Couverture de ESLM_133

Article de revue

Aujourd'hui, la mort

Pages 69 à 83

1Il faut bien en convenir, la mort invariant par excellence n’a cessé de varier. Je m’en doutais mais j’en ai eu conscience aiguë en 2000 lorsqu’il m’a été demandé de mettre à jour par une nouvelle préface mon ouvrage de vingt ans d’âge « La mort et l’Occident de 1300 à nos jours ». Que de changements en si peu de temps, au niveau des réalités de la mort vécue comme à celui des représentations que l’on se fait du dernier passage ! Et depuis lors, averti, je n’ai cessé de revoir ma copie, dès 2003 pour apporter mon témoignage aux Parlementaires de la Commission sur la fin de vie, et aujourd’hui pour vous, sollicité par de nouvelles images et par de nouvelles lectures qui vont sans multiplier les exemples, des ouvertures un peu inquiétantes de Magali Molinié (« Soigner les morts pour guérir les vivants ») à l’état des lieux dressé par F. Michaux Nérard (« La révolution de la mort »). Deux exemples parmi d’autres qui m’amènent sans modifier ma démarche à l’enrichir de nouveaux problèmes.

2Je persiste et signe dans la désignation des thèmes majeurs qui me semblent caractériser en cette première décennie du XXIe siècle les représentations comme les pratiques devant la mort : durcissement, comparaison, évasion.

3Durcissement ? J’ai le sentiment de vivre la fin de l’optimisme des Lumières, encore de rigueur voici une trentaine d’années, quand j’aborde dans l’ordre, les données démographiques et leur bilan contradictoire.

4Non que la tendance générale soit renversée : d’une décennie à l’autre, les progrès de la technique médicale et, dans la sphère des nations les plus évoluées, les gains de l’espérance de vie à la naissance sont continus : la barre des quatre-vingts ans est franchie chez les femmes, la longévité masculine suivant le mouvement avec le retard de rigueur, et nous gagnons un trimestre chaque année ! La place des tranches de vie supérieures à quatre-vingts ou quatre-vingt-dix ans s’accroît, les centenaires ont cessé d’être signalés comme des exceptions remarquables. Les projections qui sont proposées pour les premières décennies du troisième millénaire nous promettent un lot renforcé de patriarches.

5En revanche, l’exemple de l’ex-URSS et de certains pays de l’ancien bloc socialiste, où la crise liée à la déstructuration d’un système a entraîné un sensible recul de l’espérance de vie en fonction de la désorganisation de la couverture médicale, de la malnutrition ou de l’alcoolisme nous a fait découvrir presque à nos portes, qu’une régression sensible, due à des facteurs économiques, sociaux mais aussi culturels, était possible. Nos sociétés occidentales, privilégiées, dit-on, sont-elles à l’abri de telles régressions ? On prête plus d’attention, dans un climat de crise, aux inégalités face à la mort dans des populations où le monde des exclus, dépourvus de toute couverture sociale, s’est élargi.

6Chez les économistes, à côté des pessimistes qui croient à une paupérisation absolue et relative de l’humanité, les libéraux affirment : « On vieillit plus nombreux, plus longtemps et surtout beaucoup mieux », comme conclut la professeure Françoise Forette, sans entraîner l’assentiment général du congrès de Genève en 1999.

7Par-delà les constats et les anticipations parfois aventurées des démographes, un regard s’est transformé, tant dans l’opinion et dans les médias qui la reflètent et la façonnent que dans les politiques étatiques, sur ce gain de vie, ses inégalités et ses limites. Et ce, même si l’on s’interdit, dans une vision égoïste, de prendre en compte les désastres – famines, déracinements massifs – de l’Afrique et de tout ce qu’on appelait hier le Tiers-monde. Trop de vieux pour une proportion réduite d’actifs ? Ce qui nous est promis pour les décennies à venir s’inscrit déjà dans la crise des systèmes de sécurité sociale des pays occidentaux et suscite des réponses contrastées, où le discours néo-libéral actuellement en faveur voit dans la privatisation et le désengagement de l’Etat une solution que contestent ceux pour qui la « révision à la baisse du contrat social » reste une régression inadmissible. Il en résulte un climat ambigu, où l’inquiétude domine. D’abord, une attention renforcée aux problèmes de fin de vie – quel gouvernement n’a pas une politique de vieillesse ? Et l’on ne saurait dénier à cette politique, en France ou ailleurs, une certaine efficacité, dans l’aide à domicile et, plus largement, dans le soutien d’une tranche alourdie de la population. Ensuite, de l’inquiétude à la peur, le pas est vite franchi : on parle de la peur des jeunes, cette relève attendue, mais aussi inquiétante lorsqu’elle s’inscrit en marge de la société et que l’on découvre avec effroi des enfants homicides, des adolescents qui vandalisent le lieu des morts parfois par jeu simplement. Plus diffuse, enfin, la peur des vieux, au double sens actif et passif, ressentie par ceux dont la retraite est menacée et qui sont confrontés, par ailleurs, à la solitude et à la violence. Mais c’est un regard parfois ouvertement hostile aux nantis des trente glorieuses qui se profile, à ces privilégiés d’un moment de prospérité dont le suivi est rien moins qu’assuré.

