1“Communiquer, mais quoi?” s’interrogeait Henri Michaux. Il ajoute: “Tu n’es pas encore assez intime avec toi, malheureux, pour avoir à communiquer” (1). C’est sous cet éclairage que nous voudrions placer cet exposé sur le rôle du langage dans l’information des parents en néonatalogie, et son implication dans la mise en place des deuils.
2En cette époque de développement exponentiel des moyens de communication, la question du contenu semble se diluer dans le plaisir de l’usage et la fascination des technicités. La médecine n’échappe pas à cette tendance, soumise à des obligations d’information moins soucieuses du contenu et du destinataire, que d’une exhaustivité, dérisoire pour qui pratique la médecine.
3Cependant le médecin qui informe doit faire des choix: celui du contenu, celui de la forme, celui du déroulement dans le temps. L’hospitalisation en période néonatale se singularise par la complexité des phénomènes psychiques qui se déroulent chez les parents, et sans doute chez l’enfant. La médecine néonatale est elle-même marquée de complexité par les risques et incertitudes sur l’avenir proche et lointain, en particulier pour les grands prématurés. La problématique générale de l’information sera donc d’une part de respecter l’obligation légale qui est faite au médecin et qui est parfaitement fondée, et d’autre part de mettre en perspective cette information en tenant compte du contexte psychologique.
4Se trouve ainsi posée la question de la finalité de l’information.
5Je poserai comme postulat que la finalité ultime de l’information sera de favoriser le développement d’une parentalité responsable et apaisée. La base de l’information est évidemment constituée de données médicales. Celles-ci représentent la partie que l’on pourrait qualifier de technique. Il s’agit d’expliquer aux parents la maladie de leur enfant, les soins mis en œuvre, leur déroulement et le calendrier prévisible d’une hospitalisation. L’information technique va également porter sur le pronostic à court terme et à long terme. Dès ce stade, un deuil doit s’établir: c’est celui d’un enfant bien portant, auprès de sa mère, entouré des seuls soins de celle-ci. Au contraire de ce qui a pu être imaginé pendant la grossesse, l’enfant est séparé de sa mère, sa vie au quotidien dépend de soins donnés par d’autres, infirmières et médecins. Enfin et surtout, l’enfant est emporté dans un processus pathologique que les parents ne contrôlent pas. L’information sur le pronostic est un point particulièrement délicat, a fortiori si d’emblée il s’agit d’annoncer des handicaps. Les questions à ce sujet sont inévitables et si elles ne sont pas clairement exprimées, il est indispensable de les faire apparaître. Ces questions concernent très schématiquement le pronostic vital, le pronostic à long terme, en particulier neurologique. Dans ces deux domaines, les incertitudes sont constantes, en particulier chez le grand prématuré. Il est donc prudent d’émettre les réserves qu’il convient, mais aussi de ne pas s’engager dans un discours exagérément pessimiste sous prétexte d’exhaustivité et de transparence absolue. En effet, il s’agit bien d’incertitude, le plus souvent, et un discours fondé plus sur un a priori de risque que sur une réalité objective, va immanquablement assombrir le regard des parents sur l’enfant et son avenir. Il nous est arrivé de regretter que des informations aient été données sur les images d’échographie cérébrale, alors que la marge d’inconnu sur les conséquences est importante. Le deuil anticipé à partir de telles informations est bien sûr très préjudiciable et doit être évité à tout prix. Quitte à se mettre en contradiction avec les obligations légales, nous pensons qu’il est préférable de taire certains doutes: l’avenir dans nombre de cas permettra de les lever. En revanche, si les doutes trouvent confirmation, il sera toujours temps d’amener les parents à reconnaître la réalité des séquelles.
6En vis-à-vis de ces informations médicales, les parents sont aussi des informateurs. Voilà peut-être une notion paradoxale, mais c’est un deuxième volet de l’information tout aussi important que le premier. Considérer les parents comme des informateurs, c’est se mettre à leur écoute, afin de recueillir tout ce qui, au delà de la réalité présente constitue “le préexistant”. C’est l’histoire du couple, des frères et sœurs. La reconstitution de l’arbre généalogique représente un moment essentiel: s’il permet au médecin de repérer un certain nombre de choses intéressantes sur le plan médical, il autorise les parents à situer ce nouveau-né dans une généalogie, une continuité de vie familiale à travers les générations. Aborder ainsi les questions de la famille autour de l’enfant fait surgir la question de l’enfance.
