1Comment se fait-il que ceux qui ont vécu un certain temps dans la rue meurent pour la plupart prématurément? Ils meurent tôt ou tard, non seulement dans la rue, mais dans les hôpitaux, les hôtels, les «lieux de réinsertion» ou même «chez eux». Souvent d’ailleurs seules s’en aperçoivent les associations qui les ont suivis personnellement et au-delà de la période de vie dans la rue, lors même qu’ils ont ou semblent avoir rejoint le peloton des gens ordinaires, les «ADF» (avec domicile fixe), comme dit Pedro Meca (Les compagnons de la nuit). On peut invoquer toutes sortes de raisons, mais la principale est sans doute le traumatisme provoqué par le fait d’avoir un jour fait l’expérience de n’être vraiment plus rien. Après cette disparition, il n’est alors pas facile de «reparaître». Et on ne veut pas le savoir.
2On prendra ici l’exemple particulier, troublant mais fréquent, de ceux qui s’étaient pourtant engagés dans un processus de «réinsertion» et décèdent au moment où ils semblaient sauvés. On examinera ensuite le concept de «disparition».Car le plus grave, c’est que la société, tout en les aidant matériellement à survivre, s’emploie à les faire disparaître. Le psychologue dit qu’elle les maintient dans l’«abjection», l’urbaniste qu’elle les cache et les déplace, l’anthropologue qu’elle va jusqu’à dénier le fait en escamotant ces morts gênants. Enfin on s’interrogera sur les modalités d’une aide sociale qui préfère l’action massive, spectaculaire et dans l’urgence, à un accompagnement personnel et modeste, à l’écoute de ceux qui ont d’abord besoin de retrouver confiance et dignité.
I – La mort inacceptable de ceux qui avaient recommencé de vivre
3Dans un livre récent [1], Patrick Declerck évoque la mort annoncée de ce «fou d’exclusion» pour qui le monde et lui-même sont devenus odieux; pour échapper à la souffrance, il tente alors de s’endormir, aux portes de la mort «dans une ataraxie devenue folle». Cette analyse de l’auto exclusion convient bien à la population que Declerck décrit, celle des clochards invétérés qui finiront au cimetière de Nanterre. Mais elle ne convient pas à une catégorie de mort peut-être encore plus troublante sur laquelle nous allons nous attarder, celle, si étrangement nombreuse, des gens qui étaient en passe de sortir de la rue.
4Morts illogiques, scandaleuses. Ils avaient fait d’énormes efforts pour remonter la pente. Ils sortaient enfin la tête de l’eau. Alors qu’il est si difficile de s’arracher au marasme ou au vertige de la rue, un déclic, chez eux s’était produit. Ils re-désiraient vivre. Ils venaient de repasser la frontière ou le no man’s land qui les séparait de la vie sociale ordinaire. Et soudain la mort les frappe. Pourquoi? Voici quelques uns de ces dénouements brutaux qui vous laissent sans voix. On essaie d’interpréter le mystère mais aucune explication ne suffit. Il en faudra au moins tirer quelques leçons.
Des morts surprenantes
5Une assistante sociale raconte: André, un guadeloupéen clochardisé dormait depuis six ans dehors. Il a pourtant tissé des liens avec l’association, accepté un hébergement, puis l’hôtel. Il est entré dans la chorale, malgré son odeur, mal supportable, a donc retrouvé le plaisir de la vie de groupe. Un jour, l’idée a germé de rentrer au pays, où il a gardé un contact avec une amie, puisqu’après une brouille fraternelle, il avait rompu avec la famille. Mais il gardait vives ses racines: l’assistante sociale se souvient qu’il se mettait du sel sur la tête pour chasser les mauvais esprits! L’affaire a pris forme, il va régler ses problèmes de retraite et partira. Est-ce le second souffle? Et puis une querelle stupide avec son logeur le sort du quartier où il avait pris ses repères. Nouvelle dégradation. Il meurt à l’hôpital. À la morgue, on retrouve sa famille que par discrétion on avait joint un peu tard; elle aurait pourtant pu assurer un relais. La sœur, sur la demande de Pierre s’occupe du rapatriement du corps. Il avait continué de chanter à la chorale, pratiquement jusqu’à la fin.