8J’ai été frappé à la lecture de l’ouvrage de François Michaud Nérard, de voir la place attribuée à la « mort scandale » et à ses visages dans la France d’aujourd’hui, tout à fait révélateurs : la canicule du mois d’août, et l’affaire de la maternité de Saint-Vincent-de-Paul ou l’insupportable mortalité néonatale.

9De la somme des peurs individuelles aux différents visages des peurs collectives, la transition s’opère sans peine. Enchaînant sur le tableau dont la statistique démographique et médicale a livré les éléments, on a connu l’émergence de nouvelles maladies, inquiétant démenti au rêve d’hier d’une victoire achevée, ou proche de l’être. Il y a trente ans, la « maladie des légionnaires » pouvait paraître encore un curiosum, même si certains, avertis de l’existence dans les régions moins connues de l’Afrique ou d’ailleurs, d’affections virales encore mal identifiées, y voyaient déjà un signal d’alarme. L’explosion du sida et sa rapide diffusion ont imposé la présence d’un nouveau fléau, aujourd’hui répertorié parmi les dix causes principales de mortalité. Il s’inscrit dans la continuité, sinon des grandes pestilences, du moins des affections comme la syphilis, propres, par leur nature, à faire resurgir l’idée de la faute et de la malédiction. Touchant initialement dans nos pays le groupe des homosexuels et celui des drogués, le sida a pu apparaître dans l’inconscient collectif comme la punition de l’œuvre de chair dévoyée, ou de la marginalité.

10Le sida est devenu depuis lors un péril pour tout un chacun, substituant à des décennies de libération sexuelle la contrainte et la peur, dans l’attente d’une thérapeutique décisivement efficace.

11J’en étais là de mes réflexions, hier encore, quand aujourd’hui je suis frappé de l’émergence d’une nouvelle peur : notre génération s’était accoutumée au dilemme devenu familier : le cancer ou l’accident cardiovasculaire. Et voici que la maladie d’Alzheimer, désignée comme le péril d’une dégénérescence qui nous menace tous, inexorable autodestruction, prend dans notre société, comme dans notre imaginaire une place sans cesse croissante.

12Le paradoxe veut qu’avec la fin de la guerre froide et de l’affrontement des deux blocs, le péril nucléaire ait pris un visage inédit, imposant avec la catastrophe de Tchernobyl une nouvelle image de la mort atomique. On parle du sarcophage de Tchernobyl, incertaine protection, comme on évoque les cimetières de sous-marins atomiques dans la Baltique ou la mer Blanche : loin d’être sécurisantes, ces métaphores rappellent un péril de mort, tapi là-bas mais aussi à nos portes, comme le dénoncent les mouvements écologistes. Prenant la place de la peur de l’apocalypse provoquée par une guerre nucléaire, la défiance, sans se limiter au nucléaire civil, touche les aspects les plus avancés du progrès scientifique. Pour ne citer qu’un exemple, les manipulations génétiques inquiètent, qu’elles concernent le secteur agroalimentaire ou le génome humain. Au point de rencontre des fléaux inconnus et des atteintes portées à une économie naturelle, la maladie de la vache folle a donné une assise à ces inquiétudes et a généré à travers l’Europe une panique d’un nouveau genre. Une fois encore, la lecture de l’ouvrage de François Michaud Nérard m’interpelle : la grippe aviaire que nous voyons encore apparaître comme une image un peu incongrue sur nos écrans de télévision est une menace bien réelle, et l’épidémie adviendra, programmée déjà...

13Aux années de confiance, voire d’euphorie, qui accompagnèrent, par exemple, les premières greffes du cœur, où toutes les imprudences étaient licites, succède un repli frileux alors même que le progrès continue à aller son train. En France, le scandale du sang contaminé qui a fait plus que répondre à un incident, témoigne de cette sensibilité. On ne saurait considérer comme une simple retombée de ce scandale le phénomène actuel du refus des dons d’organes. Nous sommes là encore pris à partie directement : la petite fille qu’on nous a montrée hier à la télévision, criant qu’elle va mourir faute de recevoir un nouveau cœur, ferait oublier qu’il faudrait pour cela qu’une autre petite fille meure, dans un accident de voiture peut-être... Réaction des individus et des familles, le retrait, qu’il serait trop simple de qualifier d’égoïste, exprime un nouveau rapport au corps et à son intégrité.

14Inquiète de son avenir, notre civilisation n’en est pas quitte avec son passé qui lui renvoie, rajeunies, des images de mort que l’on croyait exorcisées, en tout cas occultées. Les bouleversements politiques et, singulièrement, l’implosion du système du socialisme dit « réel » ont sans nul doute accéléré, la plongée dans un passé parfois récent, découvrant l’univers du goulag. Sur un autre front, on avait déjà assisté au retour anxieux et spectaculaire de la mémoire de la Seconde Guerre mondiale à travers l’entreprise d’extermination des juifs, la Shoah. Ce remords collectif, nourri par les images de l’Holocauste, semble l’expression différée d’un travail de deuil dont les années de la guerre froide avaient voulu faire l’économie.

