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Article de revue

L'arrêt de vie in utero ou l'errance des fœtus ; un possible deuil

Pages 63 à 75

Notes

  • [1]
    Haussaire-Niquet C., L’enfant interrompu, Paris, Flammarion, 1998. p. 65.
  • [2]
    Le travail de deuil,1938. Œuvre tome I, PUF, 1977, pp. 243-245.
  • [3]
    Vocabulaire de la psychanalyse, P.U.F., 1967, p. 504.
  • [4]
    In “la consolation”, Autrement, Collection Morales, 1997, pp. 153 - 160.
  • [5]
    En référence au livre de Monique Bydlowski, La dette de vie. Itinéraire psychanalytique de la maternité, Paris, le fil rouge, P.U.F., 1997.
  • [6]
    La femme sans ombre dans le livret de Hugo Von Hofmannstahl tiré de l’opéra de Richard Strauss est décrite comme une femme forcément stérile.

Préambule

1«On m’a dit: “votre enfant est mort”. C’était une heure après l’accouchement. La sœur supérieure est allée tirer les rideaux, le jour de mai est entré dans la chambre. J’avais perçu l’enfant quand il était passé devant moi, tenu par l’infirmière. Je ne l’avais pas vu. Le lendemain, j’ai demandé: “Comment était-il?”

2On m’a dit: “il est blond, un peu roux, il a de hauts sourcils comme vous, il vous ressemble”.

3- “Il est encore là?”

4- “Oui, il est là jusqu’à demain”.

5- “Est-il froid?”

6R. m’a répondu: “Je ne l’ai pas touché mais il doit l’être. Il est très pâle”. Puis il a hésité et il a dit: “Il est beau, ça doit être aussi à cause de la mort”.

7J’ai demandé à le voir. R. m’a dit non. J’ai demandé à la mère supérieure, elle m’a dit non, que ce n’était pas la peine. On m’avait expliqué où il était, à gauche de la salle de travail. Je ne pouvais pas bouger. J’avais le cœur très fatigué, j’étais couchée sur le dos, je ne bougeais pas. (…)

8Un soir, sœur Marguerite était de garde. Je lui ai demandé: “Que va-t-on en faire?”

9Elle m’a dit: “Je ne demande pas mieux que de rester auprès de vous mais il faut dormir, tout le monde dort”.

10- “Vous êtes plus gentille que votre supérieure. Vous allez aller me chercher mon enfant. Vous me le laisserez un moment”.

11Elle crie: “Vous n’y pensez pas sérieusement?”

12- “Si. Je voudrais l’avoir près de moi une heure. Il est à moi”.

13- “C’est impossible, il est mort, je ne peux pas vous donner votre enfant mort”.

14- “Je voudrais le voir et le toucher. Dix minutes”.

15- “Il n’y a rien à faire, je n’irai pas”.

16- “Pourquoi?”.

17- “Ça vous ferait pleurer, vous seriez malade, il vaut mieux ne pas les voir dans ce cas, j’ai l’habitude”.

18C’est le lendemain, à force, on m’a dit pour me faire taire: on les brûlait.

19C’était entre le 15 et le 31 mai 1942. J’ai dit à R.: “Je ne veux plus de visites, rien que toi”. Allongée toujours sur le dos, face aux acacias. La peau de mon ventre me collait au dos tellement j’étais vide. L’enfant était sorti, nous n’étions plus ensemble. Il était mort d’une mort séparée. Il y avait une heure, un jour, huit jours; mort à part, mort à une vie que nous avions vécue neuf mois ensemble et qu’il venait de quitter séparément. Mon ventre était retombé lourdement sur lui-même, un chiffon usé, une loque, un drap mortuaire, une dalle, une porte, un néant que ce ventre. Il avait porté cet enfant, pourtant, et c’était dans la chaleur glaireuse et veloutée de sa chair que ce fruit marin avait poussé. Le jour l’avait tué. Il avait été frappé à mort par sa solitude dans l’espace. Les gens disaient: “Ce n’était pas si terrible, à la naissance il vaut mieux ça”.

