Notes
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[1]
Selon l’Observatoire international des prisons.
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[2]
Direction de la recherche des études, de l’évaluation et des statistiques.
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[3]
Protection maternelle infantile.
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[4]
Unité sanitaire de niveau 1.
-
[5]
Selon la circulaire Justice du 16 août 1999 et la circulaire interministérielle du 30 octobre 2012.
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[6]
Article D 401-1 du code de procédure pénale.
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[7]
Réponse du Ministère
de la justice publiée dans le JO Sénat du 04/05/2017 – page 1598 à la Question écrite n° 22507 de M. Hugues Portelli (Val-d’Oise - Les Républicains) publiée dans le JO Sénat du 30/06/2016 - page 2850. -
[8]
Unité sanitaire de niveau 2.
-
[9]
Services médico-psychologiques régionaux.
1En France, les femmes incarcérées représentent une minorité de la population carcérale (3.6 % au 1er janvier 2019 [11]). Une soixantaine d’accouchements ont lieu chaque année en prison et une petite centaine d’enfants vivent avec leur mère incarcérée. L’intérêt de l’enfant et la reconnaissance de l’importance du lien mère-bébé dans sa construction psychique ont permis l’implantation des nurseries en milieu carcéral. Pourtant, la présence d’enfants en détention ainsi que le déroulement de la grossesse dans ce lieu particulier interrogent la manière dont cet environnement va impacter la relation mère-bébé, et par conséquent l’enfant dans son développement.
Le profil de la femme incarcérée
2La population carcérale féminine représente une tranche de la population générale particulièrement vulnérable sur le plan psychique et social. Les femmes incarcérées se distinguent des hommes par un moindre niveau d’insertion professionnelle et donc une plus grande précarité. Pour la majorité d’entre elles, il s’agit d’une première incarcération. En raison du nombre restreint des établissements les recevant, les femmes incarcérées sont plus exposées à la rupture des liens familiaux, notamment des liens avec leurs enfants. Nous savons qu’il existe une surreprésentation de pathologies mentales dans la population carcérale. Selon une étude de la drees [22], les troubles psychiques pris en charge seraient plus fréquents chez les femmes que les hommes et de nature sensiblement différente (plus de troubles liés à l’utilisation de substances psychoactives, de troubles anxieux et de l’humeur).
3Les femmes que nous prenons en charge s’inscrivent majoritairement dans les problématiques états-limites. Les souffrances narcissiques-identitaires organisent leur fonctionnement psychique de manière à lutter contre l’angoisse d’abandon et prennent différentes formes symptomatiques : agirs violents, problématiques addictives, relations anaclitiques, aménagements psychopathiques… L’accès à la conflictualisation interne ne leur étant peu ou pas possible, elles présentent souvent un défaut de pare-excitation et une capacité de contenance limitée. Le recours à l’acte est une voie privilégiée du traitement pulsionnel.
4Nous retrouvons de manière quasi systématique chez ces femmes des parcours de vie chaotiques. Leur enfance est marquée par la discontinuité des liens, les violences physiques, sexuelles, l’abandon : traumatismes infantiles qui se répètent souvent à l’âge adulte. Elles ont généralement grandi dans des familles où la loi symbolique et les limites sont absentes et marquées par des répétitions dans les générations précédentes dont elles semblent être héritières. Elles n’ont pu construire une représentation interne de l’Objet suffisamment solide pour leur permettre de se construire une sécurité interne. À l’âge adulte, elles s’étayent sur des objets externes pour faire face aux défaillances de l’objet interne.
