Couverture de ESLM_128

Article de revue

Conversations avec Le Passeur

Pages 151 à 168

Notes

  • [1]
    Credo des trekkies, des fans de Star Trek.
  • [2]
    Lettre de Romain Rolland à Alain, le 12 février 1931, in Salut et fraternité, p. 113.
  • [3]
    «L’océan, – source d’impulsions électriques, magnétiques, et de gravitation –, s’exprimait dans un langage en quelque sorte mathématique; aussi, en faisant appel à l’une des branches les plus abstraites de l’analyse, la loi des grands nombres, fut-il possible de classifier certaines fréquences des décharges de courant; des homologies structurelles apparurent, déjà observées par les physiciens dans le secteur de la science qui prend en considération les rapports réciproques de l’énergie et de la matière, des composants et des composés, du fini et de l’infini. Cette correspondance convainquit les savants qu’ils étaient en présence d’un monstre doué de raison, d’un océan-cerveau protoplasmique, enveloppant toute la planète et gaspillant son temps en considérations théoriques extravagantes sur la réalité universelle; nos appareils, par surprise bavaient saisi des bribes infimes d’un formidable monologue qui se déroulait éternellement dans les profondeurs de ce cerveau démesuré et qui, forcément, dépassait notre entendement», Solaris, p. 32.
  • [4]
    Castenada Carlos, Voyage à Ixtlan, Les leçons de Don Juan, p. 204.
  • [5]
    R.S.I. le 18/03/1975.
  • [6]
    Platon, La République, X, 616-618, in Œuvres Complètes, Bibliothèque de la Pléiade, tome 1, pp. 1235-1236.
  • [7]
    «La clé du problème, n’est pas l’anoxie elle-même, mais dans la désinhibition et l’excitation qu’elle peut produire. Il se pourrait que ce soit cette sorte d’activation désorganisée qui serait le lien commun entre toutes les expériences», Dying to live, p. 65.
  • [8]
    cf. Broca’s Brain, Reflections on the romance of science, chapitre 25: «The Amniotic Universe».
  • [9]
    Le Livre des Ressemblances II, p. 250.
  • [10]
    Kafka Franz, De la mort apparente, in Œuvres complètes IV, pp. 1139-1140.

1 – Clinique: présentation d’un récit de near-death experience

«Si les choses deviennent confuses, un guerrier pense à la mort.
— Voilà qui est encore plus dur, don Juan. Pour la plupart des gens la mort est une chose éloignée, vague. Nous n’y pensons jamais.
— Pourquoi pas?
— Et pourquoi devrions-nous y penser?
— Très simplement parce que l’idée de la mort est la seule chose qui apaise notre esprit».
Carlos Castenada, Les enseignements d’un sorcier Yaqui.

1Monsieur Z. est un cadre technico-commercial de l’antenne régionale d’une grande entreprise de télécommunication. De taille moyenne par rapport aux hommes de la région, il a le contact facile des gens du Sud, mais également leur discrétion lorsqu’il s’agit d’évoquer les affaires familiales. Il a été muté, il y a quelques années, par le siège parisien de l’entreprise et avait eu, au début de son installation, quelques soucis d’adaptation. Il vint à notre consultation sous ce prétexte. Comme d’habitude, il s’avéra rapidement qu’il s’agissait d’autre chose. Au cours des séances, il évoqua son histoire en boucle, parfois ressassant, parfois se libérant de souvenirs aux affects douloureux. Au cours de son travail, il fit remonter de son histoire en mouvement un épisode singulier de sa vie. A l’époque, raconta-t-il, dans la suite de la naissance de sa première fille, il s’était mis, dirons-nous, à somatiser. Quelques mois après la venue de leur premier enfant, il développa ainsi un étrange syndrome algique au bas-ventre. Très vite, et parce qu’il en avait peur, il alla consulter son médecin de famille afin de savoir si, par hasard, il ne « couvait » pas une appendicite ou peut-être même un cancer?

2La zone douloureuse se situait dans la région pelvienne, au sud-est de son anatomie. Après l’examen clinique, son généraliste le rassura. Il diagnostiqua une prostatite du sujet jeune. Commença alors, selon les dires du patient, un périple qui le mena d’urologue en urologue, et de traitements antibiotiques en traitements antibiotiques. Après plusieurs mois de ce régime médical approximatif, sans autre expression que celle d’une douleur qui chaque jour semblait augmenter, le patient cessa de consulter. Débuta alors pour lui une courte période pendant laquelle, assumant le caractère éventuellement psychosomatique de son mal, il décida d’en supporter stoïquement les symptômes. Pendant les quelques semaines que dura cet épisode, il évoqua son vécu quotidien comme une lente agonie, jusqu’au jour où, ne pouvant plus s’asseoir ni se lever sans grimacer de douleur, il fit appel à un autre médecin spécialiste; un interniste cette fois. Ce dernier, devant l’expression paroxystique du tableau clinique, l’admit en urgence dans son service. Cette fois le médecin, plus prudent ou plus consciencieux que les précédents, pronostiqua une appendicite pelvienne qu’une exploration chirurgicale allait ou non confirmer. Dans le doute et en désespoir de cause, le jeune patient qu’il était alors accepta. C’était la première fois «qu’il se faisait opérer».

3En fait d’opération, si, pour les médecins il s’agissait d’une simple soustraction, pour lui, en revanche, ce fut, comme nous le verrons, l’occasion d’un dépassement de l’espace euclidien et d’une rencontre physique avec ses tores et ses nœuds.

