Thanatomorphose et « dé-composition symbolique » du corps mort
1Madame D. est ravissante. Elle porte une jolie robe fleurie ornée d’un gilet de laine bleu marine, des escarpins de cuir et un collier de perles autour du cou. Ses cheveux sont soigneusement peignés, ses pommettes sont roses et un rouge à lèvre illumine son visage. Elle tient entre ses mains un chapelet et la photographie de ses petits enfants.
2Madame D. est décédée la nuit précédente à l’âge de quatre-vingt-cinq ans.
3Quelques minutes plus tôt, dans l’intimité de la chambre mortuaire, la rigidité cadavérique, le masque mortuaire qui inondait le visage de Madame D., les lividités, les rejets gastriques offraient une vision bien moins édulcorée de la réalité de sa mort.
4Ces processus appartiennent à la thanatomorphose et annoncent inéluctablement « l’aspect dramatique du devenir du corps mort » (Thomas, L.V., 1980).
5En se révélant être une épreuve de vérité, la rencontre avec le réel de la mort pose pour chaque sujet la question inévitable de « l’humanité persistante de son corps ou celle de son anéantissement » (LeBreton, D., 1993).
6Nous nous proposons alors d’interroger les différents aspects évolutifs de la construction de nos représentations du corps mort en formulant l’hypothèse d’une désymbolisation progressive au cours des siècles.
De la diversité polysémique à construction sociale du rapport au corps mort au cours des siècles
7Cadavre, défunt, dépouille mortelle, corps mort,… Une diversité polysémique qui témoigne du vertige saisissant à la subjectivité de ce passage dans l’autre monde : le monde des morts. Or, ce vertige du passage menant du vif au cadavre apparaît « aussi saisissant à la sensibilité ; il fait du corps une énigme dont la réponse ne laisse pas indemne celui qui prend l’initiative de la formuler » (Le Breton, D., 1993).
8La construction du rapport au cadavre dans les imaginaires sociaux s’est construite autour de la dualité corps-âme. Elle s’est entre autre articulée autour de l’assimilation de l’homme à une machine qu’il faut démonter pour en comprendre les rouages.
9Cette assimilation mécanique du corps humain, dans le cheminement réflexif de la pensée anatomique, et soutenue notamment par Descartes, a permis de moraliser les pratiques de dissection, a contribué à la désacralisation du corps et a valorisé la notion de réparation pour conférer au corps toute sa dignité.
10La vision anatomique du corps mort contraste fondamentalement avec la vision sociale ; aux yeux des proches, le cadavre n’est jamais purement un cadavre, et les sociétés humaines témoignent d’un respect ou d’une certaine crainte de la dépouille humaine et elles veillent à assurer la tranquillité de son dernier repos.
11En effet, si le cadavre demeure malgré tout un objet neutre soumis aux lois de la physico-chimie, il se pose comme support de croyances et d’attitudes en relation avec les pulsions de l’inconscient et les idées-force des systèmes socio-culturels. Une interférence entre le registre du réel et de l’imaginaire paraît inévitable.
12La confrontation au mort est toujours un moment d’une éprouvante douleur mais indispensable dans le processus de deuil en terme de réconciliation, d’au-revoir et de séparation (Hanus, 2002).
13Or, « une société moderne ne peut laisser mourir les individus sans savoir exactement pourquoi et comment ils meurent » témoigne un morgman de New York (Lahary, J.P., Vannier, E., 1980).
14L’élucidation, la démystification, la rationalisation sont autant de processus visant au sentiment d’appropriation et de toute puissance face à la mort et au mort.
15Ce constat ne peut que figurer dans une intemporalité persistante ; en revanche, les relations à la dépouille évoluent et sont empruntes de modifications profondes conjointes aux évolutions des sociétés.
16Nous observons aujourd’hui un glissement identitaire dans la symbolique octroyée à la dépouille mortelle (Mauro C., 2006) de sorte que le lien sacré au corps modifie en profondeur les pratiques ritualisées et les hommages rendus.
17Délaissé et désinvesti de la sphère intime, le corps mort n’en reste pas moins un support d’étude fondamental, voire d’expérience, un outil pédagogique et un matériau thérapeutique (Carol, A., 2004).
18Il continue de faire l’objet d’une attention particulière mais d’une nature nouvelle, plus médicalisée. Jean Paul Sartre écrivait d’ailleurs : « la caractéristique d’une vie morte, c’est que c’est une vie dont l’Autre se fait le gardien. Notre mort est un évènement qui appartient aux autres ».
19« Le destin ne s’achève pas avec la mort, mais s’accomplit encore dans le devenir du corps » (LeBreton, 1993) et les missions qui lui sont assignées relèvent de la scène communautaire et du bien public.
20Les dérives morbides des siècles de l’anatomie clandestine amènent à la reconsidération du statut anthropologique, juridique et social de la mort et du corps mort. Les autorités se mobilisent alors autour de la rédaction de textes de lois légiférant non seulement la manipulation et le devenir des corps, mais offrant également une définition commune de la mort dans notre société occidentale.
