Notes
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[1]
L’entracte est un hôpital de jour pour adolescents de Bobigny, de l’hôpital Avicenne. Il accueille des adolescents de 12 à 21 ans présentant des difficultés psychiques nécessitant des soins institutionnels. Ils sont pris en charge par une équipe pluridisciplinaire, au travers de consultations, de repas et de groupes thérapeutiques à médiations. Ces différents temps de soins sont animés par un couple stable de thérapeutes et travaillés de manière groupale et institutionnelle. Les jeunes accueillis présentent des troubles psychiques récents ou plus anciens, plus ou moins bruyants (troubles phobo-obsessionnels, phobies scolaires, trouble du spectre autistique, psychose de l’enfance, épisodes délirants, symptomatologie psychotraumatrique…).
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[2]
À « L’entracte », les groupes et ateliers thérapeutiques sont régis par un certain nombre de règles de fonctionnement afin de mobiliser les processus de symbolisation et d’associativité groupale en s’appuyant sur une médiation.
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[3]
Félicie Nayrou (2001) s’appuie sur les apports de Maurice Godelier concernant la théorisation du don comme fait social total « qui contient à la fois « quelque chose » qui vient des personnes et « quelque chose » qui se trouve dans les rapports sociaux et les symbolise ».
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[4]
Les ateliers autour de la cuisine dans les institutions psychiatriques sont historiques et leurs intérêts cliniques ne sont plus à démontrer.
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[5]
La réunion soignants-soignés, outil à part entière de la psychothérapie institutionnelle, regroupe soignants et soignés afin d’aborder ce qui les rassemble.
1Ce texte est issu d’une réflexion collégiale d’un centre de jour pour adolescents [11], émergeant d’un désir d’équipe de mieux utiliser l’espace des repas au sein de sa clinique. Suite au constat d’un usage routinier, nous avons élaboré un cadre théorico-pratique permettant de mieux exploiter les ressources cliniques émergeant de ces temps d’échanges. Toute institution de soins doit pouvoir questionner régulièrement son fonctionnement, dans le sens d’une ouverture vers la réflexion, la mise à distance, la compréhension de ce qui sous-tend une démarche thérapeutique (Delion, 2006), et le repas thérapeutique en fait partie ! Cet écrit rend compte de nos évolutions de pensées et de nos axes de travail. Nous nous intéresserons aux repas comme socle d’une réflexion institutionnelle mais aussi comme médiation à construire, pour aborder l’intime du corps. Nous verrons dans quelle mesure ces repas nous aident à approcher l’environnement affectif et familial des patients.
Les repas
2Le temps de repas fait partie des conditions d’ouverture d’un hôpital de jour. À ce titre, il a pu être ressenti comme une contrainte institutionnelle. Pour autant, dès la création de l’unité, les repas sont nommés thérapeutiques dans le dessein de conférer la même place et valeur que les ateliers ou groupes à médiation. Grâce aux bénéfices d’une supervision institutionnelle, nous nous sommes aperçus que les repas étaient peu travaillés collégialement : l’investissement soignant était moindre et générait une forme de coût psychique. Comme si ce temps de soin pouvait résonner comme un espace de seconde classe, une activité thérapeutique moins noble que d’autres temps de soin. « En somme, comme s’il était inutile de s’attarder sur cette évidence, inhérente aux besoins élémentaires d’organisation pratique d’une vie en collectivité » (Kecskemeti, 2003). Au cours des années, l’espace du repas thérapeutique est devenu un objet du groupe institution, puisque chaque professionnel y trouve désormais sa place, au carrefour de nos différentes affiliations théoriques. Il fait ainsi apparaître le maillage pluridisciplinaire de l’institution.