4

«…Je me souviens d’abord du noir, du rien. Soudain, je me retrouvais dans un paysage de campagne. La lumière était éblouissante, presque surexposée. Le sol était dur sous mes pieds. Çà et là, je pouvais voir des touffes d’herbes isolées. A ma gauche, serpentait une rivière cristalline. A quelques dizaines de mètres, j’aperçus un pont couvert. Et sur la rive d’en face, je vis des dizaines de personnes qui marchaient en petites unités compactes de deux, trois. J’étais curieux de les voir de plus près. De loin, on aurait dit des grecs ou des romains vêtus de toges. Un vent tiède soufflait dans les arbres. Les feuilles vibraient sous ses caresses. J’étais bien. Il faisait bon. Je m’avançai en direction du pont. Il était fait de grosses poutres neuves. Elles étaient sans aspérité. En dessous, la rivière coulait, claire et limpide. Sur la rive d’en face, à l’entrée du pont, se tenaient trois personnes. Il y avait un homme et deux femmes. Ils ne bougeaient pas et ne semblaient faire aucun effort pour me rejoindre. Alors, c’est moi qui fit le premier pas. On aurait dit qu’ils ne pouvaient pas traverser de mon côté de la rivière. Ils me souriaient. C’est curieux, mais je ne me suis pas beaucoup éloigné du pont, comme si sa proximité était rassurante. Parvenu à leur hauteur, je m’adressai à eux. J’entendis leur réponse sans percevoir leurs paroles. Ils s’adressaient directement à mes pensées. Je leur demandai pourquoi ils me répondaient ainsi? Le visage de l’homme exprimait une sorte de joyeuse sérénité. Je me souviens bien qu’il me disait des choses importantes, très importantes même, des choses que je devrais retenir à mon retour.
Je me concentrai sur ses paroles, j’essayai d’en retenir l’essence. Ses mots coulaient en moi. Ils étaient nets et singulièrement beaux. Je lançai un regard hésitant en direction des deux femmes. Elles me souriaient. Je ne me souviens pas bien des traits de leur visage, mais je sais qu’elles étaient belles, très belles. Alors que j’écoutais les paroles, le temps fit une embardée. Je me sentis soudain happé, déchiré de la réalité environnante.
Il y eut comme un instant de vide. Je repris conscience. Mes yeux s’ouvrirent sur une nuit abyssale. En fait j’étais au cœur d’une obscurité plus profonde que la nuit la plus noire. Je levai la tête et aperçus au-dessus de moi un cercle de lumière blanche. Sa surface vacillait comme si elle était mouillée.
«Ce doit être la lumière du jour», me dis-je à ce moment là. Sans plus attendre, car je me sentais manquer d’air, je m’élançais vers elle. Je nageais des abysses vers la surface, à la verticale. Je poussai mon corps le plus loin possible en direction de cette lumière. Je ne sais plus combien de temps cela me prit, mes poumons cherchaient désespérément à respirer. La lumière était à la fois si proche et si lointaine. Elle paraissait vibrer comme la surface d’un miroir chauffée à blanc. Lorsque j’arrivai enfin à proximité, à bout de souffle, j’ouvris les yeux…
J’étais allongé sur la table d’opération. J’ouvris la bouche. Il fallait absolument que je respire. C’était vital! Cependant, quelque chose dans ma gorge m’en empêchait. Je tentai à nouveau de retrouver mon souffle. Rien à faire. C’est alors que je me redressai. Des mains me repoussèrent sur la table et m’enlevèrent d’un mouvement rapide ce que je réalisai être, à ce moment-là, un tube. Enfin libéré de l’intubation, mes poumons se remplirent et je sombrai dans l’inconscience.
A mon second réveil, à la fin de l’intervention, je me souviens de la douleur et de ma rage. Entre deux spasmes douloureux, des images de l’au-delà de ma vie me revenaient. Je savais que ce n’était pas vraiment un rêve. C’était bien trop réel! A qui pouvais-je en parler? Tout le monde allait me dire que j’étais fou. Il valait mieux que je garde cela pour moi. Très vite, j’oubliai l’expérience. Elle subsista néanmoins au fond de ma mémoire. C’est par un hasard de lecture, vingt ans plus tard, qu’elle me revint à l’esprit. A présent, elle ne me quitte plus. Qu’est-ce que ça veut dire?…».

2 – Retour sur l’imaginal

«I had a dream which was not all a dream».
Lord Byron, Darkness, July 1876.

5Les sujets qui vivent des expériences proches de la mort racontent tous à peu près la même chose, et ce, quelle que soit leur culture de référence. Ils évoquent d’abord un lieu hors du temps et de l’espace quotidien. C’est un Ailleurs absolu, une sorte de lieu Autre, pour ne pas dire un lieu de l’Autre. Mais ce que nous pouvons retenir de ces expériences dont on ne peut nier l’aspect éminemment singulier, c’est l’effet de cette rencontre sur la subjectivité. Si le contenu du récit peut être similaire d’un individu à l’autre et d’un continent à l’autre. En revanche, ce qu’en fait un sujet, dans l’après-coup, lui est propre. Tout se passe comme si une expérience à proximité de la mort, une Near-Death Experience (N.D.E.) rapprochait brusquement le sujet d’une situation onirique tellement réaliste qu’elle pourrait posséder les attributs du Réel. Pourtant nous sommes bien devant une construction ou une reconstruction. Le récit n’est pas la chose, mais sa représentation. Les souvenirs plus ou moins lacunaires des sujets en retour évoquent une situation onirique particulière. Cette dernière aurait en effet une force d’évocation sans précédent. D’autre part, elle est souvent interprétée comme un message adressé au cœur même de la subjectivité. Après une telle expérience, certains deviennent mystiques, d’autres développent des intérêts nouveaux et démarrent une quête intellectuelle inattendue, d’autres encore changent totalement de vie. Aucun cependant n’est, jusqu’à présent, devenu délirant. Il semble que leur voyage, s’il les a menés là où nul n’est jamais encore allé – «Where no man has gone before»[1] – n’ait pas détruit l’ancrage de leur personnalité, bien au contraire.

