Voir pour comprendre
1Jeune réalisateur, je ne pense avoir que peu de légitimité pour expliquer le lien, à mon sens étroit, qu’entretiennent Mort et Cinéma. Pour apporter un quelconque crédit (je l’espère...) à mes propos, je vous remercie, avant de me lire, de regarder mon premier court métrage professionnel, Absence sur le site Réservoir Films.
2Éteignez les lumières, montez le son, installez-vous confortablement, nous nous retrouvons juste après et je tenterai de vous exposer mon opinion sur le sujet.
3…
4Vous êtes de retour… alors ? Cela vous a-t-il semblé réel ? Avez-vous vibré ? Y pensez-vous encore ? Tout ceci n’est que fiction, et pourtant à chaque visionnage vous retournerez dans ce salon grisonnant et y croirez. Et je serais très heureux que vous m’en parliez… N’hésitez pas à m’envoyer vos impressions.
5Pour moi, le cinéma est un thérapeute dont je suis le patient. Je lis dans ses yeux le reflet de mon âme, il m’écoute, me guide parfois, et au final, quand je le quitte, j’en sors grandit et suis impatient de le retrouver.
Cinéma et croyance
6Je vois la salle de cinéma comme un temple. Chacun y vient quand il le souhaite, se met à l’aise et vit, le plus souvent en collectif, une expérience individuelle.
7Le temple est un lieu de culte ; culte d’une icône, d’une divinité, d’une image. L’analogie entre le culte religieux et le « culte cinématographique » est, de ce fait, intéressante : on entre dans un lieu pour mettre de côté toute activité physique, un lieu où le silence est de guise et où toutes les pensées convergent en un point (l’écran ou la divinité). Un espace qui nous permet l’introspection et permet de croire en une abstraction. L’idée de croyance est capitale ; ni la religion ni le cinéma ne pourraient exister sans la « foi » qu’en ont leurs adeptes. L’un comme l’autre participent ainsi au culte de la Vie tout simplement.
Le cinéma est allusif, la psyché humaine comble les vides…
8Qu’y a-t-il avant le cinéma et plus précisément avant l’image cinémato- graphique ? Et bien le néant, le vide absolu.
9Le cinéma est au départ une petite fenêtre vide délimitée par un cadre. Alors le cinéaste fait des choix : il va prendre des morceaux du réel et, par leur superposition, créer une nouvelle réalité dans ce cadre.
10Le réalisateur va choisir un décor, un espace. Dans celui-ci, il va intégrer l’élément humain, qui par ses actions va faire s’écouler le temps dans cet espace. La caméra photographie alors 24 fois par seconde cette scène, et, mis bout à bout, ces petits cadres de vie nouvellement créés reprennent leur mouvement et donnent l’illusion de la vie.
11Le réalisateur parvient ainsi à donner l’illusion de la réalité, un nouvel espace-temps. Il a donné vie au vide. Mais ce tour de magie n’est possible que parce que nous l’observons. Entre deux images, il reste quelques vides à combler, et sans spectateur, pas de cinéma.
12Par des mécanismes psychiques de projection et d’identification, le film vit à travers nous et nous vivons à travers le film. Ainsi nous donnons crédit et réalité à cet enchaînement d’images fixes. Encore une fois, le cinéma est fait de vides, et le spectateur, en constante activité cérébrale, n’a de cesse de les combler.
13Physiquement tout d’abord ; la persistance rétinienne nous permet de faire disparaître le vide entre les 24 images diffusées à la seconde.
14Psychiquement ensuite ; il n’est pas nécessaire par exemple de montrer le trajet de l’aéroport à la maison d’un personnage, en deux images-clés (sortie de l’aéroport et arrivée chez le personnage), on ellipse l’espace et le temps, et le spectateur comble lui-même ce vide. Mais cela n’est possible parce que nous avons été éduqués à cette grammaire particulière et que nous avons apprivoisé l’ellipse cinématographique.
15Il y a donc continuellement un vide entre toutes les images et c’est dans ce vide que s’opère la magie. Nous allons y insérer une partie de nous, nous allons y ajouter une compréhension.
16Une ancienne expérience de montage est intéressante pour comprendre que nous donnons du sens au vide et que le cinéaste peut manipuler le spectateur par le simple pouvoir de suggestion de l’image : l’effet Koulechov.
17Ce théoricien russe qui dirigeait une école de cinéma, a prouvé que les images sont interprétées dans leur succession et non indépendamment les unes des autres. Ainsi le vide entre les images se remplit d’une émotion, d’une vie, par le biais du spectateur.
