et en disent long sur la haine d’Ernestine pour cet homme dont les infidélités l’ont beaucoup fait souffrir au cours de son existence. Elle ne cache pas son ressentiment et exprime vertement sa haine. Ernestine dit qu’elle ne peut lui pardonner et que maintenant, elle a enfin la possibilité de garder un œil sur lui tel Abel qui de sa tombe regardait son frère.

7C’est bien à ce niveau que se mesure l’ambiguïté de cette situation. Ernestine est vivante. Elle a encore de longues années à vivre. Elle a un contact facile et est très sociable. Seulement, lorsqu’il s’agit de son couple, elle se ferme et se renfrogne. Elle est en souffrance. Albert est soit parti trop tôt, car il n’a pas pu faire la paix avec son épouse, soit parti trop tard, parce qu’il aurait été trop loin. C’est l’hypothèse que soutient Ernestine. Elle insiste sur les trahisons successives dont elle fut l’objet. Elle se présente comme une victime, une femme dévouée qui aurait tout donné à l’éducation de leurs enfants et à la gestion de la famille. Pendant ce temps, dit-elle, son mari sortait, vivait une vie de coureur de jupon et de fêtard.

8

« Je ne pouvais rien faire. Il ne prenait même plus la peine de rentrer le soir avant de repartir. J’étais seule, tout le temps seule ! Et maintenant ?
Maintenant, il ne m’échappe plus. Je l’ai toujours à l’œil. Il est à moi ! ».

9Bien sûr que son mari est à elle. C’est son mari. Mais en même temps, Ernestine parait refouler le fait qu’elle ait toujours été à son mari. Cette situation d’entre-appartenance et de dépendance mutuelle est d’autant plus crainte qu’Ernestine adresse à l’urne cinéraire, l’essence même de son ressentiment comme le regret d’être encore et toujours laissée pour compte, et abandonnée.

10Même mort, Albert laisse son épouse derrière lui. Il est encore dehors, là-bas, mort, alors que, pour sa part, elle est en maison de retraite, seule dans une petite chambre dormant sur un lit médicalisé. Ernestine préférerait peut-être autre chose, telle une épaule secourable plutôt que son déambu-lateur, une oreille compatissante et aimante plutôt que des camarades avec qui, même s’il y a de l’affection, il ne peut y avoir d’amour. Mais non, Albert, son Albert, l’homme de sa vie est déjà parti. Pourtant, dans son discours, il est toujours bien présent. Du moins lui offre-t-elle une présence par-delà la mort.

11Albert ne répond jamais. Il prend. Il absorbe les insultes quotidiennes que lui adresse son épouse. Elle le suppose Autre. Ernestine fait comme si Albert était encore présent et était en mesure d’entendre ses invectives. Lorsqu’elle parle de lui, il arrive souvent qu’elle ait les larmes aux yeux. Il lui manque. Il lui a toujours manqué. Elle a besoin de lui dire ses mots comme ses maux, de lui signifier à quel point elle se sent misérable sans lui. Tout se passe, comme si elle avait le désir d’être entendue, d’être reçue dans sa plainte, enfin ! Mais non, l’urne est impassible. Les cendres sont immobiles. Rien ne les motive. Elles ne sont pas désirantes. Elles écoutent. « Le silence écoute [2] ».

12En même temps, à défaut d’avoir été intégré dans un rituel séparateur, l’urne cinéraire constitue désormais un objet de maîtrise radical. Elle est devenue la métonymie du corps de l’autre. Tous ses déplacements sont surveillés et organisés. Ernestine gouverne au destin du corps de son mari. Il est désormais dans l’incapacité de la tromper comme de la détromper. Il est devenu le génie prisonnier d’une lampe merveilleuse dont seule son épouse détiendrait la clé.

13Car, et c’est entendu, Ernestine, ne dit pas tout. Elle prend bien soin de se présenter comme une victime. Elle préfère parler de lui que d’elle. Il est important de conserver la main sur la réalité de sa misère et la raison de son malheur. Il en va de sa survie ! Et que surtout personne ne lui demande comment ou pourquoi son mari ne désirait pas rentrer à la maison ! Une chose est sûre, dans ce couple, Ernestine et Albert ne se parlaient pas beaucoup et avaient plutôt tendance à se fuir l’un l’autre.

14Sous prétexte d’accomplir le désir de son conjoint, Ernestine s’est emparée de ses restes cinéraires. Elle l’a dépossédé de son désir et y a substitué le sien. Albert est possédé !