6Mais où sont-ils partis? Les chercheurs les plus sérieux sur la question évoquent un voyage dans l’Imaginal, dans un lieu pétri d’imaginaire. Selon eux, l’Imaginal est associé au lieu de la transe, des voyages mystiques et des représentations sous l’influence de drogues hallucinogènes. Il est plus Réel que la réalité, pourtant, il est définitivement Unreal. La sphère de l’Unreal n’est pas celle d’une absence du Réel. Bien au contraire! Il s’agirait plutôt d’un moment psychiquement déréalisé, détaché du Réel, mais pas séparé. Ce Déréel pourrait tout aussi bien s’écrire «Desréels», tant il est pris dans toutes les dimensions possibles, impossibles, imaginables, inimaginables, représentables, irreprésentables, dicibles et indicibles… Comme l’écrivait Romain Rolland: «On dit que le «possible» n’est, en fait, que l’accompli, et que l’accompli est le réel, le seul réel… – Mais le réel n’est-il pas la somme ou la condensation des «possibles» – les possibles «latents», prêts à naître, et d’où se détache le fruit mûr, le possible qui se réalise? Et si ce fruit mûr tombait avant l’heure, d’autres fruits du possible ne mûriront-ils pas, afin de le remplacer?[2]».

7Le Réel est ainsi pluriel dans sa singularité. De nombreuses dimensions s’y expriment, dont la dimension psychique à laquelle appartient le Déréel. Topiquement le Déréel borde le Réel du côté de l’Imaginaire et est traduit, par contiguïté, en des termes issus du Symbolique. Autrement dit, le Déréel est une métonymie d’un Réel imaginarisé, un déplacement sur la chaîne signifiante. Ce déplacement est inaugural dans la pensée du sujet. Il est la traduction d’un phénomène aux limites du corps et de la psyché. A ce titre, le Déréel, c’est de la pulsion en quête de signifiants, du moins dans un premier temps. Une fois que l’énergie issue du corps, la libido, aura trouvé à se fixer sur un ou plusieurs signifiants, commencera alors un second travail psychique de condensation du matériel ainsi créé: la métaphorisation. Pour le sujet, c’est au passage des processus métonymiques à ceux de la métaphore que débute l’expérience et le voyage. Le premier temps étant, comme dans le cas du rêve, soumis à une amnésie, à un effet de refoulement.

8C’est d’ailleurs ce détail qui différencie une expérience au seuil de la mort d’un délire. Sans ce passage de la métonymie à la métaphore, le sujet resterait prisonnier de la chaîne signifiante et y glisserait à l’infini sans pouvoir s’y arrêter, sautant d’un signifiant à l’autre par le biais d’homophonies et d’autres associations de mots et d’idées. Le terme de poésie délirante est une oxymore. C’est une pluie de larmes sèches. Malgré les apparences, la fontaine délirante est très peu créative. Elle se constitue dans une série de pas chassés à partir d’un très petit nombre de signifiants qui se répondent les uns aux autres, en écho. Comparé aux efflorescences délirantes, la poésie des artistes s’affirme, quant à elle, comme une pratique de la métaphore. Elle s’inscrit certes dans le code, mais elle en use la corde plutôt que d’en être usée. Le délire nous lit. La poésie et ses métaphores nous libèrent du piège du syntagme en nous rappelant que ce n’est pas le dictionnaire qui fait le lexique, mais le lexique qui fait le dictionnaire, la parole vivante.

9Une perception Déréelle n’est pas irréelle. Elle ne nie ni ne dénie le Réel. Elle en traduirait plutôt l’une des facettes la plus violente, la plus biologique, la plus attachée au silence de la chair. Elle reconstitue du Réel à l’insu du sujet et, ce faisant, construit une représentation signifiante, sans signifié apparent, une projection du sujet témoin sur la surface de l’inconscience du sujet rêvé. Ces représentations ne correspondent pas aux acceptions classiques que l’on évoque à propos du rêve ou des transes. Elles sont, pour nous, très proches des représentant-représentations, des Vorstellungsrepräsentant, de la théorie freudienne. Les images et les représentations que cette dimension appelle aux frontières de la conscience onirique du rêveur, sont des représentations élémentaires, des formes d’Urbildungs, d’images archaïques abâtardies par la biographie du sujet. En ce sens, elles peuvent, dans l’après-coup, évoquer des moments magiques, des mirages incroyables et des visions Unheimlich, à la fois familières et étrangères. C’est sa proximité avec les registres lacaniens de l’Imaginaire et du Réel qui, probablement, rend cette sphère de la perception aussi puissante.

10Les chercheurs et les médecins qui s’intéressent à cette question, parlent d’Imaginal, font comme s’il fallait conceptualiser un lieu qui témoignerait, pour eux, de cette proximité entre Réel et Imaginaire. Dans leur théorisation, l’Imaginal est une existence, une expression particulière de la subjectivité en des instants de grand stress ou de détresse physique majeure. Il est ce lieu d’évasion qui accueille le sujet et sa représentation moïque. Dans l’Imaginal, le sujet est à la fois présent et absent. Il est à la fois le rêveur et le rêvé, l’acteur et le témoin. Il se voit. Il se pense. Il s’entend. Il est dans et hors de l’action, pensée hors de la pensée, uni et séparé d’avec ce qui le représente comme soi.

11En ce qui nous concerne, et contrairement aux idées plus psychologisantes des médecins et des parapsychologues, il y a dans la nature même de l’Imaginal quelque chose qui touche aux trois registres de la pensée: l’Imaginaire, le Réel et surtout le Symbolique. L’Imaginal est une frontière, un trait de séparation contiguë aux trois registres lacaniens. Topiquement nous dirons que l’Imaginal est ce lieu ténu qui du Réel touche à l’Imaginaire avant d’être traduit par le Symbolique. Réduit à trois lettres, il se lirait comme RIS ; Réel-Imaginaire-Symbolique. A l’opposée, les processus d’expressions subjectifs s’inscriraient plutôt SIR. La parole est du côté du S.I.R. Le rêve, pour sa part, s’inscrirait plutôt dans le RIS, ou le RSI.