Les nurseries en milieu carcéral
5La présence de nourrissons en détention paraît incongrue, mais est liée à la prise en compte de l’importance du lien mère-bébé dans la construction de l’enfant. Cette idée, beaucoup développée au niveau théorique ces dernières décennies, est également étayée par la littérature internationale qui confirme l’intérêt de la cohabitation mère-bébé en prison pour le développement de l’enfant. Par exemple, selon une étude anglo-saxonne (Goshin et coll., 2014), les enfants ayant vécu en détention auprès de leur mère présentent moins de troubles anxio-dépressifs à l’âge préscolaire que ceux ayant été séparés au même âge. À noter également l’importance de maintenir cette cohabitation pour la sécurité des liens : selon Byrne et coll. (2010), les enfants vivant avec leur mère en nurserie carcérale présentent un attachement sécure en majorité, malgré la haute proportion d’attachement insécure chez ces mêmes mères.
6Selon l’article D.399 du code de procédure pénale, les femmes enceintes et/ou les mères de très jeunes enfants doivent « bénéficier de conditions appropriées ». Elles sont affectées dans des quartiers spécifiques appelés « nurseries ». La moitié des établissements en France disposent de tels quartiers, soit soixante-seize places, inégalement réparties sur le territoire, avec des fonctionnements très variables d’une nurserie à l’autre.
7À la Maison d’Arrêt de Corbas où nous travaillons, la nurserie se trouve au sein du bâtiment femmes et dispose de trois cellules « mère-enfant », d’une salle de jeu, d’une cuisine et d’une cour de promenade. La nurserie a son fonctionnement et ses règles propres. Contrairement au reste de la maison d’arrêt, ces cellules sont ouvertes de 9 heures à 11 heures 20 et de 14 heures à 17 heures permettant des moments de libre circulation des mères et des enfants dans la journée.
8L’article D.400 du code de procédure pénale prévoit pour les femmes enceintes un suivi obstétrical et un accouchement dans une maternité adaptée à leur état de santé. À Corbas, l’accompagnement périnatal est assuré par le service de pmi [33], la maternité du chu où se déroulera l’accouchement, ainsi que par l’usn1 [44] ayant en charge les soins somatiques.
9L’enfant présent en détention avec sa mère n’est pas détenu. Ce sont donc les détenteurs de l’autorité parentale qui prennent les décisions à son égard et l’enfant peut sortir librement de l’établissement. Les enfants vivant avec leur mère en nurserie doivent bénéficier d’une prise en charge la plus proche possible de celle qu’ils pourraient avoir à l’extérieur [55].
10Les bébés de la nurserie peuvent rester avec leur mère incarcérée jusqu’à l’âge de 18 mois. Au-delà, une dérogation peut être demandée [66]. Le maintien d’un enfant de plus de 24 mois en détention est tout à fait exceptionnel [77].
Le smpr et la nurserie
11Les usn2 [88] ou smpr [99] fonctionnent comme de véritables secteurs psychiatriques et assurent la prise en charge psychiatrique des détenus. Ils dépendent de l’hôpital général et du ministère de la Santé. Ils n’ont pas de mission de prise en charge des enfants de la nurserie, ceux-ci n’étant pas écroués. Pourtant, bien que l’enfant ne soit pas un patient, il nous est impossible de prendre en charge les mères de la nurserie sans prendre en compte le lien mère-bébé.
12À Corbas, une petite équipe pluridisciplinaire (infirmiers, psychologue, médecin psychiatre) est détachée du service et implantée dans le bâtiment femmes pour assurer les soins psychiatriques ambulatoires des femmes incarcérées. Les femmes de la nurserie peuvent bénéficier de la même prise en charge psychiatrique et psychologique que les autres détenues et peuvent également participer au « groupe nurserie » : un groupe de parole hebdomadaire animé par les infirmiers, accueillant les mères, futures mères et les bébés de la nurserie. Il a été créé dans le but d’offrir un espace de régulation de la vie groupale de la nurserie. Dans le groupe, le travail de verbalisation et de partage d’éprouvés autour de la grossesse et de la maternité en détention accompagne la rêverie maternelle. Ce groupe constitue également un temps d’observation de la relation mère-enfant qui peut orienter la manière dont nous penserons leur prise en charge individuelle. Les vignettes cliniques présentées dans l’article sont issues de séances du groupe nurserie ainsi que des soins individuels des mères.
