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Article de revue

Le tabou des morts, entre passé et présent

Pages 47 à 57

Notes

  • [1]
    Freud Sigmund (1912) Totem et Tabou. Quelques concordances entre la vie psychique des sauvages et celles des névrosés, trad. fr. Paris : Gallimard, 1993.
  • [2]
    Robert Hertz (1907) “Contribution à une analyse des rites funéraires”, Paris, Alcan, 1928, repris sous le titre “Contribution à une étude sur la représentation collective de la mort”, Sociologie religieuse et folklore, Paris, P.U.F., 1970, pp. 1-83. Décrivant alors les sociétés indonésiennes, il citait un étranger, un esclave ou un enfant comme exemples dont la mort passera presque inaperçue, ne soulèvera aucun émoi, ne donnera lieu à aucun rite.
  • [3]
    D’abord dans le cadre d’une recherche doctorale dirigée par T. Nathan. Ces deux situations sont plus amplement développées dans Magali Molinié (2006) Soigner les morts pour guérir les vivants. Paris : Seuil-Les Empêcheurs de penser en rond.
  • [4]
    Yvonne Verdier, “La femme qui aide et la laveuse”, L’Homme, 1976, XVI (2-3), repris dans Une campagne voisine, Paris, Edition de la Maison des sciences de l’homme, pp. 301-327.
  • [5]
    L’analyse qui suit s’appuie sur les précisions données par le Dictionnaire encyclopédique du judaïsme (1996) Paris, Cerf/Robert Laffont ; Philippe Haddad (2001) “La mort dans la vision juive”, in Philippe Gaudin (dir.) La mort. Ce qu’en disent les religions, Paris : Editions de l’atelier, pp. 31-51.
  • [6]
    Voir les travaux de Nathalie Zajde, (2005), Guérir de la Shoah, Paris : Odile Jacob et (1993/2005) Enfants de survivants, Paris : Odile Jacob.
  • [7]
    Je dois à Henny Wexler d’avoir attiré mon attention sur ces points.
  • [8]
    Sur les problématiques des personnes issues de mariages mixtes judéo-chrétiens, voir le beau travail de Catherine Grandsard (2005) Juifs d’un côté : portraits de descendants de mariages entre juifs et chrétiens, Paris : Seuil – Les Empêcheurs de penser en rond.
  • [9]
    Georges Devereux (1961), Ethnopsychiatrie des Indiens Mohaves, Le Plessis-Robinson : trad. fr. Les Empêcheurs de penser en rond, 1996. Ce modèle est général au monde chamanique. Chez les Yacoutes de Sibérie, la procédure suivie par les chamanes pour traiter certaines maladies consiste à soigner le mort, pour guérir le vivant. Roberte Hamayon (1978) “Soigner le mort pour guérir le vif”, in Nouvelle Revue de psychanalyse, 17, Paris : Gallimard, pp. 55-72.
  • [10]
    Tobie Nathan, (1999), « Les morts et leurs représentants », in François Dagognet, Tobie Nathan, La mort vue autrement, Paris : Les Empêcheurs de penser en rond, pp. 99-141.

1Enfant, Aline avait tellement peur des morts qu’elle avait refusé de voir la dépouille de son grand-père paternel. Le soir du décès de celui-ci, les parents d’Aline, sa tante paternelle, sa sœur aînée et elle-même avaient dîné dans la maison du défunt, tandis qu’il reposait dans la chambre mitoyenne. Au cours du repas, terrorisée, elle avait l’impression qu’il allait se lever “comme un Frankenstein” et venir dire à ses enfants et petits-enfants : “Mais qu’est-ce que vous foutez là ?” Comme si les morts pouvaient encore se fâcher et venir déverser leur colère sur les vivants.

La peur des morts

2Les morts font peur, c’est bien connu. Freud a proposé de comprendre cette peur comme une manifestation de l’ambivalence des sentiments des survivants à l’égard du défunt [1]. Sous l’amour se cacherait une hostilité inconsciente qui ne pourrait se dire qu’en étant attribuée au mort, par un mécanisme de projection. Dans une perspective plus sociologique, Robert Hertz remarquait que cette peur était loin de s’appliquer à tous les morts, pouvait même parfois faire entièrement défaut, et proposait de la comprendre comme une manifestation du refus d’une société de s’accepter mortelle [2].