18Koulechov a choisi le gros plan inexpressif d’un acteur russe. Dans le premier montage, avant le plan de l’acteur, il insère un gros plan d’une assiette de soupe. Dans le second montage, il insère, à la place de l’assiette de soupe, un cadavre dans un cercueil. Enfin, il insère un plan d’une femme allongée sur un canapé. En interrogeant, les spectateurs, on remarque que dans le premier cas, les spectateurs croient percevoir la faim, dans le second, la tristesse et dans le dernier le désir. Aucune de ces émotions n’a été jouée par le comédien, pourtant le vide d’espace-temps entre les images devient un lieu d’activité cérébrale du spectateur qui va donner un sens à ce montage par sa seule expérience.
… Mais l’imaginaire est limité et le vide s’impose de nouveau
19Nous venons de voir que le spectateur est capable de combler le vide entre deux images. Mais le cadre est un espace cloisonné. Seul ce qui évolue en son sein appartient à cette réalité nouvellement créée. Nous nous imaginons le trajet aéroport-maison de notre personnage parce qu’il est dans le cadre, mais nous ne pouvons imaginer ce qu’il en est du chauffeur de taxi qui l’a ramené chez lui. Nous ne verrons jamais ce personnage, il n’ « existe » donc pas. Le cadre est le seul lieu de vie : tout ce qui est hors-cadre (ou hors-champ) peut être considéré comme mort ou, en tout cas, non existant.
20Dans L’Avventura de Michelangelo Antonioni, un couple part en croisière avec une amie de la fille. Lors d’une excursion sur une île volcanique, l’héroïne disparaît subitement. Ils la cherchent un moment puis repartent, accablés. Une idylle naît pourtant entre le jeune homme esseulé et l’amie de la disparue. Mais un « fantôme » flotte autour d’eux. Dès que l’héroïne a quitté le cadre, elle est devenue omniprésente. Nous continuons à la chercher, elle semble cachée hors du cadre, derrière un mur, sous le canapé, prête à leur sauter dessus. En sortant du cadre, elle est entrée dans l’espace-mort et son absence devient une présence étouffante. En regardant ce film, nous vivons un vrai processus de deuil avec la disparition violente de ce personnage, nous ne pouvons l’accepter et nous nous attendons à la voir réapparaître d’un moment à l’autre. Un climat fantastique est installé par la seule disparition d’un personnage dans le cadre.
La mort au cinéma
21La mort, la disparition d’un être, au cinéma est traitée dans tous les genres. Elle fait partie de la vie et sert souvent à caractériser les personnages : nombre de ces derniers ont vécus des deuils qui influent sur leurs actes et nombres d’intrigues se lancent ou se relancent lors de la mort de personnages principaux ou secondaires. Mais deux genres en ont fait leur moteur : L’horreur et le fantastique.
22Le fantastique est le cinéma du vide. Il joue constamment avec le hors- champ et celui-ci s’imprègne du danger, de l’inconnu et devient le lieu de tous les possibles. Le fantastique est un cinéma de l’inconscient qui nous met face à nous-même, à nos peurs, à nos instincts primaires, à notre propre mort. C’est « l’angoisse du regard qui ne sait pas encore ce qu’il voit » nous dis Marcel Oms parlant du Vampyr de Dreyer. Ancré dans le réel, le fantas- tique s’y immisce pour remettre tous nos acquis en question et c’est cette « proximité du réel qui engendre la peur » (Leutrat). Il est « l’affrontement des forces rationnelles et irrationnelles » (Christian Odos), et la frontière horrifique est franchie par l’intermédiaire de l’horreur visuelle.
23La mise en scène de la conséquence de l’acte, de l’idée, fait naître le fantastique horrifique. Il est la finalisation de l’acte. Odos donne un exemple intéressant de fantastique pur, le Frankenstein de James Whale (1931). Alors que le monstre vient de s’échapper du château du Comte, il rencontre une petite fille. Loin de vouloir lui faire du mal, il accepte de jouer avec elle. Ils lancent des fleurs dans l’eau, les regardent flotter. Le monstre, amusé, tend ses bras vers elle ; il veut voir si elle aussi flotte. On ne nous ne montre pas la noyade ; « ce qui est important est l’acte ».
L’horreur intellectuelle et l’horreur visuelle
24Dans le fantastique pur, l’horreur est intellectuelle ; l’horreur visuelle (montrer le corps noyé de la jeune fille) engendre le fantastique horrifique.
