«Elle savait comment finissent les vieilles femmes inutiles comme elle. Celles qui laissent venir le chiendent dans leur potager et se tiennent aux meubles pour ne pas tomber. Les vieilles qui n’arrivent pas à passer un fil dans le chas d’une aiguille et ne se souviennent même plus de comment on monte le son du poste. Celles qui essayent tous les boutons de la télécommande et finissent par débrancher l’appareil en pleurant de rage.
(...)
Vous voulez (...) que je la mette en fourrière juste parce qu’elle a oublié une casserole sur le feu, c’est ça? (...) Vous savez très bien que si je la mets dans un mouroir, elle va pas tenir le choc!».
2Les mots que la romancière met dans la bouche de ce petit-fils tellement inquiet pour sa grand-mère, ce sont les mots que d’aucuns ont en tête lorsqu’ils pensent aux établissements pour personnes âgées. Et derrière ces mots des images fortes, une vision des personnes âgées sinistre: le vieux incapable et indésirable, la maison de retraite antichambre de la mort.
3L’association entre la vieillesse et la mort n’a jamais été aussi forte puisque presque seuls «les vieux» meurent; les jeunes hommes ne périssent plus à la guerre, les femmes ne meurent plus en accouchant et les enfants ne disparaissent plus en bas âge. Notre société qui valorise la jeunesse et l’activité rejette la vieillesse et la mort, les localisant dans les établissements d’accueil pour personnes âgées.
4Et pourtant… Si l’on meurt en maison de retraite, on y vit d’abord. Continuer à exister, à désirer, à décider, à refuser, à échanger, à pleurer ou à rire… Tout ce qui fait la vie, même à l’approche de la mort. Car s’il ne faut pas dénier l’approche de la mort, il ne faut pas dénier non plus que la vie est encore bien là.
5L’accompagnement des personnes âgées en maison de retraite ne peut s’envisager qu’après une réflexion globale et la mise en place d’un projet d’établissement, véritable ciment de toutes les actions, lien entre les résidents, leur famille et les professionnels, et garant de la place du résident, jusqu’au bout.
1 – Le projet d’établissement
a – L’élaboration du projet sur des valeurs-clés – Le résident au centre
6Loin du regard classique («ces pauvres vieux, dépendants, dans des mouroirs…») qui, même si ce n’est pas de façon aussi caricaturale, n’en perdure pas moins dans les esprits, notre regard doit donc au contraire être porteur de promesses et d’avenir. La vieillesse et la vie communautaire peuvent en effet être envisagées comme possibles sources de plaisir, de désir, de créativité… Malgré les difficultés et les déficits.
7Rejeter le modèle classique, c’est ainsi tout mettre en œuvre pour mettre fin à la toute-puissance des soignants au détriment des personnes âgées, aux prises en charge collectives, au fonctionnement organisé principalement autour des soins et favorisant la dépendance…
8C’est connaître et faire appliquer les droits des personnes âgées, respecter les libertés individuelles et combattre les discriminations, ouvrir les établissements sur l’extérieur, s’attacher à respecter les droits de l’homme au quotidien:
9* Le respect de la liberté individuelle et du statut d’adulte:
10On entend souvent dire que la personne âgée est comme un jeune enfant, que le début et la fin de la vie sont des étapes identiques. Un tel discours amène à méconnaître les besoins et les potentialités de la personne âgée, à développer une relation infantilisante avec le résident (prise en charge totale sans que cela soit nécessaire, alimentation à la petite cuillère, toilette de pied en cap, tutoiement et autres familiarités…). Par ailleurs, le déroulement de la vie quotidienne en collectivité est parfois programmé, planifié et organisé selon les objectifs de l’institution, parfois en décalage total avec les intérêts de la personne. Dans ce cas l’institution et le personnel projettent leurs propres représentations sur le résident, anticipant et décidant à sa place de ce qui est bon pour lui, souvent sans même le consulter. L’absence de lieux d’expression et de décision et de communication interne à l’établissement tendent également à confiner le résident dans une position passive dans laquelle il n’ose plus prendre d’initiative.
11Or une résidence doit laisser à chacun le pouvoir de prendre une place, sa place, dans le projet ou en marge de celui-ci, si c’est son choix; le pouvoir de rester citoyen, de conserver un rôle social et de se sentir utile à la communauté.
12C’est pourquoi il est important que les objectifs, les responsabilités et les problèmes puissent être discutés en commun. Cette mise en commun fonde une solidarité nécessaire à tous, et positionne la personne âgée comme interlocutrice.
13Il est ainsi essentiel qu’on propose aux résidents des espaces pour communiquer, échanger, et faire valoir leurs droits: conseil des résidents, commission des menus et autres réunions leur permettent de participer de façon active à toutes les prises de décision les concernant.
