Notes
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[1]
Bien souvent on associe la vieillesse avec la perte de mémoire. Cela est vrai et faux en même temps. Vieillir ne veut pas systématiquement dire qu’il y a perte de mémoire. Lorsque cela est le cas il peut y avoir de multiples raisons qui méritent des examens neuro-psychologiques très précis pour déterminer la cause et la traiter s’il y a possibilité. La mémoire se travaille et peu garder une bonne capacité jusqu’à un âge bien avancé. Des comédiens de plus de quatre-vingt ans nous enchantent encore au théâtre. Leur capacité mnésique leur permet en lisant une fois ou deux un texte de le connaître et le réciter par cœur.
«Ici, vous êtes dans un service d’Elsheimer».
«A cet étage, nous avons rassemblé tous les déments».
3Combien de fois entendons-nous cela? Dans ces deux diagnostics, on fige la personne âgée, car le premier est impossible à déterminer de façon certaine du vivant de la personne – c’est par une autopsie qu’il le sera de manière sûre – le second reste beaucoup trop vaste puisqu’il renferme toute une série de pathologies. Ces deux pathologies sont réduites à une perte de mémoire. Ainsi, la maladie d’Alzheimer est comparée à un ordinateur qui se vide de son information, en commençant par le dernier mot écrit, jusqu’au premier enregistré au fin fond du disque dur. Tout ceci est très vrai, mais pas assez proche de ce que la personne atteinte vit au quotidien. Au jour le jour, à chaque instant, à chaque seconde même, elle se sent totalement perdue dans ses repères avec, très vite l’impossibilité, de s’assumer seule, d’où le placement en institution.
4Il serait donc plus prudent de parler de «personnes âgées désorientées».
5Petit à petit, au fil des rencontres, elles vont nous enseigner et nous faire mieux comprendre qui elles sont, nous amener plus finement à ressentir ce qu’elles vivent et peut-être à les accepter dans leur désorientation au sein de l’univers institutionnel où elles sont accueillies et qui, paradoxalement lui-même, engendre une déconnexion de la réalité.
La personne âgée désorientée
La désorientation au niveau du temps
6Quel jour sommes-nous? Quel mois sommes-nous? En quelle année sommes-nous?
7Bien des sujets désorientés sont incapables de répondre à ce type de questions. L’espace/temps chez la personne âgée désorientée n’existe quasiment plus. Le passé, le présent le futur ne font plus qu’un. La personne vit sur le mode du «maintenant».
8Mme A. ne se souvient pas de ce qu’elle a mangé ce matin, ni même si elle a mangé. D’ailleurs, elle ne sait pas très bien si nous sommes le matin ou l’après-midi, ou même le soir.
9Tout ce qui se vit est immédiat, pour disparaître tout aussi immédiatement dans des profondeurs inatteignables.
10Mme G. ne se souvient pas que sa fille est venue la voir en début d’après-midi, alors qu’il est à peine seize heures.
11La personne désorientée dans le temps vit alors intensément le présent comme si elle se doutait que dans les minutes qui suivent elle aura tout oublié. Tel un brouillard intense où ce qui est derrière et devant soi est invisible. La personne est comme sur un bout de terre n’accueillant que ses deux pieds. Tout autour le vide, aucun appui, le temps n’a ni passé, ni avenir.
12Ce qui reste du passé devient présent et donne l’avantage de faire vivre et revivre toutes les personnes aimées au temps unique du présent. Il n’y a plus de générations qui se succèdent, il n’y a plus qu’une seule génération.
13«Je ne vais pas pouvoir vous recevoir car j’attend mon père qui doit venir me chercher pour aller faire des courses», me confie Mme WL. Elle se souvient très bien de l’enterrement de son père, mais l’attend néanmoins pour qu’il l’emmène s’acheter une robe.
14Cette difficulté d’établir un espace au niveau du temps peut aussi provoquer de grandes inquiétudes liées à un passé douloureux qui resurgit dans un espace/temps présent, avec la même authenticité qu’à l’époque où il a été vécu.