Un temps chaud
3Dans les repas, le cadre symbolique habituel est moins nuancé qu’il peut l’être dans un groupe thérapeutique [22]. Pour les soignants, s’enchevêtrent les registres de l’intime et du professionnel. Tous nos sens sont mis en éveil dans un « temps chaud » institutionnel. Nous sommes soumis, soignants comme soignés, à notre propre rapport à l’alimentation et, à un niveau latent, à notre sexualité orale infantile. Nous nous exposons dans notre façon de manger, dans notre posture, nos goûts et nos dégoûts. Manger implique l’action d’entamer, d’altérer : elle répond à une dimension vitale, brute, archaïque, violente, où se joue la question du plaisir et du déplaisir. En effet, manger cristallise l’individu : par ses besoins primaires et par la scène qu’il offre au sujet à être dans le monde, l’universel. Nous mangeons avec tous nos sens, notre mémoire sensorielle, notre histoire précoce. Incorporer répond donc à une expérience sensorielle, psychique et sociale totale. Elle agence le soi, l’autre, le monde dans un même espace et dans la même temporalité. De plus, manger s’inscrit dans un des rites les plus anciens de l’humanité, celui d’un moment de maîtrise collective de la vie pulsionnelle individuelle qui confirme « une alliance et une appartenance à un groupe » (Kecskemeti, 2003). Ainsi, la façon de manger (avec des couverts, des baguettes, avec les mains, sur une natte, une table ou devant un écran…) renseigne sur notre univers familial et culturel et contribue à fonder notre histoire. La nourriture est un « objet domestique » (Furtos, 2018) qui a une valeur intime et sociale et qu’il convient d’intégrer dans la relation transférentielle (ibid.).
Un temps d’échange
4Le repas est aussi un temps intense d’échange. Avec le don de nourriture, il apparaît comme un fait social total, au sens où l’enseigne Marcel Mauss (au confluent des différentes disciplines, entre le social et l’individuel, le psychologique et le physiologique…). Rappelons que le don (comme fait social) répond à l’enchaînement de trois obligations, selon le système de Marcel Mauss : donner, recevoir, rendre, pouvant générer des sentiments d’ambivalence chez les protagonistes. Ainsi, il est intéressant de penser que, symboliquement (il n’y a pas de don à proprement dit), ce temps d’échange que constitue le repas peut mobiliser des sentiments d’ambivalence et nous confronter à des obligations qui appellent chacun à devoir répondre de quelque chose [33]. Dans une certaine mesure, le repas induirait donc, chez soignants et soignés, un certain don de soi. Cet objet très prisé en anthropologie pour analyser les échanges sociétaux est aussi un objet d’une grande richesse clinique, reflétant les liens intersubjectifs des patients entre eux, avec leur famille et avec l’institution.
Lieu d’expression d’angoisses archaïques
5Pour les adolescents, ces temps de repas peuvent être vécus comme menaçants et intrusifs. On sait qu’à l’adolescence la sexualité infantile est revisitée. Au niveau inconscient, peuvent s’y réactualiser des fantasmes de scène primitive, de cannibalisme, de dévoration… La présence de différents éléments comme les couverts vient parfois figurer l’agressivité. Il arrive, lorsque les échanges entre jeunes s’échauffent, que des couteaux soient brandis :
Jeanne s’empare des sauces ketchup : « Je prépare mes munitions ! »
7Dans les moments de tension, nous voyons apparaître des signes évocateurs dans le langage corporel, traduisant l’angoisse suscitée par cette réunion prandiale : la logorrhée, l’agitation psychomotrice, la prostration, l’agrippement, les corps instables, les postures collées, cognées aux angles de la table, les dos protégés des béances de la porte…
Ismaël vérifie à plusieurs reprises la date de péremption sur l’opercule des plats ou encore la présence de miettes dans son verre d’eau. Il mange le plus souvent en retenant sa mâchoire, ingurgite de toutes petites quantités de nourriture et concocte ses sandwichs d’appoint, sous la table. Il semble avoir peur de prendre trop de place, de se mélanger à son voisin et, sans nul doute, de remettre sa patte, son empreinte, dans ce qu’il mange, de réimprimer quelque chose de lui en s’alimentant.
9La proximité corporelle est une configuration difficilement contournable. L’espace de chacun est circonscrit par son assiette, par ses outils. Souvent, ça déborde, ça dégouline ou bien, au contraire, tout est retenu. Les angoisses archaïques liées à la sphère buccale et œsophagienne sont omniprésentes. Il y a la crainte de se mêler, de se confondre avec l’autre. L’axe de l’accroche à la réalité de l’ici et le maintenant est intéressant pour déjouer cette appréhension (il n’est pas vain de leur dire sur le ton de la plaisanterie que nous ne sommes ni dans leur tête ni dans leur bouche).
