Notes
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[1]
Peur de la réaction de son parent à sa colère.
1Les enfants dont l’un des parents est incarcéré sont confrontés à une situation difficile et douloureuse. S’il est possible de rendre compte de leur expérience, il n’est pas permis, d’un point de vue éthique, ni rigoureux du point de scientifique, d’en prédire l’impact sur leur développement. L’enfant ne réagit pas par simple réflexe ou conditionnement aux événements ; dès les premiers mois, s’amorcent les fondements d’un rapport à soi et au monde qui lui sont propres.
2La manière de réagir à l’adversité varie considérablement d’un enfant à l’autre. Les petits des hommes ne sont pas façonnés par les caractéristiques de leur environnement, mais par la manière dont ils y réagissent ou, dans l’acception spinozienne du terme, la façon dont ils en sont affectés. Les enfants de parent incarcéré ne constituent pas un groupe homogène.
3Un enfant n’est jamais indifférent au sort de son parent et cela même quand il feint de l’être ou qu’il aimerait s’en convaincre. L’incarcération d’un parent provoque des émotions variées qui se mêlent dans des compositions émotionnelles mouvantes et spécifiques à chaque enfant. La tristesse, l’abattement, la colère, l’inquiétude, la peur, mais aussi, dans certaines situations, le soulagement et la satisfaction sont quelques-unes des émotions éprouvées par les enfants confrontés à l’incarcération d’un parent. Ces émotions se lient entre elles dans d’innombrables compositions qui tantôt réduisent, tantôt accentuent leur opposition ou contradiction. Mais, qu’elles exaspèrent l’ambivalence affective ou qu’elles permettent son dépassement, ces compositions émotionnelles ne sont pas, à elles seules, des entraves au développement psychique de l’enfant et cela, quelles que soient leur intensité et leur durabilité.
4Une tristesse profonde et durable en réaction à un événement dramatique n’équivaut ni ne détermine un état dépressif. L’enfant dépressif, ou encore inhibé et maladroit dans ses relations et l’expression d’une quelconque fantaisie, l’est en l’absence de toutes circonstances dramatiques, voire juste pénibles. Éprouver de la tristesse dans des circonstances douloureuses n’est ni morbide ni pathogène.
5De façon analogue, un saisissement émotionnel soudain et douloureux n’entraîne pas systématiquement un traumatisme. Un événement dramatique, une expérience malheureuse et difficile à vivre ne sont pas pour autant des traumatismes.
6Un traumatisme psychique est initié par le refoulement d’un saisissement émotionnel intense, douloureux et anxiogène provoqué par un événement. À l’aube, être réveillé brusquement par des fonctionnaires de police, assister à leur perquisition et à l’arrestation de son parent terrifie l’enfant. Mais c’est le refoulement de cette terreur, sous la pression de la peur de sa peur, qui est à l’origine d’un traumatisme, non pas la terreur en soi. Les mots, les siens ou ceux d’un adulte, en réfléchissant à l’enfant l’émotion dont il est saisi, « j’ai peur, tu as peur », concourent à diluer cette peur de la peur qui pousse l’enfant au refoulement de l’émotion dès lors qu’il craint de ne pas pouvoir la contenir. Un traumatisme, c’est un événement non symbolisable, les mots pour le dire n’existent pas ou sonnent faux à l’oreille de celui qui les a énoncés. Un événement, saisissant et terrorisant, que l’enfant met en mots, est une belle frayeur, pas un traumatisme.
7S’il n’est pas permis d’assimiler l’incarcération d’un parent à un facteur pathogène, il n’est pas question pour autant de minimiser l’importance des émotions douloureuses auxquelles un enfant de détenu est confronté. Cet article ne prétend pas à une présentation exhaustive de ces émotions douloureuses, mais il s’efforce d’en donner trois exemples à partir desquels il est possible de rendre compte des silences et des comportements d’isolement et de retrait de certains de ces enfants pour envisager ultérieurement comment les en extraire.