7En effet, c’est une enfance qui commence pour ce petit nouveau-né fragile, solitaire. C’est vers une autre enfance, la leur, que père et mère se retournent, traversant le filtre opalescent de l’adolescence. Dans cette “rêverie vers l’enfance” (2), s’accomplit une quête de ces instants d’enfance où l’imagination tente d’articuler le réel à l’être. Le réel, ce monde qui nous entoure, suscite dans la rêverie de l’enfant un être au monde, distinct de l’être avec les hommes. S’ouvre ainsi “une perspective d’antécédence d’être” (2). C’est cette vision d’antécédence d’être qui resurgit devant cet enfant nouveau-né, passé brusquement du monde imaginaire anténatal à une réalité source de souffrance et culpabilité.
8Dans ce temps accéléré, la mémoire et le présent mettent en contrepoint l’hésitante vie de cet enfant nouveau-né et les hésitantes tentatives de naissance au psychisme que père et mère ont connu dans leur enfance.
9Cette résurgence des limbes du psychisme naissant sera pour certains une source d’énergie face à la souffrance:
«Invente. Il n’est fête perdueAu fond de ta mémoire»
11Ailleurs, le retour vers ces expériences intimes du passé ravive d’anciennes douleurs: “En un instant, j’ai vu tout son avenir et tout mon passé” rapporte S.Sausse dans Le miroir brisé (3), et ajoute-t-elle: “Pour bien des parents, il faut se protéger de ce flot qui les submerge”. Ce moment de douloureuse et insupportable clairvoyance est alors effacé de la mémoire. En place de cet effacement, se désigne une zone aveugle où l’objet disparu, symbolique ou réel, ne peut être substitué. Les parents sont donc submergés par un afflux d’images qui se superposent, s’encombrent les unes les autres. Pour prendre une comparaison avec la biologie, un phénomène d’apoptose devient nécessaire: dans cette redondance, il faut pouvoir écarter toutes choses mortifères qui feraient obstacle à l’investissement et l’attachement parental.
12Face à cela, que peut la parole du médecin? Sans doute beaucoup de mal et un peu de bien!
13Les flux de réalité vont s’entrepénétrer, amenés par le discours médical, la réalité immédiate de l’enfant, le passé et le présent des parents. Plutôt que l’image du miroir, c’est celle du prisme qui me semble appropriée: en un point se concentrent des faisceaux venus du passé, du présent, et se réfléchissent vers l’avenir. Le médecin, par ses mots, fait osciller le prisme, effaçant, ravivant et dirigeant ces flux de réalité et de rêverie. Deux natures de vérité se rencontrent dans une trompeuse apparence: celle d’une vérité médicale empreinte de rigueur scientifique, et cette autre vérité, parentale celle-là, instable, mouvante, perçue non plus comme absolue, mais dépendant de la distance à laquelle on observe les choses. Mon intime conviction est que la vérité, ni le médecin, ni les parents, ne la détiennent séparément. Nous médecins, ne nous leurrons pas sur notre savoir. Nous ne sommes que de modestes artisans de la connaissance. Les mots mêmes de la médecine sont chargés de sens émotionnel: lésion, séquelle, handicap, (et ce mot même nous prend la main dans le sac!) etc… C’est donc dans une aura de la parole qui se donne et s’échange, qu’une image vivante de l’enfant peut prendre corps. Le lien se tisse sur une image, sur une représentation de l’enfant, et ce lien, en se tissant, modifie la représentation de l’enfant. Le visage de l’enfant, même si aux yeux d’un tiers, il ne se modifie pas, son père et sa mère vont l’investir, le peupler de leurs désirs, de leurs émotions, et projeter les choses les plus inconscientes, comme y lire les choses les plus évidentes: tous éléments d’une trame