Baba se présente emmitouflé dans ses couches de vêtements. Il s’installe à la même place, sans tonus dorsal, sans regard et n’exprime ni plaisir ni déplaisir. Il use de son hémicorps droit pour s’alimenter : c’est-à‑dire de sa main droite pour se servir, transvaser et porter à la bouche. Il a besoin de ritualiser chaque geste avant de porter l’aliment à lui : le plus souvent, du bout de la bouche, du « bout du museau », sans plaisir apparent. L’étape d’incorporation se réalise au prix d’une vérification visuelle. Il organise ses bouchées par petites séquences, petits morceaux, et sale ou assaisonne excessivement, comme pour mieux sentir de l’intérieur… Cette étape hyper sensorielle semble nécessaire à l’incorporation. Baba en a besoin pour sentir fortement non seulement l’aliment mais aussi sa forme et sa consistance (avant le passage de la gorge). Durant ce travail discriminatif, l’hémicorps gauche est souvent absent de la surface de la table : il est quasi hémi négligeant. Sa présentation change un peu au dessert puisqu’il s’anime et semble attendre ce moment de réconfort. Les tartes sucrées sont appréciées et il esquisse un sourire. L’étape de vérification se fait cette fois in situ : il garde un bon moment un gros morceau dans un coin de sa bouche, marque un temps d’arrêt, une suspension énigmatique… Il attend, guette et redoute un regard de notre part. Trop tard ! L’échange se fait, tel un sas nécessaire avant la déglutition.
11Nous nous interrogeons entre soignants après le repas, tellement le moment est bref et étrange. Pense-t-il que nous sommes dans sa bouche ? A-t-il besoin de notre appui pour avaler cette substance molle et sucrée ?
À l’image d’une famille
12Au cours de ces repas, la « mère institution » prend véritablement corps : « Le rite qui rythme la vie quotidienne de l’institution devient ainsi le premier dépositaire de cette préoccupation d’origine maternelle qui est inhérente à la notion même d’institution » (Kecskemeti, 2003). Si l’alimentation renvoie indéniablement aux premières interactions, « à l’histoire du sujet avec les personnes maternantes qui préparaient et dispensaient cette nourriture » (Furtos, 2018), le repas renvoie, lui, à la tablée familiale : le binôme soignants figurant le couple parental et les soignés, leurs enfants. La mère institution – qui plus est soignante – doit répondre doublement à ce besoin vital et corporel. Par ailleurs, dans cette période adolescente où les différents stades du développement psychoaffectif sont revisités, nous sommes conduits en partie à les revivre avec eux : « Le nourrisson fait plus qu’avaler le lait, il incorpore le contenant/sein, voire le corps de la mère, ses affects. D’où le fait que le lait puisse, pour le bébé, porter les sentiments ambivalents voués au sein et à l’objet mère lui-même », nous dit Félicie Nayrou (2001). Cette relation ambivalente (sein aimé-sein haï), qui génère des craintes d’emprise et de dévoration, est digne d’histoires d’ogres des contes de fées.
Paul est un patient asiatique non francophone. Il présente une obésité morbide, une symptomatologie dépressive et un mutisme extra-familial. À table, il ingurgite de grandes quantités de nourriture, les yeux rivés sur son assiette. Il vide les trois quarts du plat dans son assiette, en y rajoutant plusieurs sachets de ketchup, si bien qu’il provoque le dégoût de ceux qui partagent sa présence. Lorsque son assiette est vidée, il se lève et déambule autour de la table ou bien se précipite aux toilettes quand vient le temps de desservir. Petit à petit, au fil des repas pris ensemble, une rencontre à travers le jeu a été possible. Il a manifesté de plus en plus d’intérêt vis-à‑vis de ses pairs, pouvant accepter de se servir en dernier pour vider le plat. Nous avons pu nous appuyer (au-delà de son silence) sur son humour pour déjouer sa « voracité ».
14Nous incarnons à tour de rôle, et en fonction des projections des patients, différents rôles parentaux (mère nourricière, incestuelle ou frustrante, père tout-puissant ou menaçant) ; selon notre âge, notre ancienneté dans l’institution ou nos liens inter-transférentiels (Riand, Laroche-Joubert, 2011), nous incarnons un couple générationnel (grand-mère/mère, mère/fille, père/fille, grand frère/mère), couple(s) se créant au-delà du genre sexué.