La honte
8Les liens psychiques entre l’enfant et son parent sont affectifs et identitaires. Ces deux caractères étant indépendants l’un de l’autre, qu’elles soient, tendres, indifférentes ou haineuses, les relations affectives entre l’enfant et son parent ne réduisent ni n’accroissent l’importance de l’adhésion à leur identité commune.
9Une identité partagée entraîne une alliance narcissique entre les différents individus qui s’en réclament, et précisément un sentiment de responsabilité commune vis-à‑vis des actions à partir desquelles l’identité se distingue positivement ou négativement. La mise à jour d’une action socialement réprouvée soumet son auteur à l’épreuve de la honte, même en l’absence de la culpabilité.
La honte est la manifestation d’une douleur narcissique, elle oppose le sujet à son image et non pas à ses fautes
10Une erreur sans conséquence préjudiciable, pour soi ou pour autrui, génère parfois de la honte alors que des agissements fautifs et coupables n’en généreront pas systématiquement. La honte est la manifestation d’une blessure narcissique, elle se propage rapidement dans l’espace familial.
11Le lien identitaire et narcissique explique comment l’opprobre déversé sur un parent incarcéré est douloureux pour son enfant et cela d’autant plus qu’il est silencieux. Dans ces circonstances, ce n’est pas la méconnaissance des mots pour communiquer l’humiliation que ressent l’enfant qui le réduit au silence, mais la méconnaissance des mots pour l’exprimer.
12Communiquer, c’est transmettre une information que nous détenons à un autre qui ne la détient pas. Une communication se définit à partir de son contenu, de son auteur et de sa cible. S’exprimer, c’est objectiver ou rendre visible sa subjectivité. Quand une personne communique sur elle, elle s’exprime en même temps. Ce qu’elle communique se rapporte au besoin que celui auquel elle s’adresse prenne en compte ce qui lui est transmis. L’expression n’a pas d’autre motif que d’imprimer à l’extérieur de soi des éléments de son intériorité.
13Communiquer sa tristesse, sa colère, son allégresse, a pour but que celui auquel nous nous adressons en prenne acte ; les exprimer, c’est les extérioriser, les imprimer dans un support afin de les mettre à distance ou de se les révéler à soi-même. Quand une personne communique sur elle, elle ne peut pas le faire sans exprimer quelque chose d’elle-même. Ce qu’elle communique se rapporte à l’information qu’elle transmet, et ce qu’elle exprime, à la manière de le faire. Or, ces manières sont innombrables et échappent à notre contrôle. C’est pourquoi un enfant, alors qu’il aimerait que soit prise en compte sa tristesse ou sa colère, refuse d’en dire quelque chose dès lors qu’en le faisant il craint d’exprimer à son insu un contenu dont il a honte ou dont il se sent coupable, se rapportant à la tristesse ou la colère qu’il éprouve.
14Susciter et recueillir la parole des enfants est un juste principe. Cependant, le commuer sans discernement dans des pratiques indifférenciées à l’enfant auquel elles s’adressent peut s’avérer dangereux et nocif. L’enfant n’est pas un adulte en miniature.
15Face à certaines épreuves morales, ce n’est pas le réel auquel une personne est confrontée qui la rend malade, mais la manière dont elle en parle. Les mots libèrent quand ils communiquent des contenus en accord avec leurs valeurs expressives. Dans le cas inverse, ils sont susceptibles de rendre fou. Or la cohésion entre ce qu’un sujet dit de lui-même et la manière de l’exprimer est un signe de maturité psychique et de son besoin de cohésion entre l’expérience de soi et la conscience de soi.
Perception de soi et conscience de soi
16La conscience de soi n’équivaut pas à la perception de soi. Certes, la perception de soi est nécessaire à l’émergence et au développement de la conscience de soi, mais pour autant elle s’en distingue. La perception de soi s’amorce sur les liens qui unissent des sensations présentes à celles du passé. Percevoir, c’est ressentir ou sentir à nouveau, lier des faits présents à des éléments passés. Concevoir, c’est élaborer un projet et agir sur les conditions du présent, dans le but d’influencer le futur. La conscience de soi s’érige sur les associations incertaines et projectives à partir desquelles nous unissons par des intentions notre présent à notre futur.