15M. Th. 86 ans est de confession juive, il a dû se cacher des nazis et de la Gestapo durant la guerre. Aujourd’hui, sortir dans la rue l’angoisse énormément: il a le sentiment d’être poursuivi par des hommes grands en uniforme qui lui veulent du mal.
16Le temps n’existe plus, tout est concentré sur l’instant. L’espace du temps est comme écrasé, des trois dimensions, il n’en reste plus qu’une: celle qui se vit au moment présent.
17Dans ce ici et maintenant dans ce «là» où l’écoulement du temps n’existe plus, la personne âgée désorientée peut se vivre à n’importe quelle période de sa vie, généralement celles les plus ancrées dans la mémoire, celles qui ne sont pas encore détruites.
18- «Quel est votre date de naissance Mme L.?»
19- «Je ne sais pas…»
20- «Quel âge avez-vous?»
21- «20 ans!»
22Et pourtant…
23Durant les séances, Mme M. me demande souvent de rester dans sa chambre le temps qu’elle aille faire une course. Elle disparaît alors dans le couloir et lorsque je la rejoins au bout de quelques minutes elle est toute surprise de me voir et me dit bonjour comme si nous ne nous étions pas vus quelques minutes avant. Et pourtant lorsque je reviens de congés, elle m’accueille: «Ah te voilà toi, il y a longtemps que je t’ai pas vu».
24Dans son manque de repère du temps, cette dame semble néanmoins repérer un long moment d’absence. Comme si le lien, qui s’était tissé, au fil des séances, avec son thérapeute, lui permettait de se reconstruire un espace temps.
25Mme G. participe, avec trois autres personnes désorientées, à un groupe thérapeutique autour de planchettes de bois, avec lesquelles chacun est libre de construire ce qu’il veut. Mme G. n’a plus qu’un vocabulaire de cinq mots: Papa, cimetière, piano, guitare, cithare. Elle ne se repère plus dans le temps, confond le jour et la nuit. Mais elle sourit beaucoup.
26Sa voisine de groupe, avec les planchettes, vient de construire un gros cube, puis elle prend une poignée d’autres planchettes les pose en fagot à côté du cube et dit en riant:» voilà du bois pour le four crématoire!».
27Mme G. la regarde horrifiée et se met à la reprendre vertement en lui rappelant l’horreur qu’a été cette époque, du nombre effroyable de victimes etc. Cette réprimande dure peut-être une minute mais une minute où Mme G. retrouve tous ses mots, tous ses repères dans le temps pour manifester son indignation devant de tels propos. Puis, une fois sa colère exprimée, Mme G. retrouve son calme et ses cinq mots.
28La fille de Mme M. a bien compris que sa mère oublie tout. Alors, elle s’efforce de vivre le temps présent aussi intensément que le vit sa mère.
«Lorsque ma mère me sourit, je savoure son sourire tout de suite comme elle le fait du mien car dans cinq minutes elle aura tout oublié, mon sourire, ma venue. Maman m’a appris à ne plus vivre les choses en différé mais à les vivre au moment même où elles se vivent. C’est une grande richesse».
La désorientation au niveau de l’espace
30L’espace, selon la définition du Larousse, est «une étendue indéfinie qui contient et entoure tous les objets». Chez la personne âgée désorientée, il faut parler de tous les espaces.
L’espace extérieur
31L’espace c’est d’abord ce qui environne la personne. Le quartier, la rue de l’immeuble ou de la maison habitée devient totalement étranger à la personne âgée désorientée. Elle ne peut plus se repérer. Très vite, l’individu erre dans la rue ou sur la route, incapable de retrouver le chemin de la maison.
32M. H. a faussé compagnie au centre de jour dans lequel il vient trois fois par semaine. La police ne le retrouvera que trois jours plus tard au milieu du périphérique.
L’espace des objets
33Petit à petit, de manière insidieuse, la personne âgée désorientée ne peut plus faire de liens entre un objet et son utilité. Les instruments quotidiens qui l’environnent peuvent lui devenir totalement étrangers. Dorénavant la personne est environnée de «choses» qui n’ont aucun sens, qui peuvent même devenir dangereuses pour elle et pour autrui.
