« J’ai tout tenté pour modérer ma douleur, vous en êtes témoin. Il n’y a pas un seul ouvrage sur l’adoucissement des peines de cœur que je n’aie lu chez vous. J’ai fait plus et sans doute personne avant moi n’en avait donné l’exemple : j’ai composé sur moi-même des lettres de consolation. (...) Je passe mes jours entiers à écrire ; au fond, je n’y gagne rien, mais j’occupe mon esprit ; pas assez pour l’arracher tout à fait à la pensée qui l’obsède, assez pour y faire quelque diversion ».
1Classiquement, la définition du deuil se limite à la perte par décès d’un parent, d’un être cher ou plus généralement d’un « autre significatif » (« significiant other » et à la réaction, aux conséquences biopsychosociales qui s’en suivent.
2Le deuil est, pourrait-on dire par assimilation au somatique, « une blessure mentale » que l’on peut qualifier de « normale ». Il y a, en France, plus de 500 000 décès par an, ainsi quatre à six personnes seront en deuil ; certains vont jusqu’à 10 ou 20 personnes touchées.
3S’il existe toujours une réaction dépressive normale, elle s’estompe progressivement. La personne reste endeuillée toute sa vie et nous pensons, avec d’autres que le deuil ne se termine jamais puisque c’est un événement qui produit un état. Par contre, habituellement les réactions douloureuses deviennent moins fortes et ne viennent plus paralyser l’individu dans sa vie courante. De nouveaux investissements affectifs peuvent se faire, certains parlent de « phase de récupération ». Nous proposerons plutôt le terme de « phase de réaménagement », car la personne endeuillée n’est plus la même. Nous nous plaçons alors plus dans un abord affectif ou libidinal que comportemental.
4Si tous les deuils s’accompagnent d’une réaction dépressive, certaines personnes présentent un état dépressif caractérisé à l’issue de cette perte. Il peut apparaître assez rapidement et durer, ou bien se produire à distance, quelques semaines, voire quelques mois après. La classification américaine des maladies mentales dans sa quatrième révision (DSM IV), dit que la dépression du deuil devient pathologique au-delà du deuxième mois. Ce délai est toujours contestable, l’idée à retenir étant la persistance des symptômes dépressifs. S. Zisook (1993) estime que, dans 50 % des deuils, la dépression apparaît à un moment ou à un autre lors de la première année.
5Mais ces dépressions peuvent se compliquer et devenir des dépressions graves qui se rencontrent, le plus souvent, lors d’un deuil qualifié de « traumatique ». Le deuil après suicide en est l’archétype.
6Des travaux américains multiples, notamment ceux de Progerson (1995 et 1999), nous montrent que ce deuil traumatique est prédictif de problèmes psychologiques et somatiques, avec une augmentation de symptômes psychopathologiques, notamment de dépression et d’anxiété, d’état de stress post-traumatique, de suicide, de morbidité accrue, notamment de maladies cardio-vasculaires.
7Cet auteur propose deux ensembles fondamentaux de deuil traumatique :
81° – La « détresse de séparation » (critère A), avec un syndrome nucléaire : obsession, préoccupation par les idées concernant le défunt, nostalgie, manque intense, comportement de recherche, sentiment de solitude, altération du fonctionnement social et de la santé physique.
92° – La « détresse traumatique » (critère B) avec des symptômes classiques tel que : l’obscurcissement, le détachement, le choc, la stupéfaction, l’hébétude, la perte des projets, l’idée de « futilité » par rapport à l’avenir, la difficulté à reconnaître le décès, le sentiment de vide, le sentiment d’avoir une vie insignifiante sans la personne décédée, une altération des sentiments de confiance, de sécurité et de contrôle, une colère centrée sur la mort, des symptômes « fac-similé » d’identification au défunt.
10Mais, il faut ajouter un facteur de gravité, souligné par tous les auteurs, le caractère soudain ou inattendu de la mort. Le deuil après suicide en est le paradigme : comment vivre après le suicide d’un être cher ? Quelle vie pour les survivants, et nous reprenons à dessein le terme anglo-saxon.