17La perception de soi est essentielle à notre adhésion au monde, chez l’homme comme chez l’animal, elle permet les réflexes d’évitement, les conduites de mise à distance défensive et le besoin de revivre les expériences agréables. C’est sur la perception de soi que repose notre instinct de conservation. La conscience de soi s’étaye sur l’idée que l’homme se fait de sa place, de son utilité, de sa destinée et de sa finitude. L’homme adhère à son présent et, comme l’animal, il a des réflexes d’évitement et de préservation. Mais, comme l’explique Schopenhauer, il est le seul animal à être doté et hanté par la représentation de la fin de sa présence au monde.
18La perception de soi forme l’assise de la conscience de soi ; la première équivaut à ressentir ; la seconde, à se représenter. Si la première précède souvent la seconde, dans certaines situations, l’exaltation de la conscience inhibe les réflexes de préservation. Certaines personnes, dans des circonstances exceptionnelles, risquent leur vie au profit des autres ou de leurs idéaux. Les conduites de sacrifices montrent comment la conscience de soi peut se détacher des impérieux réflexes de survie dont la perception de soi est la condition nécessaire.
19L’abnégation et le sacrifice administrent la preuve que la conscience de soi, à l’inverse de la perception de soi, ne se réduit pas à elle-même. Elle est indissociable de la conscience de l’autre.
L’enfant n’est pas un adulte en miniature
20La conscience de soi est tissée d’innombrables processus. S’il n’est certes pas question d’en développer ici les mécanismes, il est important de rappeler qu’ils se mettent en mouvement, progressivement, tout au long de l’enfance. Dès le huitième mois, la perception de soi est acquise, la conscience de soi et la reconnaissance de l’altérité qui lui est liée ne sont solidement structurées qu’à la fin de l’adolescence. Observons qu’elles ne le sont jamais complètement chez certains adultes.
21Le jeune enfant n’a pas de projet pour lui, il est dans l’ici et maintenant. Un peu plus grand entre 4 et 12 ans, il rêve à des devenirs et, à partir de 12 ans, il envisage l’importance d’adapter ses rêves à la réalité afin de les commuer en projet. La mesure du temps, soit-il linéaire ou cyclique, est un des facteurs structurants des pensées et des réflexions de l’adulte, pas de celles de l’enfant. Sur une durée plus longue et avec plus d’intensité que l’adulte, l’enfant est présent à son présent, et quand il s’en échappe, c’est pour des galaxies lointaines et d’autres dimensions. Alors que les pensées de l’adulte se fixent, parfois de façon obsessionnelle, sur les conditions de son futur proche, plus exceptionnellement lointain.
22« Est » et « sera ». Le présent et le futur influencent différemment et dans des proportions inégales les pensées et les réflexions d’un adulte et d’un enfant. Il en est de même de leur appréhension du passé. L’adulte a la capacité d’examiner son passé pour éclairer sa marche vers l’avenir. Quand l’enfant raconte le passé, c’est exclusivement pour retrouver et faire partager, dans le présent, une émotion.
23La conscience de soi permet à l’adulte l’autonomie identitaire. Certes, comme l’enfant, l’inclusion dans une lignée familiale et communautaire assujettit l’adulte à des alliances narcissiques, mais dès lors que sa conscience a été en capacité de les lui réfléchir et qu’il a perçu comment à son insu elles avaient déterminé son passé, elles cessent d’influencer son avenir.
24L’enfant étant attaché aux conditions du présent plus que ne l’est l’adulte, l’affirmation identitaire, chez lui, se dilue dans le « nous » de ses alliances narcissiques. La revendication d’un « nous » identitaire précède celle de l’autonomie du « je ».