21Dès 1847, le Conseil des Hospices exprime par exemple dans son règlement la réparation des corps après autopsie pour « un rétablissement autant que possible du corps dans sa forme primitive » permettant à la famille de se recueillir à ses côtés et de lui dire un dernier au-revoir loin de toute confrontation traumatique.
22Depuis le décret n° 96-1041 du 2 décembre 1996, modifiant le Code de santé publique, la mort de la personne au sens juridique est officiellement devenue la mort cérébrale au sens médical et les modalités de constat de ce passage irréversible ont été précisément définies.
23Dès l’heure de la mort, l’être humain perd sa qualité de sujet de droit pour devenir un « ex-sujet de droit ». En effet, selon les articles 725 et 906 du code civil, pour être un sujet de droit il faut naître vivant et viable impliquant, à l’autre bout de la chaîne de la vie, que le droit fait disparaître la personnalité juridique acquise avec la vie. L’être humain acquiert la qualité de personne au jour de sa naissance et la perd le jour de sa mort.
24Le mort n’est donc plus un sujet de droit ; le cadavre est le substrat matériel d’une ex-personne au sens juridique. Tout comme le fœtus, qui bien qu’être humain, il n’est pas un sujet de droit, une personne au sens juridique. La dépouille mortelle est qualifiée par la jurisprudence et en doctrine de « chose sacrée ».
25Autre témoin de la mobilisation juridique : les réflexions législatives autour du devenir des cendres après crémation. En effet, la crémation, tradition ancestrale, autorisée par loi du 15 novembre 1887 sur la liberté des funérailles, s’est beaucoup développée ces dernières années, dans un cadre législatif des plus flous. Près de 35% de crémations dans les grandes villes, contre seulement 0,4% il y a trente ans.
26Le choix de recourir à la crémation résulte de l’article 3 de la loi du 15 novembre 1887 : « Tout majeur ou mineur émancipé, en état de tester, peut régler les conditions de ses funérailles ».
27La loi prend le problème à la base, c’est-à-dire en affirmant que le respect du corps humain ne cesse pas avec la mort. Ce sera le nouvel article 16-1-1 du Code civil :
28« Le respect dû au corps humain ne cesse pas avec la mort.
29« Les restes des personnes décédées, y compris les cendres de celles dont le corps a donné lieu à crémation, doivent être traités avec respect, dignité et décence. »
30Les cendres issues d’une crémation prennent le statut spécifique de « restes mortels », assimilées à la dépouille corporelle. En continuité, la loi interdit le partage des cendres.
31Ensuite, la loi interdit de conserver ou d’inhumer les cendres dans un lieu privé. Les urnes cinéraires devront être inhumées ou scellées sur un monument funéraire dans un cimetière ou encore déposées dans un columbarium. Est également prévue la possibilité de disperser les cendres dans le jardin du souvenir du cimetière ou un site cinéraire, et les communes sont tenues de mettre à disposition de tels équipements.
32La dispersion est également possible en pleine nature, en dehors d’un lieu public. Une déclaration doit être faite auprès de la mairie, le principe étant d’assurer en toute hypothèse la traçabilité des cendres pour permettre à tous ceux qui le souhaitent de pourvoir se recueillir près de ce qu’a été la dernière demeure.
33La réglementation funéraire prend tout son sens et puise sa légitimité dans les implications psychosociales.
34En France aujourd’hui, il existe principalement quatre types de manipulations sur les corps, impliquant chacune un consentement différent du défunt ou de ses proches :
- à des fins thérapeutiques dans le cas des greffes
- à des fins scientifiques d’expérimentation (don du corps à la science)
- à des fins scientifiques de recherche des causes du décès (le plus souvent il s’agit d’une mort hospitalière dont le caractère naturel n’est pas contesté mais dont l’origine du mal n’est pas statuée)
- à des fins médico-légales (suspicion d’une mort non naturelle, pratique des examens de corps, des autopsies judiciaires en cas d’obstacle médico-légal)
De la dé-composition à la re-composition symbolique nécessaire du corps mort
35Force est de constater que le cadavre subsiste dans l’imaginaire collectif comme « un foyer d’infection, le germe de la mort » (Cadet, A., 1877) où les notions de dangerosité et de contamination résistent.
36Le souvenir se voit entravé par la dénonciation des miasmes et microbes, déstabilisant alors le culte des morts, pourtant indispensable à notre fonctionnement collectif, et favorisant la désertion des cimetières, nouvelles « villes des morts » (Vovelle, 1983).
37L’aseptisation du mort s’inclue dans les logiques médicales contemporaines et l’hygiénisme prévaut dans le rapport au mort. Il prône alors la séparation des morts et des vivants mais sans distinguer les morts à soi et les morts indifférents.
38Prélevé, autopsié, muséographié, cinématographié, le cadavre est soumis aux nouvelles règles d’hygiène communautaire en vue d’être préservé et de préserver celui à qui il se donne à voir.
39Le soin de thanatopraxie notamment a la vocation de neutraliser les effets outrageants de la thanatomorphose au travers d’une technicité rigoureuse reposant sur l’usage d’une solution formolée.