34Mme F. a laissé sa plaque électrique allumée et y a posée dessus sa serviette de table. Celle-ci prend feu sans que Mme F. réagisse en conséquence. Le feu la panique, mais elle ne peut plus faire de lien entre tous ses événements.
35M. B. a soif. Il tient dans sa main une bouteille d’eau, fermée par un bouchon qui se dévisse. Il la regarde intensément, la penche, la secoue mais ne peut la dévisser.
36Ce monsieur ne peut plus faire de lien entre le bouchon et l’eau qui ne s’écoule pas.
37La personne pour autant n’est pas aveugle, elle peut tout à fait éviter des meubles ou une porte. Seulement pour elle c’est simplement éviter l’inconnu.
38M. K. est depuis plusieurs minutes concentré sur la poignée de la porte de la salle de bain. Il se demande tout haut à quoi peut bien servir ce «machin» qu’il tient dans la main.
39Mme D. s’est fait ce matin du thé au savon! Un peu moins désorientée au niveau du temps, elle me confie en fin de matinée: «savez-vous que ce matin je me suis fait du thé avec des bulles!».
L’espace des autres
40Ce qui environne l’individu désorienté devient totalement mystérieux, mais ceux qui l’entourent le deviennent aussi. Les proches ne sont plus reconnus, les moins proches parfois le sont plus, l’infirmière devient une mère, l’aide soignant un fils et le fils un inconnu.
41«Bonjour Papa», scande Mme P. à toute les personnes qui passent tout sexe confondu.
42«Figurez-vous, Madame, que ce matin ma fille est venue me voir et que je ne l’ai pas reconnue», raconte M N. à sa fille.
43L’autre n’est plus reconnu ni dans son individualité, ni dans son identité sexuelle.
44Mme A. caresse la manche de ma veste et semble apprécier la matière tout en me disant que je suis une jolie fille, puis continue en me demandant si j’ai une femme.
45Tout de l’autre devient confus et ne renseigne que très mal.
46Mme P. fait le tour de mon visage avec ses mains, très intriguée par ce que je représente et qui, visiblement, ne la renseigne pas.
47Ce que l’autre est devient une énigme pour la personne désorientée mais un sourire, une caresse suffit parfois aussi à la rassurer.
L’espace corporel ou la représentation de son propre espace/corps
48La personne âgée désorientée ne se reconnaît plus chez elle et ce qu’il y a chez elle. Mais elle ne se reconnaît non plus à l’intérieur d’elle-même. La personne se vit tel un fantôme, elle «est» sans pour autant en prendre conscience. Ce corps qui la matérialise n’a plus aucun sens pour elle. L’individu ne peut plus se fier à lui même. Cet inconnu, lui-même, lui fait peur car il ne le cerne plus, il ne le cadre plus, il n’est plus un contenant, il devient pour lui une énigme et parfois une source de terreur.
49Mme R. passe devant un miroir, elle se regarde mais ne semble pas se voir, ses mains touchent la glace comme si elle cherchait à retrouver quelque chose. Elle l’explore comme le mime Marceau délimite une vitre qui n’existe pas.
50Mme H. dans l’ascenseur se découvre dans la glace. Elle regarde son image avec effroi puis dégoût et s’écrie: «celle-là, faut la tuer!».
51L’enveloppe corporelle n’est plus une référence, elle n’exprime plus de sens, tel un grand sac dont on ignore le contenu.
52On me demande d’aller voir Mme T. qui passe une grande partie de ses journées allongée à se masturber. Lorsque je lui prend la main, je lui demande ce que cela est. Elle la regarde longuement et me dit: «c’est difficile à dire». Lorsque je tape ou caresse sa main, elle ne peut me dire ce que je fais. Pour elle, c’est agréable ou désagréable. Je lui montre son index et je lui demande ce que cela est. Elle le bouge et dit: «un ver de terre».
