1C’est en 1979 que j’ai célébré pour la première fois des funérailles civiles. J’étais alors aumônier de l’hôpital psychiatrique du Vinatier à Lyon. Au moment du décès d’un pensionnaire qui avait séjourné plus de vingt ans dans cet hôpital, le surveillant de l’unité de soins est venu me demander une ‘petite messe’. La discussion avec lui a permis de comprendre sa demande de façon plus claire: ne pas laisser partir cet homme connu dans tout l’hôpital avec son surnom, ‘l’Haricot’, sans un moment partagé entre les soignants et les patients du service. Trois étapes ont marqué cette cérémonie: la déposition du béret de l’Haricot dans le cercueil encore ouvert; un temps de libres propos où chacun a pu évoquer telles ou telles réalisations faites avec le défunt; le partage d’un cake: 25 parts plus une qui a été déposée sur le cercueil, avec la recommandation faite aux porteurs de ne pas laisser tomber ce morceau-là qui devait accompagner l’Haricot jusque dans sa tombe.
227 ans après, je fais les funérailles de Marthe (février 2006):
3Cette célébration d’accompagnement a été préparée avec la fille de la défunte qui a imprimé un CD avec des chansons et des airs familiers à Marthe. Je n’en ai passé que quelques moments car il n’était pas possible de laisser défiler le CD pendant toute la cérémonie.
4La célébration a eu lieu dans la grande salle du crématorium de la Guillotière à Lyon, une salle construite à la veille de la guerre de 1914. Les cents personnes présentes s’étaient toutes regroupées sur le côté gauche du catafalque. J’ai pu m’adresser à elles sans monter dans la chaire.
5Le mot d’accueil est suivi de l’évocation de la défunte:
6« Née en 1911 de parents ouvriers. Mariée à un instituteur très attaché à l’idéal républicain de l’enseignement public, elle est modiste et fourreuse. Frison-Roche, Léon Blum et Edouard Herriot ont été des personnages de référence. Elle sera très affectée par la mort de son mari en 1980 et par la mort de son fils en 1985. L’épouse de ce fils qui a eu deux enfants et trois petits-enfants est décédée, il y a quatre ans. Sa fille a deux enfants, l’un habite en Vendée et l’autre en Australie et aussi trois petits-enfants (Une liaison téléphonique est établie avec l’Australie pendant la cérémonie).
7Marthe est demeurée très vive jusqu’au dernier jours: curieuse d’informations, de lectures, de télévision (‘questions pour un champion’), soucieuse de garder des liens vivants et affectueux avec son entourage local comme avec les personnes qui lui assuraient des soins à domicile. Très attentive à sa famille: le dernier Noël 2005, toute la famille était là; on n’oubliera pas les repas au restaurant avec les petits-enfants et les chocolats de Bernachon!
8Solide dans ses convictions, elle a beaucoup de caractère et d’indépendance mais elle a su partager une grande complicité avec ‘l’autre grand-mère’ pour faire des voyages, ‘tant qu’elle a pu porter elle-même ses valises’.
9Cette femme, qui est restée coquette jusqu’à ces derniers jours, a ainsi creusé son sillon. Elle trace une route.
10Sa mort va nous obliger à apprendre à vivre sans sa présence immédiate mais non pas sans elle, en se nourrissant de ce qui a été partagé. C’est un ‘passage’ qu’il faut franchir; et l’absence crée pour chacun un nouvel espace à habiter ».
11Après une pause musicale, j’ai lu le poème de Paul Eluard: ‘Liberté’. Puis j’ai proposé un geste d’adieu: Quitter sa place, passer vers le cercueil (déjà déposé dans l’ascenseur dont la fenêtre est restée ouverte), poser la main sur ce cercueil, puis se regrouper sur le côté droit du catafalque. Ce déplacement signifie aussi ‘le passage’.
13Ces deux manifestations invitent à prêter attention à une demande qui connaît aujourd’hui un développement certain. Il est sans doute difficile de chiffrer exactement ce développement car les registres des entreprises de Pompes Funèbres et des services municipaux ne font pas toujours la différence entre cérémonie civile et cérémonie religieuse. Cette demande vient s’intercaler entre la demande de célébrations et de cérémonies soutenue par un cadre institutionnel religieux, philosophique, politique ou de confrérie professionnelle et l’absence ou le rejet de toute manifestation rituelle. Cette demande est celle d’un accompagnement humain où les références traditionnelles ne sont plus ou ne sont pas porteuses de significations pour ceux qui vivent ce moment de la séparation. Mais cette demande révèle aussi que ces vivants ne supporteraient pas un passage rapide, sans halte, entre la mise en bière et l’inhumation ou la crémation. Il leur faut un temps de recueillement, d’évocation, de mise en valeur de ce que la vie a permis de partager, de réaliser ou de rêver.
Comment prendre soin de ce moment-là?
141/ Prendre en compte la simplicité. Il ne s’agit ni de funérailles nationales ni de funérailles pontificales; ceux qui se retrouvent ne cherchent pas à faire un spectacle, mais ils veulent dire la continuité du tissu social et du tissu de proximité malgré la mort qui ne vient pas nécessairement détruire tout ce qui a été bâti: raconter des instants de l’histoire vécue, car ils reconnaissent cette part commune où le défunt et les survivants ont partagé des épreuves et des moments de joie intense. Ainsi, quand des petits-enfants évoquent les confitures faites avec ‘grand-mère’, ou qu’ils apportent auprès du cercueil le chaudron à confitures, ils savent bien tout ce qui se dit et se développe de l’affection donnée. Cet objet en dit long sur le jeu entre les générations. Parfois, pour un peintre ou un sculpteur, une œuvre d’art dit aussi cela de même qu’un outil de travail témoigne de l’activité professionnelle.