15Surgie de l’expérience passée, la notion de génocide, dont la Shoah donne le modèle renvoie à une réalité plus que jamais tangible. Du Rwanda au Darfour, nous arrivent aujourd’hui les images insoutenables des génocides contemporains.

16Hypocritement ou cyniquement, on se détourne de l’image de ces massacres, même si l’on n’ose plus évoquer l’option « zéro mort » – s’entend dans le bon camp – et l’on s’endurcit à la vision quotidienne des apocalypses lointains : mais gare à celle qui se produit à nos portes comme il est advenu à New York le 11 septembre 2001.

17Une société sur la défensive, repliée égoïstement sur sa propre préservation, secrète, de la base au sommet, des attitudes, des comportements, une « philosophie », enfin, qui justifie la mort de l’autre. À la fin des années soixante-dix, je croyais encore pouvoir conclure mon parcours sur les progrès de l’abolition de la peine de mort à travers le monde. En 1981, la France de François Mitterrand supprimait la peine capitale et, semble-t-il, apportait ainsi une contribution significative à une croisade qu’elle n’avait cependant pas initiée. Mais nous savions déjà alors que ce triomphe apparent de l’esprit des Lumières était fragile : à partir de 1976, l’un après l’autre, des Etats des U.S.A. avaient rétabli la peine de mort et en usaient parfois sans discrétion à l’instar d’autres pays comme la Chine.

18Dans notre quotidien, la peur, fille de la violence, elle-même générée par la crise et l’exclusion, alimente un courant qui se nourrit du rejet de l’immigré, du marginal ou des jeunes. Mais il convient de faire la part des choses. En plaçant sous le signe de la compassion (et non point seulement de la solidarité, plus « moderne ») le développement qui suit, j’ai souhaité rendre compte des progrès sensibles d’une prise de conscience collective et de leurs résultats, même limités.

19La plus évidente de ces limites, reste bien que, pour les conditionnements lourds qui ont assuré la prééminence du tabou sur la mort, la continuité est de règle : les contraintes de l’urbanisation, le brassage des populations et le repli sur la famille étroite, la médicalisation de la mort, devenue très majoritairement hospitalière, autant d’éléments dont le poids, loin de régresser, n’a généralement fait que se renforcer. Mais l’esprit dans lequel on aborde les questions a changé. Il reflète désormais le sentiment d’une urgence.

20La recherche et la pratique médicale poursuivent leurs progrès, fût-ce sans avancée spectaculairement révolutionnaire. Même si le sida n’a pas trouvé son antidote définitif, différentes formes de cancer régressent grâce à la prévention et aux nouveaux moyens curatifs ou, du moins, connaissent un pourcentage croissant de guérison. Pourtant, la mobilisation d’une opinion prompte à s’émouvoir (et parfois à s’indigner) se marque à certains traits. La mort scandale, aujourd’hui, ce peut être la mort subite du nouveau-né : injustice du sort, impuissance de la médecine expliquent la forte motivation du public, malgré le nombre somme toute faible des cas recensés. Il en va de même pour les maladies génétiques héréditaires, parce qu’elles touchent des jeunes, se développent implacablement, gardant malgré tout leur poids de malédiction. Et c’est ici que l’on retrouve, au détour du chemin, les deux figurations précédemment évoquées, à propos des bocaux scandaleux de la maternité de Saint-Vincent-de-Paul, car les deux extrêmes se touchent, à l’orée et à la fin de l’existence.

21J’ai tenté dans les limites évidentes de cette approche synthétique de suivre les étapes actuelles du parcours de la mort – ce « death trip » comme les désignent les anglo-saxons : au fil de leur déroulement, de l’approche de la mort au cimetière et l’au-delà, se détecte ce qui perdure et ce qui a changé.

22Où meurt-on ? La mort en milieu hospitalier dans plus de trois quarts des cas semble – ou me semblait – le fait d’une évolution irréversible, fruit à la fois de l’évolution de la famille, de la société, de l’urbanisation et largement de l’évolution de la médecine et des soins apportés, jusque dans la phase terminale. Ce n’est pas sans quelque surprise que j’ai vu, sous la plume avertie de F. Michaud Nérard annoncer (p. 107 de « La révolution de la mort ») que cette situation peut être considérée comme transitoire, et que la majorité des services de fin de vie doivent disparaître de l’hôpital au profit de l’hospitalisation à domicile. Telle perspective qui s’inscrit à rebours d’une tendance actuelle à une prise en charge renforcée dont le développement des services de soins palliatifs ouvrait la voie, semble se proposer de rendre à la famille (et au mourant) une ultime présence, revendiquée par certains. Mais la famille – soit le conjoint survivant s’il est en état, ou les proches sont-ils à même d’assumer cette tâche, à supposer même qu’ils reçoivent une assistance. On lit dans la presse en 2007 l’histoire du vieux couple Marcelle et René, le vieillard homicide par amour, devant son impossibilité de gérer les derniers instants de son épouse, après que l’hôpital les ait renvoyés chez eux. Voilà bien un domaine dans lequel comme le dit l’auteur que nous citons, « il y a sans doute à inventer ».