La grossesse
13Léa découvre sa grossesse à son arrivée en détention. Elle a 23 ans et est incarcérée pour trafic de stupéfiants en lien avec sa toxicomanie. Cette grossesse n’est pas prévue et est difficile à investir pendant de longs mois. Son incarcération la sépare de sa fille âgée de 3 ans, ce qui réactualise son propre placement pendant l’enfance. Elle éprouve beaucoup de culpabilité et le sentiment qu’elle va l’abandonner à son tour. Dans ce contexte, il ne lui est pas possible de rêver ce bébé et de se projeter avec lui. D’ailleurs, elle ne peut pas réfléchir à un prénom avant le dernier mois de grossesse et en trouve finalement un avec sa mère lors d’un parloir. La perspective de l’accouchement, en étant incarcérée, est très insécurisante. Elle craint de ne pas pouvoir faire venir ses proches à la maternité, au vu de son statut de détenue, ce qui la priverait d’un soutien important.
14Chez nos patientes souvent vulnérables sur le plan narcissique, la période de la grossesse peut être particulièrement fragile. La détention impacte l’investissement du futur bébé et les prémices intra utero du lien mère-enfant.
15La grossesse découverte à l’arrivée en prison peut renforcer un potentiel « choc carcéral », réaction anxieuse sévère générée par l’incarcération. Intégrer cette annonce est difficile, nos patientes se sentent souvent perdues, mais doivent rapidement décider si elles souhaitent garder l’enfant. Durant les premiers mois, et parfois plus longtemps, nous repérons souvent une difficulté à investir la grossesse. L’incarcération génère l’impression d’un temps figé où les journées se répètent à l’identique, ou s’accélèrent lors des moments de tension ou de violence. Cette temporalité paradoxale, associée à un fonctionnement psychique souvent marqué par l’immédiateté, entrave la possibilité de se projeter avec le bébé. Comment investir cet enfant quand il rappelle un « avant », un « extérieur » dont on ne peut pas rêver ?
16Lorsque le bébé commence à se manifester, à bouger, la réalité de l’incarcération et la perspective de devenir mère en prison ne peuvent plus être mises à distance. La lourdeur du dispositif nécessaire à une sortie de détention et la dépendance à l’administration pénitentiaire pour se rendre à la maternité suscitent beaucoup d’angoisses chez nos patientes. La peur principale étant de se retrouver seule et sans recours au moment où l’accouchement se déclenche, réactualisant des vécus de lâchage antérieurs.
17Ce bébé à venir peut également être porteur d’espoirs. Il représente un « après », un « ailleurs », parfois idéalisés, avec l’idée que son arrivée rendra le magistrat plus clément. Le futur bébé peut aussi représenter un compagnon face à la solitude et permet de s’extraire de la détention classique pour le quartier nurserie aux conditions de vie moins difficiles.
18La grossesse est avant tout une crise maturative, réactivant les conflits latents et mettant au travail la transmission transgénérationnelle et l’identification maternelle. Ce travail psychique est rendu possible, entre autres, par la transparence psychique, un retour du refoulé qui s’opère presque comme par magie pendant la grossesse et permet de se réinscrire dans une histoire familiale, de se préparer à devenir mère à son tour. Ce retour du refoulé peut aussi mettre en difficulté nos patientes qui ont souvent des parcours infantiles traumatiques. Comment faire ce travail maturatif dans un lieu où toute pulsion, toute émotion est réprimée ? Lorsque le lien au milieu familial est limité, comment se sentir en sécurité pour rêver de ce bébé et l’inscrire dans l’histoire de sa famille ? Comment se laisser aller à la rêverie dans ce lieu hostile, de privation, d’isolement où il n’est pourtant jamais possible d’être seul. Dans ce contexte, le futur bébé peut devenir surface de projections paranoïdes et persécuter la mère. Le bébé dans le ventre fait mal, isole, prive des activités habituelles, il peut nuire à la mère via l’accouchement ou les complications puerpérales par exemple.