53Son corps lui devient totalement étranger. Se lever, s’habiller, marcher ou s’asseoir n’a plus de sens pour elle. Cette chose qui la compose, son corps, l’embarrasse et l’angoisse probablement moins lorsqu’il est allongé et qu’il n’est plus à porter. Puis dans ce désert qu’est devenu son anatomie, elle découvre une région qui lui procure un sentiment de bien-être. A coup sûr, elle ne quitte pas cet oasis de réassurance.
54Lorsque Mme B. est massée du bout des pieds jusqu’à la pointe des cheveux, elle se ré-approprie son corps l’espace de la séance. Puis, lorsque la kinésithérapeute la quitte elle s’écrie: «oh mais, je vais être toute perdue sans vous».
55Le corps réagit, les nerfs sont intacts mais l’individu qui l’habite est incapable de nommer ce qu’il ressent.
56Mme R., en se coinçant le pouce dans une porte, se l’est cassé tout en s’arrachant la peau et l’ongle. Lorsque nous nous rencontrons quelques jours après l’accident, elle porte la main meurtrie en écharpe avec un énorme pansement autour du pouce. Je lui demande ce qu’il lui est arrivé, elle est incapable de me renseigner. Tout en parlant, son pouce frôle sa poitrine ce qui lui provoque une vive douleur qu’elle exprime par une grimace et un cri. Lorsque je lui demande où elle a mal, Mme R. est incapable de me le dire.
57La douleur est là mais la personne âgée désorientée est incapable de définir l’endroit de sa souffrance. Elle n’a pas mal, elle est mal.
58Et pourtant…
59Mme V., totalement désorientée, contourne les personnes qui la croisent sans chercher à les rencontrer et lorsqu’on provoque la rencontre, elle fait tout pour l’éviter. Ce matin, alors que Mme V. déambule dans les couloirs, comme à son habitude, elle tombe nez à nez sur un petit enfant de quinze mois qui s’essaie à ces premières escapades. Il est un peu perdu et se met à pleurer. Délicatement, elle le prend dans ses bras et le console en lui souriant. L’enfant se calme.
60La fille de Mme F. souffre beaucoup de voir sa mère se dégrader de semaine en semaine. Ce matin-là Mme F. n’arrive plus à prendre seule son bol de café; une aide soignante doit lui guider les mains pour qu’elle le prenne. Devant le spectacle de voir sa mère en si grande difficulté devant un geste aussi simple, sa fille fond en larme. Sa mère la regarde alors fixement et lui dit: «arrête de pleurer, je suis ta mère tout de même».
61N’oubliez pas que nous sommes encore des êtres humains, supplient à leur manière ces personnes.
62Comment se fait-il aussi que les personnes âgées désorientées remarquent toujours les soignantes enceintes et à leur retour de congé maternité six mois plus tard, leur demander des nouvelles du bébé?
63Mme H. est totalement désorientée et est en fin de vie. Installée dans un fauteuil ergonomique, les soignantes l’ont placée dans le petit salon de l’unité de vie protégée, pour garder toujours un œil sur elle. Autant les autres résidents qui vivent dans le même service s’ignorent entre eux, autant sont-ils tous très prévenants pour Mme H. L’une de lui remonter sa couverture tombée à ses pieds. L’autre de venir lui faire un baiser sur le front. L’autre encore de lui caresser la joue tout en lui parlant un jargon qu’elles deux seules peuvent peut-être saisir.
64Une aide-soignante revient de Martinique où elle a enterré sa mère. Le cœur gros, elle reprend ses fonctions en s’efforçant de cacher sa tristesse. Mme MD., vivant totalement dans son monde à part, a tout compris; elle la prend dans ses bras et lui fait un câlin, sans un mot.
65Mme F. constate que tout ce qui l’environne y compris elle-même lui devient étranger. Puis elle réfléchit et me dit: «il me reste l’essentiel.
66– Quoi dont?
67– Vous!»