25Aussi, l’enfant sera-t-il profondément atteint par l’humiliation de son parent – y compris lorsque ce dernier feint de ne pas l’être. Dès l’âge de 3 ans, l’enfant est sensible à l’opprobre social, à la honte et à l’humiliation. Aussi, dès cet âge, il peut se sentir honteux d’être l’enfant d’un parent incarcéré.
La honte de l’enfant et le cercle vicieux des pensées douloureuses, dans lequel elle l’entraîne
26Quelle qu’en soit l’origine, l’affaissement de l’image sociale de son parent expose l’enfant, dès l’âge de 3 ou 4 ans, à l’épreuve de la honte. À cet âge, il a certes une perception fine de lui-même, mais il n’a pas la maturité psychique et l’autonomie identitaire suffisantes pour mettre son image à l’abri des épreuves qui affaissent celle de son parent.
27Ressentis et ressentiments sont les deux pôles d’un même cadran, c’est la raison pour laquelle, quelle qu’en soit la cause, l’enfant reprochera intérieurement à son parent incarcéré d’avoir dégradé l’image sociale de leur identité commune. Ce réflexe est spécifique de l’enfance. Il décroît sous l’effet de la maturité psychique et de l’aptitude à discriminer son identité de son appartenance, mais, jusqu’aux prémices de l’adolescence – entre 10 et 12 ans, il relève d’un automatisme inconscient.
28Le sentiment d’exister de façon continue découle, chez l’enfant, de la capacité à mettre en rapport le présent avec le passé, en d’autres termes – comme nous l’avons précédemment développé – de « ressentir ». Ultérieurement, notre ipséité s’étaiera sur l’aptitude à anticiper l’avenir à partir de sa connaissance du passé, et par là même, de se représenter le devenir de son passé dans son présent et d’imaginer son futur.
29Les connaissances récemment acquises sur le cerveau suggèrent que l’éveil progressif des compétences du bébé à différencier et à localiser les innombrables sensations auxquelles il est exposé entraîne celles de les regrouper en fonction de leur source d’émission. La mise en perspective des similitudes entre des expositions répétées à des sensations reliées entre elles par l’identité de leurs sources d’émission est à la base du processus d’objectivation. Soit la capacité, en percevant des objets, non pas tant à les sentir intrinsèquement, qu’à les regrouper à partir de leur potentialité à émettre les mêmes stimulations – ainsi qu’à s’appuyer sur cette identification, pour les deviner et y réagir. Cela à partir des sensations générées dans une situation particulière et, par là même, limitées par l’angle de notre appréhension à quelques-uns de leurs aspects. Nous ne pouvons pas voir toutes les faces d’un objet en même temps.
30La capacité à ressentir permet au jeune enfant d’objectiver les choses et les êtres en les regroupant sur la base des sensations qu’ils génèrent en lui. De façon analogue, il relie entre eux ses modes de réaction aux stimulations sensibles, et sur cette expérience s’étaye son sentiment d’exister de façon continue, sans qu’il ait besoin – et en soit capable – de s’identifier à son identité. Cependant, cette identification par l’enfant à une identité est nécessaire à la conscience de soi. En effet, la conscience ne l’est pas d’elle-même, elle est toujours conscience d’un objet qui lui est étranger. L’identité est transmise à l’enfant initialement, elle est étrangère à ce qu’il perçoit de lui-même, c’est la raison pour laquelle sa conscience s’en saisit et ce faisant, se commue en conscience de soi.