6C’est une histoire semblable que celle de Joël qui meurt à cinquante ans, en pleine forme. Vingt ans plus tôt, il avait tout lâché, lors de son divorce, enfants, métier, pavillon. Sauvage, et solitaire, il s’était pourtant laissé apprivoiser par une bénévole, avait accepté un refuge, puis un CHRS, et il venait d’entrer, après avoir réglé ses problèmes de santé, dans une pension de famille. Enfin il trouvait le repos. C’est le moment qu’il choisit pour mourir dans son sommeil d’un arrêt cardiaque. En fait, dit son accompagnatrice, en même temps qu’il se reconstruisait, qu’«il commençait à moins mourir», tout revenait, en particulier la souffrance de l’abandon de ses enfants. N’a-t-il pu la supporter? …Ils avaient une trentaine d’année. Le fils, voudra revoir son père et se chargera de l’enterrement. La fille refusera.
7L’histoire de Jean, à quarante ans, laisse encore un goût plus amer, mais est-il mort seulement d’un malentendu? Jean, bachelier et anarchiste en rébellion, s’était mis en marge de la société. Son frère, dix ans plus tôt, avait essayé de l’héberger pour le sortir de la drogue et de l’alcool, mais avait été obligé de le mettre dehors. Il vivait dans le centre de Paris, dans la rue par choix, prétendait-il, apprécié des commerçants comme des artistes pour son langage et sa culture. Un jour, il décide de repartir sur d’autres bases; plein d’énergie, il se rase la barbe. L’adjoint du maire se prend pour lui d’amitié et lui trouve un appartement. Mais il rate la visite et croit que l’occasion est perdue, alors que la mairie lui restait favorable. Il disparaît. On le retrouvera dans le coma du côté de la Plaine-Saint-Denis. Et son frère, fossoyeur au cimetière de Thiais, découvrira un jour, horrifié, le nom de Jacques sur la liste de ses clients indigents. Ainsi les gens de la rue qui se sont battus, se donnent-ils, un jour, le droit de mourir, par une sorte de sentiment d’abandon, comme si c’était trop difficile, ou que «ça ne valait plus la peine».
8C’est maintenant une jeune stagiaire qui raconte «son premier mort», souffrant de n’avoir pu faire le deuil. Mathieu, ancien punk, s’était stabilisé une première fois, avait vécu en concubinage en Belgique, le temps d’avoir deux enfants qu’il regrettera toujours de n’avoir pas reconnus. Devenu toxicomane, il accepte un traitement par la méthadone qui réussit. «Cela lui faisait peut-être peur que tout aille bien», pense son accompagnatrice: «Ça y est, tout va bien, je veux arrêter la méthadone». Mais plus ça allait, plus il buvait. Il accepte une cure, revient à Paris, fait un stage. Puis il vivote, allant d’hôtel en hôtel. Mais dès qu’il se sentait mieux, il disparaissait. Et un jour, on le retrouve mort sur le sol: il s’est jeté du 5ème étage. Il avait trente ans. On ne s’y attendait pas. Mais il était très solitaire. Une autopsie a été demandée. Pas de réponse. La famille n’a pas été retrouvée, il est resté longtemps à la morgue, il a été convoyé à Thiais, vers les sépultures «à décomposition rapide» sans même que l’association soit prévenue. Et la narratrice n’est pas sûre d’avoir mis son bouquet sur la bonne tombe. Peut-être sa mort n’aurait-elle pas dû la surprendre! …
9Mais on se laisse surprendre, comme nous le fûmes quand Martin, autre toxicomane, mourut, lui en début de cure, mais aussi à trente ans. Il allait si bien que ses médecins l’avaient laissé rentrer dans son squat! Leurre des commencements euphoriques de traitement… Comment expliquer l’overdose dont il mourut? Une erreur technique? Les copains? Le retour de vieilles tentations suicidaires? Dix jours avant, lors d’une fête, il avait lancé au micro de l’association, un appel pathétique sur les dangers de la rue. On lui avait repris gentiment le micro.
10Que dire de la surprise de Mona quand elle apprit la mort de Caroline, dans son lit, vingt ans; elle venait de l’accueillir la veille à «Cœurs de Femmes». «C’est un accident», Mona en est certaine. Il faisait chaud. Caroline a peut-être mélangé avec du Coca-Cola des médicaments pour dormir, mais elle ne voulait pas partir. Parce qu’enfant, elle avait été violée, sa famille, intégriste, l’avait rejetée. Mais maintenant elle voulait vivre. N’avait-elle pas dit: «Je veux revenir chez vous parce que vraiment je veux m’en sortir et faire ma vie comme tout le monde»?