11Les endeuillés par suicide sont plus à risque de dépression grave. Certains éléments comme la solitude réelle et/ou ressentie, avec parfois la mise à l’écart de la communauté, les ruminations sur le scénario suicidaire avec une quête incessante et inachevée de reconstitution détaillée du passage à l’acte suicidaire, une culpabilité envahissante sont les éléments principaux qui font le lit d’une dépression grave.
12L’image internalisée du mort par suicide est alors abîmée, et lorsqu’il existe une dépression grave, le souvenir du mort est persécutif, voire destructeur. L’idéalisation du mort devient très difficile, voire impossible. « Le suicidé met son squelette psychologique dans le placard émotionnel du survivant » nous dit Schneidman.
13Le traumatisme externe, la disparition brutale et « volontaire » d’un être cher va perturber le fonctionnement intrapsychique de la personne, qui vient de perdre un élément important de son économie psychique.
14La dépression qui va suivre sera d’autant plus grave que l’effet de la perte de l’illusion d’immortalité, la honte et la culpabilité, seront plus durables.
15Ces trois éléments fondamentaux sont retrouvés dans d’autres états de stress post-traumatique :
16=> La perte de l’illusion d’immortalité
17Elle est le corollaire de l’incrustation dans l’appareil psychique d’une image du réel de la mort. Si l’atteinte narcissique est très profonde, elle peut favoriser l’émergence d’un état dépressif grave.
18Claude Barrois parle à ce propos de « perte de soi-même » en tant qu’« objet narcissique » très particulier, qui n’englobe pas seulement le narcissisme de la valeur : le contenu, les idéaux… Mais aussi le narcissisme du contenant : la confiance et la sécurité dans les enveloppes psychiques et le Moi-Peau.
19Le sentiment de n’être plus « comme avant », exprimé avec une grande force, touche à ce changement qu’a opéré la présence de la mort dans l’appareil psychique. Dans les cas de dépression grave, les personnes peuvent vivre comme « des morts-vivants », des vivants qui ont la mort en eux et qui ne parviennent plus à investir la réalité. Claude Barrois parle même de « l’apocalypse de la révélation de sa soudaine intimité de la mort ».
20=> La honte
21Dans ce deuil après suicide, la personne endeuillée peut être presque deshabitée par le langage ; aucune représentation, ne vient lorsqu’on apprend cette terrible nouvelle. La honte est liée au sentiment de n’être plus un humain.
22Souvent, la honte est exprimée en terme d’abandon, de solitude extrême, de ne plus être comme les autres, comme porteur d’une malédiction. Dans les dépressions graves, nous pouvons retrouver une impression de « souillure » indélébile. Ce sentiment peut donner l’impression à cet endeuillé que les autres peuvent lire dans ses yeux l’horreur de cette détresse.
23=> La culpabilité
24Ce n’est pas seulement la culpabilité d’avoir été impuissant à empêcher ce passage à l’acte, mais aussi la culpabilité d’avoir été ce qu’on est. Alors la culpabilité n’est pas seulement circonstancielle, mais aussi une culpabilité plus ancienne, déjà présente, souvent inconsciente. Lorsqu’on peut faire émerger ce type de culpabilité ancienne et névrotique, la dépression grave peut s’atténuer et un processus thérapeutique peut se développer.
25Mais pourquoi apparaissent de telles dépressions graves ?
26Elles surviennent souvent chez des endeuillés par suicide qui ont déjà connu des pertes réelles ou symboliques, ou des traumatismes survenus dans l’enfance. Mais ces derniers sont souvent enfouis et difficilement mobilisables.
27Mais dans le deuil par suicide, le traumatisme vient de l’extérieur et il est majeur. Une dépression grave peut ainsi survenir chez des personnes sans antécédent traumatique, ni trouble de la personnalité. Une éventuelle fragilité pathologique antérieure ne joue qu’un rôle aggravant dans le pronostic. Sandor Ferenczi avait dit : « un bombardement, s’il est suffisamment intense, rend tout être humain fou ». Le suicide d’un proche peut jouer ce rôle de « bombardement psychique ».
28=> Se pose donc le problème de l’originaire : pourquoi certains endeuillés développent-ils un syndrome psychotraumatique avec une dépression grave ?