31La prévalence de la conscience de soi sur la perception de soi, dans l’affirmation de son individualité, est un signe de maturité et l’un des termes de l’enfant. Auparavant, l’enfant est trop présent au présent, pour concevoir le temps comme un facteur de changement des êtres et des choses. Assurément, il se plaît à s’imaginer dans le futur et à se raconter le jour où il sera grand. Pour autant, au centre de ses fictions, ce n’est pas de lui dont il parle, mais d’un autre héroïque qu’il pourrait aussi bien transposer dans un lointain passé. L’enfant n’anticipe pas son futur, alors qu’il aime y transposer les figures héroïques auxquelles il s’identifie. Se transposer dans le futur ou le concevoir – c’est-à‑dire l’anticiper – ne relève pas des mêmes mécanismes, et l’enfant ne comprend pas l’adulte qui lui affirme que l’écoulement du temps guérit les blessures du présent. Cette indifférence ou non-conscience du poids déterminant du temps le prédispose à préférer une morale exclusivement soucieuse de sanctionner l’acte et indifférente de la responsabilité de l’auteur ; aussi, est-il enclin à penser qu’un mauvais homme est le produit d’une mauvaise action. Les affirmations et les jugements moraux de l’enfant frappent par leur simplicité et leur manichéisme.
32Toute conscience de soi est une conscience morale, expliquait le philosophe Alain, aussi l’examen moral nécessite-t-il de la maturité psychique, à l’inverse de l’intransigeance morale qui la réduit à des arguments de principe et sans racines. C’est la raison pour laquelle, quand elle demeure le seul barrage, chez l’adulte ou l’adolescent, à leur violence intérieure, cette intransigeance de façade s’effondre facilement sous la pression de leur intolérance à la frustration. L’immaturité de l’enfant, de même que celle de certains adultes, réduit leur aperception de la faute à la crainte de n’être plus aimé et non pas à la nécessité d’en réparer les effets préjudiciables à autrui.
33L’enfant est plus exposé à la honte et à la crainte de n’être plus aimé qu’il ne l’est au sentiment de culpabilité. D’autre part, ses positions morales sont comme ses dents de lait, elles n’ont pas encore de racines, d’où sa disposition aux jugements manichéens et définitifs. Aussi, sa rigidité morale l’incitera-t-elle à comprendre l’opprobre qui vise son parent incarcéré alors même qu’il provoque en lui un écho honteux.
34L’enfant se sent honteux des fautes de son parent et, du fait de ses principes éthiques, de son parent tout à la fois. Ses sentiments honteux sont douloureux, aussi font-ils naître une hostilité vis-à‑vis de son parent. Mais sa rancœur et son dépit se heurtent à la tendresse qui le lie à son parent. L’enfant en éprouve des remords et s’en sent honteux. La honte initiale est renforcée par ses effets, c’est un cercle vicieux extrêmement douloureux.
35Ce remords indicible est un des contenus latents de la tristesse de l’enfant. Une tristesse centrée sur lui – et il est naturel qu’il en soit ainsi – et non pas sur le devenir de son parent. La tristesse d’être enfant de détenu prévaut sur celle d’avoir un parent détenu, mais l’enfant craint, car il en aurait honte, de l’exprimer. Aussi, recourt-il à d’autres procédés pour s’en soulager, ceux de l’enfouissement et de l’oubli.
36Le repli dans le silence est pour l’enfant le moyen le plus sûr d’apaiser l’âpreté de ses conflits intérieurs quand ils opposent des sentiments d’hostilité aux remords que cette hostilité engendre dès lors qu’elle vise une personne pour laquelle, par ailleurs, l’enfant a des liens de tendresse. Contraindre l’enfant à rompre son silence et à prendre la parole, ne serait-ce que de façon bienveillante, peut être dangereux.
37Un enfant triste n’a pas toujours les moyens psychiques d’exprimer les raisons de son état. Quand, sous la pression d’un adulte, il est tenu de le faire, il a inconsciemment tendance à chercher des raisons qui lui paraissent avouables et à écarter celles qui, à ses yeux, ne le sont pas. C’est pourquoi, quand il est questionné sur sa tristesse, il se croit obligé de s’en justifier.