15La plupart des vies de nos contemporains, en effet, ne font pas la ‘une’ des journaux ou des émissions de télé. Cela ne veut pas dire qu’elles tombent dans la banalité, dans l’insignifiance ou dans l’oubli. Toute vie a sa valeur d’humanité et le geste funéraire l’arrache à l’anonymat. (cf. la démarche du regroupement d’associations dans « Les morts sans toi(t) »).
162/ Accueillir la diversité des modes d’expression. Il y a des textes, ceux qui sont rédigés par la famille ou l’entourage, mais aussi ceux qui sont tirés des livres que le défunt aimait, par lesquels il exprimait ses centres d’intérêt, ses joies et ses passions. Il y a les chansons et la musique. Il y a les objets déposés à l’intérieur du cercueil et ceux qu’on place tout autour du cercueil: des lumières et des fleurs, mais aussi des objets qui signifient le travail, la vie domestique ou les voyages ... Il y a les photos et, demain sans doute, les montages vidéo. Il y a les mouvements et les gestes que les participants peuvent faire: faire cercle autour du cercueil, poser la main sur le cercueil. Ainsi, pour l’accompagnement d’un jeune, chacun est venu vers le corps pour déposer une fleur et les compagnons de ce jeune ont remis à chacun une bougie allumée à emporter à la maison.
17Je me souviens de cette jeune femme pleurant dans le salon funéraire avant la fermeture du cercueil de sa mère. Elle avait sur son bras gauche les vêtements que la défunte avait choisis avant de mourir; les employés funéraires n’avaient pu l’en revêtir. Alors, nous avons levé le drap qui recouvrait la défunte et nous avons déposé les vêtements sur son corps afin qu’elle puisse quand même partir avec cet enveloppement choisi.
183/ Maintenir un cadre pour souligner la progression de la cérémonie. La durée de la cérémonie dépend beaucoup des circonstances, même si l’usage des centres funéraires, à Lyon, est d’accorder trente minutes pour ce moment. Quelle que soit la durée, il importe que la cérémonie révèle un certain dynamisme et ne cède pas trop à de multiples instants répétitifs ou à des interventions de remplissage désordonnées.
19On peut proposer le canevas suivant:
20Il y a un temps d’accueil de ceux qui se sont sentis motivés pour venir là, autour du corps (ou de l’urne) du défunt. Besoin d’être là individuellement et besoin de se découvrir aussi ensemble, même s’il y a beaucoup de diversités, voire, parfois, d’hostilités entre les présents.
21Il y a un temps d’évocation du défunt. Entre l’hymne de canonisation et le rejet méprisant, il y a toujours à reconnaître qu’il y a eu, dans la vie de ce défunt, un “tissage d’humanité”: ce tissage, c’est la réussite réalisée des relations et des projets et c’est aussi la reconnaissance des échecs et des limites; c’est encore les désirs qui n’ont pas pu prendre corps autant qu’on l’aurait voulu.
22Il y a un temps méditatif qui permet que les évocations précédentes prennent plus d’épaisseur et de valeur. Des textes choisis apportent un bon support. Parfois une musique convient bien aussi. Ce temps méditatif permet ainsi d’inscrire la vie du défunt dans un ensemble culturel et historique plus vaste que sa propre existence individuelle et familiale. Textes et musiques font une sorte de ‘relais’ entre la vie individuelle et le tissu d’une portion de l’humanité.
23Il y a un temps d’adieu marqué par un geste. Ce geste, celui que chacun fait ou celui qui est fait collectivement, souligne en même temps le lien au défunt et la séparation imposée par la mort; il souligne le ‘passage’ qui est en train de se faire entre la présence immédiate du défunt et son absence; il ouvre au travail de mémoire qui reste nécessaire pour les ‘survivants’.
244/ Conduire la cérémonie. Aujourd’hui, les membres d’une famille se sentent démunis pour organiser une cérémonie et ils ne peuvent pas envisager que l’un d’entre eux la conduise. Il me semble que ce constat est utile et bienfaisant: s’il est important que la famille et les proches participent à l’élaboration et au déroulement de la cérémonie, il est aussi important qu’elle laisse à un autre la charge de conduire la cérémonie.
25Il y a, à cela, deux raisons:
26Quelqu’un d’extérieur à l’intimité familiale ou amicale sera moins soumis aux mouvements émotifs qui peuvent traverser le temps de la cérémonie. Il peut plus facilement ‘garder le cap’ si ces mouvements mettent à mal le déroulement de la cérémonie.
27Quelqu’un d’extérieur vient aussi signifier, par sa présence et son action, que ce défunt n’est pas seulement l’homme ou la femme ou l’enfant de cette famille et de ce groupe, mais qu’il est aussi un homme ou une femme ou un enfant de toute l’humanité.
Conclusion : Les rites font les bons morts
28Jean Hugues Déchaux a écrit un ouvrage intitulé: Le souvenir des morts, essai sur le lien de filiation (P.U.F., 1997). La première partie de l’ouvrage intitulée: ‘commémorer’, évoque les fêtes du début du mois de novembre. Il cite un collègue, Jean-Didier Urbain (L’archipel des morts, Plon, 1987): La crainte (suscitée par la mort) rend le rite indispensable. « La finalité (rituelle), ce n’est pas d’abolir la mort, de la nier ou de la cacher, mais de la transfigurer, de la traduire, de lui donner un sens: une raison d’être, une utilité, un avenir, une valeur, des qualités enfin permettant de passer outre la cruauté aveugle de l’inéluctable » (p. 32).
Mots-clés éditeurs : créativité, cérémonies civiles, funérailles (ou obsèques), rites
Date de mise en ligne : 01/10/2009
https://doi.org/10.3917/eslm.133.0047