29Problématique difficile qui met à la question le plus profond de l’individu puisqu’elle touche ses origines. Une approche phénoménologique peut alors être utile et compléter une approche plus psychopathologique. Il s’agit d’une rencontre avec le phénomène même, et avec l’existence des personnes qui se confient à nous.
30S. Freud, lors de l’introduction aux Actes du IIe Congrès de Psychanalyse en 1918, avait dit : « le refoulement, qui est à la base de toute névrose, est comme une réaction à un traumatisme, comme une névrose traumatique élémentaire ». Malheureusement, il n’a pas approfondi cette intuition.
31Dans la phénoménologie existentielle le psychisme comporte au moins deux dimensions radicalement différentes :
- la première est la fonction psychique corporelle de l’organisme et de ses troubles,
- la seconde est la région de l’intentionnel, enchaînement des moments de sens, vecteur de vécus. L’origine de celui-ci, son centre, c’est la personne individuelle. L’enchaînement et le lien de contenus vécus, Binswanger les nomme « histoire intérieure de vie ».
32Claude Barrois décompose cette déchirure, dans les traumatismes psychismes post-traumatiques, en quatre temps :
- L’attaque soudaine, instaurant un avant et un après,
- L’apocalypse, au sens de dévoilement, révélation, ici de la proximité intenable de devenir cadavre ;
- L’épiphanie où quelqu’un se montre, une nouvelle forme s’avance. C’est une apparition sur un fond de chaos, de rien ;
- Enfin, le Kerygme, c’est-à-dire à la fois une proclamation prophétique et un cri (ce cri est fondamental et doit être respecté).
33Pour l’évoquer, nous citerons l’écrivain Allessandro Baricco : « Alors, elle pense que, même si la vie est incompréhensible, nous la traversons probablement avec le seul désir de revenir à l’enfer qui nous a engendré, et d’y habiter auprès de qui, un jour de cet enfer nous a sauvé. Elle essaya de se demander d’où venait cette absurde fidélité à l’horreur, mais elle s’aperçut qu’elle n’avait pas de réponse. Elle comprenait seulement que rien n’est plus fort que cet instinct de revenir là où on nous a brisé, et de répéter cet instant pendant des années. En pensant seulement que ce qui nous a sauvé une fois pourra nous sauver à jamais. Dans un long enfer identique à celui d’où nous venons. Mais clément tout à coup. Et sans sang ».
34Alessandro Baricco, Sans Sang, 2002, Paris, Albin Michel.
35=> Cet extrait de l’ouvrage d’Alessandro Baricco, intitulé Sans sang, donne à entendre :
- l’arrimage imaginaire du sujet au traumatisme,
- la destruction subjective dont il a été le lieu,
- et la répétition qui lui succède.
36C’est à partir de ce « constat » rencontré en clinique que S. Freud, a en 1920, dans son célèbre article « Au-delà du principe de plaisir » été conduit à énoncer une dualité pulsionnelle, reconnaissant dans la répétition l’agir de la Pulsion de mort. A partir de ce moment-là, il désignera le travail psychique requis du sujet, comme consistant à « lier les notions pulsionnelles ».
37Il va s’agir de faire émerger de la « pensée » à la place de ces répétitions traumatiques, mais aussi de reconnaître les affects insus, les mises en actes destructrices, voire morbides.
38En clinique, cette répétition est alimentée par un fort sentiment de culpabilité lié, très souvent à des sentiments ambivalents préexistants à la mort de l’être cher. Parfois même, il a pu exister des désirs de mort plus ou moins conscients qu’il est inacceptable de penser après un tel acte auto-agressif, mais aussi hétéro-agressif.
39Nous pouvons assister à l’émergence douloureuse d’une colère vis-à-vis de la personne aimée. Cette colère peut dans les cas graves se transformer en véritable « haine » plus ou moins consciente, car inacceptable. Cela fait le « lit » des dépressions graves où la violence des sentiments n’arrivent pas à émerger à la conscience, car impensables et donc indicibles.