12L’Imaginal est un Réel imaginarisé qui passe la barrière de la représentation. Il a une consistance. Il est pâteux, visqueux, comme l’Imaginaire. Il est plein. Pourtant, il n’est pas entier. Il n’existe jamais sans les deux autres registres. Ses expressions imaginarisées sont interdépendantes du Réel duquel elle tire leur énergie et du Symbolique qui leur apporte du sens. L’Imaginal c’est Solaris, la planète océan de Stanislas Lem [3]. Il s’agit d’un lieu de silences empli de métaphores, d’une fontaine poétique intarissable. Là-bas, le Réel parle à travers des images qui, réinscrites dans un récit onirique, se transmutent en métaphores inédites. L’Imaginal, comme le Réel, échappe continuellement aux vocables que peut créer le sujet dans l’après-coup de sa rencontre avec ce lieu de la psyché. Il ne cesse pas de s’imaginariser ni de s’écrire. Il est de l’autre côté de la vie consciente, sur le rivage de l’Autre, de l’inconscient, sur L’Île des Morts. «C’est l’endroit de ta dernière résistance. Tu mourras ici quel que soit le lieu où tu te trouveras. Chaque guerrier a une place pour mourir, une place de prédilection imprégnée d’inoubliables souvenirs, une place où les événements importants ont laissé leur empreinte, une place où lui ont été révélés les secrets, une place où il a emmagasiné son pouvoir personnel. Un guerrier doit revenir à son lieu de prédilection chaque fois qu’il capte du pouvoir pour ainsi l’emmagasiner à cet endroit. Il y va soit en marchant soit en rêvant[4]».

13En ce sens, l’Imaginal est un territoire de pas sages. Il est cette frontière ténue entre l’indestructible maelström de vie et d’images que forment l’Imaginaire, le Réel et ce qui, du côté du Symbolique, singe la mort en la signifiant. L’Imaginal est un Réel fait poésie, une recréation de l’indicible en un temps où la chair se rappelle à la psyché. Parce que l’Imaginal est contigu au Réel et au Symbolique, il n’échappe donc pas à la théorisation lacanienne de l’Imaginaire. Sa contiguïté topique avec le Réel pourrait-elle alors expliquer le fait que les sujets aux retours de leur expérience évoquent des sensations indicibles, proches de la jouissance? «L’imaginaire c’est le pas-de-jouissance» disait Lacan [5]. L’ailleurs imaginarisé d’une expérience au seuil de la mort ne serait-il pas après tout une forme d’espace-temps; une dimension où la diachronie se traduirait en espace et où l’espace se traduirait en séquences de temporalité? Or cette dimension de l’existence n’est-elle pas celle de la rencontre potentielle du sujet avec l’objet (a), l’objet cause du désir?

14L’objet (a) est la quatrième dimension de la subjectivité, cette origine paradoxale qui est également sa fin. A sa proximité, les trois registres mutent; le Réel se change en Imaginaire, l’Imaginaire en Symbolique et le Symbolique se réalise. L’objet (a) se situe au cœur du nœud borroméen qui noue les trois registres. Son lieu est un trou, une ouverture béante dans laquelle la pulsion mute à l’infini sans jamais se satisfaire dans les expressions du besoin ou de la demande.

15L’effondrement du sujet et de ce qui le constitue au cœur du nœud borroméen est une expérience ultime de la vérité au sens fort du terme. Cependant, parce que cette vérité est d’ailleurs, il n’est pas possible au sujet d’y avoir pleinement accès; son intégrité psychique en dépend. Toucher à l’espace du temps et au temps de l’espace renvoie immédiatement le sujet à son devenir d’être de langage soumis à la Spaltung. Alors le sujet jouit, certes. Il s’ouie, surtout. Il accompagne, à son insu, sa propre transformation dans l’ordre de sa subjectivité. De cet entendement en écho naîtra, dans l’instant, une interprétation de la subjectivité revenue à sa source.

16Le sujet, touchant à son point aveugle dans l’ombilic de son rêve, y découvre la Lumière; ce vide ouvert sur demain et le retour à la diachronie, au passage du temps biologique, hors de lui! Cependant, la diachronie n’est pas uniquement une dimension du Réel. Elle a partie liée avec l’Imaginaire et le Symbolique. La diachronie c’est du réel fait langage.

17Souvenons-nous un instant de l’un des mythes de la République de Platon. Au chapitre X, Platon évoque la cosmologie du royaume des morts – de l’Hadès – et les instances qui y président. «…La rotation du fuseau se faisait «sur les genoux» de la Nécessité, les cercles étant surmontés, chacun, d’une Sirène qui en accompagnait la révolution et qui émettait un unique son, c’est-à-dire une note unique, l’ensemble de ces huit sons donnant l’accord consonnant.

18Il y avait encore assises en rond, toutes trois à égales distance, chacune sur un trône, les filles de la Nécessité, les Parque : Lachésis, Clôthô, Atropos; répondant à l’harmonie des Sirènes, elles chantaient, Lachésis le passé, Clôthô le présent, Atropos l’avenir; en outre, Clôthô, de sa main droite posée dessus, aidait à la révolution circulaire du cercle extérieur du fuseau, en observant des intervalles de temps; autant en faisant de son côté Atropos, avec sa main gauche, pour les cercles intérieurs; quant à Lachésis, elle contribuait, de l’une et l’autre main alternativement imposées, à l’une et l’autre révolution…[6]».

19Cet extrait nous montre que la mythologie platonicienne était à la fois topologique, temporelle, mathématique et musicale. Lachésis semble se situer sur la suture du Symbolique et de l’Imaginaire. Clôthô, pour sa part, se placerait sur la frontière du Réel et du Symbolique. Atropos, quant à elle, nous décrirait la situation du lien entre l’Imaginaire et le Symbolique. Pour les trois sœurs, Le Réel et l’Imaginaire sont les registres qui dans leur silence ne cessent de parler leur présence. Ils ne sont pas vraiment absents. Ils sont latents. Ils se placent sous la ligne que chacune d’elle tient en main. Tisser la toile de l’existence, n’est-ce pas finalement faire des nœuds, des points? Lachésis, chante ainsi à la fois le passé du sujet et sa mémoire, ce qui au cœur de sa psyché l’oriente dans son présent et en direction de l’avenir. Tout sujet est un enfant des Parques, mais dans sa réflexion, il est essentiellement un enfant de Lachésis.