68Tout fait défaut à ces personnes âgées désorientées. Tout, sauf ceux qui auront l’audace de les rencontrer au delà des apparences désorientantes pour elles, pour nous.
69Devant de telles pertes de repères, venant compromettre leur autonomie, les personnes âgée désorientées sont souvent placées dans des institutions prévues en principe pour les accueillir.
La désorientation institutionnelle
L’institution: le choc violent
70Passer d’une vie généralement autonome et indépendante à celle de l’hôpital qui prend totalement votre existence en charge, entraîne bien souvent chez le sujet vieillissant (et pas nécessairement désorienté) un désastre. En effet, à moins de posséder une facilité d’adaptation remarquable – ce qui est improbable chez le sujet désorienté – qui pourrait accepter, sans être affecté, de quitter définitivement et plus ou moins volontairement, son cadre de vie de toujours, ses habitudes, sa liberté? A ne pas en douter presque personne. C’est un peu ce qu’illustre, hélas, l’exemple de Mme B. arrivée en institution sans aucune désorientation.
71Mme B., au dire de ses enfants, était encore une maîtresse femme très active à l’âge de 94 ans. Alors qu’elle fait son marché, elle chute et se casse le col du fémur. D’abord en moyen séjour pour se rétablir, elle passe directement en long séjour, sur la demande appuyée de ses enfants…
72De jour en jour son état se dégrade. Trois semaines après son hospitalisation Mme B. n’est plus capable de saisir un verre pour boire ou une fourchette pour manger. De plus elle éprouve des difficultés pour parler et ne semble plus nous comprendre. Une semaine après elle meurt.
73Mme B. est passée en un mois de la femme volontaire et active qu’elle s’efforçait d’être, malgré son âge fort avancé, à une femme totalement grabataire qui s’est laissée mourir. Ce glissement a sans doute été provoqué par l’effet de l’entrée en institution de long séjour.
74Pour les personnes désorientées la tâche n’est pas moindre. Pour elles, c’est passer d’un connu, la maison, devenu inconnu à un inconnu, l’institution qui restera pratiquement inconnu.
75L’Institution, dernière adresse où l’on finit sa vie parce que l’on a mal vieilli physiquement et psychiquement, provoque bien des pertes à un moment de l’existence où l’on n’est plus très enclin aux transformations, où on n’a plus la souplesse pour changer de lieu et de rythme de vie.
Perte des repères géographiques
76L’Institution rassemble une population, celle des personnes âgées et dans ce qui est évoqué ici des personnes âgées désorientées. Chacune d’elles arrive d’horizons bien différents. Aussi, pour la plupart des résidents, c’est la découverte soit d’une nouvelle ville, soit d’un nouveau quartier, soit d’une nouvelle rue.
77Le bâtiment dans lequel ils vivent est pour tous très différent de leur ancienne demeure. Ils doivent réapprendre, s’ils le peuvent, la nouvelle configuration de l’immeuble pour aller et venir le plus librement qu’il leur est encore possible.
78Chaque résident doit apprendre à gérer ce nouvel espace et notamment sa chambre. Ce lieu de vie le plus intime où il n’a plus ses points de repères habituels, où il est dépouillé de tous ses biens, où il doit réapprendre la configuration de l’espace pour pouvoir aller seul dans sa salle de bain ou dans son fauteuil.
79C’est dans cette chambre que la personne âgée doit le plus souvent cohabiter avec une autre personne âgée, inconnue d’elle jusqu’alors.
Perte des repères socio-familiaux
80Le nouveau résident en long séjour doit effectivement apprendre souvent à vivre avec un voisin qu’il n’a pas choisi, dont il ne connaît rien: ni sa vie, ni sa personnalité, ni ses habitudes.
81Ce qui peut sembler évident pour certains est parfois très perturbant pour la personne âgée: l’Institution, (mis à part le personnel soignant), ne rassemble que des vieillards.