19Les angoisses corporelles peuvent être particulièrement fortes dans cet environnement où le corps est confronté à la promiscuité, à la privation sensorielle. L’enveloppe corporelle est sans cesse mise à l’épreuve et le repli sur soi est un mécanisme de protection. Les mouvements psychiques d’agressivité liés à l’ambivalence normale de l’investissement de l’enfant peuvent devenir pathologiques, à travers, par exemple, les phobies d’impulsion.
20Mais surtout, peut-on rêver ce bébé lorsqu’il faut déjà se préparer à une séparation, celle de l’accouchement, normale, mais avant tout celle imposée par la loi aux 18 mois de l’enfant ?
21L’accouchement peut représenter une forte désillusion à la hauteur de l’investissement narcissique de cet objet rêvé. L’enfant devient concret, et disparaissent avec lui les fantasmes et les espoirs. Reviennent alors les angoisses du futur (la sortie de prison avec ce qu’elle implique de précarité souvent), auxquelles se mêlent les angoisses classiques de la rencontre et de la prise en charge de cet étranger qu’il faut apprendre à connaître et dont il faut prendre soin.
Apprendre à être mère en nurserie carcérale
22Leila est incarcérée pour un cambriolage, elle vit sa grossesse en détention. Elle a l’habitude de ne jamais être loin de sa mère et de ses sœurs, la perspective de devenir mère, seule, n’est pas imaginable. À son retour de la maternité, elle est très anxieuse au moindre pleur de son bébé et ne se fait pas confiance. À ce moment-là, elle est seule au quartier nurserie et interpelle beaucoup les surveillantes, préoccupée par la santé de son bébé. La nuit surtout, son fils, avec lequel elle est enfermée en cellule, pleure beaucoup (probablement en raison de coliques selon la pédiatre qui voit l’enfant). Cela lui renvoie l’impression d’être une mauvaise mère. L’envahissement sonore de ces pleurs laisse imaginer à l’administration pénitentiaire, à tort, de possibles maltraitances. Dans la crainte d’un placement de son bébé, Leïla ne s’autorise pas à verbaliser l’ambivalence de son lien à son enfant. Elle ne peut ni dire son agacement face aux pleurs, ni sa fatigue, ni se soulager de cette charge en confiant son enfant quelques heures. Elle dira plus tard avec beaucoup de honte avoir fait face seule à des phobies d’impulsion, se voyant jeter à terre son bébé, mais n’avoir pas pu interpeller.
23Le séjour en maternité permet l’accompagnement par des professionnels de la rencontre entre la mère et son bébé. Habituellement, au retour à domicile, ce sont le père de l’enfant et plus largement l’entourage qui prennent le relais pour créer des conditions favorables permettant l’ajustement de la mère aux besoins du nourrisson. Selon A. Ciccone (2011), la fonction paternelle intervient précocement dans la vie de l’enfant en tant que fonction paternelle d’appui : « il supporte et contient la relation mère-bébé, et en particulier les angoisses, les turbulences émotionnelles que génère et suppose une telle relation. Il permet et protège le travail de “rêverie maternelle” ». C’est ainsi que la mère peut à son tour envelopper son enfant, contenir et transformer les éprouvés bruts pour permettre progressivement leur intégration et la construction du Moi de l’enfant. La possibilité pour la mère d’assurer cette fonction alpha (Bion, 1962) pour l’enfant dépendrait donc de la manière dont elle est elle-même contenue.