La colère
38Cinq variétés de sensations sont susceptibles à elles seules, bien qu’elles le soient rarement, de produire de la colère : la peur et l’anxiété, la frustration, les blessures narcissiques – et parmi elles, l’humiliation ou le sentiment d’être victime d’une injustice –, le sentiment de culpabilité et de responsabilité, la séparation et le délaissement. L’incarcération d’un parent est une expérience insécurisante qui expose à des manques et à des frustrations. Son vécu est source de profondes humiliations. Enfin, la culpabilité et le délaissement ne sont jamais absents. C’est la raison pour laquelle – serait-elle totalement muette ou travestie en son contraire – tous les enfants de parent incarcéré ont éprouvé de la colère à l’encontre de leur parent.
39La colère silencieuse, feinte ou aveugle ne reste jamais longtemps fixée sur son objet. La colère initiale de l’enfant à l’encontre de son parent se convertit, pour une part ou en totalité, en colère contre soi quand elle ne se déplace pas sur une autre personne ou un groupe de personnes. Chez l’enfant de moins de 2 ans, la colère reste fixée sur son objet et a une durée limitée. Plus l’enfant grandit, plus ses colères s’allongent et élargissent leur champ de déplacement. Entre 2 et 4 ans, il a le moyen pour un temps limité de déplacer sa colère sur des objets ou sur un animal familier, mais, sans durée, ce déplacement n’a qu’une fonction exutoire. Dès la période œdipienne et la fondation du sentiment de culpabilité inconscient, l’enfant a les moyens de convertir sa colère à l’encontre de son parent en colère contre soi. À l’époque où s’amorcent ses premières affiliations contributives de sa conscience identitaire, il est capable de déplacer sa colère et ses frustrations sur un bouc émissaire. À l’adolescence, une colère, réactive à la faiblesse ou la fragilité de son parent, sera dans un premier temps convertie en colère contre soi, mais la pression intérieure qu’elle exerce est trop lourde pour que l’adolescent puisse longtemps la maintenir tournée en lui. Il s’en libère alors en la déplaçant sur une telle étendue de son environnement humain qu’elle l’expose au risque de fantasmer, voire d’agir des violences nihilistes.
40La colère de l’enfant à l’encontre de son parent détenu, sous l’effet de la peur qu’elle éveille [11], de la honte et de la culpabilité qu’elle suscite, est souvent silencieuse. Mais les silences de l’enfant ne sont jamais inexpressifs. Les colères silencieuses de l’enfant se manifestent parfois dans un excès de sollicitude. Quand un enfant, qui, entre deux visites, semble indifférent à son parent, exagère au cours de la rencontre le soin qu’il lui prodigue et ses marques d’affection, il tente – par un mécanisme qui s’apparente au processus de contre-investissement – au mieux d’annuler sa colère, dans tous les cas de la dissimuler.
41Enfin, dans les situations où le parent détenu est rempli d’une colère sourde et sans nuances, son enfant y collera la sienne, le comportement irascible du parent l’y poussant. En liant sa colère à l’encontre de son parent aux colères sourdes, mais intenses de ce dernier, l’enfant cherche à conjurer sa colère, que la peur de son parent lui fait craindre. Ce mécanisme de double négation, négation de sa colère et négation de son objet, érode chez l’enfant la confiance en soi, et certains parents s’en réjouissent, dès lors qu’ils y trouvent un bénéfice narcissique et le moyen de s’assurer le contrôle de leur progéniture.
L’inquiétude, l’anxiété et la peur
42Les réactions à une situation menaçante ou à un danger immédiat sont innombrables alors que les émotions qu’elles déterminent semblent exclusivement dépendre de leur intensité et de leur temporalité. Une menace dont le sujet se fait une représentation claire inquiète si la menace est modérée. Elle fera peur si la menace est imminente ou plus importante. Une menace dont le sujet n’a pas une représentation claire, provoque, quant à elle, une angoisse dans les cas où elle est modérée, un état anxieux quand elle est immanente ou plus importante. L’inquiétude et la peur sont des émotions conscientes alors que l’angoisse et l’anxiété que Freud définit comme des peurs, dont les causes sont masquées à la conscience, sont des sensations pour une large part déterminées par des processus inconscients.