11Que signifient ces «accidents» qui viennent frapper tant de personnes en cours de résurrection jusque dans le huis clos de leur nouveau logement? La veille d’aller prendre son premier emploi de jardinier, Ludovic, même pas trente ans, que sa mère, toxicomane, avait drogué dès son plus jeune âge mais pour qui l’association était devenue une seconde famille, Ludovic qui allait tellement mieux, met le feu à son matelas avec un mégot et meurt dans l’incendie de sa chambre d’hôtel. Et que dire de Mohamed, le mauvais garçon qui, après cinquante ans de bourlingue, passé par la prison et toutes les aventures, alcoolique invétéré, mais grand croyant, avait, depuis plusieurs mois, décidé de se racheter. Après de multiples rechutes, on peut croire que cette fois est la bonne. Il meurt entre quatre murs, étouffé par une crise d’épilepsie. C’est aussi le cas de Lahsen, tandis que Robert meurt d’un arrêt cardiaque dans sa baignoire. On pourrait multiplier les exemples. Et l‘explication par l’usure, la maladie, ou la malchance ne suffit pas. Pourquoi la mort a-t-elle rattrapé ceux qui avait recommencé de vivre?
Repasser la frontière
12C’est d’abord que rien n’est plus difficile que de repasser la frontière et que ce moment-là est celui de tous les espoirs et de tous les dangers. Il requiert un accompagnement personnel, attentif, modeste, prolongé, tout le contraire d’une action sociale de masse, spectaculaire et dans l’urgence. Les gens de terrain comme Paul de Cornulier (Les Petits frères des pauvres) le savent bien:
«Dans la rue, ils créent des défenses face à l’agression, au froid. Quand il s’installent, leurs défenses tombent, ils éprouvent pour certains un sentiment de trahison en quittant leurs compagnons de boisson. Le Fisc, la SNCF et autres organismes retrouvent leur adresse et les somment de payer. Ils ne sont pas habitués à gérer leur budget, et surtout la conduite d’échec les anime depuis toujours. Finalement, c’est au moment où ils semblent sauvés qu’ils décèdent».
14On oublie en effet cette vérité paradoxale que la rue, qu’on accuse, et à juste titre, de les avoir détruits, les sauva, à l’origine, lorsque, désespérément déçus par la vie, ils lâchèrent tout. C’est, par exemple, le cas des «sans famille», enfants de parents maltraitants, «enfants de la DDASS» etc. Ils y ont ensuite trouvé quelques repères pour une survie. Quoiqu’on les dise désocialisés, ils se sont construits une socialité propre et un espace même s’ils sont fondamentalement seuls et si cet espace a la précarité d’un no man’s land. Le retour à la vie normale seul entre quatre murs leur est parfois tellement dur qu’on a vu tel zonard se porter mieux après être retourné dans la rue et avoir retrouvé ses habitudes d’errance. On leur demande de jeter ces béquilles et de se tenir debout. La société ne leur réclame-t-elle pas trop, voulant forcer l’exclu à partager ses projets d’insertion et ses idéaux? L’un d’eux, qui pourtant «s’en est sorti», ose dire que «la réinsertion n’est pas le retour à la vie». Un autre demande: «s’en sortir, soit, mais pour entrer dans quoi?» Il faudrait beaucoup plus de modestie, de prudence («Il n’est pas facile de caresser un corps blessé!» dit Pedro Meca), et de patience, accepter qu’on s’y reprît à plusieurs fois avant de trouver sa place, qu’on laisse du temps et le droit à l’échec à qui cherche à se reconstruire. Au lieu de demander une performance dont on ne serait pas capable soi-même. Alors que les pouvoirs publics réclament du résultat, des statistiques «convaincantes», faute de quoi on coupera les vivres!…
15Les bureaucrates et les technocrates de l’action sociale croient que l’affaire est dans le sac quand leurs administrés ont un logement, un peu d’argent, qu’ils vont mieux, ne se piquent plus ou ne boivent plus ou peu, qu’on est sur la bonne pente. Or la pente peut à tout moment s’inverser, le suivi de la sortie s’avère dangereux et demanderait de nouvelles formes d’attention, un moindre maternage, puisque l’autonomie semble retrouvée. Or l’accompagnement, même à distance, ne s’est jamais trouvé plus nécessaire. Et la société ne sait pas faire. Il y a donc carence. En apparence ils étaient très entourés, les besoins essentiels étaient assurés mais on avait justement pensé plus en terme de besoins que de potentialités. On ne dira jamais assez, par exemple, les méfaits d’une oisiveté génératrice d’angoisse, dont la cause est, pour une part, l’incapacité de la société à exploiter les compétences virtuelles d’individus certes en panne, mais capables de «faire des choses», fussent-elles modestes. On manque d’imagination, ne s’ingénie pas à trouver, on ne prend pas de risque, on n’y croit pas. Comment voulez-vous que retrouve confiance en lui, quelqu’un en qui on ne croit pas? La carence en aide pour la reconstruction personnelle, au-delà des montages d’aide matérielle, fussent-ils les plus efficaces, est flagrante, et le résultat peut être tragique. Car l’enjeu véritable, on l’oublie trop parfois, dans la hâte qu’on a d’aider matériellement, c’est-à-dire de faire le plus facile, c’est la dignité d’une personne.