23Pour l’heure, en même temps que s’est aujourd’hui banalisée, semble-t-il, la mort en milieu hospitalier, dans les villes comme dans ce qui subsiste de monde rural, l’âpreté de certains affrontements d’hier s’est amoindrie : ainsi en va-t-il de l’attaque contre le pouvoir médical et de la dénonciation de l’acharnement thérapeutique. Les médecins ont fait leur part du chemin, s’ouvrant – encore modestement – à des pratiques nouvelles dont les unités de soins palliatifs portent témoignage. Mais on sent la précarité d’une confiance vite ébranlée par un événement scandale, comme le fut, en France particulièrement, celui du sang contaminé. On notera toutefois que, dans ce cas, l’« imputation au politique » a, au moins partiellement, relayé la mise en cause du corps médical. On l’a dit à propos du refus de dons d’organes : plutôt qu’un geste hostile à l’égard du praticien, il faut y voir un nouveau rapport au corps, l’expression de l’affectivité familiale qui se modifie. En continuité avec ces nouvelles tendances s’inscrit l’attention portée par le corps médial et les instances officielles au refus de la douleur, hier encore considérée par certains comme l’inévitable corrélat de la maladie, la morphine médicale, jadis concession indigne à la faiblesse humaine, ne fait plus peur ni honte.

24On doit reconnaître ici un aspect du combat mené depuis les années soixante (soixante-cinq si nous prenons pour référence E. Kubler Ross) et une étape vers l’humanisation du dernier passage, par la restitution au mourant de sa dignité d’interlocuteur et par la mise en œuvre des procédés dits de « nursing », associant aux aspects psychologiques une présence attentive et un « accompagnement » à une démarche médicale palliative de la douleur, tout en évitant les procédures inutilement agressives.

25C’est sur ces bases que sont organisés, à partir d’initiatives d’abord isolées (Hôpital Paul-Brousse à Villejuif), les centres de soins palliatifs annexés à des structures hospitalières où sont accueillis les malades terminaux. Des équipes associant médecins, infirmières et infirmiers, soignants et bénévoles se sont constituées, une formation spécifique a été mise au point. Ne nous dissimulons pas que cette politique n’est pas accueillie sans réticences ni arrière-pensées, et pas seulement par les praticiens. En simplifiant, on pourrait avancer, d’une part, qu’elle heurte une tradition médicale peu habituée (et surtout peu formée) à un investissement psychologique qu’elle considère comme hors de sa vocation et, d’autre part, qu’elle oblige à prendre parti devant l’euthanasie, dont elle se démarque vigoureusement. Son objectif est, en effet, de procurer une fin sans douleur mais non provoquée. Or, dans les débats d’idées, souvent polémiques, tels qu’on en voit dans la pratique hospitalière, le problème de l’euthanasie est loin d’être réglé : rares sont les praticiens qui, pour crever l’abcès du non-dit, ont déclaré l’avoir pratiquée à la demande du patient, moins rares les médecins et les soignants qui reconnaissent y avoir eu recours. La revendication du « right to die » que nous dénommons en France la mort « dans la dignité », quand une volonté s’est expressément exprimée, demeure apparemment l’apanage d’une petite élite rationaliste motivée.

26Au quotidien, le dernier passage, en milieu hospitalier le plus souvent, confronte à la destruction progressive des rituels traditionnels. Un manuel récent comme celui du père Christian Biot – introduction, par un aumônier voué à ce sacerdoce, à une pratique de la mort chrétienne aujourd’hui – frappe par son souci de s’adapter avec souplesse et compréhension à une population multiconfessionnelle et multiethnique, mais surtout majoritairement déshabituée des gestes traditionnels et plus encore coupée de la culture chrétienne. Il valorise la présence de la famille, quand la possibilité en est offerte, et consacre significativement autant de place au soutien de celle-ci dans son travail de deuil qu’à l’assistance au mourant.

27Ici encore, je me trouve confronté, par rapport à ce que j’ai pu écrire précédemment à un obstacle, dans ce parcours semé d’embûches.

28On ne peut qu’apprécier positivement l’attention portée au deuil des « survivants » tout en prenant acte du glissement sensible aujourd’hui de la focalisation sur le stade terminal avec le souci de restituer sa dignité au mourant, à la prise en charge de ceux qui restent. Jusqu’à quel point doit-on aller ? En ma personne, l’historien qui a suivi sur des milliers de testaments la formulation des dernières volontés des Provençaux à l’âge classique, ne peut qu’être sensible aux projets de convention obsèques qui sont actuellement promus, et à la propagande qui leur est faite : retour d’une préparation à la mort laïcisée, prise en charge par des compagnies d’assurances. Mais en même temps que le public des seniors est invité à reprendre en main la gestion de sa mort et l’organisation de ses obsèques, on a vu la limite imposée à sa volonté : celle de disposer de sa vie, le refus du « right to die » même si de nouvelles dispositions ouvrent la possibilité de stipuler le refus d’une réanimation lourde et d’une survie assistée.