24En prison, l’absence du père de l’enfant et de la famille vient renforcer les angoisses suscitées par le fait de devenir mère. L’isolement généré par la détention peut donc mettre à mal le déploiement de la préoccupation maternelle primaire (Winnicott, 1956) présidant à l’accordage mère-bébé. Par conséquent, les surveillantes, seules professionnelles présentes jour et nuit, sont souvent sollicitées par des détenues inquiètes pour leur bébé. Elles sont alors amenées à occuper cette fonction de contenance en faisant appel à leurs compétences personnelles, n’ayant pas de formation à l’accompagnement mère-bébé.
25En maison d’arrêt, malgré les temps d’ouverture des portes à la nurserie, les femmes de la nurserie passent plus de dix-huit heures par jour dans un rapproché contraint avec leur bébé sans possibilité de se mettre à distance lorsque la fusion ou les pleurs deviennent trop envahissants. Dans ces conditions, comment le travail de liaison de la haine ordinaire que suscite toute rencontre entre une mère et son bébé peut-il s’opérer ? L’enfermement majore les angoisses liées à la maternité et peut entraîner un débordement de leur capacité de contenance. Cela peut générer une inadaptation du positionnement maternel, voire une mise en acte de l’agressivité sous forme de maltraitances. L’administration pénitentiaire a une attention particulière pour la nurserie et est responsable des conditions de vie de l’enfant tout en ne pouvant se substituer à la mère pour les décisions le concernant. Ce qui arrive à l’enfant peut donc être imputé à la prison. De cela découle une politique du « risque zéro » et nous assistons parfois à un emballement pénitentiaire à la moindre inquiétude concernant la relation mère-enfant. Étant présents sur place, nous sommes souvent interpellés, généralement sur le mode de l’urgence. Nous avons alors un rôle de pare-excitation auprès des surveillantes et de la direction pénitentiaire, notamment en rappelant le tiers institutionnel que constitue la pmi.
Configurations du lien mère-enfant en nurserie : fusion et processus d’individuation-séparation
26L’incarcération d’Esther la sépare brutalement de son fils Lylian âgé de 2 mois, ce qu’elle vit comme un arrachement. Elle se prostituait et est accusée de participer à l’organisation du réseau auquel elle appartient. Ne sachant pas combien de temps elle restera en détention, elle demande la venue de Lylian à la nurserie, et elle le retrouve lorsqu’il a 4 mois. Ils rejoignent à la nurserie Jennifer, incarcérée pour trafic de stupéfiants, qui a donné naissance à sa fille, Cindy, durant sa détention. Les deux enfants ont le même âge. Les retrouvailles d’Esther et de son fils sont intenses, ils passent de longs moments de fusion via le peau à peau, les co-dodos, une mise au sein très fréquente. Très vite, des tensions s’installent entre les deux mères, générées par la promiscuité imposée et les différences culturelles dans les modes de vie et d’éducation. Lors d’une séance du groupe nurserie, le conflit explose. Jennifer reproche à Esther de ne pas intervenir lorsque Lylian prend les jouets de Cindy. Depuis, elle empêche sa fille d’approcher Lylian et sa mère. Lorsque le ton monte, les infirmiers repèrent que Jennifer prend brusquement sa fille dans les bras. Elle semble l’utiliser comme rempart entre elle et les autres pour se protéger d’un environnement perçu comme hostile. De même, quand Jennifer devient virulente ou se montre plus angoissée dans le groupe, Cindy arrête de jouer et cherche à attirer l’attention de sa mère. Elle demande à être dans ses bras, et Jennifer s’apaise. La verbalisation des conflits dans le groupe avec les infirmiers régule progressivement les tensions, les mères font le constat que ces conflits sont dus aux conditions de vie en nurserie. Cindy s’autorise de nouveau à aller vers Lylian durant le groupe et sa mère la laisse faire. Les conflits laissent alors place à un mouvement plus dépressif où les mères partagent un sentiment de culpabilité vis-à‑vis de l’incarcération qu’elles ont l’impression d’imposer à leurs enfants. Si Cindy et sa mère restent très fusionnelles, Lylian, quant à lui, commence à manifester son désir de séparation en frappant à la porte au moment de la fermeture de la cellule pour la nuit. Ces élans angoissent Esther et renforcent non seulement sa culpabilité, mais aussi celle de Jennifer.