Les secrets de ces morts tragiques
16Devant ces morts inattendues, on est en effet partagé entre deux sentiments. Dans un premier temps, celui d’un douloureux échec évidemment. Mais dans un deuxième temps, on réagit. Après tout, ils sont morts debout, ils ont fait leur chemin, ils se sont bien battus. De quel droit pouvons-nous dire que leur vie est un échec? Ou alors, c’est que notre qualité d’«accompagnant» nous autoriserait à juger à partir des projets que nous avions sur eux?! Ce type de mort nous oblige à une révision, déchirante mais salutaire, d’une manière très commune d’envisager la réinsertion comme la réintégration forcée (et donc vouée à l’échec), dans un ordre et dans une norme. Heureusement ce n’est pas la manière de voir des gens «de terrain». «Leur mort, comme leur vie, leur appartient; la qualité d’une vie n’est pas une question de durée», dit Mona. P. Giros médite ainsi sur la mort accidentelle de Lahsen: «Aux yeux du monde, la vie de Lahsen semble absurde: tant de malheurs et tant de combats pour en arriver à ce sinistre résultat!… On peut trouver l’unité de souffrance de cette vie de souffrance en y voyant le trajet d’un «beur»… On peut également voir en Lahsen un handicapé physique et mental… On peut considérer qu’on a fait son devoir: la socialisation de Lahsen a demandé sept à huit ans, sinon davantage, après le plongeon dans la drogue et l’alcool. La reconnaissance de la réussite de l’intégration est évidemment balayée par sa mort qui casse tout et qui rend les efforts des uns et des autres apparemment illusoires. Toutes ces interprétations me paraissent insuffisantes. Et en tout cas, la mort de Lahsen les rend inopérantes. Je refuse de voir en Lahsen seulement un beur ou un handicapé ou une réussite sociale…»[2] À propos d’un cas analogue, G. Galindo (Aux Captifs, la libération), dit presque la même chose: «En tout cas nous n’avons pas à culpabiliser, à nous demander s’il avait trouvé ou non la structure qui lui convenait. Il faut dire au contraire qu’il fait partie de ceux qui sont morts alors qu’ils étaient en train de se retrouver, chacun à son rythme, avec sa liberté. Ces morts-là, restent une énigme, un grand mystère. Elles ont quelque chose à nous dire, qui est d’ordre spirituel, que nous n’avons pas le droit de parler d’échec, de dire qu’ils ne sont pas allés au bout du parcours que nous avions prévu pour eux. Personne ne maîtrise le chemin d’un autre. Ces morts nous invitent à penser autrement qu’en terme de résultat ces accompagnements, ce qui demande une véritable ascèse». Nous voilà aux antipodes d’un certain mythe de la réinsertion et de l‘idéologie qui le soutient.
17Pour comprendre le secret de ces morts tragiques, il faut donc aller plus profond, mesurer, dans toutes ses dimensions, le travail négatif de la «disparition» et avoir le courage de la reconnaître. Car, la responsabilité se partage. Ils se sont laissés, à un moment, disparaître, mais la société les y a aidés.
II – Disparaître et faire disparaître
18Il se passe pour le mal de la rue quelque chose d’analogue à ce qu’on voit dans le traitement de la dépression dans Des bienfaits de la dépression, le psychanalyste Pierre Fédida, dénonce «le danger d’une idéologie qui n’a cure du tragique et qui soutient plutôt la seule pertinence qui lui convienne, celle de l’opposition entre le déprimé et le performant (c’est-à-dire l’adaptation pragmatique). Peu soucieux d’aller chercher en profondeur, dans le passé (expériences de perte, d’abandon, de séparation), on se contentera de traiter, au moyen de médicaments et de psychothérapie active, les symptômes comportementaux». Dans le domaine social, c’est la même chose. La société est plus soucieuse d’occulter le mal social que de le guérir vraiment, et sa prétention, pour donner le change, à la performance spectaculaire, technicienne, rapide, aboutit souvent à une action superficielle et vaine.