14* La non discrimination:
15Toute discrimination, quelle qu’elle soit, doit être combattue, et notamment quand cela concerne les personnes âgées souvent fragilisées par des deuils, des déménagements, des hospitalisations…
16Les discriminations par l’âge ont pris une telle ampleur qu’un mot a été forgé pour les désigner: c’est l’âgisme. Pourtant, comme l’indique B. Puijalon: «toute la société est gagnante à l’alliance des âges. Car seuls les vieux, en jouant leur rôle de passeur, peuvent donner aux générations qui les suivent la dimension de l’avenir»…
17Ainsi le grand âge n’est pas une catégorie à part mais fait partie du cycle de la vie: l’identification de la vieillesse à une étape nettement distincte correspond à une construction sociale de la réalité. Et si le vieillissement est souvent imaginé uniquement en termes de perte, de déchéance, de dépendance, de maladie, ou encore de handicap, il est essentiel de garder en tête qu’il apporte aussi un certain nombre de bonifications, pour peu qu’on y prête attention.
18Il importe donc de considérer que les droits des citoyens dans notre société s’appliquent sans distinction à tous les résidents âgés, même s’ils sont handicapés.
19Ainsi pouvoir entièrement meubler son espace privatif ou venir avec son animal familier sont des droits élémentaires qu’il paraît difficile de refuser a priori aux résidents.
20* L’ouverture sur l’extérieur
21Privilégier l’ouverture, c’est travailler sur le thème de l’animation et faire des résidences des lieux de vie, des lieux où dynamique et mouvement sont les maîtres mots. Une maison de retraite ne doit pas être un lieu clos, figé ou replié sur lui-même: le fonctionnement en autarcie de l’institution prive la personne d’échanges avec l’extérieur, renforçant son exclusion de la vie sociale.
22L’ouverture est un moyen de faire rentrer l’extérieur dans une résidence, et de sortir d’une certaine façon de la relation duelle soignant/soigné: c’est accepter d’introduire un tiers dans le duo résident/établissement, c’est sortir de la routine. C’est aussi tenir compte des remarques ou des critiques de personnes qui ont un regard plus neutre et en tirer profit pour évoluer.
23Ouvrir l’établissement et maîtriser cette ouverture, c’est permettre à la personne âgée de rester en contact avec le monde extérieur, de continuer à échanger, de poursuivre ses investissements et de ne pas se replier sur elle-même. C’est prendre conscience de son devoir de vigilance, dans l’accompagnement du résident.
24C’est enfin affirmer sa croyance en une institution libératrice, qui permette à toute personne âgée de poursuivre sa vie, de s’épanouir, de se sentir respectée, actrice et citoyenne dans un lieu de vie ouvert, adapté à ses besoins.
b – La place des familles
25Si l’établissement se donne pour mission d’accueillir la personne âgée dans le respect de son identité, de son histoire, de ses habitudes de vie, il se doit alors de réfléchir à la place des familles.
26Entre l’abandon et l’hyperprotection, un juste milieu peut être trouvé dans la plupart des cas en laissant à la famille une place, sa place: pas dans la rivalité avec les équipes, mais dans une véritable triangulation personnel/résident/famille, où la famille est considérée comme partenaire essentielle associée aux projets, car porteuse de lien et d’affection et témoin de l’histoire de son parent.
27Pour que cette triangulation existe, une relation équilibrée entre la structure et les familles est essentielle: celles-ci acceptent le projet d’établissement, ce qu’il implique en terme d’ouverture, et les limites qu’il peut comporter. De son côté-là structure entend les remarques, les suggestions, les questionnements ou les inquiétudes: l’établissement, s’il est incontestablement un soutien pour la personne âgée, peut également en être un pour son entourage.
c – Le troisième pôle: le personnel
28Il doit tout d’abord être en nombre suffisant, ce qui est loin d’être le cas dans les établissements français, d’où le grand travail de conviction qui doit concerner tous les acteurs de l’aide aux personnes âgées. Mais parallèlement à cette nécessaire action quantitative il convient d’engager une évolution culturelle afin que les professionnels s’ouvrent sur de nouvelles cultures encore peu présentes dans les établissements pour personnes âgées.
29On demande en effet au personnel des compétences nombreuses, diverses et parfois contradictoires; pour réussir cette alchimie, les personnels doivent maîtriser des savoirs multiples fondés sur des comportements, des démarches, en un mot des cultures très différentes. Quatre cultures paraissent fondamentales: la culture soignante, la culture hôtelière (le client, le service…), la culture psychosociale (le sujet, le développement personnel, le lien social…) et la culture du domicile.