29L’attention portée à des cas dramatiques dans ce domaine, en France comme récemment en Italie témoigne de l’actualité du problème. Loin d’être maître de sa vie et de sa mort, l’individu l’est-il de l’après mort ? L’observation des dernières volontés a de longue date été à la fois réclamée et transgressée (rappelons-nous Lafontaine « Monsieur le mort laissez-nous faire ! On vous en donnera de toutes les façons »...). Au siècle des Lumières, Turgot parmi d’autres, en déclarant qu’il ne fallait pas se laisser enchaîner par l’héritage des morts (en quoi il ne faisait que suivre ce que l’Église, avec ses réductions de messes pratiquait couramment) adoptant une attitude aujourd’hui banalisée. La commission crémation du Comité National d’Ethique du funéraire en 2007 estimant que la volonté du défunt (ici en matière de crémation ou d’ensevelissement) peut être récusée à la demande de la famille, exprime la nouvelle idée reçue que les obsèques et les pratiques post mortem sont faites pour assumer le deuil des survivants, ce qui peut valoir aussi bien pour les cérémonies, religieuses ou civiles. On dira que, de longue date le poids de la convention sociale comme de la tradition familiale ont limité l’affirmation de la différence par les obsèques civiles.

30Si la gestion du dernier passage est loin de s’effectuer sans poser des problèmes majeurs comme on vient de le voir, c’est que la prise en charge traditionnellement assumée jusqu’à hier par l’homme de Dieu, prêtre ou officiant, intermédiaire avec la famille, échappe aujourd’hui largement à ces recours dans une société en voie de déchristianisation. La pastorale évoquée plus haut à partir du père Biot est sans doute exemplaire mais ne peut faire office de modèle.

31Dans notre société française laïcisée, je note au rang des nouveautés, l’apparition du conseiller funéraire, ce nouveau personnage promu par les sociétés, non point pour se substituer à l’homme de Dieu mais comme intermédiaire apte à apporter dans un moment tragique l’appui, le soutien de la famille, l’aide dans le choix des cérémonies, des gestes, et pourquoi pas des nouveaux rituels qui se cherchent. Il y a là un phénomène à suivre attentivement.

32C’est au cours des funérailles que l’on saisit le plus nettement l’incertain équilibre entre l’ancien et le nouveau, la déstructuration des gestes traditionnels et l’ébauche de ce qu’on n’ose nommer nouveaux rituels. Le fait que 70% des décès en France surviennent en milieu hospitalier crée le besoin d’un lieu, sinon de recueillement, du moins de départ qui ait quelque dignité : on est loin du compte. À vrai dire, dans le contexte actuel, où le domicile familial a largement perdu son rôle de pôle de rassemblement, où les obsèques religieuses, qui concernaient encore 70% des Français voici une quinzaine d’années, déclinent autant et plus par manque d’officiants que par repli de la demande collective, on comprend le rapide progrès dans le secteur privé ou semi-public des funérariums des entreprises de pompes funèbres. La France s’est-elle mise à l’école du monde anglo-saxon ? La pratique des funérariums avait connu des débuts laborieux (trente-cinq créations seulement entre 1962 et 1975), elle est aujourd’hui banale dans de modestes sous-préfectures. La clé de ce succès est institutionnelle : la privatisation des pompes funèbres et la commodité pour les municipalités d’en confier la régie à une firme explique cette multiplication. Si le funéraire se porte bien, sur fond de concurrence entre les Pompes funèbres générales, encore majoritaires, et les représentants d’un libéralisme sans complexe (ainsi la chaîne Michel Leclerc), la France garde de son héritage historique une retenue relative dans l’investissement sur le funéraire. De même a-t-elle opté, à l’instar des autres pays européens, contre les thanatopraxies lourdes à l’américaine, pour une toilette plus sobre du cadavre. Que sont devenues les grandes funérailles d’antan ? Nous en retrouverons sous peu, à propos de l’imaginaire de la mort, les transpositions modernes les plus inattendues parfois, mais, pour le commun des mortels, le cortège funèbre et les formes de sociabilité qui l’accompagnaient connaissent un déclin sans retour.

33Même si la nécessité de garder à mon commentaire des limites honnêtes m’impose ici de passer lestement sur le destin actuel des cimetières que j’ai tant fréquentés aux cours de mes recherches en France ou ailleurs, je ne puis ici m’en tenir à l’impression retirée, de tel grand congrès à Séville voici quelques années sur l’avenir du lieu des morts en un mot ou comment s’en débarrasser ?

34En France, leur évolution est marquée par la précarisation des concessions et par la recherche d’espace, conduisant à une excentration dans les nouveaux cimetières, paysagers ou non, cependant que se mite progressivement, sous l’invasion de la marée noire du granit scandinave, le tissu dégradé du paysage cimetérial du siècle passé.