40Toiletté, préparé, habillé de ces effets personnels, il retrouve non pas sa dignité mais son individualité.
41Le soin post-mortem offre alors au cadavre la possibilité de devenir un défunt ; un statut subjectivement conféré par les survivants. Doit on néanmoins surgénéraliser ces actes de conservation au risque de basculer vers un maquillage de la mort présentifiée ?
42« La mort n’est pas une simple privation de la vie ; elle est une transformation dont le cadavre est à la fois l’instrument et l’objet, une transmutation du sujet qui s’opère dans et par le corps » (Vernant, 1980).
43Nulle société humaine ne perçoit le corps comme un cadavre indifférent après la mort. Il est protégé de la curiosité et de la fantaisie des vivants par les rites funéraires. Rites qui permettent la prise de congé du groupe, jalonnent le chemin du mort vers l’au-delà. La dépouille est toujours l’objet du plus grand soin.
44Hertz (1970), cité par Hanus dans « Les Deuils dans la vie » (1994), souligne que la mort d’un homme n’est jamais un fait biologique pur. Il cite : « à l’événement organique se rajoute un ensemble complexe de croyances, d’émotions et d’actes qui lui donnent son caractère propre. On voit la vie qui s’éteint mais on exprime ce fait en un langage particulier : c’est l’âme dit-on, qui part pour un autre monde où elle va rejoindre ses pères. Le corps du défunt n’est pas considéré comme le cadavre d’un animal quelconque, il faut lui donner des soins définis et une sépulture régulière, non pas simplement par mesure d’hygiène mais par obligation morale ».
45Assujettis à de multiples jugements controversés, les professionnels funéraires, que l’on n’appelle plus « croque-morts » mais plutôt, sur un mode humoristique, « agents de voyage », doivent aujourd’hui répondre de la question du commerce de la mort. La libéralisation du marché funéraire a en effet produit de nouveaux « services autour de la mort » (DeKeiser, 2004) mais la professionnalisation a encouragé la définition d’un cadre éthique et déontologique rigoureux au service du mort, du vivant et de la société.
46« La mort moderne a fait exploser les repères traditionnels de la profession funéraire », notamment à travers la privatisation du deuil, et a « profondément bouleversé les missions des professionnels » (Michaud-Nérard, F., 2007).
47La question de notre propos n’est pas de se positionner mais de réfléchir aux conséquences d’un tel regard de la société et de telles mutations sur le plan individuel et identitaire.
48Alors que la trame collective se tisse dans une culture communautaire où la seule donne à l’existence singulière de la mort est celle de l’oubli, de l’indignité, de l’opprobe, et de l’absence de renom, il en est tout autrement pour les professionnels du post-mortem ; pompes funèbres, thanatopracteurs, médecins légistes, fossoyeurs, etc.
49En incarnant les valeurs d’humanité et d’humanitude avec autant d’engagement et en s’investissant dans le soin du cadavre défiguré banni de la communauté avec autant de rigueur, ces professionnels offrent à ces morts horrifiants, la possibilité d’une survivance grâce à sa réintégration dans la scène sociale, communautaire, et affective de ses proches.
50S’atteler à la réinscription de la mort dans notre société, poser les jalons d’une réflexion autour du statut identitaire du cadavre, participe à la resubstentialisation du sacré du corps mort et par la même assure au travail de mémoire une filiation communautaire.
51« Parler des morts, c’est encore les faire exister, les faire être » (Urbain, J. M., 2005). Selon Patrick Baudry, « en faisant l’économie d’une socialisation de la mort, mourir, et de l’espace des défunts, c’est la socialisation de l’existence elle-même que l’on diminue ».
52Si penser le corps est une manière de penser le monde, alors nous proposons et concluons que panser le corps mort est une manière de panser le lien social.
Bibliographie
- Baudry, P. (2006) La place des morts. Enjeux et rites. Paris, L’harmattan.
- Carol, A., (2004) Les médecins et la mort, XIXe-XXe siècle. Éditions Aubier, collection historique.
- DeKeiser, V. (2004) À la vie à la mort. Éditions Labor.
- Hanus, M. (2002) La résilience, à quel prix? Survivre et rebondir. Éditions Maloine.
- LeBreton, D. (1993). La chair à vif. Usages médicaux et mondains du corps humain. Paris, Métailié.
- Michaud Nérard, F. (2007) La révolution de la mort. Collection Espace Éthique. Vuibert.
- Urbain, J.M. (2005) L’archipel des morts. Cimetières et mémoire en Occident. Petite Bibliothèque Payot.
- Thomas, L.V. (1980). Le cadavre. De la biologie à l’anthropologie. Bruxelles, Éditions Complexe.
- Vovelle, M. (1983) La mort et l’occident de 1300 à nos jours. Paris, Gallimard.
Mots-clés éditeurs : représentations sociales, cadavre, thanatologie
Date de mise en ligne : 22/03/2011
https://doi.org/10.3917/eslm.137.0159