15Elle ne se doutait pas, ce faisant, qu’à son insu, elle deviendrait l’otage de cet objet de maîtrise. Aujourd’hui, il ne se passe plus un jour sans qu’elle ne sente obligée de s’adresser à l’urne, comme si c’était là un impôt à payer afin de continuer à jouir de cet objet. En ce qui la concerne, il faut qu’elle l’insulte, qu’elle exprime son ressentiment et tout ce qu’il lui reste encore sur le cœur, même si au fil du temps, ses émotions se sont émoussées. Malgré tout, il faut continuer, persister, non pas pour lui, mais pour soi, afin de se sentir encore exister, de se sentir encore vivante. Si, par malheur, Ernestine finissait par se taire, n’appellerait-elle pas la mort au rendez-vous ?

16Entre angoisse de mort et revendication subjective, ce rituel lié à une inhumation qui n’en finit plus a totalement transformé la vie de la patiente. Elle ne vit plus tout à fait. Elle survit à travers des actes de parole répétés quotidiennement. La haine est très présente dans ses paroles. Mais, dans le fond, s’adresse-t-elle à lui ou à elle, à ses regrets de femme, de mère et d’épouse qui n’aurait pas su ou pas pu retenir son mari auprès d’elle ? Ernestine se refuse à aborder la question. Elle choisit toujours de rebondir sur sa solitude et son sentiment d’abandon. Un jour peut-être fera-t-elle la paix avec cette urne qui la nargue dans sa présence constante dans une chambre devenue pour la circonstance, le columbarium de deux inséparables ?

17Choisir de ne pas se séparer des restes cinéraires d’un objet aimé est un choix subjectif dont les conséquences, nous venons de le voir, dépassent, l’apparence d’un geste amoureux. Ernestine ne parait pas ou plus adhérer à un rituel qui l’ouvrirait à un deuil résolutif de la relation. Elle s’est non seulement éloignée mais exilée de la société des hommes afin de n’en conserver qu’un : le sien ! Elle tient à cet objet, même si au bout du compte, c’est bien cet objet funéraire qui la tient et la soutient. Ernestine ne croit en rien, ni à Dieu, ni en ses démons. Elle dit souvent : « L’enfer est ici ! ». Elle n’est pourtant pas totalement laïque et va de temps en temps à l’église. Néanmoins, tout se passe comme si dans sa relation avec son mari aucun tiers ne pouvait s’interposer afin d’autoriser ou d’interdire et, somme toute, limiter les ravages de son désir à la fois sadique et vengeur. Après la mort de son mari, son désir est devenu la Loi, la seule et unique loi, bouleversant par-là même toutes les pratiques et tous les rituels mis en place par la société afin d’aider et de soutenir les sujets endeuillés et de les rediriger du côté de la vie. Malheureusement, Ernestine n’est, et de loin, pas la seule, à bouleverser le sens des rituels funéraires afin de les dévoyer et de les annihiler pour son seul profit subjectif.

18Antoinette, pour sa part, est encore une femme fringante de soixante-treize ans. Son mari est décédé en 2005. Antoinette a vécu très seule pendant sa vie conjugale. Jo, son mari faisait partie de ces bourgeois hyperactifs dans l’incapacité de se satisfaire d’une seule femme. Pour Antoinette et leurs enfants, Jo était un beau parleur, un homme public, allant de fêtes en repas entre amis. C’est au bout de quelques années de mariage que Jo, semble-t-il, aurait commencé à aller voir ailleurs. Prudent et secret, il n’aurait jamais laissé voir quoi que ce soit à son épouse. Au fil du temps, cependant, cette dernière développa de lourds soupçons.

19Antoinette avait abandonné son activité professionnelle très tôt pour élever leurs trois enfants. C’était un choix personnel et conjugal. Avec le temps, elle s’était résolue à ne plus reprendre la moindre activité. L’essentiel était de sauvegarder son niveau de vie bourgeois. Jo, pour sa part, n’était pas contre, tant qu’il pouvait vivre sa vie comme il l’entendait. Il décéda à l’âge de soixante-quinze ans dans le lit de sa dernière conquête. Pour Antoinette, cette mort fut un soufflet d’une rare violence. Elle ne pouvait en effet s’imaginer pire nouvelle, même si, au fond, elle se doutait bien qu’il se passait quelque chose. Mais se douter d’une chose et ne rien engager contre, ne serait-ce pas tenter de se voiler la face afin de sauvegarder, au moins pour soi, les apparences ?