20La mythologie platonicienne parait ici tenter de rendre compte, comme Lacan vingt-six siècles plus tard, d’un réel du corps et de l’esprit. Dans l’Hadès, les trois Parques sont une autre trinité du langage et de son articulation avec l’Imaginaire et le Réel. Elles disent le temps et l’articulent dans le tissage de la subjectivité en mouvement. Et si finalement le nœud borroméen était une métaphore moderne du fuseau platonicien dépouillé de ses figures anthropomorphiques, et retraduit par un esprit qui aurait fait un tour du côté du structuralisme et de la linguistique?

21Quoi qu’il en soit et à travers les siècles, nous ne pouvons que constater que dans les allées de notre culture occidentale, la main des dieux court toujours sur le fil ténu de nos existences, même si plus personne n’y fait attention. Les dieux ne sont pas morts. Ils vivent dans notre inconscient, hors de l’histoire, mais point hors du temps. Métaphores immortelles, elles font partie de tous les grands voyages de l’esprit. Elles détachent le sujet des fibres de sa chair. Elles l’emportent au-delà des rivages de sa mortalité. Les Parques et les Sirènes chantent l’harmonie d’un univers symbolique que le sujet méconnaît alors qu’il en est issu.

22Au moment de sa réincarnation, le sujet est partagé (au sens propre comme au figuré) entre regret, privation et frustration. Il a également une certitude; celle que quelque chose d’essentiel lui manque. Mais ce manque n’est plus celui de sa subjectivité d’avant son expérience. Cette fois, ce qui lui manque, c’est le manque du manque, le redoublement de sa rencontre avec l’objet (a). Si ce dernier fait encore manque c’est à titre posthume, car l’expérience en le symbolisant l’a troué. Elle l’a percé d’un jour nouveau.

23Dans la béance de sa béance passe un nouveau tore, une dimension renouvelée; celle de son Imaginaire devenu synthôme; quatrième tore qui, soutenant la triade élémentaire du nœud, redéfinit, par sa mise en place, l’articulation du sujet au Réel, au Symbolique et bien sûr à son Imaginaire désormais dédoublé. Ce n’est plus sa vie, son existence passée ou présente qui fait manque, mais ce voyage qui a fait du sujet un étranger à lui-même, un exilé de sa propre subjectivité. Il est maintenant si loin alors qu’il était pourtant si proche, à portée de main, mais pas de mot. Au fil des minutes après son réveil, le souvenir s’efface. La psyché refoule. Elle masque le manque d’un désir renouvelé, redirigé à l’insu du sujet par l’adjonction de ce dédoublement Imaginaire au cœur même du nœud borroméen. Le sujet est devenu autre à lui-même, à la fois familier et résolument étranger, Unheimlich.

3 – Biologie de la Vie aux portes de la Mort : la question du Réel

« Le Réel se démontre de n’avoir pas de sens».
Jacques Lacan, R.S.I., 18/03/1975.

24Pour les médecins et les psychologues qui se sont intéressés à la question des NDE, il ne fait aujourd’hui plus aucun doute que ce que vit le sujet est bien une situation de crise organique. De nombreuses hypothèses ont été posées telles que l’anoxie, le G-Loc ou empoisonnement au gaz carbonique, la production d’endorphines, la métabolisation de kétamine, d’atropine et même d’ocytocine. On a rapproché ces expériences des trips au LSD ainsi qu’aux drogues hallucinogènes (mescal, peyotl…). Cependant la plupart de ces hypothèses ont très vite démontré leurs limites et leurs applications cliniques. En fait, il s’agirait simplement d’une réponse cognitive à un état d’anoxie cérébrale. Cette réponse ne serait pas l’expression d’un processus brutal, mais d’une lente désoxygénation du corps et du cerveau. Devant ce phénomène, le cerveau compenserait la perte graduelle de son oxygène en créant des images et des sensations inédites au sujet. De plus, lors de cette phase de crise organique, il semblerait que les neurones auparavant inhibés se mettraient soudainement à s’exciter.

25L’anoxie affecte des aires étendues du cerveau et l’on peut, de fait, supposer la possibilité d’une réaction cognitive globale. Selon Susan Blackmore: «The key is not anoxia itself but in the disinhibition and consequent excitation it can produce. It may well be this kind of disorganized activation that is the common thread running through all the experiences we are considering[7]».

26Ces expériences de passage, malgré leurs variétés, sont relativement peu nombreuses. La majorité des sujets – qui se comptent maintenant par millions de part le monde, selon Kenneth Ring – ressentent un sentiment de paix (60 %), d’autres font une sorte de voyage astral en s’éloignant de leur corps (37 %). 23 % des sujets interrogés voient la Lumière. Et, parmi la totalité de l’échantillon de l’enquête, seulement 10 % d’entre eux font le pas dans la lumière.

4 – L’étayage du Symbolique: au-delà du Réel !

«Or, l’aphanisis est à situer d’une façon plus radicale au niveau où le sujet se manifeste dans ce mouvement de disparition que j’ai qualifié de léthal».
Jacques Lacan, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, 27/05/1964.

27Les explications scientifiques et les statistiques entament le corps du Réel. Cependant, entamer le Réel est une chose, l’habiter en est une autre. Dans le cas des expériences périthanatiques – selon l’expression de Carl Sagan [8] – ce qui fait symptôme et se répète s’exprime dans le récit de ceux qui en sont revenus. Mais ils sont revenus d’où? De la Mort? Certainement pas, puisque nul ne revient de la Mort. La mort est ce qui du Réel fait signe de la fin de la vie. La mort n’est pas un concept, tout au plus est-elle une notion, un signifiant holophrastique paradoxal qui dirait l’irreprésentable, l’impensable. Mais alors, d’où reviennent ceux qui sont allés jusqu’aux frontières de la vie? Il serait aisé de répondre; «Hé bien, des frontières de la vie!». Néanmoins, nous ne savons pas grand-chose de ces frontières. Elles paraissent, en tout cas, couvrir un espace mental indéfini peuplé d’anges, de démons, d’icônes, de paysages et de sensations… En ce sens, ce lieu aux limites de la vie ressemble plus à un territoire psychique que somatique. Et pourtant, il en possède les deux qualités. Mais revenons un instant sur les traces de Freud.