3On peut toutefois relever deux limites à ces propositions : analysant le tabou des morts dans les sociétés “primitives”, Freud cherche en fait à mieux comprendre les mécanismes inconscients à l’œuvre dans le deuil ou la névrose obsessionnelle de ses contemporains. Hertz de son côté analyse la manière dont les rites funéraires des sociétés indonésiennes construisent, à partir d’un mort-cadavre possiblement dangereux, un être tutélaire, finalement bénéfique pour sa communauté. Pour stimulantes qu’elles soient, leurs propositions restent trop générales et ne permettent pas toujours de comprendre les singularités de situations dans lesquelles s’est manifestée la peur des morts, particulièrement lorsque celle-ci n’est pas liée à une situation de deuil stricto sensu. Elles n’expliquent pas pourquoi n’importe quel mort peut nous faire peur, y compris celui auquel ne nous attache aucun lien affectif ou social. Deux entretiens, réalisés dans le cadre d’une recherche sur les “relations qu’entretiennent les vivants avec les morts”, permettront peut-être ici d’esquisser quelques pistes inédites [3].

4Aline pense que sa terreur du mort au cours de la veillée funèbre est liée à la mésentente ayant régné entre sa mère et son grand-père. Plus profondément, elle la rattache au fait qu’elle a toujours connu sa mère s’occupant volontiers des morts du voisinage, faisant des quêtes pour eux et participant à leur habillement. Elle racontait parfois à sa fille certains détails macabres, tout en la tenant concrètement à l’écart de ses activités funéraires. Aline pense que les morts n’en sont devenus que plus angoissants pour elle. Elle s’en est longtemps tenue à l’écart. Ce n’est que vers l’âge de trente ans qu’elle fait l’expérience d’une rencontre avec un mort. Elle accorde à cet évènement une valeur fondatrice : “j’ai vu un mort et j’ai été é-ton-nam-ment placée du côté de la vie” me dira-t-elle.

Du côté de la vie

5Il y a quelques années, ayant quitté le domicile de ses parents, Aline s’est installée dans un petit pavillon de banlieue. Là, elle s’est liée d’amitié avec un vieux voisin sur lequel elle a “transféré comme sur un grand-père” selon ses mots. Un peu vieux, un peu malade, le papy est parfois hospitalisé, le temps de soigner une mauvaise bronchite. Lors de l’un de ces séjours à l’hôpital, alors qu’il doit sortir deux jours plus tard, Aline décide de lui rendre une courte visite, juste après sa journée de travail. Arrivée dans le service, elle va voir l’infirmière qui lui annonce que le vieux monsieur est mort.

6Aline — Et là je me dis : “je dois y aller, c’est maintenant. Depuis le temps que je tourne autour des morts sans les voir, c’est maintenant, j’y vais”.

7Aline demande à l’infirmière de l’accompagner dans la chambre du défunt “de peur qu’il se soulève”. Elles échangent quelques considérations à son sujet : “il est bien, on dirait qu’il dort, qu’il n’a pas trop souffert”.

8Aline — Je pensais que voir un mort, ça allait m’effondrer. Certes j’étais un peu choquée parce que j’étais partie voir un vivant et que j’étais face à un mort, mais pas effondrée. Et puis il y avait quelque chose en moi de la vie, quelque chose de vraiment vivant, comme si le fait d’avoir vu la mort, ça me rendrait encore plus vivante, comme si d’affronter cette épreuve de la vie m’avait fait un petit peu accepter ma propre mort, accepter que la mort fait partie de la vie, que ce n’est pas la terreur que je croyais.

9A un moment donné, la peur des morts peut, doit être surmontée. Il y a même quelques bénéfices inattendus à rendre une dernière visite à une personne décédée, découvre Aline en sortant de l’hôpital où est mort son vieil ami. Elle est placée “du côté de la vie” tandis que lui est “plus vite enterré” que les morts qu’elle n’a pas vu, remarque-t-elle. Mieux vaut donc la réalité du mort que les fantasmes. Mais justement, d’où viennent les fantasmes ?

De mère en fille

10Odette, la mère d’Aline, avant d’occuper cette fonction traditionnelle des “femmes qui aident [4]” les familles endeuillées, avait elle aussi eu peur des morts. Enfant, à la fin de la seconde guerre mondiale, elle avait vu sa propre mère soulever des bâches dans la rue pour regarder le visage de soldats allemands abattus.