20Etait-ce terrible? Je le crois. Précisément, ça: cette coïncidence entre sa venue au monde et sa mort. Rien, il ne me restait rien. Ce vide était terrible. Je n’avais pas eu d’enfant même pendant une heure.

21Obligée de tout imaginer (…).»

22Marguerite DURAS

23L’horreur d’un pareil amour, texte sans doute écrit pendant la guerre et publié dans Sorcières, 1976, repris dans Outside, 1984.

Introduction

24Travaillant depuis plus de dix ans dans un centre de médecine fœtale à l’hôpital Saint-Vincent-de-Paul à Paris, la question pourrait être qu’est ce qui a changé dans l’évolution de la prise en charge des interruptions de grossesses? Je fais partie d’une équipe où nous annonçons la mort plusieurs fois par semaine, c’est-à-dire que nous parlons de vie. Je ne vous dis pas cela pour abuser du plaisir des paradoxes mais parce que les choses se passent toujours ainsi; évoquer l’atteinte létale d’un fœtus, c’est toujours pour la mère, prendre conscience du bébé vivant en elle qu’elle porte et dont elle perçoit les mouvements actifs.

25Dans les cas observés de mort périnatale c’est bien d’abord toute cette logique qui veut que la mort vienne après la vie qui s’est trouvée déroutée. C’est cette notion de “déroute” qui associée au sentiment d’échec n’a pu s’extérioriser. La perturbation au plus intime de ces logiques et processus biologiques ne peut que troubler au plus profond les processus psychiques. Il y a indubitablement une spécificité du deuil périnatal, dans laquelle il faut pourtant distinguer les différentes conditions de ce deuil, parfois considérées comme équivalentes alors qu’il résulte d’une mort-in-utero, d’une fausse-couche tardive ou d’une interruption médicale de grossesse. Il s’agit de modalités tout à fait particulières et c’est à tort qu’on les regroupe, sous ce terme générique de “deuil périnatal”. C’est bien la façon dont nous appréhendons et apprécions le deuil dans ces circonstances qui, de fait, le rend possible ou en amplifie la complexité.

26Je suis aussi venu évoquer la Loi en tant que clinicien qui en mesure chaque jour les conséquences sur les patientes, car c’est à nous d’attirer l’attention des législateurs. Je revois ces femmes et ces couples avant, pendant et après les décisions d’interruption médicale de grossesse. Comme l’infertilité désignée par certains auteurs, comme un champ frontière de la médecine, ces situations sont situées dans ces même frontières ou états limites… Entre deux mondes.

27«La vie et la mort étaient aussi entre nous. C’est dans ce mystérieux espace “entre-deux” que tout était en train de se jouer et que notre lien fondait à présent son existence», écrit Chantal Haussaire-Niquet [1].

28Le paradoxe de la définition du fœtus, c’est bien de dire aujourd’hui qu’il s’agit d’un patient à part entière – sauf quand on lui donne la mort! La seule condition ou la mort du patient peut être pensée c’est l’euthanasie. Ce qui me fait dire souvent que l’interruption médicale de grossesse s’apparente à des soins palliatifs à fœtus…

L’arrêt de vie in utéro ; quelles pratiques ?

29Sur le plan psychique, en quoi consiste l’approche ou la représentation d’une interruption médicale de grossesse pour une patiente ou pour un couple? C’est quoi l’interruption de grossesse? Comme son nom ne l’indique pas. C’est quoi l’interruption d’un projet ou la mort annoncée d’un désir de toujours ou de toute une vie de femme ou d’homme? Suffit-il de ne plus vouloir ou ne plus désirer pour que cesse une vie? Non puisque le propre du déclenchement d’une grossesse c’est qu’à partir du moment où elle est commencée, elle échappe à notre contrôle. La mère, c’est bien connu, devient prisonnière d’un projet qu’elle ne peut plus contrôler.