25L’horreur choisit donc le choc frontal entre la mort et le spectateur. Le film d’horreur nous met face à ce qu’il peut y avoir de plus sombre chez l’être humain. Il est le lieu où ce qui est caché normalement et montré au plus grand nombre, et cela vaut aussi pour nos entrailles, que beaucoup d’entre nous préfèrent ne jamais voir et qui tapissent les murs des films d’horreur. Aux prémices du genre, on usait de la métaphore : les films d’épouvantes mettaient en scène des monstres fantasmagoriques capables de toutes les cruautés. Pour être mauvais, il fallait nécessairement avoir une enveloppe physique déformée, transformée, pour que l’on oublie l’existence d’une âme pure en son sein. Mais à partir des années 70, l’horreur a repris un visage humain et s’épanouit principalement dans le fait divers.
26On choisit de voir un film d’horreur. On choisit de se confronter à celui- ci. Mais qu’a-t-il à nous offrir ? Une image de l’inconnu, une confrontation à notre propre mort et à nos fantasmes. Ceux qui regardent un film d’horreur se mettent en danger et choisissent d’affronter leurs pensées les plus obscures, les plus enfouies. Le film d’horreur nous donne une image de ce que peut être la violence individuelle et nous y confronte pour mieux l’accepter. Peut-être sorti de la salle, nous sentons nous encore plus vivant, ou nous permet-il d’oublier que souvent la réalité dépasse la fiction. Allez dans un festival de genre, je vous assure que la plupart des spectateurs sont de vrais Bisounours ! Quoiqu’il en soit en sortant de la salle, nous nous sommes confrontés à une des facettes de la vie, nous avons été face à ce miroir de l’espèce humaine qu’est le cinéma, mais pour en contempler son reflet le plus trouble.
La mort dans le cinéma fantastique
27Le fantastique, qu’il soit horrifique ou non, a un rapport intime avec la mort. La mort est une chimère puisque dès qu’on la frôle, elle disparaît avec nous. Elle est le vide par excellence, l’absence d’image, de notion. Elle est un fait, un état, elle fait partie de la vie et nous essayons depuis toujours d’en faire l’antithèse de celle-ci. Nous tentons, à travers nos croyances, qu’elles soient religieuses ou athées, d’en faire un lieu, un passage, une transition. Ainsi, nous espérons qu’après la Mort, il y ait la Vie : autre chose, un ailleurs. Et le cinéma fantastique en s’emparant de ces thèmes leur apporte du crédit. Le cinéma, qui a ce pouvoir de donner vie au vide, a permis d’offrir une image de cette inconnue, des réponses à notre peur du vide.
28La figure du fantôme principalement est intéressante. Le spectre est un être coincé dans le monde des vivants parce que sa mort a été trop violente et qu’il refuse de partir. Le cinéma, par sa réalité illusoire, ne fait qu’établir dans une nouvelle réalité ces phénomènes, les a rendus concrets. À la base, cette présence de l’absence, n’est que le résultat de notre propre échec à accepter que l’autre quitte l’espace qui nous entoure. C’est nous qui le laissons errer, principalement quand nous n’avons pas été préparé à sa mort. Et le cinéma fantastique a donné vie aux fantômes, et nous permet de nous confronter à la peur de notre propre finitude et de celle des autres. Encore une fois, il nous offre une image de nos inconscients. Le cinéma fantastique lorsqu’il traite du deuil à travers la figure du fantôme, nous met en garde face à nos angoisses et nous invite à accepter cette finitude.
29En écrivant Absence, je souhaitais au départ confronter le spectateur à cette peur que j’avais de mourir et d’en avoir conscience. De continuer à errer parmi ceux que j’aime, de les voir, et de ne pas avoir pu leur dire une dernière fois que je les aimais. Et je souhaitais faire vivre cette possible angoisse, cette possible solitude. À l’écriture, je voulais donc raconter une histoire de fantôme angoissante et troubler le spectateur. Je me sentais d’ailleurs proche de cette mère qui n’a pas pu dire au revoir.
30Puis, une fois le film fini, posé sur l’écran et offert à tout le monde (6 ans se sont écoulés entre la première version du scripte et la première projection), je me suis rendu compte que j’avais fait un film sur la culpabilité et sur le deuil. J’ai appris à quel point nous étions les coupables de cette présence de l’absence, que nous étions ceux qui faisaient vivre le vide autour de nous et le cinéma m’a permis de le rendre tangible. Lorsque vous visionnez le film, vous ne vous dites pas que c’est une comédienne qui joue un fantôme : elle est un fantôme. Ce phénomène existe dans cette réalité et nous y croyons. Face à mon film, je me suis rendu compte que je n’étais pas la mère mais bien le fils. Le fils qui culpabilise de ne pas avoir été là et de ne pas avoir pu dire au revoir. Le fils qui fait vivre le fantôme de sa mère auprès de lui et empêche cette image de disparaître du vide qui l’entoure. J’ai compris que ma plus grande peur était simplement de perdre l’autre et mon impossibilité à l’accepter, plus que l’errance du mort. Je ne sais pas s’il y a un ailleurs, et je n’arrive pas à y croire, du coup, j’empêche l’autre d’y aller. Faire des films est pour moi une véritable catharsis, qui me permet de me confronter à mes peurs inconscientes et d’avancer. Je me suis offert l’image du vide dont j’avais besoin.