N’être plus rien
19Il faut donc repartir de l’expérience tragique de la rue, cette expérience si radicale qu’elle est difficilement dicible, comme celle de la guerre ou des camps de concentrations, et marque, de façon sans doute indélébile et commune, en dépit de sa diversité, la population en grande précarité des gens qui l’ont vécue. Ils ont un jour dans leur vie, fait l’expérience de n’être vraiment plus rien. J. Maisondieu se demande si on en revient jamais. Declerck, qui l’a expérimentée en mendiant, dit que c’est «un travail invisible. On est renvoyé à une sorte de néant». Il en conclut qu’«il faut donner. C’est une question de vie ou de mort». De même, pour Mona qui, toujours à propos de la manche, parle de «déchirement»: «J’ai rencontré en moi, à l’intérieur de moi, ce que c’est que d’être dans le plus grand dépouillement, d’aller toucher le fond…» Le roi est nu, il a perdu son ego, a le sentiment de n’avoir plus d’identité. Ce sont des mots qu’on entend dans la rue: «Je suis un mort-vivant», «Je suis en voie de disparition». Et A. Farge et J.-F. Laé lisent dans l’autobiographie d’un «exclu», Robert Lefort [3], l’histoire d’un homme qui a décidé un jour de «faire le mort», d’adopter le statut de «vivant disparu», en «gelant les liens familiaux» et en croyant trouver dans la rue «une zone protégée» qui autorise une sorte de «dépérissement de soi» où seul compte le présent immédiat». P. Meca parle d’une capacité d’oubli (du passé familial en particulier) ou plutôt d’une tendance à n’en pas parler, y compris avec les amis, parce qu’on n’a pas envie de revenir en arrière qu’on vit dans l’instant. De ce no man’s land «sans passé ni avenir», selon le témoignage d’un autre «routard», «il sera ensuite douloureux de sortir».
Diagnostics convergents
20On rejoint là l’auto exclusion, évoquée plus haut, cette «folie» décrite par P. Declerck. Voilà pour le premier volet. Mais il faut ensuite déployer le second, son exact symétrique. La société s’emploie tout autant à faire disparaître, jusque dans la mort, celui qui s’est auto-exclu, péché mortel. Vivants ou morts, ils nous gênent, nous, les gens normaux, et nous font peur. Pourquoi? Question radicale, aux racines de l’humain. La façon dont notre société y répond inspire au psychiatre, à l’urbaniste, à l’anthropologue trois diagnostics étonnamment convergents, chacun dans son langage. L’un parle d’abjection et de déni, le seconde disparition, le troisième d’escamotage.
21J. Maisondieu [4] appelle «abjection» une certaine manière de maintenir «hors champ» l’exclu, mon autre et semblable, parce qu’il porte ma peur de la mort, mon angoisse de n’être plus rien. Il est allé trop loin dans l’inhumain, pour que son expérience soit partageable. Alors je lui dénie, sans même en avoir conscience le droit à l’existence, à une existence semblable à la mienne, je le vois et je ne le vois pas. L’exclusion, c’est aussi l’interdiction de rentrer. Ainsi s’expliquerait que ce qu’on appelle «la lutte contre l’exclusion» ne cherche pas vraiment à traiter en égal, à intégrer, et ne fait souvent qu’entretenir l’exclu dans une survie ou une sous-vie qui ne lui permet pas de repenser à vivre.
22P. Virilio parle, lui, de censure politique, ou de politique de la disparition. «Circulez, il n’y a rien à voir». Suffit-il de faire bouger, de déplacer les gens qui habitent la rue pour qu’ils n’existent plus? C’est pourtant la manière la plus courante de traiter ces nouveaux nomades, qui ne sont nulle part chez eux, étrangers en transit. Préfaçant un recueil de photos de Jacqueline Salmon [5], Chambres précaires, P. Virilio évoque ce «parking (…), l’accueil d’urgence, qui doit être libéré au lever du jour, et l’accueilli doit «vider les lieux». Dans un monde où tout bouge, quand s’installe l’instabilité et la précarité des lieux de vie, des structures familiales et du travail, les premières victimes risquent d’être ces «accidentés de la circulation sociale», prophètes des menaces qui pèsent sur nos villes, si on ne parvient pas à articuler une «circulation habitable» avec la sécurité, à partager la rue avec tous, à inventer la «paix civile».