20La crémation de Jo fut un non-événement. Antoinette avait en effet bien pris soin de ne rien dire à personne en dehors de ses enfants. Le corps de Jo fut incinéré sans aucune cérémonie, sans le moindre mot et surtout en l’absence de tous ses amis, qui, bien sûr, n’étaient pas les amis d’Antoinette. Il fallait tout étouffer, y compris sa mort.

21Le bras de fer avec son conjoint se poursuivait. À la suite de la crémation, Antoinette demanda à conserver les cendres chez elle, selon le désir de Jo, qui pour sa part n’avait rien demandé sinon de retrouver les montagnes de son Autriche natale. Ses enfants s’en émurent auprès de leur mère qui leur répondit sèchement : « Il faut bien qu’il m’en reste quelque chose ! »

22Elle ne prononça pas le nom de son mari. Un reste, son reste, devait lui revenir plutôt que d’être dispersé dans la nature. Elle ne pouvait se résoudre à se séparer de cette autre partie d’elle-même. Après tout, Jo était son autre moitié, symbolique. Qu’allait-elle faire de cette portion congrue, de cette réification de l’autre moitié de son couple ?

23Cette question est d’autant plus importante qu’elle pose le problème du déplacement de registre. Les cendres constituent la partie inorganique du cadavre. Elles ne sont pas animales ni végétales. Elles sont minérales, figées dans la pierre. Pourtant, Antoinette s’y attachait comme si elles étaient bien plus que cela. Si la nuit tous les chats sont gris, sur le parterre des oubliés, toutes les cendres forment un tout indivisible. Afin de ne pas les oublier, de ne pas s’oublier non plus, on discrimine. On fait comme si elles conservaient l’essence du défunt. On investit la pierre. On la représente et lui donne du pouvoir. On la fait autre…, Pour soi.

24Au cours des premières années, Antoinette se refusa à apporter la moindre réponse à cette question. Elle installa l’urne au fond de son salon, devant la bibliothèque, sur un guéridon. Lorsqu’elle était assise sur son canapé et qu’elle regardait la télé, elle avait la possibilité de jeter un œil distrait sur « les restes » de son mari. Cette fois, elle l’avait à l’œil !

25Plus jamais, il ne sortirait sans prévenir, plus jamais il ne rentrerait aux premières lueurs du jour, plus personne ne le raccompagnerait titubant jusque devant sa porte. Jo était enfin rentré ! Cette fois, c’était pour de bon. Tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes.

26Bien vite, une fiction vit le jour dans le discours d’Antoinette. Jo avait toujours été un mari fidèle, un homme attentif et serviable qui déchargeait son épouse tous les week-ends de ses tâches culinaires. C’était également un bricoleur n’hésitant pas à engager de nombreux travaux, seul ou avec des amis, afin d’embellir leur demeure. Jamais il n’avait trompé sa femme ou ne s’était laissé aller à la boisson. En un mot comme en cent, Jo était un mari idéal ! Dans ces conditions et malgré le fait que tout le voisinage était au courant des frasques de Jo, Antoinette maintenait et enjolivait cette nouvelle version de son mariage. Ils s’aimaient tellement !

27Il n’est pas si facile de revisiter sa vie conjugale lorsque l’on a été une épouse bafouée par son mari jusqu’à son dernier souffle. Ici encore, il s’agit de sauvegarder et de préserver les apparences, comme si c’était ces dernières qui pouvaient donner sens à l’existence. “Il y en a qui embrassent des ombres. Ceux-là n’ont qu’ombre de bonheur », écrivait Shakespeare [3].

28Antoinette embrasse effectivement une ombre ; celle de son époux, toujours déjà absent. En conservant chez elle ses restes, elle poursuit une existence avec une synecdoque de son époux. A défaut de mieux, elle conserve sa partie pour le tout. Les cendres ne sont pas le corps du défunt, mais bien un reste, un objet de substitution. Les cendres sont la métonymie de son absence essentielle et éternelle. En même temps, elles représentent pour elle une métaphore réifiée d’une impossible union que seule la mort pourrait réunir.

29Ces deux histoires de vie et de mort, nous renvoient non pas au rituel, mais bien à son absence. Pour Ernestine et Antoinette, le décès de leur conjoint n’autorisait aucune intervention tierce. Il ne fallait pas que qui que ce soit s’immisce dans leur vie de couple, surtout si cette vie se poursuit par-delà la mort.