d’attachement. Une transmutation s’opère: par l’abandon de références stables mais figées dans l’a priori de l’attente prénatale, les parents basculent vers une incertitude, cette “réalité tremblante” dont parle Bachelard (2), et qui est, dit-il, signe de vie. La distance différente que le médecin propose en informant les parents est une issue à l’alternative bien – mal, vie – mort, perfection – imperfection, innocence – culpabilité. L’élargissement du champ de vision, en révélant ces ambivalences, celle des parents et de l’enfant objet de leur sentiment, fait émerger une vérité plus large, unificatrice (5). Ainsi, dire la “vérité” pour le médecin, est-ce la garantie, la condition, sans laquelle le deuil ne peut s’instaurer? Je ne crois pas que le deuil puisse se construire sur un mensonge, ni bien sûr que le non-deuil soit la réponse inévitable à la découverte d’une vérité. Mais les mots que nous offrons aux parents bâtissent des images qui elles-mêmes, risquent de ne permettre que des mots: une langue nouvelle peut les enfermer dans son cercle de mots et d’images, et mettre ainsi les parents sous l’emprise d’une “inappétence devant le monde” (6). Voilà peut-être tout le péril de l’information sous nos yeux: le langage, support de l’information, devient facteur d’enfermement, lien de mort en quelque sorte. Comment tenir notre discours, nous médecins, afin qu’il ne soit pas enroulement de bandelettes qui ensevelissent l’enfant? Je pense que le pédiatre néonatologiste vit quelque chose de répétitif dans les annonces aux parents: répétitif de ses propres deuils, de ses échecs, de sa propre antécédence d’être. Que sommes-nous capables de contrôler de nous-mêmes, lorsque nous informons les parents? Je m’interroge encore: est-il de notre domaine d’aller aussi loin dans la pensée “téléologique” de l’information, c’est-à-dire de ses conséquences en termes de deuil et d’investissement?
14Ces quelques vers de F. Pessoa (7) disent mieux que je ne saurais le faire le sentiment d’impuissance et de solitude qui nous étreint parfois:
Ah! que quelque choseOu sommeil ou rêve, sans douleur isoleMon cœur déjà isolé,Si les mots que je dis ne peuvent jamaisCommuniquer aux autres que le sensQue ces mots ont pour eux.
16Un autre poète: René Louis Des Forets (8) a exprimé ce même désespoir avec plus de violence encore:
Quitte le lieu natal qui est le royaume du langage et son enfer,Renonce à te payer de mots qui ne sont que des valeurs fausses.
18Il faudrait pouvoir penser nos paroles comme des “semis”. Lèveront-ils et quelles plantes donneront-ils? et quelle ombre ou quel excès de lumière?
19Je m’interroge toujours, et peut-être René Char (9) peut-il conclure:
Prête au bourgeon, en lui laissant l’avenir, tout l’éclat de la fleur profonde.Ton dur second regard le peut.De la sorte le gel ne le détruira pas.
BIBLIOGRAPHIE
- (1)Michaux H, Poteaux d’angle, Gallimard, 1981, p. 53.
- (2)Bachelard G., Les rêveries vers l’enfance, In: Poétique de la Rêverie, P.U.F., 1961, p. 92.
- (3)Ganzo R., Langage, Gallimard, 1947, p. 10.
- (4)Sausse S., Le miroir brisé, Calmann Lévy, 1996, p. 35.
- (5)Potocki C., Parole vive, parole tue, In CK. Norwid, Le secret de Lord Singelworth, J. Corti, 1994.
- (6)Bonnefoy Y., In: La vérité de parole, (à propos de R. L. Des Forets), Mercure de France, 1988, pp. 115-264.
- (7)Pessoa F., Faust, Œuvres, Tome VI, Bourgois, 1996.
- (8)Des Forets R. L., Poèmes de Samuel Wood, Fata Morgana, 1988.
- (9)Char R., Les compagnons du jardin, In La parole en Archipel, Gallimard, 1986, p. 84.
Mots-clés éditeurs : enfance, éthique de l'information médicale, parentalité, préparation aux deuils