23Daniel Terrolle, ethnologue [6], rappelle la nécessité du culte des morts et dénonce, à propos des morts de la rue «l’escamotage du mémorial» par notre société moderne. On sait bien que «les cités humaines sont fondées sur des victimes dissimulées» (René Girard). Mais au moins les cités antiques célébraient- elles par des rites ces «exclus», victimes sacrificielles ou boucs émissaires. Notre société, trop pressée de se débarrasser de ces morts gênants ne respecte même plus ce minimum d’humanité, le deuil. Comme il est dit dans un autre article de ce numéro.
24Selon P. Giros, la mort des personnes à la rue est quasiment programmée: «De toutes ces personnes, les gens dits normaux se sentent de plus en plus distants, de plus en plus indifférents. Assurément la mort est au rendez-vous: il y a une diabolisation, dans certains groupes sociaux, des drogués, des prostitués, des errants. Alors on fait semblant de ne pas les voir, on n’en veut pas comme voisins. Le maître-mot, c’est la disparition: on essaie de les faire disparaître. En même temps que l’enfermement dans les prisons ou dans les hôpitaux psychiatriques pour les sujets dangereux, la disparition est le traitement social qu’on inflige à ceux qui sont moins dangereux, qui sont sur le côté de la rue» [7].
Conclusion : Exister ou disparaître
25Il faut donc lutter contre la disparition, faire savoir, rendre visible au lieu de déplacer ou d’occulter le mal. Aider vraiment ceux qui ont provisoirement disparu du paysage social pour qu’ils «réapparaissent» dans la dignité d’une existence aussi pleine et entière qu’il est encore possible, s’il n’est pas trop tard: cela s’appelle reconnaissance de concitoyenneté, recherche d’activité et d’abord d’un vrai logement. Il faudrait donc entendre la voix des gens de la rue (mais ils sont sans voix!) quand ils disent la difficulté de repasser la frontière, et réclament d’être accompagnés autrement, comme le dit fortement quelqu’un qui est passé par là, Mireille Zédin (Unité Sans-abri): «Un homme a raconté sa vie dix fois. On lui a répété: il n’y a rien. Ou bien un travailleur social s’est dit: Tiens! celui-là, je le verrais bien dans ce parcours-là. Mais ce n’était pas son projet à lui: il voulait d’abord un logement. Au bout de dix ans, cet homme-là ne va plus parler à personne: «C’est pas la peine! Personne ne peut plus rien faire pour moi. Foutez-moi la paix. Je vis comme un chien et je veux mourir». Les demandes non entendues, ça met un homme sous un parking!». D’autres, à qui on demandait récemment: «De quoi meurt-on dans la rue?» répondaient: «De ne pas être reconnus capables de faire quelque chose, de n’avoir pas été aidés à retrouver une motivation et à se prendre en charge».
26A-t-on fait ce crédit à ceux dont on vient d’égrener la liste funèbre? La population qu’on vient d’évoquer ici a beau être différente de celle qu’étudie P. Declerck, les conclusions se rejoignent: il faut cesser le double-jeu d’une société qui cache ses «exclus» autant qu’elle les assiste, les enfonce ou «les maintient dans un état de dépendance toujours frustrée, imposant des exigences qu’ils ne peuvent pas supporter, s’ils prétendent à autre chose qu’un hébergement d’urgence». Bref leur donner une autre visibilité sociale, à la mesure de chacun. Faute de quoi, ils continueront de disparaître.
BIBLIOGRAPHIE
- 1Declerck P., (2001), Les Naufragés, Paris, Plon.
- 2Dans: Reinhard M.-T., (1994), Lahsen: vivre quand même, postface, Paris, Fayard, pp. 121-122.
- 3Dans: Farge A. et Laé J.-F., (2000), Fracture sociale, Paris, Desclée de Brouwer, p. 98.
- 4Maisondieu J.,(1995), L’Idole et l’abject, Paris, Bayard. Cf. aussi La fabrique des exclus.
- 5Virilio P. et Salmon J., (2000), Chambres précaires, Kehrer Verlag Heidelberg.
- 6Terrole D., Le Nouveau Mascaret, n°55, 1er trim., 1999.
- 7Collin A. et de Traversay L., (2001), La rue, les mains nues, Paris, Bayard, pp. 94-95.
Mots-clés éditeurs : mort physique, mort sociale, exclusion, réinsertion