30Le refus du rituel, notamment chez Antoinette est symptomatique d’une sécularisation des relations intersubjectives et conjugales à notre époque. Puisque plus aucun discours ne les tient, certains sujets, des femmes en l’occurrence, tiennent à l’exclusivité de leur objet d’amour électif. Dans ce cadre, la conservation de l’urne cinéraire au sein de la maison familiale ou même dans la chambre privative d’une maison de retraite est une expression bien singulière. En effet, comment entendre ce désir de conservation de l’objet d’amour et de haine autrement que comme une seconde mort ?

31La maison familiale, de tout temps a été la métaphore du ventre maternel.

32Le domus est le lieu de la production des enfants. Lorsqu’ils sont grands, ces derniers le quittent afin de fonder le leur. Ils naissent ainsi à leur existence d’adultes. En d’autres termes, tout enfant qui choisirait de rester au domicile de ses parents se mettrait en situation fœtale, pour ne pas dire fatale, au regard de son existence d’adulte. Que dire alors de ces urnes qui reviennent à la maison, prisonnières de l’emprise à la fois matérielle et scopique de leurs conjointes ?

33Les restes du mort préservés à la maison changent de nature. Ils deviennent l’objet d’un accaparement matriciel. Ils ne peuvent plus étouffer ni même renaître du ventre de cette femme devenue mère et même grand-mère. Les cendres représentent un sujet stérilisé, nettoyé du mal et des désirs qu’il pouvait porter de son vivant. Elles sont immaculées. Pourtant, la stérilité n’est pas là où l’on se l’imagine, à première vue.

34Les relations avec les restes cinéraires peuvent paraître stériles aux personnes étrangères au couple. En revanche, pour les sujets concernés, là n’est plus la question. Ce qui les motive vient d’ailleurs, d’une autre scène, inconsciente, obscure à la raison.

35Les cendres ont une valeur signifiante. Le deuil et la perte semblent les avoir rendus à une innocence primordiale. La douleur et la souffrance pourraient-elles laver les péchés futurs ? Ces conjointes endeuillées représentent l’absent tout en annulant son absence. Elles affirment sa perte tout en ne la lui reconnaissant pas. Elles disent la présence de la mort. Pourtant, elles signifient dans le même mouvement de symbolisation que tant que subsistera du désir entre elles et leur objet d’amour, c’est leur existence qui se poursuivra. La mort réelle de leur objet d’amour les maintient dans un entre-deux de l’existence, entre vie et mort. Elles peuvent donc reprendre le cours de leur vie, comme avant, même mieux, puisque l’autre s’est définitivement absenté. Elles n’ont donc plus à le souffrir, à l’attendre ou à l’aimer.

36Dans l’histoire de ces deux veuves, oserions-nous parler d’objet de jouissance ? Nous pourrions alors postuler que l’urne funéraire, réceptacle des cendres du défunt, s’est transformée, pour elle, en un objet fétiche, en un phallus ? Quant aux cendres, par la grâce de cette opération symbolique, ne se sont-elles pas changées en représentant possible de l’objet cause du désir, l’objet (a) de la théorie lacanienne ?

37À défaut d’accepter la séparation des âmes et des corps et opter pour une version amoureuse des liens conjugaux, certaines choisissent la haine et la vengeance dans la maîtrise absolue de l’objet.

38C’est à ce niveau d’interprétation que se pose la question de la sauvagerie. En effet, qui y a-t-il de plus sauvage, de plus désarrimé de l’ordre Symbolique que de transformer un sujet en objet de jouissance en prétextant la législation afin de maintenir autrui sous son regard, sa dépendance et sa volonté ?

39Les restes du défunt ne sont plus respectés. Ils ne sont plus conservés à distance, dans un lieu consacré, mais bien dans une proximité quasi fusionnelle. Si un sujet ne peut pas vivre séparé des restes de son objet d’amour, c’est que, d’une certaine façon, cette modalité de la présence lui est nécessaire afin de se sentir exister. C’est problématique !

40Pour d’autres veuves, en revanche, conserver les cendres de leur conjoint est une expérience si terrible qu’elles en cauchemardent jusqu’à la séparation finale. Le rituel doit être accompli afin d’instituer un mouvement terminal de séparation et d’ouvrir le sujet survivant au souvenir.

41« Tant qu’il était là (dans la cave), j’avais l’impression de l’entendre marcher dans la maison. C’était horrible ! », nous raconte Clara, à ce propos.