11Odette, parlant de sa mère — Elle était attirée … Je me demande si elle n’était pas attirée par la mort. Il fallait qu’elle voit.

12Là où Aline imputait une attirance pour la mort à sa mère, celle-ci l’impute à sa propre mère, sans pouvoir se l’expliquer plus. Mais cette curiosité maternelle reste bien mystérieuse. Pourquoi fallait-il qu’elle voit ? Ayant très tôt perdu sa mère, cette femme, la grand-mère d’Aline, avait été recueillie, avec son frère, par sa grand-mère paternelle qui était plutôt méchante avec eux. Elle ne voyait son père que très épisodiquement. Au cours de la seconde guerre mondiale, son frère mobilisé, a disparu. Qu’a-t-elle pu imaginer à l’époque pour s’expliquer sa disparition ? Une désertion ? Une incorporation de gré ou de force dans la Wehrmacht ? Dans ces cas-là, avant de se résoudre au pire, on est toujours prêt à envisager les explications les plus folles. Peut-être cherchait-elle à vérifier en chaque soldat mort qu’il lui était donné de voir qu’il ne s’agissait pas de son frère, ou le meurtrier de son frère. D’où sa propension à soulever les bâches qui recouvraient les cadavres pour regarder leur visage : “il fallait qu’elle voit”.

13Finalement, ce dévouement aux endeuillés et aux défunts qu’Odette a hérité de sa mère s’origine vraisemblablement dans la disparition de cet oncle maternel. Un disparu fait partie de ces morts qui n’ont pas de sépulture. Comment le traiter alors, sinon en traitant d’autres morts ? L’autre origine tient évidemment aux formes villageoises et citadines de sociabilité qui conduisaient au moment d’un décès certaines femmes à s’occuper du défunt. La peur des morts d’Aline a une lointaine origine dans la douleur d’une femme, la mère de sa propre mère, qui cherchait à donner une sépulture à son frère disparu à la guerre. Elle s’en est en partie dégagée le jour où elle a pu contempler le visage d’un mort, mais celui-ci était mort dans un lit. “Les morts que tu as vu, tu les enterres plus vite”, a-t-elle alors remarqué.

Une violation de sépulture

14Hervé a quarante-cinq ans. Il est photographe professionnel. Il y a quelques années, il a fait, selon ses mots, l’expérience d’une “violation de sépulture”. A l’époque, il s’installe tout juste dans un atelier dont il désire rénover la cave afin d’y entreposer du matériel photographique. Voulant y couler une chape de béton, un jour, il commence à creuser le sol pour l’égaliser. Mais soudain, il sent quelque chose sous sa bêche et sort un bout d’os. Puis un deuxième et un troisième. Il ne peut envisager qu’il s’agisse de restes humains ! Continuant à creuser, il sort une cage thoracique. Puis il sent un os un peu plus dur, il tire. Plus de doute possible : c’est une omoplate, humaine.

15Hervé — Et là, il y a une faille qui s’ouvre, c’est un moment fondateur. Tout d’un coup, j’ai eu l’impression que tous les tabous liés à la sépulture … Que je n’avais pas le droit d’y toucher. Il y avait plein de choses qui revenaient brutalement, complètement non maîtrisées, qui me débordaient. Ça s’accélérait. Alors que je suis plutôt quelqu’un de rationnel, je me suis trouvé complètement débordé par les pulsions d’inconscient.

16Il ramène sa trouvaille au commissariat voisin. C’est le branle-bas de combat. Des inspecteurs lui demandent d’arrêter les travaux, viennent voir la cave. Les restes sont envoyés à l’institut médico-légal. Un médecin estime qu’il s’agit d’ossements ayant entre vingt-cinq et cinquante ans : exécution durant la guerre ? Règlement de compte mafieux dans l’après-guerre ? Le mystère reste entier. En menant une petite enquête de son côté, Hervé découvre que l’immeuble dans lequel il loue son atelier est bâti sur un ancien cimetière médiéval. Il calcule alors que le cimetière a reçu environ un millier de corps par an pendant cinq siècles et demi, ce qui représente environ cinq cent mille squelettes.