28Il existe, pour la psyché, un lieu physiologique d’avant la représentation qui comprendrait le corps comme Réel absolu. Ce lieu c’est le sarkos, la chair dans toute son obscénité et son mystère. Puis, nous pouvons repérer le schéma corporel. Ce schéma commence au lieu de la création de la pulsion. Dans ses tissus, le sujet s’approprie son corps comme un ensemble de représentations cœnesthésiques. Ce corps imaginaire et imaginarisé n’est pas encore tout à fait un corps de langage. C’est celui de la biographie, de la croissance, de la maladie, du refoulement primaire et de la mort. C’est le corps qui obsède le sujet et ne cesse de lui échapper. Lorsque le sujet commence à penser son corps, il le change en soma, en corps de pensées et de signifiants. Le soma est le corps du symptôme. Il est le lieu de l’expression de l’insu et de l’ignorance. C’est sur sa surface que les représentations élémentaires s’exprimeront comme secondaires. Le soma est le livre sur lequel s’écriront les expressions qui du refoulé feront retour pour le sujet. Le soma est la surface désirante par excellence.

29Les frontières de la vie touchent simultanément à ces trois lieux du corps. Cependant, c’est à partir d’un seul lieu que s’exprimeront les images et les pensées qui naissent d’une expérience à proximité de la fin de la vie: du corps imaginaire et imaginarisé. Par la suite ce qu’en dira le sujet relèvera presque exclusivement du registre du Symbolique. Son récit est indéniablement une reconstruction, une élaboration fictionnelle, mais pas fictive, d’une expérience qui, prenant naissance dans le Réel, poursuivrait sa progression dans l’Imaginaire jusqu’au lieu des premières représentations.

30Aussi pourrions-nous supposer que le Voyage serait d’abord l’expression du schéma corporel relisant l’agonie de la chair, une présentation, une présentification dans un éternel présent de la pensée, hors diachronie. Le sarkos chercherait ainsi à s’extirper de son silence et, se faisant, repousserait l’énergie pulsionnelle, la libido, dans le sens d’une érogénisation générale de la chair. Par la suite cette expression pulsionnelle intense, entrant dans le registre psychique produirait des imagos, des représentations primaires, seules capables de représenter l’irreprésentable de la mort prochaine du siège des pulsions et de la pensée. Dans cette optique, le voyage périthanatique serait d’abord une impossible tentative d’évasion: celle d’une subjectivité dans l’incapacité de gérer psychiquement une situation qu’aucun refoulement ne pourrait rejeter, qu’aucune forclusion ne pourrait effacer: l’anéantissement de la libido et de son substrat organique. En cet instant d’éternité, le sujet vivrait une aphanisis inversée, une présence qui rapprocherait la subjectivité de la Spaltung, de la ligne de séparation inaugurale de la pensée et de son expression dans la subjectivité. Elle en réduirait ainsi la fracture à un point de méconnaissance. Pris dans cette inversion, le sujet se réapproprierait son image spéculaire. L’image du sujet, autrement appelée dans la théorie lacanienne image de (a), fusionnerait avec ses lignes de fuite dans le Réel. L’image se ferait soudain chair et rejouerait, à rebours et au cours d’un court instant, l’aliénation séparatrice du stade du miroir.

31Faire l’expérience de la proximité de la fin, ne serait-ce pas, également s’approcher au plus près du refoulement originaire?

32Un saut dans l’univers périthanatique du corps plonge la subjectivité aux limites de sa conception. En ce sens, nous pouvons parler d’une sorte d’expérience périnatale de la subjectivité. Chez l’être humain tout ce qui s’approche de la fin rejoue d’une façon ou d’une autre la question des origines. Ce qui ne signifie pas directement que le sujet puisse revivre une renaissance comme le clament un certain nombre de médecins et de psychologues. Les représentations et les expériences amniotiques ne peuvent pas servir de modèle, car elles sont déjà des élaborations secondaires d’une expérience indicible. Penser la mort comme une naissance ou une renaissance nous ramène aux représentations judéo-chrétiennes du Paradis et de l’Enfer. Les mythes ne sont pas le Réel. Pourtant, ils en disent bien quelque chose par le biais de leurs allégories et de leurs métaphores. Les mythes poétisent le Réel et l’Imaginaire. Ils sont vrais à défaut d’être exacts. A ce titre, ils n’ont rien de scientifique. Leur universalité tient d’un Ailleurs, du lieu de l’Autre, de l’inconscient, inépuisable fontaine de signifiants et d’histoires. Malgré sa position dominante dans les registres de la création et de la recréation, l’inconscient n’est pas pour autant omniscient. Il n’est pas total. La béance qui est à sa source n’est pas un défaut de structure. C’est l’essentiel de sa structure, le point ouvert de son devenir. Lacan disait: «Il n’y a pas d’autre de l’Autre». Et pour cause: l’inconscient ne manque pas d’autre. Il se fait défaut à lui-même afin d’exister et de percer les différentes sphères de l’existence. Pour l’Autre, c’est le trou qui perce et le manque qui crée. Et il ne peut y avoir de création subjective qu’à partir d’une absence, d’un néant, d’un oubli fondateur. Nul n’a le souvenir de sa vie avant sa naissance. Nul ne se souvient non plus de sa propre naissance. Pour se souvenir, il est nécessaire de posséder des outils symboliques et organiques suffisants pour associer et penser. Or un nouveau-né n’en possède aucun. C’est là notre destin de créature néoténique. Par conséquent, nous ne pouvons raisonnablement accepter les hypothèses amniotiques comme celle de S. Ferenczi ou des recherches de Stanislav Grof sur les expériences de renaissance sous l’effet de drogues psychédéliques. Cependant, nous devons garder à l’esprit l’aspect de transformation symbolique que tout sujet rencontre au cours de son existence.