30Interrompre une grossesse n’est pas “suspendre”, interrompre une grossesse n’est pas comme je l’ai entendu parfois, “renoncer” ou “abandonner” une grossesse. Et c’est bien là notre plus grand fantasme commun, celui de “l’ardoise magique” de la douleur et de l’oubli. Nous ne sommes ni dans la suspension, ni dans l’évitement, mais dans un geste actif qui fait suite à une décision mûrie et pourtant impossible qu’il nous faille poser pour qu’une vie cesse. Le fantasme d’une mort passive est le premier déni de ce geste essentiel. Ce qui fonde la différence c’est justement, ce geste actif qui distingue très profondément mort in utero par exemple et interruption médicale de grossesse. Nous parlons constamment d’un terme impropre qui consiste à parler d’interruption médicale de “grossesse” alors qu’en réalité nous avons à anticiper la mort d’un fœtus ou d’un enfant.

31L’interruption médicale de grossesse, du point de vue de la mère, c’est d’abord trouver et reconnaître l’enfant en soi pour s’en séparer. L’histoire de l’interruption médicale de grossesse est pour moi une histoire de commencement, c’est une initiation. Et la douleur de cette perte pourrait s’apparenter, par exemple, à la douleur des membres fantômes qui suit parfois une amputation. C’est quoi cette douleur d’un membre qui n’est plus, comme l’élimination d’une pathologie inaccessible aux soins.

32La mort périnatale nous offre encore là un de ces paradoxes les plus forts qui consiste à devoir faire le deuil d’un inconnu social, seul perceptible pour la mère et pour le couple; ce “ni vu, ni connu”, fœtus, enfant disparu avant d’avoir été. L’interruption médicale de grossesse, du point de vue de la mère, c’est d’abord trouver et reconnaître l’enfant en soi pour s’en séparer. L’histoire de l’interruption médicale de grossesse est paradoxalement une histoire de commencement, c’est une initiation.

33Car il y aurait pour les femmes une double culpabilité: Celle d’une faute imaginaire (et de sa recherche) cause de l’anomalie, et celle d’une faute réelle de tuer (de façon complice avec les médecins) activement l’enfant. Pourtant certaines expriment: “Je voudrais que mon enfant meure naturellement”. Fantasme d’une mort passive, que cela ne soit pas, que l’enfant meure de mort naturelle, dans une tentative de dénégation. Car accepter ensuite l’anomalie de l’enfant, c’est pour la mère comme si elle choisissait, à la place de l’enfant, comme si elle décidait de son handicap pour lui.

34Qui meurt dans l’interruption médicale de grossesse? Probablement toujours ce quelque chose impalpable de la mère immanquablement disparaît dans cette séparation, au seuil de ce “devenir mère…”. Comment en fait le parent s’autorise de la mort de son enfant? … C’est la condition de d’abord la représentation de sa mort possible et de sa mort acceptée – car inacceptable – qui lui confère et conditionne sa vie.

35Quoi qu’il en soit une décision dans ce domaine est toujours génératrice de souffrance et quelle que soit l’issue, une destruction est toujours accomplie, dès lors qu’il s’agit de trancher.

La loi n° 93-22 du 8 janvier 1993

36C’est la modification du Code civil où la déclaration de la naissance d’un enfant à la mairie ne dépend plus uniquement de la vitalité de l’enfant au moment de la déclaration mais de son état à la naissance et du fait qu’il est né vivant / ou mort.

37S’il est né mort, la date de référence pour qu’il existe d’un point de vue juridique est équivalent à une durée égale ou supérieure à 180 jours. Avant ces 6 mois il n’est rien, c’est un produit innommé, un “débris”, un rien…

38S’il est né vivant, à partir de 22 s.a. ou 500 grammes, il a un acte de naissance et un acte de décès sous réserve d’un certificat attestant du médecin qu’il est né vivant ou viable. En l’absence de certificat, il est dressé un acte d’enfant sans vie. Et cette notion est pour moi capitale.

39Ainsi nous nous trouvons devant le paradoxe suivant un enfant né mort avant 6 mois n’existe pas et un enfant de 22 semaines ou 500 grammes peut avoir une existence légitime. (Parce que dans le même temps, les progrès de la néonatalogie sont à considérer et on prend en charge des prématurissimes de 24 s.a.).