17Hervé — Me voilà découvrant que j’étais sur les fosses communes, entouré de morts. Un esprit rationnel comme le mien doit pouvoir maîtriser ça, il n’y a pas de problème (rire). SAUF que, j’ai découvert que j’étais un être humain comme les autres et que c’était extrêmement difficile à vivre.

18Il négocie avec le substitut du Procureur l’autorisation de pouvoir continuer les travaux de rénovation de sa cave.

19Hervé — Il était important pour moi de retirer ce squelette, de finir ma tâche, de rassembler. Je n’avais retiré qu’une partie du corps, ce n’était pas possible, il lui fallait sa dignité. Je l’avais dérangé, il fallait que je retrouve les morceaux.

20Mais Hervé a beau creuser, c’est en pure perte.

21Hervé — Je n’ai pas retrouvé mon corps, ce squelette, ni le crâne, rien. Donc on a tout rebouché, j’ai coulé la chape de béton, bien épaisse, en disant : “i pourront plus bouger” (rire). Après, il y a eu un mauvais sort. Dans le local, on a accumulé les problèmes. Il y a eu trois, non, quatre accidents. L’ouvrier qui s’est ouvert la main, celui qui est tombé de l’escabeau et qui s’est ouvert le crâne, le troisième accident, c’est moi qui me suis coupé l’œil en faisant de la soudure à l’arc, et je suis tombé en moto et je me suis blessé l’épaule.

22Les accidents s’accumulent. De plus, des phénomènes électriques étranges se produisent dans l’atelier : ses répondeurs téléphoniques ne fonctionnent pas dans le local, mais se remettent en marche dès qu’ils en sont sortis. Les flashes de ses appareils photo se déclenchent alors qu’ils sont débranchés. Hervé cherche des explications rationnelles à ces phénomènes, contacte le Cnrs, Edf ; mène une lutte acharnée envers tous ceux, amis et professionnels, qui veulent l’entraîner vers le paranormal.

23Hervé — Je me suis trouvé envahi par une flopée de fantômes, d’esprits qui venaient des cinq cent mille squelettes que j’avais autour de moi. J’étais obligé de descendre dans ma cave pour charger mes appareils photo, dans le noir, et je me retrouvais vraiment tout seul au milieu de la fosse commune, totalement débordé psychologiquement. J’ai beau être relativement solide, les pieds sur terre, j’avais vraiment des sensations d’être effleuré. J’étais entouré, avec le sentiment que ces esprits sortaient des murs. Il y en avait un assez massif, avec un côté assez noir, rustre, et puis il y avait des gens peureux, doux, des figures beaucoup plus féminines, et aussi des flashes extrêmement violents d’enterrements, de pleurs. Je devenais complètement fou !

Quand la folie guette

24A certains moments, Hervé s’interroge sur son équilibre mental. Auprès de son entourage, il ne trouve pas les réponses rationnelles escomptées, la seule explication qu’on lui propose “c’était l’imagerie populaire par rapport aux fantômes”. Mais Hervé s’accroche à ce qu’il appelle sa rationalité. Il lui faut encore patienter plusieurs années avant qu’Edf ne parvienne à mesurer les phénomènes d’électricité statique dans le local et ne prenne des mesures pour y mettre fin.

25Hervé — Et du jour au lendemain, ces sensations d’oppression, de décharges électriques et d’humidité, tout ça a disparu.

26Si, à force de persévérance et en cherchant des alliés chez les scientifiques, Hervé a réussi à faire cesser les phénomènes électriques qui se produisaient dans son atelier, il n’en va pas de même pour tout ce qui lui arrive dès qu’il descend dans sa cave. Les gens de son entourage sont prompts à prêter foi aux explications les plus irrationnelles, ce qui ne l’aide guère à affronter les manifestations qui l’envahissent alors.

27Hervé — Quand je descendais dans cette cave, des centaines de fois je me suis entendu dire : “bonjour”. J’étais obligé de leur parler à voix haute. Je leur disais des choses comme : “pas aujourd’hui, non je n’ai pas le temps”. C’étaient des entités qui m’entouraient. Par moments j’avais cette image que j’étais comme un canal par lequel ils pouvaient rentrer ou sortir. J’ai beaucoup souffert dans cet atelier, c’était une sorte de punition d’avoir sorti ce squelette.