27Malgré les facteurs de risque (promiscuité constante, absence de tiers, stress lié au milieu carcéral, vulnérabilité de la situation sociale, psychique…), il arrive rarement que l’enfant soit placé suite à des violences ou des comportements inadaptés de la mère. En revanche, nous repérons des configurations particulières du lien mère-enfant. La fusion primaire initiale nécessaire à la construction du lien mère-bébé se prolonge souvent et nous laisse entrevoir un collage qui répond plus aux besoins de la mère qu’à ceux de l’enfant. Dans la vignette présentée, Cindy a pour sa mère une « fonction doudou ». Ce bébé « objéifié » a pour mission de pallier l’isolement généré par l’incarcération qui réactualise des vécus infantiles d’abandon.
28Les conditions d’incarcération ne favorisent pas le travail de séparation. Le bébé ne peut pas circuler avec sa mère en dehors du quartier nurserie. Pour se rendre à ses rendez-vous, la mère doit confier son bébé à une autre détenue qu’elle a préalablement désignée. Or, il n’est pas aisé en prison d’instaurer, entre détenues, des liens de confiance suffisants pour confier son enfant.
29La présence d’enfants en détention amène des assouplissements du cadre carcéral. Ainsi, l’enfant peut être utilisé par les mères pour justifier certaines demandes à l’administration pénitentiaire. Le bébé devient alors un outil de négociation ou de séduction, en lien avec l’immaturité, l’avidité et l’intolérance à la frustration que présentent certaines de ces femmes.
30En grandissant, l’enfant peut être au cœur des enjeux relationnels entre les femmes de la nurserie. Comme c’est le cas entre Jennifer et Esther, il n’est pas rare que des tensions naissent à la nurserie, générées par la cohabitation forcée et l’isolement vis-à‑vis du reste de la détention. Ces femmes se trouvent parfois en difficulté pour différencier leurs liens entre elles des liens des enfants aux autres mères et/ou aux enfants entre eux. Les tiraillements qui émaillent inévitablement les relations entre tout-petits sont prétextes aux règlements de compte entre mères. Le groupe nurserie animé par les infirmiers permet la verbalisation des tensions plutôt que la mise en acte des conflits. Les infirmiers tentent de les aider à différencier les liens afin de privilégier l’intérêt des enfants.
31Au moment où l’enfant accède à la marche, mais parfois beaucoup plus tôt, apparaît souvent un sentiment de culpabilité chez les mères. La confrontation à la limite pour l’enfant s’incarne par les limites spatiales de la nurserie : fermeture des portes, grilles de séparation avec le reste de la détention. Les mères vivent la contrainte de fermeture des portes comme imposée à leur enfant par leur propre faute. Cela induit des mouvements de réparation : on assiste parfois à une accumulation de jouets dans la cellule ou à une difficulté à poser des limites à leur enfant. La limite et la contrainte sont alors externalisées sur l’administration pénitentiaire et le système judiciaire et vécues comme négatives et persécutantes. Le groupe nurserie permet un partage d’affects douloureux entre les mères autour de cette question et la mise au travail de la dimension structurante de la limite. La prison ne favorise donc pas le travail d’individuation-séparation. Tout l’enjeu est d’aider ces dyades mères-bébés à se préparer à la séparation aux 18 mois de l’enfant pour éviter qu’elle ne soit vécue comme un arrachement.