Bryan, jeune homme placé en famille d’accueil depuis l’âge de 3 ans, est souvent logorrhéique au cours des repas. Il nous parle régulièrement de façon provocante d’alcool, nous demandant pourquoi nous n’en proposons pas et si les thérapeutes en consomment. Il joue, en se servant de l’eau, à trinquer avec le reste du groupe, proposant aux uns et aux autres de les resservir en « bière ». Il évoque fréquemment l’alcoolisme de son père, dans un questionnement sur ses origines et son devenir. Souvent, il cherche une confrontation avec l’infirmier au travers de joutes verbales, mettant à l’épreuve la solidité de cette figure d’identification masculine et paternelle. Au moment du départ de l’institution d’une soignante, il rapporte des souvenirs d’expérience précoces d’ingestion toxique : à l’âge d’un an il avait avalé de l’eau de javel alors qu’il était en week-end chez sa mère. Il avait dû être hospitalisé ; sa mère d’accueil était venue le voir et lui avait apporté un doudou qu’il garde encore.
16Cette vignette clinique illustre les possibles reviviscences d’expériences archaïques mobilisées au cours de repas thérapeutiques. Il convient de détoxifier, de rendre digeste le contenant et le contenu du propos afin de le rendre recevable pour le groupe (Bion, 1962). Ces chaînes associatives, prises dans le lien transférentiel, favorisent un retour vers des scènes familiales, à l’image de ce que partage Bryan au groupe. Le repas évoque en effet « une organisation familiale avec un fort pouvoir attracteur pour les souvenirs, bons ou mauvais, qui ont jalonné la vie des patients » (Quilici et coll., 2018). Le couple de soignants devient alors un support de projection idéal pour le patient, afin de reparcourir des épisodes du passé. En outre, étant une petite équipe, nous sommes amenés à occuper de nombreuses places. Il est alors important de garder en tête – d’autant plus avec des adolescents – le concept winnicottien de « mère suffisamment bonne » qui propose « juste ce qui suffit », laissant le temps et l’espace à la représentation psychique d’advenir. Pourtant, il est parfois inévitable de ne pas répéter ou de peiner à transformer leur monde interne agité.
Julio est un jeune garçon au corps en tension, chétif. Il semble s’être arrêté de grandir au décès brutal de sa mère. Son père, seul, déprimé et débordé, dit de lui qu’il est l’enfant de trop. Tous les mercredis, au repas, c’est la même histoire : plaintes incessantes et demandes impossibles rythment le repas : nous ne donnons jamais assez et jamais ce qu’il faut. Aussitôt arrivé dans la salle de repas, Julio se met debout sur une chaise et passe la tête par le passe-plat, nous ne voyons que lui, un peu plus et il tomberait dans nos bras…
18Il arrive aussi que certains jeunes nous laissent dans un grand dénuement de représentations familiales : ils paraissent seuls au monde, seuls devant leurs assiettes.
Ibrahim, mineur isolé étranger, dort peu, fait de nombreux cauchemars et oublie souvent de se nourrir. Il a un visage doux et triste. Nous sommes touchés par sa grande fragilité et l’immense culpabilité qu’il porte à être ici, à être vivant. Au premier repas, Ibrahim est recroquevillé sur sa chaise, paraissant gêné, comme s’il n’était pas autorisé à être avec nous à table. Nous sommes pris dans une envie insatiable de le nourrir, de le consoler.
20Il est intéressant de voir comment le repas « nourrit » les soins de l’institution. Pour le patient, accepter le repas semble revenir à accepter les soins prodigués par l’institution, un certain maternage institutionnel. Le patient met en scène quelque chose à la hauteur de son investissement au processus thérapeutique engagé tout en mettant en pratique sa possible différentiation au groupe de pairs. Il faut « faire » avec la pathologie de l’autre, ne pas trop craindre une contagion de la souffrance mentale de l’autre en nous. Du côté des soignants, il faut veiller à ne pas prétendre se substituer aux parents, proposer « juste ce qui suffit ». Ainsi, il est intéressant d’explorer nos réactions contre-transférentielles comme notre désir de « bien nourrir » les patients que nous percevons comme abîmés par la vie.