28Il y a quand même quelque chose de bien mystérieux à ce vacillement de la raison que décrit Hervé et qu’il explique par le sentiment qu’il a eu d’avoir violé une sépulture, de ne pas avoir le droit de toucher aux morts et ses vains efforts ensuite pour retrouver les éléments manquant du squelette exhumé dans la cave, son effroi lorsqu’il découvre que son atelier est construit sur les restes d’un vieux cimetière médiéval, qu’il est entouré — d’après ses calculs — de cinq cent mille morts.

Un rituel apache

29Plusieurs années vont passer avant qu’il ne fasse une rencontre qui l’aidera grandement à calmer tous ces morts qui l’entourent.

30Hervé — Au pire de la période, j’ai déjeuné avec un copain et une amie à lui, une américaine extrêmement mystique. Je lui raconte mon histoire. Elle me dit : “j’ai appris chez les Apaches tous les rituels liés aux morts”. Elle est partie chez elle récupérer des cristaux, des essences de cèdre. Je lui ai dit : “au point où j’en suis, je te laisse toute seule dans la cave, tu fais ce que tu veux !”.

31L’amie descend dans la cave et Hervé, qui dans un premier temps n’a pas voulu l’accompagner, l’entend chanter des incantations. Tout en essayant de travailler dans son atelier, il sent sa curiosité grandir et finit par descendre la rejoindre. Elle le félicite d’être là parce qu’elle va pouvoir lui consacrer un rituel constitué de mouvements autour de son corps et de massages.

32Hervé — Et après, c’est allé beaucoup mieux. La leçon de tout ça pour moi à l’époque, c’était que l’irrationnel est présent, qu’il soit l’expression de mon cerveau ou une réalité, je ne peux en juger et j’avais découvert que le rituel était quelque chose de très important, quelque chose qui marchait et que même moi j’avais eu besoin de ça.

33Son amie a fait un rituel pour les morts et un rituel pour Hervé. Après quoi celui-ci a pu retourner dans sa cave sans être importuné.

34Hervé — Pendant plusieurs semaines, j’étais calmé. Les fantômes n’avaient pas disparu, ils étaient calmés. Ils ne m’effrayaient plus, ils n’étaient plus menaçants, ils étaient eux-mêmes calmes.

35Pendant des années, lorsqu’il se rendait dans cette cave, des centaines de fois, Hervé s’est entendu dire “bonjour” à ses fantômes. Il se sentait contraint de leur parler à voix haute. Le fait de parler, c’était un rituel improvisé pour lui, un acte qui lui permettait de se raccrocher au réel.

36Hervé — J’ai appris que c’est totalement humain d’agir comme ça, que c’est même une preuve d’humanité. Si tu as besoin de ça pour te sentir un peu mieux dans ce lieu, fais-le !

37Une fois le bail de son atelier parvenu à échéance, Hervé a quitté les lieux.

38Hervé — Pour mon propre équilibre, il était fondamental que j’aille leur dire au revoir. J’ai repris mon échelle, je suis descendu dans la cave. J’avais besoin de parler une dernière fois avec eux et je leur ai dit : “Portez-vous bien. Portez-vous bien et je me porterai bien”. Je me souviens fort bien avoir été ému en remontant de l’échelle et en fermant la porte. Il n’était pas possible que je quitte le local sans leur parler, sans prendre congé.

Un mort dérangé

39Pourquoi Hervé avait-il manifesté tant de sensibilité à la situation inaugurée par sa découverte d’un squelette humain ? On se souvient que lorsqu’il a commencé à creuser le sol de sa cave et à sortir des ossements, il a mis beaucoup de temps à admettre qu’il pouvait s’agir de restes humains : “Et là, il y a une faille, quelque chose qui s’ouvre. C’est un moment fondateur” m’expliquait-il. Le contact avec ces ossements le met face “à tous les tabous liés à la sépulture”. Il n’a pas le droit d’y toucher et se trouve débordé par “pleins de choses complètement non maîtrisées qui revenaient brutalement”. Il découvre que son atelier est bâti sur un cimetière médiéval ayant reçu environ cinq cent mille squelettes. Il se sent “dans la fosse commune, entouré de morts”. Autorisé par le Procureur, il reprend sa fouille car il est essentiel pour lui de “retirer ce squelette, de rassembler les restes, il lui fallait sa dignité”. Mais il ne retrouve rien. Ensuite, les ennuis s’accumulent sur son atelier, comme un mauvais sort pour avoir dérangé ce mort.