35Moins que jamais je ne pourrais aujourd’hui passer sous silence les problèmes de crémation, qui ont pris une place sans cesse croissante, concernant actuellement 25% des défunts. Il est à croire que la France tendanciellement se rapprochera d’autres pays de l’Europe où cette pratique est désormais très majoritaire, et que le décalage historique entre Europe réformée et pays latins de tradition catholique va se résorber, même s’il reste des traces dans la pratique collective. L’essor de la crémation répond à un ensemble d’évolution d’ordre social voire économique, démographique mais surtout culturel (et bien sûr idéologique) dont je n’entreprendrai pas ici de démêler l’écheveau. Je m’en tiens ici à relever les problèmes, à mon avis, révélateurs d’un statut ambigu : car si la crémation, originellement, manifeste le refus de la sacralisation de la dépouille physique et le geste du retour « earth to earth » des cendres du défunt, les attitudes, comme les pratiques manifestent un comportement beaucoup plus complexe des familles plus encore que du défunt qui a fait ce choix. Dispersion, complète ou partielle, urnes accueillies dans un micro espace cimetérial, ou des logettes, mais aussi conservées à demeure, dans la famille... Sur une cheminée ? Je sais des cas où l’on associe les deux ou les trois pratiques. Mais des débats qui n’ont rien de futile s’élèvent sur le respect dû aux cendres, le caractère sacré de l’urne et de son contenu : doit-il survivre aux derniers feux de l’affection familiale, quand on retrouve l’urne chez le brocanteur ? Au dix-neuvième siècle, les douanes anglaises confrontées au problème de l’entrée des momies qui leur venaient d’Egypte avaient décidé de les ranger dans la catégorie « Stockfish »... Ce point pose le problème du caractère sacré du cadavre, fut-il réduit en cendres, ce qui a, de longue date, été présenté comme sa destination première. Mais j’y retrouve, en bouclant ce développement, une tendance rencontrée déjà, dans le geste de défense de l’intégrité physique à propos des dons d’organe, comme (avec ceux des implications plus complexes) dans l’exigence de donner un nom, un état-civil et une sépulture aux fœtus comme aux petites victimes de la mortinatalité...

36Dans tout cet entrecroisement d’attitudes, de gestes oubliés et d’autres qui se cherchent, de revendications parfois maladroites, on distingue un peu plus que la fin d’un système traditionnel. C’est que, dans ce paysage de ruines, que les productions et accessoires du funéraire privatisé relèvent maladroitement, il serait injuste de ne pas discerner les indices d’une recherche de mots nouveaux, de gestes, de rencontres. Des chrétiens organisent ici une célébration religieuse sans prêtre, ailleurs des laïcs s’interrogent sur un cérémonial civique rénové. Et que dire des faire-part et notices nécrologiques, tels que le journal Le Monde les présente désormais, quelque peu noyés dans le voisinage des gestes d’affection les plus divers – un coucou à la grand-mère, l’anniversaire d’un ami, le souvenir aussi des victimes et des héros. Ce sont souvent des notices indiscrètes, personnalisées comme on dit, échappant aux formules codifiées d’hier. Une prise à témoin qui est aussi une prise à partie et qui suggère à sa façon que la convention du silence ne résistera pas plus que le discours guindé de l’époque victorienne.

37Mais quelle est la substance de ce nouveau discours ? L’imaginaire actuel de la mort, si l’on ne s’en tient pas à l’apparent disparate des notations que l’on peut recueillir, fait prévaloir certaines tendances : de la déstructuration accentuée des dogmes et des certitudes, génératrices de « bricolages » idéologiques où chacun tente de trouver sa voie, émane plus que l’image d’un au-delà, l’insistance sur le deuil, lui-même associé à ce qu’on a pu désigner comme le « retour des morts ». Nouvelle cohabitation en quête d’une pacification, parfois assombrie dans le plan collectif du poids des retours de la mémoire en forme de « repentance », mais apte à fabriquer autour de figures emblématiques des objets symboliques inédits.

38Sans en attendre plus qu’une reconnaissance globale des nouveaux territoires de la mort dans l’imaginaire, il est fort instructif de confronter au tableau que j’avais dressé dans mon livre à la fin des années soixante-dix, il y a trente ans l’enquête commanditée en mai 1994 dans les journaux Le Monde et La Vie sur « Les croyances des Français » et celles qui l’ont suivies jusqu’en 2006, aggravant ses constats.

39Ces constats sont rudes : 61% des Français se disent aujourd’hui catholiques contre 81% voici 30 ans ; la croyance en Dieu, plus stable, est passée de 66% à 57% en 2003. Mais l’au-delà que l’on évoque est devenu de plus en plus imprécis : l’affirmation en est sans doute très répandue, en progrès même, semble-t-il, puisque, stabilisée dans les décennies 1960-1970 autour de la moitié des réponses, elle est désormais invoquée dans 60% des cas alors que la proportion de ceux qui en récusent l’idée a régressé de 53% à 25%. Mais en fait, le progrès le plus sensible s’inscrit dans le groupe de ceux qui répondent « il y a quelque chose mais je ne sais quoi ». Les personnes qui se risquent à plus de précision restent minoritaires, et si l’enfer, hiver évanescent (25%), fait un retour marqué à 33%, le purgatoire, lieu d’expiation momentanée, n’est invoqué que par 35% (et, parmi les sondés, 44% seulement de ceux qui se disent catholiques, pour 71% de ceux qui se présentent comme pratiquants réguliers).