33Plus un sujet s’attache au royaume des signifiants, plus souvent il fera l’expérience du deuil et de la séparation d’avec les objets métonymiques de son Désir. C’est là une fatalité structurelle et constructive. Afin de progresser dans son existence, le sujet doit de nombreuses fois se dire, et, en s’exprimant, mourir symboliquement en lui-même. Il doit mourir afin de vivre, d’exister! Et toute existence se paye en livres de chair. Exister, sortir de soi, prendre le risque de sa singularité, c’est toujours mourir un peu, c’est peu ou prou toucher à ce qui de l’essence pointe vers le Dasein, l’Être. Être consiste intimement à en finir avec le moi afin de toucher à ce qui de l’Autre peut s’exprimer à nos oreilles ébahies.

34- «La mort, écrivait Edmond Jabès, nous coupe la parole, la reprend après nous l’avoir prêtée un certain temps. Ainsi mourir serait contre son gré, se défaire de sa parole[9]».

35Ceux qui reviennent des frontières de la mort sont effectivement des revenants, des sujets qui ont accompli un voyage trans-symbolique aux limites de l’existence et de la vie. Ils ne sont pas morts. Ils ne sont pas nés. Ils se sont transformés. Ils ont acquis une connaissance de la vie et trouver un sens fondamental à l’existence. La mort les tenait. Alors ils l’ont symbolisée. Ils l’ont faite leur!

36La mort faite leurre? Telle est peut-être la gageure de cette expérience hors du commun!

37Travailler, retravailler ce qui de la subjectivité se créerait à un moment de crise organique majeure, hors du temps, hors de l’espace, dans un lieu où le sens toucherait à la totalité.

38L’espace périthanatique est un espace tissé et retissé d’Imaginaire dans lequel le Symbolique pénètre comme une oxymore afin de lui donner une forme représentable. Dans l’Imaginal, le Symbolique trace du sens, mais en silence. S’agit-il d’un sens, de l’expression d’un Un-sensé, d’une pure expression de l’Autre en soi, ou plutôt d’une reconstruction dans l’après-coup, une sorte de relecture d’un moment qui ne cesserait de s’écrire comme un trauma sur le corps de la psyché? Car il y a de la blessure et du trauma dans une NDE. Nul n’en revient indemne et ne parvient jamais totalement à lui enlever son caractère irruptif. «Quiconque a été une fois en état de mort apparente peut raconter à ce sujet des choses terribles, mais il ne peut pas dire ce qu’il y a après la mort, il n’a pas même été vraiment plus proche de la mort qu’un autre, au fond il a simplement vécu quelque chose d’étrange et la vie qui n’est pas étrange, la vie ordinaire lui en est devenue plus précieuse[10]».

39La lecture d’une NDE peut se faire comme celle d’un rêve. On y côtoie alors des métaphores et des métonymies qui forment un corpus serré autour de la question de la vie, de la mort et de l’au-delà, «the hereafter», «l’iciaprès» comme disent les anglophones. L’Au-delà est, par définition, Ailleurs, mais pas n’importe où. Il est ici, partout, là où le corps a cessé de vivre, point d’origine et d’anéantissement subjectif. L’Au-delà, c’est du discours, celui des autres. C’est le discours de ceux qui sont restés en deçà du point d’origine qui signe la fin de la vie, mais pas celle de l’existence. Pour les morts, il n’y a pas d’Au-delà. Ils existent hors du temps, dans une présence de l’absence, signifiants d’un signifié toujours à redécouvrir dans l’extinction de chacun. La mort se signifie dans une singularité commune à tous les êtres vivants. Univoque dans sa nature, elle est équivoque dans sa culture. La mort est le signifiant d’un Réel innommable pour chacun sauf pour le discours de la science qui lui a découvert de nombreuses voix. Mais la science, et en particulier la science médicale, ne sait pas tout de la mort. Elles tentent de la faire quotidienne, de la banaliser dans l’évidence et la répétition de son occurrence. Si nul n’y échappe, la mort de chacun appartient d’abord au sujet. Et l’existence du sujet est un aiguillon dans le flanc de la science, une gêne. A travers ses définitions de la mort, la science refoule le fait que c’est la vie et ses limites qu’elle ne cesse de poursuivre.

40Dans ce contexte énigmatique, pourquoi ne pas poser l’hypothèse que la Lumière et l’Obscurité seraient comme les deux sens possibles d’un passage immobile, la représentation d’un même événement: celui du passage du néant à l’existant et de la vie à la mort.

41Allons plus loin et postulons que ce passage se structure comme un disque euclidien dans la nuit de l’Unbewußt? Un disque euclidien est un disque à une seule face. Par conséquent, si par malheur on retournait sa surface visible, son envers ainsi mis au jour se confondrait avec la réalité environnante. Passer de la vie aux frontières de la mort pourrait correspondre à un mouvement de bascule de la pensée à l’intérieur d’un tore dans lequel apparaîtrait, en son intérieur, ce disque euclidien. S’il est pris dans le sens de la vie, il entraîne le sujet vers l’au-delà de sa vie, en direction d’une re-présentation de la vie. Et inversement, s’il est pris sur sa face inexistante, parce que se confondant avec l’obscurité environnante, le sujet s’engage alors en direction de sa mort et du néant.

42Si nous insérions cette figure du disque euclidien dans le circuit psychique de la subjectivité qu’adviendrait-il? Se pourrait-il que ce disque marque le lieu d’un passage? Dans ce contexte, il jouerait le rôle du topos paradoxal d’un discours inconscient, d’un discours Autre? En tant que lieu de passage, il aurait une portée structurante pour le sujet. Il serait le point traumatique, Réel déréalisé à partir duquel le sujet pourrait se fonder ou se refonder.