43Les inquiétudes et les peurs de l’enfant de détenu se révèlent comme des pièces de monnaie à deux faces. Côté pile, elles portent sur lui et côté face, elles se réfèrent au parent. Ces deux faces d’une même pièce forment un tout, il n’est pas possible de modifier l’un des contenus, sans qu’aussitôt celui de l’autre face en soit impacté. Ces deux ensembles, comme cela arrive fréquemment, renvoient à des peurs identiques, mais non superposables. Tout comme les mains, elles sont spatialement inversées. Il est convenu de parler d’identité chirale.
44Ainsi, la peur que le parent ne puisse pas se dominer et se laisse mener par ses impulsions au point d’en perdre une fois encore « la droiturière voie » a pour écho la peur de l’enfant d’être « mis à bandon du vrai chemin ». En termes modernes, mais sans poésie : l’enfant a peur que son parent soit pour toujours rebelle aux règles et aux lois, et cette peur initie en lui la peur d’être exclu ou banni et, ce faisant, de n’être plus protégé par les règles et les lois, d’être exposé au monde sans protection, une pensée qui, chez l’enfant, « renouvelle une peur Amère que mort n’est guère plus ».
45Quelles que soient ses peurs ou l’inquiétude qu’un enfant (comme l’adulte) conçoit vis-à‑vis d’un proche, elles éveillent un lui une peur relative à lui-même qui parfois lui ressemble, mais pas toujours.
46Les angoisses et l’anxiété sont éprouvantes physiquement, elles reposent sur des processus inconscients, mais également, pour l’anxiété, sur des sensations non conscientes. Souvent, mais à tort, elles sont assimilées l’une à l’autre. Pourtant, elles n’ont pas la même finalité et ne procèdent pas de la même manière. Les angoisses bloquent et nous préservent de nos débordements pulsionnels, les angoisses sont des formations inconscientes qui circulent par les images ou des figures poétiques. L’anxiété est une sensation physique plus ou moins envahissante, elle a vocation à mettre le corps en alerte. Qu’elles aient pour origine un désir irrépressible ou une immersion soudaine dans le réel, seul leur excès est pathogène. L’angoisse et l’anxiété sont d’origine endogène alors que la peur et l’inquiétude ont des causes exogènes. Mais les deux séries se mêlent toujours, jusqu’au point douloureux et hautement déstabilisant où l’anxiété ou l’angoisse qui accompagne une peur fait peur à son tour. C’est la peur de sa peur.
47Cette présentation de trois souffrances émotionnelles auxquelles un enfant de parent incarcéré est exposé souligne la complexité des phénomènes psychiques sur lesquels elles reposent. L‘enfant, moins que l’adulte, distingue clairement les raisons de ses émotions profondes. Quand il fait l’effort de se les masquer et de les couvrir d’un épais silence, c’est qu’il a peur des mots pour les exprimer. Quand il doit en parler, il se dérobe en leur attribuant des motifs vraisemblables, mais auxquels inconsciemment il ne croit pas.
48Certes, il est nécessaire d’entendre l’enfant, de lui donner la parole, mais il est également de notre responsabilité d’adulte de respecter ses silences et de ne jamais forcer sa prise de parole. L’enfant a le droit de parler ou pas, par contre il est de la responsabilité de l’adulte, de respecter et prendre en compte ses propos comme ses silences. Certes, écouter les silences d’un enfant et, dans certaines circonstances, les mettre en mots et lui en faire récit n’est pas facile. Cependant, y parvenir est possible à tous ceux qui feront l’effort de se hisser à sa hauteur.
Bibliographie
Bibliographie
- Bouregba, A. 2011. L’enfant et son parent. L’histoire d’une empreinte, Paris, Dunod.
- Le Camus, J. 200. Rester parents malgré la détention : les relais enfants-parents et le maintien des liens familiaux, Toulouse, érès.
Notes
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[1]
Peur de la réaction de son parent à sa colère.