42Ce n’est qu’après qu’elle eut dispersé les cendres selon la volonté de son époux que ces angoisses cessèrent. Clara, pas plus qu’Ernestine ou Antoinette n’avait pas apprécié les frasques de son mari. Néanmoins, puisqu’il était mort, elle lui pardonnait. C’était fini. Tout était fini ! Il était inutile de remuer le couteau dans la plaie. En respectant la volonté de ce dernier, elle a finalement réussi à déjouer les pièges de sa culpabilité inconsciente. Elle ne s’était pas débarrassée de son mari ou de ses restes. Elle s’était, plus simplement, laissée traverser par un désir Autre, afin de poursuivre sa propre route. Clara est aujourd’hui sereine. Elle vit sa retraite à petit pas, dans l’amour de ses enfants et de ses petits-enfants.

43L’article 16-1-1 du code civil énonce que « Le respect dû au corps humain ne cesse pas avec la mort. Les restes des personnes décédées, y compris les cendres de celles dont le corps a donné lieu à crémation, doivent être traités avec respect, dignité et décence. »

44A défaut de rituel religieux, le destin des cendres d’un défunt est laissé non pas à la responsabilité d’un seul, en l’occurrence le conjoint, mais à celle de toute la famille. L’urne est un objet collectif. Il n’est pas destiné à la jouissance d’un seul, mais à une inscription qui rappelle aux vivants les questions de la vie et de la mort, de la transmission des valeurs plutôt que des corps. La loi stipule également que le corps du mort n’appartient à personne en particulier, mais à l’ensemble de la collectivité humaine.

45Le droit énonce à ce propos qu’« une urne contenant des cendres cinéraires est juridiquement assimilée à un objet d’une copropriété familiale, inviolable et sacrée (cour d’appel de Bordeaux du 14 janvier 2003) ». Il ne devrait donc, en toute logique, être laissé à la seule garde du conjoint que s’il existe un accord familial préalable.

46L’urne est un objet sacré, dit le législateur. Par conséquent, elle relève d’un tabou et d’une interdiction de jouissance pour un sujet. Néanmoins, la réalité des liens intra familiaux montre combien cet assentiment collectif est difficile à obtenir ou même à négocier. Pris dans leur chagrin, de nombreux enfants baissent les bras. Ils ne désirent ou sont dans l’incapacité de lutter. Ils ignorent surtout le cadre juridique dans lequel ils sont pris. De fait, ils ne peuvent d’assumer leur responsabilité.

47Cette situation arrange ces épouses et mères qui, pour leur part, ignorent la loi, non pas parce qu’elles n’en sauraient rien, mais parce qu’elles ne désirent rien en entendre. Dans leur esprit, la Loi c’est pour les autres !

48Dans les cas d’Ernestine et d’Antoinette, aucun enfant ne semble avoir été mis au courant de leur responsabilité et du fait qu’il fallait leur accord pour que leur mère conserve les cendres de leur père. Les mères s’affirment, déjouent sinon pervertissent la loi afin de satisfaire aux exigences de leur désir. Elles ne peuvent décider seules du destin des cendres de leur époux. L’urne ne leur appartient en effet que partiellement. En ce qui les concerne, elles entendent : « partialement » !

49C’est à l’espace d’une lettre que se mesure la distance entre un acte éthique et un acte diabolique. Dans le Diabolique, les éléments se dissocient et se clivent. L’aspect pervers des actes posés par Ernestine et Antoinette s’exprime dans la mesure où le latin perversio renvoie à un renversement de la construction, une falsification de ce qui institue, c’est-à dire construit le lien social. La perversion s’inscrit toujours comme une transgression des lois en ce qu’elles établissent les fondations d’un bien vivre ou d’un mieux vivre en société, les uns avec les autres.

50Dans ce cadre, prendre le parti du Symbolique c’est reconnaître à la fonction paternelle, ainsi qu’à son incarnation terrestre, une place de tiers exclu. La fonction paternelle est structurante. Elle permet aux signifiants de s’articuler et de circuler sans jamais s’arrêter. Cette fonction symbolique essentielle est un obstacle structurel à la fétichisation des liens. Elle ouvre plutôt qu’elle n’enferme, accueille plutôt qu’elle n’exclut. Elle est la source de toute éthique.

51Lorsque les restes d’un mari et d’un père deviennent un tel objet d’emprise, le clinicien se questionne. Il interroge le passage insidieux de la conjugopathie à la maîtrise totalitaire d’un signifiant possible de la mort : l’urne. Pour le conjoint survivant, l’urne est également une rune, un signifiant secret, connu d’elle ou de lui seul. Dans sa vocalisation, cette rune est susceptible de libérer d’inénarrables secrets. Ces secrets ne concernent pas le défunt, mais bien le sujet endeuillé. Ils se rassemblent derrière la lettre de la rune, comme dans l’obscurité de l’urne ; signifiant ténébreux, cryptique, de pulsions en quête de satisfaction, ou métonymie désirante d’un symptôme à l’article du malheur.