40Qu’est-ce qui faisait l’actualité de ces restes humains pour lui ? J’ai cherché à savoir s’il y avait des morts dans son histoire familiale. J’ai découvert ainsi que sa mère était l’unique survivante d’une famille juive disparue dans les camps d’extermination nazis. Hervé ne sait pratiquement rien de tout cela dans la mesure où sa mère a toujours caché sa judéité et les éléments qui se rapportent à l’histoire de ses parents. J’ai d’abord pensé que les morts de la cave étaient les représentants des morts familiaux victimes de l’extermination nazie. Et puis, j’ai demandé à Hervé le nom de jeune fille de sa mère. Sans révéler celui-ci, disons qu’il est apparenté au nom des Cohen. L’histoire s’est alors éclairée d’un jour nouveau.

Proscriptions rituelles

41Si Hervé est non seulement juif, mais rattaché au groupe des Cohen par sa mère, alors, ce qu’il appelait ses “pulsions d’inconscient” survenues après l’exhumation et le contact avec un squelette, s’éclairent d’une tout autre manière [5]. Les Juifs sont particulièrement attachés au respect de l’intégrité du cadavre. Toute transgression est considérée comme une profanation et empêche l’accomplissement des rituels de deuil. L’exhumation des morts leur est interdite (exceptée en vue de la réinhumation en terre d’Israël ou dans une concession ancestrale). L’intense sentiment d’avoir violé un tabou en déterrant un squelette, la panique qui s’ensuit et l’obligation dans laquelle Hervé se sent de retrouver les parties manquantes pour redonner son intégrité au corps, peuvent être alors compris comme des éléments d’une judéité héritée de sa mère, dont il ne saurait rien, mais qui se révéleraient à l’occasion du contact avec un mort. Ces phénomènes ont été observés chez les enfants de survivants de la Shoah [6]. Mais il faut ajouter à cela des éléments plus précis qui ont été vraisemblablement actifs chez Hervé et qui concernent le statut spécifique des Cohen au sein du monde juif [7]. Les Cohen sont des descendants d’Aaron, le premier grand prêtre, issu de la tribu de Levi. Voués au service sacré, ils sont soumis à des lois spécifiques de pureté rituelle. Le cadavre est l’une des principales sources d’impureté (avec la lèpre et les écoulements d’origine sexuelle). Toute proximité avec un cadavre les rendrait rituellement impurs et donc, dans l’impossibilité d’exercer leurs fonctions sacerdotales. Les cimetières leur sont par conséquent formellement interdits. En tant que Kohanim, ou descendants des prêtres, les Cohen restent soumis à l’interdit de leur contamination par l’impureté des morts et la plupart d’entre eux connaissent encore ces règles, voire les respectent.

42En fait de “pulsions d’inconscient”, il semble bien qu’Hervé se soit plutôt trouvé confronté à une transgression rituelle eu égard aux règles qui proscrivent strictement aux Cohen le contact avec les morts. Seulement Hervé ne sait rien de toutes ces choses, sa mère peut-être à peine plus que lui. Sa part juive fait même l’objet d’une interdiction, voulue par sa mère, de la penser, de la parler. Lui-même ne (se) réfléchit pas en termes d’appartenance religieuse, il se présente comme quelqu’un d’athée, attaché à des comportements rationnels.

Traiter la souillure

43Je crois que ces éléments, en particulier le judaïsme “caché” de sa mère et sa propre situation de “métissage” entre judaïsme et athéisme d’origine catholique, sont susceptibles d’éclairer pourquoi c’est un rituel apache qui a offert le soulagement recherché à Hervé [8]. Il existe certes des rituels de purification pour laver un Cohen de l’impureté acquise au contact d’un cadavre. Mais, outre le fait qu’Hervé était dans l’impossibilité de faire un lien entre ses manifestations de frayeur et le monde des Kohanim, j’aurai tendance à penser que cette solution de purification rituelle, dans son orthodoxie juive, lui est une voie barrée. La frayeur de sa mère, causée par la disparition de sa famille dans la vaste machine de l’extermination nazie, sa situation d’enfant cachée, ont entraîné celle-ci dans une rupture avec le monde juif. Autant de la survivance en lui de règles liées à ce monde perdu, que de cette rupture imposée par l’Histoire, Hervé est l’héritier. Alors, pourquoi ne pas essayer une solution venue d’une culture étrangère tant au monde juif qu’au monde chrétien, et connue pour savoir traiter les morts envahissants et impurs ?