40Mais à cette interrogation personnelle, va s’ajouter une interrogation familiale : a-t-on été de « bons parents » puisque notre enfant s’est suicidé ? Là encore des interrogations sans réponse vont favoriser l’émergence d’une dépression grave. Ces interrogations peuvent toucher le fonctionnement familial qui peut être pathogène, mais dont les parents ne sont pas directement responsables, mais « victimes ». On peut schématiquement distinguer :
- une pathologie de la sous protection,
- une pathologie de la surprotection,
- une pathologie de l’alternance de protection et la contenance paradoxale.
- une dépression parentale parfois non reconnue ou mal prise en charge,
- des carences ou des absences parentales,
- des violences entre parents.
- des parents qui se jugent « coupables ». Cette culpabilité peut être alimentée par leur passé et leur histoire familiale plus ou moins traumatisante. Ils peuvent se transformer en « parents réparateurs » pour leurs propres enfants : « mes enfants ne subiront pas ce que j’ai subi ! ».
- à force de vouloir bien faire ou plutôt faire autrement, ils peuvent être des parents trop « intrusifs »,
- l’origine de la surprotection peut apparaître chez des parents endeuillés, ceci a pu produire de grandes failles narcissiques qu’il faut combler coûte que coûte.
413 – Dans la pathologie de l’alternance de protection et la contenance paradoxale : il existe une alternance de contenance entre un excès et une insuffisance de contenance familiale. Dans ce cas-là, les facteurs favorisants seraient :
- l’alternance d’une présence intrusive et d’une absence,
- la surprotection et le rejet,
- l’oscillation maniaco-dépressive,
- la culpabilité et la toute puissance.
42Si certains affects se lient et font sens, la « révélation » peut être douloureuse, mais entraînera souvent un mieux durable. Alors, les parents vont pouvoir accepter le mystère, aller vers une certaine compassion et ne plus se sentir responsables, mais victimes.
43Dans un deuxième cas de figure, les enfants sont endeuillés après le suicide d’un de leur parent. La charge de culpabilité sera elle aussi importante. Elle sera plus ou moins destructrice en fonction du type de relation qu’ils avaient instauré entre eux et le parent disparu.
441° – S’il existait une sous-protection parentale, les enfants ont pu développer :
- soit un système de fuite dans des conduites plus ou moins autodestructrices luttant contre la dépression : toxicomanie, anorexie, boulimie, conduites à risque. Alors, le deuil ne va pas forcément déclencher une dépression grave,
- soit une lutte contre la dépression plus ou moins efficace mais au prix du développement d’une personnalité avec des traits de psychorigidité, d’obsessionnalité, voire une anxiété plus ou moins somatisée. Une alexithymie n’est pas rare. La décompensation dépressive dépendra de l’importance des mécanismes de défense et du « degré de résilience »,
- soit une réelle fragilité thymique existe et le décès risque d’entraîner une décompensation plus grave. Elle est alimentée par des sentiments de culpabilité avec une auto-dépréciation en relation avec des interrogations de type : « Pourquoi on ne m’a pas aimé ? Qu’est-ce que j’ai fait ?… »
45Comment ces sujets vont-ils passer de la fusion à la « défusion », si nous acceptons ce néologisme ? Ceci pourra se faire souvent au prix d’une dépression grave.
463° – S’il existait un comportement paradoxal avec alternance d’un excès ou d’une insuffisance de protection.
47Ce ne sera pas forcément par une dépression grave que se traduira la douleur. Il est, dans ce cas, probablement plus fréquent de rencontrer des troubles du comportement dont l’expression variera en fonction de l’âge des enfants.
48En conclusion, nous affirmerons que la dépression grave existe, nous l’avons rencontré chez certains endeuillés par suicide. Si elle complique l’aide que nous pouvons leur apporter, elle peut être soulagée à condition de la reconnaître, de la traiter sur un plan médico-psychologique, en associant des médicaments psychotropes et une prise en charge psychothérapique. Il est indispensable que nous soyons là longtemps sans nous décourager. L’approche n’a pas pour but de guérir, mais d’accompagner et de favoriser les échanges en rendant ces endeuillés humains à leurs propres yeux d’abord, afin de leur montrer qu’ils sont des nôtres !
Bibliographie
BIBLIOGRAPHIE
- BARROIS C., Les névroses traumatiques, Paris, Dunod, 1998.
- FREUD S., « Au-delà du principe de plaisir », In Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1981.