40Mais surtout, nous percevons bien que c’est le geste d’interruption de grossesse, c’est-à-dire le geste fœticide qui – faisant mourir le fœtus – lui confère ce non-statut. Au nom de la Loi, on crée des enfants sans nom, des sépultures anonymes. L’embryon, le fœtus, je dirais, disparaît dans sa mort et c’est comme si nous participions tous à sa dissolution. Le fœtus est un non-lieu, en tout cas un état de non droit.

41Parce qu’en gros, il y a deux attitudes d’équipes devant cette Loi: Les unes qui appliquent strictement les textes (en dehors d’ailleurs des directives plus souples de Monsieur J.-F. Girard, Directeur Général de la Santé de l’époque), et qui disent qu’elles ne veulent pas faire de “faux certificat” donc… Que tous les enfants qui résultent d’une interruption médicale de grossesse avant 28semaines n’existeront pas. (Ce faisant cette attitude est très préjudiciable aux progrès incontestables qu’a apporté ce texte de Loi).

42Les autres qui ont le sentiment effroyable de “négocier” avec les parents et de leur proposer de fait une sorte de “idéal de l’impossible” qui consisterait à leur demander par avance ce qu’ils voudraient faire de leur fœtus, un enfant ou un rien, en choisissant en quelque sorte de le déclarer ou non. L’interruption médicale de grossesse devient l’objet d’une transgression, de tractations on ne peut plus culpabilisantes. Je le constate, l’autorisation de la loi française est souvent un soutien. Faire quelque chose d’accepté et de prévu par la loi c’est pouvoir l’accepter soi-même, car on ne peut pas réfléchir quelque chose que l’on fait dans la clandestinité.

43L’interruption médicale de grossesse au fond, n’a pas par conséquent été prévue par la loi. L’interruption médicale de grossesse ne fait pas seulement mourir l’enfant mais tente de l’annihiler et disparaître aux yeux de la société tout entière. Une mort ni vue, ni connue.

44Pour résumer, les deux points cruciaux me paraissent être que premièrement nous ne mentionnons jamais le geste fœticide qui confère à l’enfant à la naissance un non-statut. Ils naissent morts de notre fait et que nous devons dresser un certificat médical qui en réalité est un “faux”. Je voudrais souligner notre responsabilité d’équipe et notre incohérence qui consiste à leur demander d’être présent dans l’interruption médicale de grossesse… Et ensuite se désintéresser des conséquences de nos actes.

Alors, le fœticide, pourquoi, comment, l’expliquer ?

45Je citerai de nouveau C. Haussaire-Niquet:

46Page 77 : «Pour la première fois depuis le début de cette effroyable chronique, je me demandais avec déchirement “quand” tu allais vraiment mourir?»

47Page 94 : «…Mais cette autre question, sans réponse possible, surgissait alors, plus cruelle encore: quand allais-tu mourir, petit Jacques?»

48Page 115 : «Etais-tu mort maintenant mon petit Jacques?»

49Page 126 : «“ L’instant” si mystérieux pour moi de ta mort, petit Jacques, était là, en train de se dérouler au cœur de mes entrailles.»

50A partir des témoignages des femmes depuis des années, on se rend bien compte de l’essentiel, dans la relation clinique, des réponses que les patientes attendent de nous, comment on explique la mort et le geste fœticide. Ainsi nous devons en parler, d’abord parce que c’est toujours, on le voit bien, une question que posent les femmes.

51D’abord on a expliqué que c’était une ponction. On expliquait qu’on faisait une ponction et que le fœtus mourrait d’anémie. Du fantasme du lait maternel comme un sang blanchi, nous passons à une mort donnée par l’absence, par ponction, le blanc d’une mort non donnée, sans préméditation. On enlève la vie mais on ne donne pas la mort. C’est cet actif-passif qui reste essentiel, proche d’une médecine purgative, mourir en quelque sorte d’absence… Puis, peu à peu, apprivoisant nos propres peurs, nous habituant nous-mêmes à reconnaître les faits, nous pouvons dire qu’une injection est faite qui, ôtant la douleur de l’enfant, l’endormira à jamais. Les mots ne sont jamais exactement les mêmes, seul le tact infini que requiert cette situation demeure.