82Brusquement le monde s’est coupé en deux, il y a les actifs d’un côté et les vieux de l’autre côté. Soudainement l’Institution les met dans une sorte de surréalité: on s’efforce de la pire manière de leur rappeler, s’ils ne s’en étaient pas encore aperçus, qu’ils sont devenus vieux et inutiles, on les isole du monde. Puis pour être sûr qu’ils en prennent bien conscience on leur renvoie en miroir leurs voisins et voisines.
83Assurément le nouvel arrivant devient, s’il ne l’était pas encore tout à fait, une personne âgée.
84C’est ainsi que bien souvent on entend cette phrase de la part du nouvel arrivant: «Je ne suis entouré que de vieux fous». Il sous-entend presque qu’il n’est entouré que de morts en sursis et surtout qu’il ne se considère pas encore tout à fait comme «un vieux» prêt à mourir. Malheureusement ce presque cri de révolte ne dure jamais très longtemps.
85Tout ceci pour le résident est une violation de l’intimité que Louis Ploton exprime mieux que nous ne pourrions le faire:
… «Nous voudrions souligner l’aberration qu’il y a, sous prétexte de convivialité à conserver des chambres collectives, fût-ce à deux lits. Non seulement les personnes âgées ont horreur des vieux, mais encore imposer à quelqu’un de devoir se déshabiller pour faire sa toilette, pour recevoir des soins, devant un tiers qu’il n’a pas choisi, constitue une violence inadmissible. La disposition d’un refuge, où l’on peut se dévêtir, se montrer laid, se moucher, péter, mais aussi recevoir des visites sans témoin, nous semble absolument vital, et à respecter sauf volonté contraire clairement exprimée».
87En dehors de cette nouvelle cohabitation, le sujet vieillissant désorienté doit apprendre à connaître (et à reconnaître par la suite) les différentes personnes qui s’occupent de lui et qui le soumettent à une organisation de la journée différente de celle qu’il a connu depuis toujours.
88Bien souvent le personnel soignant peut être pris (comme cela est évoqué un peu plus haut) pour différentes personnes de l’entourage du résident, selon le jour ou l’humeur de celui ci.
Perte des repères du rythme de la journée
89Les jours passent et se ressemblent. Le petit déjeuner est servi (c’est le seul repas qui ressemble le plus à celui de la maison). Il n’y a plus les courses à faire, les cuisiniers s’en chargent. Les journées sont donc rythmées par les heures de repas et de collations préparés par des professionnels. L’œuf à la coque ou sur le plat devient le fantasme des résidents. Ils ne vivent plus qu’au rythme de leur estomac, parfois lui aussi un peu perdu, en quête de nourriture à un moment où il n’y en a pas.
90La personne âgée désorientée est totalement libérée de régler ses factures, ses impôts, son loyer, ses charges. Un professionnel est engagé pour s’en occuper mais pas pour le solliciter.
91Tous ceci entraîne la personne âgée vers un vaste flou. Le sujet vieillissant ne sait plus très bien où et comment se situer par rapport aux autres, mais aussi par rapport à lui même.
Perte des repères identificatoires
92L’institution déstabilise donc; nouveauté du lieu, des habitudes et des rencontres. Elle est de plus une sorte de lieu de vie sans initiative.
93Effectivement, l’hôpital offre au niveau des soins, comme il se doit, une sécurité presque absolue, ce que la personne âgée n’avait jamais connu auparavant. De même le service hôtelier permet au résident de ne plus avoir aucun souci matériel, ce qu’il n’avait jamais connu non plus.
94Bien souvent, on ne laisse plus la chance à la personne âgée de se prendre en charge: elle devient pratiquement dépendante des autres et n’éprouve plus le besoin d’être autonome c’est-à-dire décider elle-même, prendre des initiatives, éprouver des envies.
95Laforestrie & Missoum parlent de «perte des repères identificatoires». Pour les auteurs, le sujet vieillissant a trois possibilités pour lutter contre l’Institution.
96La première solution, pour la personne âgée, est d’être en harmonie avec l’Institution. Elle s’adapte à son nouveau cadre de vie et au personnel qui l’entoure.