44Je crois que son amie américaine a réalisé une intervention sérieuse, dans le sens où elle a cherché à restituer une pratique qu’elle aurait véritablement appris des Apaches. En ce sens, on ne peut se contenter de l’explication selon laquelle il suffisait que quelqu’un d’autre qu’Hervé ose descendre dans la cave et se mette en relation avec les entités qui envahissaient celui-ci pour le rassurer. De toute manière, pour être capable de faire une chose pareille — rappelons qu’aucun de ses amis français n’en avait manifesté la moindre intention — il faut pouvoir s’appuyer sur un savoir “professionnel”. Cette femme connaissait donc au moins pour partie les conceptions qu’ont les Apaches des morts et leurs manières rituelles de traiter les morts fauteurs de maladie, sans tomber soi-même malade. A vrai dire, seule une connaissance approfondie des données concernant les techniques thérapeutiques apaches permettrait d’affiner l’analyse. Quelques pistes de réflexion peuvent néanmoins être esquissées ici. Pour les Mohaves, qui sont des voisins des Apaches occidentaux, et dont Georges Devereux a décrit le système thérapeutique, de nombreuses maladies peuvent être provoquées par des fantômes. Plus ou moins identifiés à des étrangers et des ennemis, ceux-ci peuvent entraîner l’âme d’une personne dans leur pays, provoquant ainsi une maladie de “perte d’âme” (engendrant un tableau dépressif) allant parfois jusqu’à provoquer la mort du malade. Nombreux sont par conséquent les docteurs spécialisés dans les maladies provoquées par les fantômes. Il en existe même certains qui sont spécialisés dans la “folie liée à la violation d’un tabou funéraire” [9]. Sans aller plus loin, il semble bien qu’un rituel d’inspiration chamanique pouvait offrir à Hervé un cadre adapté à ce qu’il vivait lui-même comme la transgression d’un tabou funéraire, quelle que soit finalement l’origine de ce sentiment chez lui.

Faire face à la déliaison

45Si les morts peuvent rendre malade, comme Hervé en a fait l’expérience dans sa cave, ils peuvent aussi soigner, comme Aline en témoigne. Mais le quidam ne peut les affronter seul sans risque ; mieux vaut faire appel aux spécialistes de la relation avec les morts [10]. Une infirmière incarnant l’univers hospitalier, une thérapeute new-age convoquant le monde apache, ont été ici les médiatrices essentielles pour résoudre la crise. Par sa présence et son habitude des morts, l’infirmière a permis que le vieux voisin devienne un mort banal, qu’il ne se relève pas et soit “plus vite enterré” pour Aline, à mille lieues des morts “Frankestein” imaginés dans son enfance. Le rituel apache, en traitant le mort dérangé et la souillure de la mort, a “calmé” les morts d’Hervé. Une investigation fine de ces situations de médiation entre les vivants et les morts et des ressources dynamiques qu’elles recèlent, pourrait utilement faire progresser la recherche sur la clinique des hantises et leur traitement. Aux psychologues d’y contribuer.