52On le voit bien; il y a un grand écart entre cette Loi “assassine” et nos pratiques. C’est au fond une Loi du non-sens et de l’impensable. Nous incitons à voir et après qu’en est-il? Notre travail est une ré-appropriation qui peut apparaître comme perverse, puisqu’en définitive à l’arrivée cet être de moins de 28 semaines n’existera pas. Comment peut-on à la fois évoquer le devenir du corps et nier activement qu’il ait existé? Que sont ces êtres “corporalisés” et déniés?

53Pourquoi un médecin doit-il attester que cet enfant qui est mort a bien été vivant, qu’il est né vivant et viable et signer un certificat médical? On a dit qu’il s’agissait de supprimer les faux mort-nés alors qu’on invente tous les jours, avec cette Loi, des vrais-faux vivants.

54Le fait de faire une interruption médicale de grossesse réduit à néant l’enfant, en fait un être “limbaire”. On en fait des “riens” à cause justement du fœticide et de la Loi. Par cet acte, nous réduisons à néant (on néantise) la totalité du projet anténatal d’accompagnement de ces femmes. La discussion c’est une course à l’illégalité car tout geste postnatal est geste infanticide. Du fœticide possible à un infanticide impossible.

55Quand on peut en parler ce n’est pas l’horreur que l’on croit mais la satisfaction de rencontrer quelqu’un qui consent à dire la vérité et qui n’en a pas peur. Ce qui semble intolérable est au contraire résolutoire. Même si on doit respecter le droit de ne pas savoir. L’angoisse naît de ce que l’on tait, non de ce que l’on dit.

Le deuil périnatal : des distinctions a opérer

56Le deuil n’est pas la mort, au-delà de cette idée défendue par le psychanalyste Lagache qui a écrit “La solution serait de tuer le mort [2]”. Il s’agit dans ces morts périnatales-là d’une forme inaccoutumée du deuil et hautement spécifique dans laquelle nous ne pouvons nous exprimer en terme de perte d’objet. Pathologie dépressive, deuil non résolu, deuil interminable ou infaisable sont des termes qui nous semblent ne pas correspondre à certaines évidences cliniques.

Deuil et non-deuil

57Même si très certainement, c’est parce que la place des investissements et la dynamique psychique redeviennent possibles que nous pouvons considérer qu’un deuil est effectué, je voudrais défendre ici l’idée que peuvent parfois cohabiter dans le même espace, deuil et “non-deuil” sans que pour autant on puisse taxer de pathologiques ces deuils-là. Leurs aspects, et c’est une autre dimension, les rendent complexes ou pathogènes, mais ils ne doivent pas nous conduire à l’idée inéluctable que dans ces situations ce serait seulement à l’issue d’un deuil dit “effectué” que les femmes pourraient réinvestir leur vie. Le processus de deuil est quelque chose de vivant en ce qu’il est tout à la fois un état psychique et avant tout un processus dynamique. À ce titre, le deuil, nous le savons aussi, c’est l’affaire du futur.

58Alors, quel peut être ce travail du deuil d’une femme ou d’un couple qui perd son enfant avant la naissance? Si ce processus est bien un processus intra psychique, consécutif à la perte d’un objet d’attachement, et par lequel le sujet réussit progressivement à se détacher de celui-ci selon la définition de Laplanche [3], la question sera justement pour la mère la question du détachement sans renoncement aucun.

Pour une notion de deuil différentiel

Le non-regard des autres

59Si nous prenons l’exemple de l’anticipation de la naissance d’enfants porteurs d’un handicap, l’expression souvent entendue de la part du parent est la crainte du regard des autres. Cet insupportable de la confrontation entre le soi de l’enfant et l’autre. Dans le deuil, consécutif à une interruption médicale de grossesse, c’est l’inverse de cette appréhension. Car ici, c’est la crainte de l’absence de ce regard des autres dans le réel. Cet essentiel invisible pour les yeux, cet essentiel de l’enfant que personne d’autre que soi n’aura vu pour le faire vivre. Nous savons que l’enfant n’accède à la vie psychique que s’il rencontre le psychisme de l’autre, car c’est cela qui fait exister l’enfant, le regard que le parent pose sur lui. “Personne d’autre que moi ne le connaîtra, personne ne le verra jamais”, nous dit alors la mère. Et pour compenser cela, la mère en situation d’expérience traumatique extrême, se sent dépositaire de la seule mémoire vivante de l’enfant, disparu avant que de naître.