97C’est le cas de Mme V. Le service que lui offre l’Institution vient la rassurer dans sa vieillesse, devenue difficile. C’est donc tranquillement, au fil du temps, que Mme V. s’est faite à la nouvelle organisation de sa vie.
98Le plus souvent, la personne âgée s’accommode de cette situation; mais il reste quand même un décalage entre l’attente du sujet et ce que lui offre l’institution, ce qui donne naissance à diverses attitudes réactionnelles qui sont généralement dirigées contre l’Institution.
- Le réfectoire est inorganisé,
- Cette infirmière est une incapable,
- Le médecin ne vient jamais me voir,
- Robert (un infirmier) ne vient plus me voir, il ne m’aime plus».
99Enfin, la personne âgée peut adopter une attitude d’opposition entre ce qu’elle a vécu avant et ce qu’elle vit aujourd’hui. Cette dernière attitude est celle qui entraîne le plus de problèmes. Elle peut engendrer une dépression mais peut aussi amener le sujet vieillissant à couper court à tout contact avec le monde extérieur. Désorientée, la personne, au contact de l’institution rentre encore plus dans un monde fermé et qui parfois semble inaccessible.
100En institution des unités de vie protégée se créent de plus en plus. Elles accueillent des personnes âgées désorientées et cherchent à créer un cadre de vie adapté aux pathologies des résidents. Le personnel soignant, plus nombreux que dans les autres services, se donne comme mission de permettre aux personnes âgées désorientées de garder jusqu’au bout leur autonomie. Accompagner le résident à chaque instant de la vie quotidienne: ne pas faire à la place du résident mais le guider dans les petits gestes de tous les jours en l’éclairant par la parole, l’attitude, l’attention, le temps, la patience, le professionnalisme.
101Pour cela, la volonté de chacun est à solliciter selon ses responsabilités. L’un de donner les moyens d’ouvrir des espaces capables d’accueillir des individus perdus dans leur repères mais encore capable de rire et de pleurer, de vivre et de nous donner envie de vivre avec eux. L’autre de s’assurer qu’au sein de ces espaces, à tout instant; jour, nuit, fin de semaine, congés, il y ait le nombre suffisant d’un personnel compétent, soutenu, encadré et qui se forme régulièrement. L’autre encore d’être disponible et à l’écoute du résident, c’est à dire accompagner la personne âgée désorientée là où elle en est et non pas là où nous voudrions qu’elle en soit. Nous tous enfin de regarder et d’accueillir l’individu perdu dans ses repères comme différent de nous c’est certain (comme nous le sommes tous) mais comme un être humain à part entière avec le droit d’exister et de partager encore un bout de vie avec le reste de l’humanité. [1]
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- PLOTON L., 1991, La personne âgée. Son accompagnement médical et psychologique et la question de la démence, Lyon, Synthèse, 2° édition.
- QUINODOZ D., 1988, «Introduction à la psychothérapie analytique, son utilisation avec des patients âgées», in Gérontologie et Société, n° 46, pp. 117-126.
- RONDINET D., 1984, «La prise en charge des troubles psychiques du sujet âgé», in Introduction à la psychogériatrie; Biologie et Psychologie, SIMEP, pp. 158-163.
- SEBAG-LANOE R., 1992, Soigner le grand âge, Paris, Desclée de Brouwer.
Mots-clés éditeurs : désorientation, accompagnement, lien, rencontre, temps, espace
Notes
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[1]
Bien souvent on associe la vieillesse avec la perte de mémoire. Cela est vrai et faux en même temps. Vieillir ne veut pas systématiquement dire qu’il y a perte de mémoire. Lorsque cela est le cas il peut y avoir de multiples raisons qui méritent des examens neuro-psychologiques très précis pour déterminer la cause et la traiter s’il y a possibilité. La mémoire se travaille et peu garder une bonne capacité jusqu’à un âge bien avancé. Des comédiens de plus de quatre-vingt ans nous enchantent encore au théâtre. Leur capacité mnésique leur permet en lisant une fois ou deux un texte de le connaître et le réciter par cœur.