L’aménagement du cadre
Les paradoxes
21Au sein de notre « cuisine institutionnelle », nous avons mis en lumière trois questionnements sur notre cadre. Le premier, comment incarner un rôle qui a du sens pour tout un chacun sans pouvoir cuisiner avec les adolescents [44] ? Le deuxième, comment assumer une place en « s’installant » dans la salle normalement dévolue aux adolescents du fait d’une contrainte d’espace (sentiment d’intrusion renforcé par l’objet partagé : la nourriture qui s’y échange) ? Et enfin le dernier, comment proposer une indication groupale de repas à un adolescent, alors même qu’il n’aspire qu’à manger seul pour se soustraire d’un rapproché trop intime ?
22Devant ces paradoxes inhérents au cadre, nous avons essayé d’aménager des recours : ne pas cuisiner permet de dégager les soignants d’un rôle trop parental, d’une nourriture trop chargée d’affects et de faire exister un tiers extérieur institutionnel. Nous avons gagné également une certaine zone de liberté en pensant l’espace de l’institution comme un chantier dynamique. Le temps du repas pourrait être un espace intermédiaire ou potentiel, au sens de Winnicott, entre les patients eux-mêmes et le groupe social plus large. Ce temps de repas organise une inscription essentielle dans la communication. Il s’agit de travailler la convivialité, à travers un espace où une parole subjective peut advenir. Nous avons entamé enfin une réflexion sur l’aménagement physique d’un cadre, plus confortable, tout en essayant de demeurer adaptable à un groupe mixte de patients.
La continuité
23Jusqu’alors nous étions souvent pris dans une agitation en miroir de celle des adolescents. Nous faisions fréquemment des allers-retours entre la cuisine et la salle de détente, au rythme d’une machine à laver de grande collectivité qu’il fallait vider et remplir plusieurs fois au cours du repas. Les rares bagarres entre patients ont d’ailleurs eu lieu lorsque les soignants étaient dans la cuisine, moments de passage à l’acte quand le cadre est plus lâche. Nous avons pris conscience de la dimension potentiellement désorganisatrice de notre agitation, pouvant induire des ruptures insupportables dans le lien groupal. Lorsque des conflits entre patients surgissent, la résolution dépend de la capacité de contenance du « groupe repas » et des soignants, nécessitant de notre part une disponibilité psychique. Le repas thérapeutique constitue un vrai espace « dedans-dehors » où le cadre peut paraître flottant et fragile. Cela nous incite, chaque jour, à explorer les recours possibles à une permanence d’objet groupal. Il est alors possible de ralentir, de se regarder, d’être dans une écoute et de chercher une parole plus fluide. En fonction du groupe d’adolescents, il est parfois indispensable qu’un soignant reste dans la salle pour favoriser l’instant de l’échange. À l’inverse, lorsque le groupe de soignés fonctionne en plus grande autonomie, l’absence momentanée des soignants permet à la parole de circuler plus aisément entre adolescents, comme si la présence des adultes devenait un frein à leur liberté d’expression, signe d’un clivage générationnel plutôt de bon aloi.
Un espace à soi
24Comment créer du plaisir et de la convivialité dans ce système d’obligations réciproques ?
Bryan interroge souvent le temps qui passe et dicterait nos gestes : « Ah ! Il est 13 h 15, il faut passer au plat principal ! » L’enjeu est de savoir ce qui est immuable, où se situe la marge d’action de l’individu et du groupe. Qui gouverne nos actions ? Quel est notre espace de liberté?
26Vivre ensemble ce vaste champ sensoriel est ambitieux et requiert de jouer avec la dimension essentielle de l’oralité. L’objet d’attention est de supporter une expérience intime, corporelle, d’introjection – possiblement partageable –, en tissant une histoire commune. Les frontières interindividuelles sont travaillées au cours des repas puisque nous avons à la fois un objet groupal qui circule (celui du plat commun qu’on se passe) et des objets individuels (que sont nos assiettes, nos verres, nos couverts et nos chaises). Devant la difficulté de certains patients – la crainte de se mélanger –, nous avons, d’une part, organisé l’espace de la salle en sous-espaces plus lisibles : l’espace lecture/musique, l’espace baby-foot, l’espace repas ; d’autre part, au sein de la tablée, nous avons utilisé un matériel plus adéquat : l’usage de sets de table a été très efficace pour figurer les espaces moi/non-moi ; les brocs transparents, pour limiter les suspicions autour de leur contenu. Le matériel du repas est à penser comme tout matériel de groupe thérapeutique.