40Il serait de toute évidence imprudent d’extrapoler, à partir de ce paysage d’âme collectif des Français, aux autres aires de la civilisation occidentale. Mais l’accentuation du processus de déchristianisation, dont on ne saurait plus aujourd’hui contester l’ampleur atteste le recul des dogmes des Eglise établies. La surprise de cette enquête a fait naître chez ses commentateurs, plus qu’à ce constat, au demeurant ambigu (notons la reprise de la croyance en l’au-delà et le retour de l’enfer), à celui des formes qu’il a prises. Ni progrès de la pensée rationaliste ni retour dans le giron des Églises, un nouvel irrationalisme diffus s’exprime par le biais de bricolages idéologiques individuels (ou parfois collectifs dans le cadre des sectes), sous la forme de syncrétismes variés qui renvoient fréquemment à l’héritage chrétien (tout en s’exonérant de la notion de péché), mais aussi à d’autres systèmes (11% de sondés croient à la réincarnation). Si on ne fait plus guère confiance à la science, 39% des Français croient aux extraterrestres, 71% à la transmission de pensée et 37% sont persuadés que les morts communiquent avec les vivants. Ces bricolages impliquent aussi bien les chrétiens que les incroyants : 11% des Français, le dernier carré, dirait-on un peu brutalement, des pratiquants classiques, s’en tiennent au système ternaire paradis-purgatoire-enfer, mais une majorité de catholiques croit à la communication des vivants et des morts et, pour beaucoup, l’accent présent mis par l’eschatologie chrétienne sur la promesse de la résurrection a éloigné sans contrepartie des stratégies traditionnelles, ancrées dans l’idée de l’expiation à temps ou de la punition éternelle.

41« Méfions-nous des images » : la mise en garde du cardinal Etchegarray dissipe la vision d’un purgatoire, lieu igné de la tradition, pour en faire un état de souffrance momentanée, l’enfer devenant l’hypothèse, à la limite, du statut de ceux qui ont refusé Dieu... J’ai poursuivi à travers les figurations contemporaines dans la presse et les médias l’enquête que j’avais menée naguère sur la représentation graphique d’un purgatoire désormais évanescent. Avec quelque surprise, j’ai retrouvé la pénitente enchaînée qui illustrait la première édition de mon livre sous les traits d’un top model alléchant invitant, sur la couverture d’un magazine peu édifiant, à des fantasmes sadomaso...Il était pourtant bien commode, ce réceptacle des peines et des espoirs, support du deuil des vivants ! À l’université d’Avignon, en 2007 un colloque a réuni historiens et chercheurs sur le thème du Purgatoire, objet d’études depuis une quarantaine d’années (Le Goff, Vovelle...) et l’on y a entendu un théologien faire le point sur l’état actuel dans la doctrine de l’Église aujourd’hui d’un « troisième lieu » un peu menacé. Etait-il imprudent ? Mais on apprenait en ces jours que les instances vaticanes venaient, si je puis dire de « supprimer » les limbes d’un trait de plume.

42Les responsables de la pastorale s’inquiètent, plus que de l’incroyance d’un rationalisme moins sûr de lui, de l’attrait des religiosités « orientales » (au demeurant bien approximativement assimilées) qui font le succès de la croyance en la réincarnation, soit, si l’on me permet ce raccourci, en de secondes vies monnayées de façon moins austères, peut-être, que dans l’eschatologie chrétienne actuelle de la résurrection.

43La déculpabilisation sensible à partir des représentations de l’au-delà ne signifie donc pas pour autant que nos contemporains aient pacifié leurs rapports avec les morts et fait, comme on dit, leur deuil... Du travail du deuil. On prend acte de l’intérêt que portent certains milieux psychanalytiques à la relation des vivants et des morts, partant, ainsi chez Jean Allouch dans son Erotique du deuil au temps de la mort sèche, d’une critique acerbe du concept freudien de travail du deuil, pour suggérer une autre démarche, inspirée du commentaire de l’écrivain japonais Kensaburô Oe, introduisant à une familiarité renouvelée avec ses « figures ivoirines qui nous entourent ». Métaphore ou présence évoquées, qui le dira ? Un exemple parmi d’autres possibles de cette quête incertaine de nos contemporains. Le psy et le prêtre, tel que nous l’avons évoqué à partir de l’essai de Christian Biot, se rencontrent au moins sur un point : l’objectif premier est le deuil des survivants.

44Une étape s’ouvre, un degré dans l’escalade de la redécouverte de la mort : après s’être penché avec compassion, dans les années soixante et soixante-dix, sur le dernier parcours des agonisants, la tentation est forte pour certains d’explorer cette « life after life » que le « docteur » Moody révélait en 1976 au public américain – tentation à laquelle, on le sait, la doctoresse Kubler Ross céda à la fin de sa carrière et que Louis-Vincent Thomas, avec réserve et rigueur, prenait au sérieux dans ses derniers écrits. J’ai lu avec intérêt l’ouvrage de Magali Molinié qui nous engage aujourd’hui à « soigner les morts pour guérir les vivants ». Intrépidement, dans ses entretiens la chercheuse franchit la barrière que lui ouvrent ses patients, rescapés d’un coma dépassé, ou en contact avec les morts, pour participer à leur dialogue avec les défunts. Les morts sont de retour...