BIBLIOGRAPHIE

  • DEVEREUX G., (1961), Ethnopsychiatrie des Indiens Mohaves, Le Plessis-Robinson : trad. fr. Les Empêcheurs de penser en rond, 1996.
  • Dictionnaire encyclopédique du judaïsme, (1996), Paris : Cerf/Robert Laffont.
  • FREUD S., (1912), Totem et Tabou. Quelques concordances entre la vie psychique des sauvages et celles des névrosés, trad. fr. Paris : Gallimard, 1993.
  • GRANDSARD C., (2005), Juifs d’un côté : portraits de descendants de mariages entre juifs et chrétiens, Paris : Seuil, Les Empêcheurs de penser en rond.
  • HADDAD P., (2001), “La mort dans la vision juive”, in Philippe Gaudin (dir.) La mort. Ce qu’en disent les religions, Paris : Editions de l’atelier, 31-51.
  • HAMAYON R., (1978), “Soigner le mort pour guérir le vif”, in Nouvelle Revue de psychanalyse, 17, Paris : Gallimard, 55-72.
  • HERTZ R., (1907), “Contribution à une analyse des rites funéraires”, Paris : Alcan, 1928, Repris sous le titre “Contribution à une étude sur la représentation collective de la mort”, Sociologie religieuse et folklore. Paris : P.U.F., 1970, 1-83.
  • MOLINIÉ M., (2006), Soigner les morts pour guérir les vivants, Paris : Seuil, Les Empêcheurs de penser en rond.
  • NATHAN T., (1999), « Les morts et leurs représentants », in François Dagognet, Tobie Nathan, La mort vue autrement, Paris : Seuil, Les Empêcheurs de penser en rond, 99-141.
  • VERDIER Y., “La femme qui aide et la laveuse”, L’Homme, 1976, XVI (2-3), repris dans : Une campagne voisine, Paris, Edition de la Maison des sciences de l’homme, 301-327.
  • ZAJDE N., (1993/2005), Enfants de survivants, Paris : Odile Jacob.
  • ZAJDE N., (2005), Guérir de la Shoah, Paris : Odile Jacob.

Mots-clés éditeurs : cadavre, psychologie, anthropologie, mort

https://doi.org/10.3917/eslm.129.0047

Notes

  • [1]
    Freud Sigmund (1912) Totem et Tabou. Quelques concordances entre la vie psychique des sauvages et celles des névrosés, trad. fr. Paris : Gallimard, 1993.
  • [2]
    Robert Hertz (1907) “Contribution à une analyse des rites funéraires”, Paris, Alcan, 1928, repris sous le titre “Contribution à une étude sur la représentation collective de la mort”, Sociologie religieuse et folklore, Paris, P.U.F., 1970, pp. 1-83. Décrivant alors les sociétés indonésiennes, il citait un étranger, un esclave ou un enfant comme exemples dont la mort passera presque inaperçue, ne soulèvera aucun émoi, ne donnera lieu à aucun rite.
  • [3]
    D’abord dans le cadre d’une recherche doctorale dirigée par T. Nathan. Ces deux situations sont plus amplement développées dans Magali Molinié (2006) Soigner les morts pour guérir les vivants. Paris : Seuil-Les Empêcheurs de penser en rond.
  • [4]
    Yvonne Verdier, “La femme qui aide et la laveuse”, L’Homme, 1976, XVI (2-3), repris dans Une campagne voisine, Paris, Edition de la Maison des sciences de l’homme, pp. 301-327.
  • [5]
    L’analyse qui suit s’appuie sur les précisions données par le Dictionnaire encyclopédique du judaïsme (1996) Paris, Cerf/Robert Laffont ; Philippe Haddad (2001) “La mort dans la vision juive”, in Philippe Gaudin (dir.) La mort. Ce qu’en disent les religions, Paris : Editions de l’atelier, pp. 31-51.
  • [6]
    Voir les travaux de Nathalie Zajde, (2005), Guérir de la Shoah, Paris : Odile Jacob et (1993/2005) Enfants de survivants, Paris : Odile Jacob.
  • [7]
    Je dois à Henny Wexler d’avoir attiré mon attention sur ces points.
  • [8]
    Sur les problématiques des personnes issues de mariages mixtes judéo-chrétiens, voir le beau travail de Catherine Grandsard (2005) Juifs d’un côté : portraits de descendants de mariages entre juifs et chrétiens, Paris : Seuil – Les Empêcheurs de penser en rond.
  • [9]
    Georges Devereux (1961), Ethnopsychiatrie des Indiens Mohaves, Le Plessis-Robinson : trad. fr. Les Empêcheurs de penser en rond, 1996. Ce modèle est général au monde chamanique. Chez les Yacoutes de Sibérie, la procédure suivie par les chamanes pour traiter certaines maladies consiste à soigner le mort, pour guérir le vivant. Roberte Hamayon (1978) “Soigner le mort pour guérir le vif”, in Nouvelle Revue de psychanalyse, 17, Paris : Gallimard, pp. 55-72.
  • [10]
    Tobie Nathan, (1999), « Les morts et leurs représentants », in François Dagognet, Tobie Nathan, La mort vue autrement, Paris : Les Empêcheurs de penser en rond, pp. 99-141.

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