27La répétition de ce rituel convoque aussi l’ennui. Le risque est en effet de répéter sans penser, dans une présence robotisée. Lors de réunions soignants-soignés [55], nous avons discuté la possibilité pour les soignants de ramener leur propre nourriture. L’idée était de se dégager d’une lassitude à goûter les mêmes choses sur une présence au long cours, laquelle a été plutôt bien reçue par les patients. Nous faisons aussi des sorties au self de l’hôpital (sur un autre site), en fonction de l’autonomie du groupe. Il s’agit de travailler d’autres modalités de rencontres – le dehors proprement dit – et l’adaptation à un autre environnement. Naturellement, il serait naïf de croire que ces quelques pas de côté modifient structurellement la dimension prévisible du repas dans notre institution. Néanmoins, ils nuancent et offrent une certaine associativité à nos propres représentations soignantes. En outre, et pour consolider la construction de cet espace complexe, il semble utile de s’autoriser à une brève échappée rêveuse afin de « dessiner autour de soi un tracé protecteur, à l’intérieur duquel on s’installe observateur et songeur » (Thomas, 1998). Au même titre qu’un patient peut décider de répondre ou non au cadre implicite du partage, cela vaut tout autant pour le soignant. La création d’un fil fantasmagorique propice aux écarts permet de déjouer le piège de la soumission de la fonction et de la finalité d’un lieu ou d’une action. Rien n’empêche de rêver à un ailleurs ; bien au contraire, il nourrira et renforcera l’instant groupal porteur de sens. Se sentir appartenir à une communauté doit trouver un élan dans ce qui rassemble, à l’instant où il se présente.
La rencontre
28Le champ polysensoriel du repas fait rejouer les compétences du nourrisson qui, bien porté, acquiert un rapport au monde où il peut sentir, percevoir, mettre en sens et rencontrer. Lors des repas thérapeutiques, les échanges d’expériences entre patients ne peuvent germer qu’au prix d’une écoute authentique et d’un maillage serré autour d’eux. Il convient aussi d’être en accord avec son binôme en favorisant une possible légèreté à l’échange. Notre rôle de soignant est ici d’éveiller cette compétence humaine, donner envie aux patients d’être dans le jeu de la connaissance et du vécu de l’autre. Ainsi, l’enjeu des repas est de pouvoir tout à la fois manger et entendre l’autre. Il s’agit de s’ajuster aux différentes cadences et, en même temps, de favoriser un rythme à la pensée du groupe, au-delà de ce qui est présent dans nos assiettes et dans nos bouches. Le rythme s’inscrit dans une attente de rupture, une tension destinée à rompre l’habitude, nous explique Marcelli (2007). Nous sommes transportés dans un mouvement constant de va-et-vient, interdépendant : soi à soi, soi-l’autre, chez soi-l’institution. Il convient de médiatiser un élan à la parole, fluide et spontané. L’attention conjointe, le jeu des scansions, du chacun son tour et de la prosodie est un exercice de style subtil.
29Le travail conceptuel de Delion (2011) sur « les espaces du dire » dans la clinique institutionnelle nous aide à penser le repas comme un espace où la constellation transférentielle peut se déployer. Les évènements marquants (départs/arrivées, séjours thérapeutiques, sorties) inscrivent les époques et les périodes d’une institution. En filigrane, le rythme journalier devient un bon appui pour traduire le temps qui passe, les souvenirs (les vacances estivales, le Noël à venir…). La mémoire corporelle peut aider à l’émergence des souvenirs individuels et groupaux :
Bryan se souvient d’une découverte associative qui a plu au groupe et y repense en associant à un autre jeune, parti du repas, avec qui le climat était souvent conflictuel.
31Les espaces du dire sont utilisés par le patient dans ses contacts avec le collectif et correspondent aux différents espaces investis qui se révèlent signifiants dans l’après-coup. (ibid.), ils participent à « programmer l’aléatoire » (Oury, 2005), c’est-à‑dire faciliter les conditions des possibilités de rencontres sans prétendre en fixer le contenu.