52Apparemment, si l’on en croit l’histoire d’Ernestine et d’Antoinette, quand c’est l’urne, il n’est pas d’Autre ! Or, « Le contact avec l’Autre n’est pas de l’ordre de l’emprise mais de la Caresse [4]. »

53Tout acte éthique commence par une interprétation. Il ne se fonde sur aucune certitude ni aucune vérité terminale. S’ouvrir au souvenir après la mort d’un sujet aimé participe de cette Caresse de l’Autre dont parle M-A Ouaknin. Le souvenir implique l’humilité et la distance. Il dit la place du mort et celle du vivant et du survivant. Le souvenir respecte les places symboliques. Il n’enlève rien à la tristesse ni au ressentiment. En revanche, il offre une distance structurante à la voix du sujet. « Les souvenirs nous restituent nos vocables et nous interrogeons les signes qu’ils nous donnent à méditer, une fois rassemblés [5]. »

54Garder par-devers soi, les restes cinéraires de l’objet aimé, afin de s’en assurer l’emprise ne permet pas à la fonction du souvenir d’articuler, pour le sujet, la question du deuil nécessaire à la poursuite de l’existence. Dans ce cadre, l’urne fonctionne comme un bouchon posé sur le Symbolique. Elle prévient toute mise en parole. « Le silence tue comme la mort[6] » Si les restes funéraires peuvent être chers au conjoint survivant, ils ne doivent en aucun cas, devenir une métaphore charnelle. Les restes ne devraient pas faire l’objet d’une incarnation dans le discours. Les articuler comme métonymie du corps de l’autre en les installant dans un univers matriciel renvoie à la possibilité d’une dévoration imaginaire, à une forme déplacée de cannibalisme ; comme si le mort ne pouvait être accepté qu’à l’intérieur, à la fois ré-incarné et incarcéré.

55A la lumière de ces vignettes cliniques, il nous semble que certaines pratiques non religieuses de notre modernité expriment, sous le couvert d’une sécularisation des pratiques funéraires, les dérives et les perversions possibles du lien amoureux, en contravention avec les textes juridiques en vigueur dont la portée pacifiante est alors reléguée bien loin derrière la satisfaction, parfois haineuse, du désir.

56« Quand naissons-nous vraiment ? Quand quittons-nous la mort dont nous procédons ? Car la vraie mort précède la vie puisque l’autre laisse au moins des traces. » Edmond Jabès [7].

Bibliographie

Bibliographie

  • ATTANASIO, A.A. (1989), The Dark Shore, London New English Library.
  • GOETHE, Johann Wolfgang von (2001), Maximes et réflexions, Paris, Rivages poche/Petite Bibliothèque,
  • JABES, Edmond (2001), Du désert au Livre : Entretiens avec Marcel Cohen, Pessac, Éditions Opales.
  • JABES, Edmond (1989), Le Livre des Questions 2, L’imaginaire, Paris, Gallimard.
  • JABES, Edmond (1990), Le Seuil, Le Sable, Poésies complètes 1943-1988, Paris Poésie/ Gallimard.
  • OUAKNIN, Marc-Alain (1994), Lire aux éclats : Éloge de la caresse, Paris, Points Seuil.
  • SHAKESPEARE, William (1988), The Complete Works, Clarendon Press, Oxford, U.S.A.

Mots-clés éditeurs : Restes cinéraires, Éthique, Comportements pervers, Mort, Désir, Maris, Droit

Mise en ligne 15/04/2012

https://doi.org/10.3917/eslm.140.0091

Notes

  • [1]
    Maximes et réflexions, 2001, p. 25.
  • [2]
    « Silence listens », Attanasio, in The Dark Shore, 1996, p. 495. Notre traduction pour cette citation et la suivante.
  • [3]
    Some there be that shadows kiss ; Such have but a shadow’s bliss” The Merchant of Venice (Act 2, IX), 1988, p. 437.
  • [4]
    Ouaknin, 1994, p. 89.
  • [5]
    Jabès, 1989, p. 47.
  • [6]
    Jabès, « Le fond de l’eau », in Le Sable, 1990, p. 77.
  • [7]
    2001, p. 23.
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