60Ce réel antérieur là doit être maintenu coûte que coûte puisqu’il correspond à cette trace de l’indélébile. C’est de cet indélébile-là dont la mère parle sans cesse sous réserve qu’elle rencontre un interlocuteur non effrayé par cette résurgence du souvenir et d’affects. Il n’y a rien à effacer, le détachement n’est pas de mise, et c’est en célébrant la mémoire de ces disparus-là, ces disparus de nulle part, qu’elle se retrouve. Ce que certains nomment le “devoir de mémoire”. C’est particulièrement frappant dans les cas de grossesses gémellaires où l’un des fœtus est atteint ou doit mourir. Cette cohabitation du mort et du vivant est caractéristique, au sens propre, de ce que peut être un état limite ou “borderline”.

La notion de consolation

61Dans un article intitulé “Pour que l’autre reste debout [4]” Marie-Rose Moro, ethnopsychiatre, développe l’idée que la violence de certaines situations est telle qu’elle implique un trauma inéluctable, par exemple en Arménie suite à un tremblement de terre, dans des pays en guerre, en Bosnie, au Rwanda ou en Tchétchénie. À partir de la notion d’exil perçu et vécu par les parents et porté par les enfants, elle instaure dans son concept de thérapeute et d’analyste celui de consolation. Elle souligne que consoler c’est restaurer la dignité de l’humain. C’est aussi pour elle un acte palliatif et il restera à jamais de l’inconsolable à l’intérieur de chacun et de nous-mêmes.

62A l’identique, le traumatisme de l’interruption médicale de grossesse ne peut que générer cette part de l’inconsolable comme mémoire protectrice et comme garantie – certes illusoire nous le savons – de la répétition. Il s’agit d’une “sauvegarde” de la pensée du mort pour ces mères qui ne veulent pas ne plus y songer comme on le leur recommande trop souvent. Elles veulent demeurer dépositaires de ce trauma et par-là même conserver un lien transgénérationnel de la douleur un peu comme les expériences extrêmes, tel les “camps de l’horreur”, que certaines mères ont évoqué et où il s’agirait de rester à soi tout seul mémoire d’une nation. La différence entre trauma extrême et trauma serait cette part de l’inconsolable justement que les mères veulent conserver en elles.

63Il demeure pour les mères une nécessité absolue de conserver une part irréductible du mort en soi – à jamais – comme créateur de vie. L’inconsolable salvateur, c’est, pourrions-nous dire, cette “dose homéopathique du trauma” qui guérit de lui en ne s’en séparant jamais.

Le deuil d’une mère c’est la dette “à” vie [5]

64La femme endeuillée d’un enfant mort avant la naissance refuse radicalement l’idée de sa disparition, non pas pourrions-nous dire, sous forme d’une résistance à un processus psychique qui consisterait en façon purement psychopathologique à dénier cette mort, mais bien parce que la gestation est restée en totale intimité avec elle et qu’elle ne peut accepter l’idée de s’en détacher comme elle a dû cependant en accoucher avant que de naître. La mort de cet enfant c’est comme l’ombre de la mère [6], indissociable de son image créée. En enfantant elle est devenue mère à jamais, mais mère sans parfois le savoir, et surtout sans que les autres puissent en attester. Elle l’a fait sans le réaliser, expérience proprement psychotique.