32Pour conclure, le repas apparaît comme un formidable outil de la psychothérapie institutionnelle, tant il est riche sur le plan clinique, mobilisant le sujet (soigné comme soignant) dans sa dimension pulsionnelle et sociale. L’ambiance du repas résonne avec l’ambiance de l’institution tout entière, nous dit Delion (2006). C’est parce que cet espace permet que s’opère une rencontre avec l’institution, l’autre et soi-même, qu’il détient une valeur thérapeutique, rendue possible par l’existence d’un cadre contenant s’appuyant sur la disponibilité psychique des soignants. Nous formulons aussi l’idée selon laquelle cet espace clinique permet d’accéder à des pans surprenants de la vie fantasmatique de nos patients. À charge de savoir faire vivre cette partition, ce fil vivant, dans d’autres espaces de soin afin de tisser une histoire pleine du sujet.
Bibliographie
Bibliographie
- Bion, W. R., » 1962. Aux sources de l’expérience, Paris, Puf, 2003.
- Delion, P. 2006. « Cuisine institutionnelle : soignant ou à point ? », dans Psychose, vie quotidienne, Toulouse, érès.
- Delion, P. 2011. Accueillir et soigner la souffrance psychique de la personne. Introduction à la psychothérapie institutionnelle, Paris, Dunod.
- Furtos, P. 2018. « Du bon usage thérapeutique de l’objet domestique. Ou de la nourriture comme objet d’hospitalité et de transfert dans le quotidien des institutions soignantes », Cliniques, n° 15, p. 167-181.
- Kecskemeti, S. 2003. « Rites et rituels en institution psychiatrique », Revue de psychothérapie psychanalytique de groupe, n° 40p. 135-144.
- Marcelli, D. 2007. « Entre les microrythmes et les macrorythmes : la surprise dans l’interaction mère-bébé », Spirale, n° 44, p. 123-129.
- Nayrou, F. 2001. « “Essai sur le don ». L’inquiétante oralité dans l’ombre de la structure », Revue française de psychanalyse, vol. 65, n° 5, p. 1507-1520.
- Oury, J. et coll. 2005. « Entretien avec Jean Oury », vst - Vie sociale et traitements, vol. 88, n° 4, p. 18-22.
- Quilici, J.-M. ; Bearez, F. ; Purave, P. 2018. « Le repas partagé, un temps de soin ? », Santé mentale, n° 226, p. 64-70.
- Riand, R. ; Laroche-Joubert, M. 2011. « L’intertransfert et ses figures dans le couple thérapeutique. Du double indifférencié au double différencié », Revue de psychothérapie psychanalytique de groupe, n° 57, p. 171-184.
- Thomas, C. 1998. Comment supporter sa liberté, Paris, Payot et Rivages.
- Vernant, J.-P. 1999. L’univers, les dieux, les hommes. Récits grecs et origines, Paris, Le Seuil.
- Winnicott, D.W. 1971. Jeu et réalité. L’espace potentiel, Paris, Gallimard, 1975.
Notes
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[1]
L’entracte est un hôpital de jour pour adolescents de Bobigny, de l’hôpital Avicenne. Il accueille des adolescents de 12 à 21 ans présentant des difficultés psychiques nécessitant des soins institutionnels. Ils sont pris en charge par une équipe pluridisciplinaire, au travers de consultations, de repas et de groupes thérapeutiques à médiations. Ces différents temps de soins sont animés par un couple stable de thérapeutes et travaillés de manière groupale et institutionnelle. Les jeunes accueillis présentent des troubles psychiques récents ou plus anciens, plus ou moins bruyants (troubles phobo-obsessionnels, phobies scolaires, trouble du spectre autistique, psychose de l’enfance, épisodes délirants, symptomatologie psychotraumatrique…).
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[2]
À « L’entracte », les groupes et ateliers thérapeutiques sont régis par un certain nombre de règles de fonctionnement afin de mobiliser les processus de symbolisation et d’associativité groupale en s’appuyant sur une médiation.
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[3]
Félicie Nayrou (2001) s’appuie sur les apports de Maurice Godelier concernant la théorisation du don comme fait social total « qui contient à la fois « quelque chose » qui vient des personnes et « quelque chose » qui se trouve dans les rapports sociaux et les symbolise ».
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Les ateliers autour de la cuisine dans les institutions psychiatriques sont historiques et leurs intérêts cliniques ne sont plus à démontrer.
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La réunion soignants-soignés, outil à part entière de la psychothérapie institutionnelle, regroupe soignants et soignés afin d’aborder ce qui les rassemble.