30Changer de culture implique de modifier les cadres de référence, les méthodes d’analyse, les processus d’établissement des priorités, les habitudes, les comportements et surtout de bouleverser la relation à la personne âgée qui n’est plus un malade mais un résident, qui n’est plus un objet (même de soin) mais un sujet.
31La spécialisation des personnels fait partie des préalables au changement de culture. Il faut aussi permettre l’évolution des professionnels en place: par des formations adaptées, répétées et pluridisciplinaires, invitant l’ensemble du personnel à la réflexion sur la vie des personnes âgées et leur apportant quelques techniques relationnelles. Mais aussi par un soutien d’intervenants internes ou externes porteurs de ces autres cultures: animateurs, psychologues, sociologues, professionnels de l’hôtellerie et de la restauration, formateurs…
32Si l’on parle beaucoup de formations, c’est qu’elles sont essentielles, notamment pour l’accompagnement en fin de vie. Accompagner un mourant nécessite sans conteste des savoirs et une façon d’être qui vont au-delà d’un cursus classique: la réflexion, l’échange avec les autres professionnels doivent se poursuivre au-delà de l’obtention d’un diplôme et être proposés par l’établissement.
2 – L’accompagnement de fin de vie en question
33Difficile de parler de la fin de vie en établissement sans revenir sur le terme de «mouroir»… Lorsqu’une structure ne priorise pas la vie, elle ne peut que laisser la place à son contraire: la mort, envahissante, omniprésente. Et avec elle tout son cortège de souffrances: la solitude, l’isolement familial, la promiscuité, la collectivité… C’est alors le mouroir.
34Au contraire, si l’établissement a pour projet d’accompagner chaque résident dans le respect et le dialogue, la prise en charge en fin de vie ne pourra que se poursuivre sur ces bases.
35Le personnel, formé à l’approche de la mort, tentera au mieux de l’aider à franchir cette dernière étape dans le confort et la dignité, et toujours dans le refus des prises en charge standardisées. C’est en connaissant bien la personne âgée, ses habitudes de vie, et en ayant pris le temps de parler avec elle tout au long de son séjour que l’on saura ce qu’elle souhaitait pour sa fin de vie (qu’on appelle ce fils qu’elle n’a pas vu depuis cinq ans, qu’on envoie ce courrier, qu’on l’habille avec cette robe…).
36Ici encore, et plus qu’à tout autre moment, l’accompagnement se fait de façon globale: personnel, familles, bénévoles apportent chacun à leur niveau un peu de leur savoir faire, un peu de leur savoir être.
37Par ailleurs, l’évaluation et le traitement de la douleur doivent bien sûr être des priorités, notamment lors des derniers instants.
38Parce que les résidents ne sont pas des numéros, parce que chaque personne âgée est différente, parce que chacun apporte dans les résidences un peu de la richesse de son histoire, l’accompagnement se poursuit au delà de la mort: ainsi le personnel se rend disponible pour être présent aux levées de corps, et l’association des résidents offre une couronne de fleurs pour chaque défunt.
39Des annonces personnalisées sont faites aux amis du résident décédé, à ses voisins d’étage ou de table, qui peuvent eux aussi participer à la cérémonie.
40Chaque accompagnement en fin de vie est ainsi réfléchi et discuté avec tous les partenaires, au cas par cas.
En conclusion…
41Adapter les établissements aux personnes âgées et non l’inverse; rendre les structures agréables, souples, favorisant les prises de décision; laisser sa place à la famille; affiner l’organisation du travail du personnel, favoriser sa formation, tout cela garantit aux personnes âgées qu’elles sont dans l’établissement pour y vivre, y être considérées et entendues, quels que soient leurs déficits, et cela jusqu’au bout de leur chemin, de notre chemin ensemble.
«Le sens de notre vie est en question dans l’avenir qui nous attend; nous ne savons pas qui nous sommes si nous ne savons pas ce que nous serons: ce vieil homme, cette vieille femme, nous reconnaissons-nous en eux? Il le faut si nous voulons assumer dans sa totalité notre condition humaine».
Bibliographie
BIBLIOGRAPHIE
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- CHAMPVERT P., LÉON A., (2003), «Quel projet de vie pour les personnes du quatrième âge en établissement?», Technologie et santé, 50/51, pp. 82-86.
- DE BEAUVOIR S., (1970), La Vieillesse., Gallimard, 604 p.
- GAVALDA A., (2004), Ensemble c’est tout., Le Dilettante, 608 p.
- MESSY J., (1992), La personne âgée n’existe pas, Petite bibliothèque Payot, 240 p.