65Dans l’interruption médicale de grossesse, il y a toujours deux morts et donc deux deuils à faire, celui de l’enfant et celui de la mère, qui par la mort de son enfant n’accède pas à sa maternité. Mort de ce qu’elle peut considérer comme l’inaccessible de sa maternité, puisque, dit-on, c’est la mère qui fait l’enfant et nous savons aussi que c’est l’enfant qui fait la mère. Ce deuil-là n’est pas le moindre de l’interruption médicale de grossesse. Nous pourrions même véritablement parler de deuil “sexué” tant il nous semble évident que le travail n’est pas le même pour la mère et pour le père. Cette souffrance séparée se retrouve chez nombre de couples qui s’étonnent de cette fissure occasionnée par le traumatisme.

66Faute d’avoir donné un sens à sa vie et pour cause dans le cas de la vie interrompue d’un enfant, le parent veut donner un sens à sa mort. Les rituels apparaissent alors comme espaces transitionnels capables de produire ou réinsuffler du sens, là où la mort semble ne plus appartenir qu’à l’hôpital. Du deuil sans fin au deuil fini, la question qui demeure est bien comment renoncer à ce que l’on n’a pas eu?

67C’est le résiduel de ces morts particulières-là, c’est cette part de l’inconsolable qui nous donne à penser au travers d’une écoute quotidienne depuis plusieurs années, que la notion de deuil périnatal reste à reconsidérer. C’est la résurgence persistante des souffrances dues à ces morts-là qui nous permettent de présumer qu’un deuil fait, n’est pas forcément un deuil clos. Mais ce type de deuil-là, en l’occurrence, comme les autres, reste un deuil “vivant” c’est-à-dire un deuil changeant, polymorphe, voire paradoxal, sans cesse à faire, et défait, et toujours, peut être, à recommencer.

Conclure

68Errance et désespérance des mères. La semaine dernière une femme qui a accouché d’un enfant en 1981, nous téléphone pour nous demander des comptes sur son enfant, pour savoir si nous n’avions pas une photo. La semaine dernière une autre femme qui a accouché il y 7 ans de jumeaux, dont un est décédé à la naissance, nous téléphone.

69Ce que cette Loi cherche à faire le plus fort c’est de nier le geste fœticide, par conséquent en dépit de l’article 162-12 de la Loi 75-17 de 1975 sur l’I.V.G., l’interruption médicale de grossesse continue de ne pas être prévue par la Loi. On n’a pas tué ou fait mourir parce qu’en définitive nous continuons de dire que l’enfant n’a pas existé… La preuve, il n’a pas de certificat médical qui atteste de sa vie. La mère, elle, ne peut attester de rien et l’on pourra nier jusqu’à la réalité de sa grossesse quand on lui parlera d’un “arrêt maladie”. L’effort pour rendre l’autre fou existe toujours. Mais alors j’en reviens aux conséquences: que fait-on des corps? De quel devenir de corps parlons-nous allant jusqu’à dénier qu’il y ait eu corps. Les conséquences observables: Thiais en toute légalité.

70“Chez nous on ne fait pas cela” disent certaines équipes, est sous entendu chez nous il n’y a pas de fœticide ou on ne fait pas cela comme cela. Ce dont on discute c’est le moment du fœticide mais il y a pratiquement toujours geste fœticide ce n’est que son moment qui diffère (selon le terme de la grossesse) et selon la voie de l’accouchement, bloc et fragmentation, ou salle de naissance et accouchement.

71… Quand ce ne sont pas des sages-femmes qui poussent des seringues sur les paillasses contiguës aux salles de naissance.

72Le droit à sa mort dans le regard de ses parents et pour cela il faut simplement qu’il puisse y avoir regard et sensation kinesthésique. Le portage reste un élément essentiel de la prise de conscience, comme la mère qui l’a porté in utero à besoin de l’éprouver du portage, du maintien maternel, du “handling” cher à Winnicott. Elles veulent porter cet enfant mort et c’est ça la reconnaissance de l’enfant. Mais elles veulent avant tout me semble-t-il qu’une Loi juste, simple et adaptée, dise simplement, que quel que soit son état à la naissance, cet enfant a été le leur, quand bien même la mort a été son sort. Quand bien même le choix de la vie n’a pas été possible – ce dont personne, personne – n’a le droit bien sûr ni juger ni de prétendre savoir pour l’autre.