45Nous sommes donc à la croisée des chemins, aux lendemains de la mort de Dieu, partagés, si l’on me permet cette simplification, entre la contemplation brute des images de la morgue, que nous proposent, grandeur plus que nature, les panneaux photographiques d’Andrés Serrano et l’itinéraire initiatique auquel un créateur comme Jean-Pierre Reynaud invite, à travers la blancheur immaculée quasi chirurgicale des carreaux de faïence qui tapissaient sa demeure cénotaphe ou ses compositions abstraites, ne proposant, en guise de trace visible à la mémoire des hommes, que le pot de fleurs fétiche qu’il a exhibé de Berlin à Pékin dans des dimensions gigantesques ou démultiplié en Israël à des centaines d’exemplaires. Mais d’aucuns restent sceptiques sur le message (ou le secret) que transmet le pot de fleurs. Ma dernière expérience dans ce domaine fut en avril 2005 d’avoir à commenter à Metz au Centre d’art contemporain l’étrange production de l’artiste mexicaine Teresa Margolles, par ailleurs anthropologue et... Laveuse de cadavres au cimetière de Mexico. De son dur labeur, elle extrait un suc, un filtrat de cadavres qu’un gigantesque goutte-à-goutte faisait tomber du plafond sur un sol blanc immaculé, flaque luisante qui s’élargit. Nec plus ultra de la quintessence de la mort.

46Il faut à l’esprit commun (qui n’est point simple pour autant) des supports plus spectaculaires à sa méditation sur les fins dernières. Je pouvais il y a trente ans esquisser une conclusion fondée sur le retrait des formes civiques de célébration de la mort. Le retour lancinant à la mémoire des grandes hécatombes, déjà relevé, suscite autour de la Shoah des initiatives officielles en forme de mémoriaux, à New York, en Israël, à Berlin. En Hongrie on a procédé depuis 1989 au « réenterrement » solennel des victimes des épisodes successifs de l’Histoire. En Espagne, comme au Kosovo on fouille les charniers des massacres récents ou anciens.

47On parle de réconciliation ici, de repentance ailleurs, dans un courant plus large, où l’histoire, la mémoire, les grands disparus, individuels ou collectifs, reviennent hanter les vivants. Ce qui s’accompagne, évidemment, d’une personnalisation des enjeux. Avec la mort d’un Staline ou d’un Franco, nous avions eu le sentiment de tourner une page, celle du culte de la personnalité, d’une part, et, de l’autre, celle de l’héroïsation traditionnelle (Che Guevara à Cuba).

48Mais que penser du sujet de méditation que nous a livré le président François Mitterrand, de cette mort préparée par lui-même, en forme de confidences et d’indiscrétions volontaires sur son propre passé, puis de cette longue séquence de l’ultime trajet, jusqu’à une agonie vécue quasi en direct par la collectivité nationale, parcours générateur d’un culte peut-être éphémère ?

49Les grands de ce monde, par fonction ou par vocation, ne sont point les seuls dont la destinée ultime nous interpelle. Notre société de spectacle et de communication promeut ses héros posthumes, qu’ils s’appellent Elvis Presley ou Claude François, objets d’un culte durable dans un public juvénile (même s’il est dans sa destinée de vieillir). L’injustice de la mort trouve, à partir d’un fait divers tragique, l’occasion de générer une réaction collective inattendue par son ampleur, pour peu que le héros – ou l’héroïne – puisse cristalliser sur sa personne, par sa position et son histoire, un mouvement de compassion singulière. On songe à la princesse Diana, dont la biographie, quels que fussent ses mérites, n’appelait pas peut-être le mouvement de béatification spontanée et profane dont elle a été l’objet. Plus récemment, la mort du pape Jean-Paul II s’est entourée d’une manifestation collective dont l’exigence du « santo subito » a été l’expression. On m’a autrefois fait disserter sur le thème : la peur de la mort a-t-elle une histoire ? Je crois qu’elle a toujours existé, mais en alternant des séquences pacifiées, et d’autres où tout se trouble. Nous vivons une de celles-là.

50Dans le trouble actuel des esprits, la tentation se manifeste de resacraliser la mort, avec la nostalgie de la mort « que nous avons perdue ». Elle s’inscrit dans un climat de retour du religieux en Europe (comme au contact d’autres civilisations) à titre de recours contre les peurs qui nous assaillent, voire de facteur d’ordre dans les esprits et dans le monde. Dans ce contexte l’exception de la laïcité à la française, loin d’être érigée en modèle est sur la défensive.

51Mais l’histoire nous apprend singulièrement dans le domaine de la mort, que le temps est révolu de l’instrumentalisation des fins dernières, et de la gigantesque mainmise par le biais de la vie dans la pensée de la mort et du salut, telle qu’elle domina au temps de la reconquête post-tridentine et bien au-delà encore. Certes, la déculpabilisation de la mort (J. Delumeau) n’a pas pour autant fait disparaître la peur, l’angoisse. C’est à chacun de nous d’acquérir la maturité, avec ou sans les secours d’une croyance, qui permette – malgré ce qu’en a écrit La Rochefoucault dans une célèbre maxime – de regarder la mort en face.


Date de mise en ligne : 01/10/2009

https://doi.org/10.3917/eslm.133.0069

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