43Une expérience périthanatique est ainsi un temps de séparation sans rupture. Pourtant la rupture n’est pas loin. Elle est là, aux limites de l’insupportable, horizon d’événements Réel dans une psyché partagée entre Imaginaire et Symbolique. En cela, ce moment particulier de la subjectivité pourrait tout à fait ressembler à une passe analytique. Tout dépend, en fait, de la capacité du sujet à assumer comme à se représenter dans l’instant et son au-delà irréel et pourtant possible. Sentir sur sa joue le souffle froid de Charon n’est pas si douloureux. L’essentiel est d’avoir de quoi payer son passage! Dans le fond, c’est peut-être cela qui ouvre le sujet à une nouvelle représentation de son existence, l’assomption que sa dette symbolique est encore loin d’être honorée et qu’il lui reste encore un long chemin à parcourir avant que la vie ne le quitte et qu’il rejoigne définitivement ce lieu dont nul ne revient plus.

44

«La discontinuité, telle est donc la forme essentielle où nous apparaît d’abord l’inconscient comme phénomène – la discontinuité, dans laquelle quelque chose se manifeste comme une vacillation».
Jacques Lacan, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, 29/01/1964.

5 – Conclusion provisoire

45Ce travail est le résultat d’une impossible quête et un aveu implicite; celui de notre impuissance devant les mystères de la vie et de la mort. Chaque jour, nous rencontrons des sujets âgés qui luttent pour la survie de leur existence. Certains ont déjà connu les rivages du Styx et en sont revenus. D’autres se disent condamnés par une vie déjà passée et parfois gaspillée. Ces derniers ne vivent plus que pour leur mort. Ils prient pour qu’une instance tutélaire, une autorité, une incarnation surmoïque les délivre de cette mer de larmes et les entraîne dans la Vallée de l’Ombre de la Mort. Ceux-là n’ont plus peur de la fin. Ils craignent surtout la souffrance qui s’attache à leur existence présente. La mort est devenu un horizon, une ligne sur la page de la vie. On voudrait qu’elle soit un point final. Pourtant rares sont ceux que se l’imaginent ainsi. La pensée de l’Au-delà est toujours présente, car, dans la pensée du sujet, la vie cherche la vie et n’entend pas la mort comme sa fin. Au quotidien c’est souvent la déchéance qui parle et se fait sentir. Le corps ne parvient plus à se soutenir. Certaines de ses fonctions le lâchent. Le sujet doit alors faire face à ses désillusions et aux deuils qui les accompagnent. Chaque jour, il laisse derrière lui quelque chose. Il apprend à perdre afin de se retrouver. Parfois, il se réconcilie avec ce corps qu’il habite depuis si longtemps sans pour autant le reconnaître. Sa voix cherche d’abord des réponses. C’est plus facile. Mais comme ces dernières n’apportent aucun soulagement, les questions se font plus urgentes. Elles dominent la pensée. Elles insistent. Devant leurs assauts répétés, le sujet réalise que l’important n’est pas dans les réponses, mais dans l’expression même de la question, dans ce qui fait la demande, l’adresse à autrui. Ce n’est plus soi qui compte alors, mais la présence d’un autre qui pourrait entendre et recevoir sa question, sa demande d’amour dans ces instants de déliaisons entre le psychique et l’organique. L’enjeu d’une clinique analytique de la fin de vie se situe dans ces points de rencontre entre Réel, Symbolique et Imaginaire, entre blessures corporelles et fantasmes d’éternité, entre lapsus et manques du mot, au cœur même de ce qui constitue une rencontre entre deux sujets, entre deux questions.

46

«Je suis mort, avec tous ceux que j’ai vu mourir, de leur mort. Je suis mort avec les innombrables personnages qui ont peuplé mes ouvrages et dont je n’ai gardé, le plus souvent, que le souvenir de leur voix; dont je n’ai consigné dans mes cahiers que quelques-unes de leurs paroles».
Edmond Jabès, Le Livre des Ressemblances II.

Bibliographie

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Notes

  • [1]
    Credo des trekkies, des fans de Star Trek.
  • [2]
    Lettre de Romain Rolland à Alain, le 12 février 1931, in Salut et fraternité, p. 113.
  • [3]
    «L’océan, – source d’impulsions électriques, magnétiques, et de gravitation –, s’exprimait dans un langage en quelque sorte mathématique; aussi, en faisant appel à l’une des branches les plus abstraites de l’analyse, la loi des grands nombres, fut-il possible de classifier certaines fréquences des décharges de courant; des homologies structurelles apparurent, déjà observées par les physiciens dans le secteur de la science qui prend en considération les rapports réciproques de l’énergie et de la matière, des composants et des composés, du fini et de l’infini. Cette correspondance convainquit les savants qu’ils étaient en présence d’un monstre doué de raison, d’un océan-cerveau protoplasmique, enveloppant toute la planète et gaspillant son temps en considérations théoriques extravagantes sur la réalité universelle; nos appareils, par surprise bavaient saisi des bribes infimes d’un formidable monologue qui se déroulait éternellement dans les profondeurs de ce cerveau démesuré et qui, forcément, dépassait notre entendement», Solaris, p. 32.
  • [4]
    Castenada Carlos, Voyage à Ixtlan, Les leçons de Don Juan, p. 204.
  • [5]
    R.S.I. le 18/03/1975.
  • [6]
    Platon, La République, X, 616-618, in Œuvres Complètes, Bibliothèque de la Pléiade, tome 1, pp. 1235-1236.
  • [7]
    «La clé du problème, n’est pas l’anoxie elle-même, mais dans la désinhibition et l’excitation qu’elle peut produire. Il se pourrait que ce soit cette sorte d’activation désorganisée qui serait le lien commun entre toutes les expériences», Dying to live, p. 65.
  • [8]
    cf. Broca’s Brain, Reflections on the romance of science, chapitre 25: «The Amniotic Universe».
  • [9]
    Le Livre des Ressemblances II, p. 250.
  • [10]
    Kafka Franz, De la mort apparente, in Œuvres complètes IV, pp. 1139-1140.
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