73Mon titre c’est évidemment l’enfant le droit à la reconnaissance de sa vie avant la vie. Le droit pour le couple et l’enfant, à ce que la Loi ne le défasse pas de son existence.

74Jean-François Girard écrivait: «En ce qui concerne les mort-nés, ou les enfants dont la preuve n’est pas rapportée qu’ils sont nés vivants et viables, un acte d’enfant sans vie est dressé par l’officier d’état civil, à la condition qu’ils aient plus de 180 jours de gestation. Ce délai n’est pas fixé par la loi, mais par la circulaire d’application du 3 mars 1993; il n’est pas exclu qu’il puisse être réduit dans l’avenir à 22 semaines d’aménorrhée, comme pour les enfants nés vivants».

75Arrêter l’errance dont parlent des historiens comme Didier Lett, c’est aujourd’hui arrêter la désespérance des parents et sans doute fixer un seuil intangible de reconnaissance de l’enfant dès 22 semaines ou 500 grammes non subordonné, indépendant de son état de vie ou de mort à la naissance.

BIBLIOGRAPHIE

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  • Delaisi de Parseval G., La part de la mère, Paris, Odile Jacob, 1997.
  • Haussaire-Niquet C., L’enfant interrompu, Paris, Flammarion,1998.
  • Le grand Sébille C., Morel M.F., Zonabend F., Le fœtus, le nourrisson et la mort, Paris, L’Harmattan, 1998.
  • Legros J.P., “Mais que devient le corps…?, le parcours initiatique des parents vers une sépulture sans nom”, in Mourir avant de n’être ?, Dir. Pr. R. Frydman, Dr. M. Flis-Trèves, Paris, Odile Jacob, 1997, pp. 65-76.
  • Legros J.P., “Accompagnement psycho-affectif des familles concernées par un diagnostic prénatal” in L’interruption de grossesse depuis la loi Veil, Bilan et perspectives, ouvrage collectif sous la direction du Dr P. Cesbron, Paris, Flammarion-Médecine, 1997, pp. 116-120.
  • Lett D., “De l’errance au deuil. Les enfants morts sans baptême et la naissance du Limbus puerorum aux XIIe-XIIIe siècles”, in La petite enfance dans l’Europe médiévale et moderne, R. Fossier, Ed. Presses Univ. du Mirail, pp. 77-92.
  • Lewin F., Toubas F., Legros J.P., “Interruption médicale de grossesse aux deuxième et troisième trimestre: aspects pratiques” in Encyclopédie Médico-Chirurgicale (Elsevier, Paris) Gynécologie Obstétrique, Fa 5-032-A-50, 1997, 3 p.
  • Morel M.F., “La mort des petits enfants dans l’histoire”, In Actes de la 25e journée Nationale de la Société Française de Médecine Périnatale, A. Blackwell, 1995, pp. 147-158.
  • Pontalis J.B., L’enfant des limbes, Paris, Gallimard, 1998, 171 p.
  • Sagnier C., Un ange est passé, Paris, Climats, 1998, p. 95.

Mots-clés éditeurs : euthanasie, fœtus, geste fœticide, deuil périnatal, droit à la reconnaissance de sa vie avant la vie

https://doi.org/10.3917/eslm.119.0063

Notes

  • [1]
    Haussaire-Niquet C., L’enfant interrompu, Paris, Flammarion, 1998. p. 65.
  • [2]
    Le travail de deuil,1938. Œuvre tome I, PUF, 1977, pp. 243-245.
  • [3]
    Vocabulaire de la psychanalyse, P.U.F., 1967, p. 504.
  • [4]
    In “la consolation”, Autrement, Collection Morales, 1997, pp. 153 - 160.
  • [5]
    En référence au livre de Monique Bydlowski, La dette de vie. Itinéraire psychanalytique de la maternité, Paris, le fil rouge, P.U.F., 1997.
  • [6]
    La femme sans ombre dans le livret de Hugo Von Hofmannstahl tiré de l’opéra de Richard Strauss est décrite comme une femme forcément stérile.

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