La mort censurée dans le cinéma français
31Pour terminer, j’ouvre une parenthèse. Nous commençons à peine en France à produire des films de genre fantastiques ou horrifiques. Jusqu’ici, ils ont toujours été difficiles à financer, si ce n’est impossible. Jean Rollin – décédé le 15 décembre dernier et que je tiens à remercier dans cet article pour la confiance qu’il avait en mes capacités de metteur en scène et pour m’avoir permis de l’assister sur son dernier tournage et celui que nous préparions –, est le seul réalisateur français à avoir fait carrière dans ce genre. Malheureusement, il a toujours été mis à part de la famille du cinéma et reste pourtant un cinéaste-culte dans certains pays.
32Je me suis souvent demandé pourquoi nous refusions en France de mettre le spectateur face à ce type de spectacle. Pour moi, la mort, la violence individuelle, sont des tabous dans notre pays. On refuse de laisser le spectateur s’y confronter et ceux qui financent les films l’ont toujours considéré comme un sous-genre. Il est étonnant de voir que les pays qui ont une culture importante du cinéma fantastique et/ou horrifique sont des pays à forte croyance spirituelle, des peuples qui ont foi en l’être humain, en la vie et en l’après, comme l’Italie, l’Espagne, les États-Unis, le Japon, etc.
33Ce n’est pas qu’une question de financement, certes à une époque où les films sont en grandes parties montés grâce aux apports des chaînes télévisées, il est difficile de faire un film impossible à diffuser en prime-time, mais je pense qu’il y a eu pendant des années un vrai blocage de l’intelligentsia française qui ne pouvait accepter la pertinence et l’intérêt de ce type d’imagerie. Je me réjouis de voir que les mentalités évoluent, d’autant que ces films ont un intérêt financier évident (il est plus facile d’exporter un film d’horreur moyen à budget réduit, qu’une comédie française moyenne au même prix). Ces thèmes sont universels et nous devons développer un traitement français de ce style de cinéma.
34Ceci est valable pour tous les genres, on remarque simplement qu’il y a un vrai tabou de la mort en France, lorsque on entend par exemple que Pascal Kané (dont vous pouvez lire un article dans cette revue) n’a jamais réussi à monter un film sur le suicide des adolescents. À contrario, au Japon, alors qu’une vague de suicides collectifs choquait le pays, un film d’horreur est sorti, inspiré par ce phénomène. Il s’intitulait Suicide Club et s’ouvrait sur une trentaine d’adolescentes qui se jetaient sous un métro. Exacerber pour mieux appréhender. Je prends un exemple extrême, mais il clair que nous n’avons pas cette culture de l’image et j’ai l’impression que son pouvoir nous effraie. On doit estimer qu’il n’y a pas de place pour ces sujets, que le spectateur n’a pas envie de se confronter à ces questions et que le cinéma ne peut pas parler de tout. Ou même pire, je suis persuadé que certains pensent qu’un tel film pousserait les jeunes à se suicider. Cela s’appelle de la censure. Tout simplement.
35J’aime aller au cinéma. J’aime vivre par procuration. Et je souhaite que le cinéma français s’ouvre un peu plus et n’ai plus peur d’apporter une vision, une réponse à ce qui nous effraie.
36Quant à moi, je continuerai d’entrer dans ces salles obscures, à me nourrir de cette imagerie fantastique qui n’a aucun reflet dans notre réalité. Parce qu’elle m’offre une image du vide et que cela m’apaise.
37Et comme nous le rappelle le philosophe Gaston Blanchard, « la mort est d’abord une image et reste une image ». À moins que…
Bibliographie
Bibliographie
- Blanchard Gaston (2004). La terre et les rêveries du repos. Ed. Corti. Coll. Les Massicotés.
- Leutrat Jean-louis (1995). « La vie des fantômes - Le fantastique au cinéma ». Ed. Les cahiers du Cinéma. Coll. Essais.
- Odos Christian (1982). Le cinéma fantastique. Ed. Guy Authier.
- Oms Marcel (1972). « Les Éternels voleurs d’énergie ». Ed. Les Cahiers de la Cinémathèque. N°7.
Mots-clés éditeurs : cinéma, image du vide, mort, cadre, espace-temps
Date de mise en ligne : 14/10/2011.
https://doi.org/10.3917/eslm.139.0125