Séparation aux 18 mois de l’enfant
32Quand les enfants atteignent l’âge d’1 an, Esther et Jennifer commencent à parler de leurs inquiétudes à l’idée d’une séparation. Les enfants peuvent rester à la nurserie en théorie jusqu’à leurs 18 mois, puis une dérogation est possible. La pmi propose un accueil ponctuel à la crèche aux enfants. Esther accepte immédiatement afin que Lylian découvre le monde extérieur, elle sent qu’il en a besoin. Il se sépare de sa mère sans difficulté pour aller à la crèche. Jennifer, quant à elle, est très réticente. Elle dit souvent : « Chez moi, on confie pas les enfants aux étrangers. » Elle reste avec sa fille dans un collage important. Le groupe nurserie lui permet d’exprimer ses craintes vis-à‑vis de la crèche et d’être rassurée par l’expérience d’Esther, elle voit que Lylian semble content après chaque retour en détention. Elle accepte finalement la proposition de la pmi après plusieurs mois d’hésitation. Les angoisses liées à la séparation se manifestent sur un mode sensitif. Elle interprète la moindre égratignure comme signe de mauvais traitement du personnel de la crèche. Il faudra du temps pour qu’elle se tranquillise. Un cahier de liaison, mis en place systématiquement lorsqu’un enfant de la nurserie est accueilli à la crèche, lui permettra de prendre confiance en se représentant le quotidien de sa fille en son absence. Quant à la séparation réelle, Jennifer espère un aménagement de peine avant les 18 mois de Cindy, mais sait qu’elle pourra confier sa fille à sa famille si une séparation devait avoir lieu. Elle est tout de même un peu rassurée par cette perspective. Esther n’a pas cette possibilité, elle est seule en France. Elle se déprime de plus en plus et dit souvent au groupe : « S’ils viennent le chercher, il faudra m’enchaîner d’abord, je le laisserai pas partir. » Lorsque ce sujet est abordé, Lylian écoute attentivement ce que dit sa mère. Lui qui se montre habituellement joueur et curieux, est plus en retrait durant les séances du groupe nurserie. En miroir de sa mère, il apparaît triste et inquiet. Les infirmiers pointent cet état et Esther tente alors de rassurer son fils en lui parlant. Finalement, Jennifer et Esther, pour leur plus grande joie, sont toutes les deux libérées avant les 18 mois des bébés.
33L’approche de l’échéance des 18 mois donne souvent lieu à une recrudescence des angoisses et à l’apparition de symptômes dépressifs. Une série de mesures législatives facilite en théorie les aménagements de peine des mères ayant des enfants en bas âge. Ces femmes se raccrochent souvent à l’idée d’une libération anticipée. La demande de dérogation pour prolonger la présence de l’enfant auprès d’elles nourrit également l’espoir. Mais comment se préparer et préparer son enfant à une séparation dont la date et la probabilité restent incertaines ?
34Les professionnels accompagnant les femmes de la nurserie ont toujours en tête cette séparation à venir mais aussi l’impossibilité de savoir si elle aura réellement lieu. Il s’agit donc d’aider ces mères à la fois dans la construction d’un lien mère-bébé solide et sécure tout en se préparant à cette séparation, ce qui s’apparente à un travail d’équilibriste. Les soignants ne doivent pas non plus mettre à mal leurs espoirs de sortie, qui ont fonction de mécanisme de défense face aux angoisses. Les confronter à la réalité de manière brutale mettrait à mal le lien de confiance construit avec les soignants, l’idée étant plutôt de leur proposer un lieu de dépôt et de transformation des éprouvés liés à la question de la séparation. Le groupe nurserie a cette fonction et les accompagne à verbaliser leurs inquiétudes et leur tristesse dans le groupe et auprès de leurs enfants afin qu’ils ne soient pas exposés de manière trop intense à des vécus énigmatiques ou de lâchage du fait de l’état interne de leur mère.
35Dans l’objectif de préparer la sortie et d’initier un travail de séparation nécessaire à la construction de l’enfant, la pmi propose aux mères d’inscrire leur enfant à la crèche voisine une journée par semaine. Ainsi, la mère peut « souffler » et l’enfant peut avoir une ouverture sur l’extérieur. Cette proposition est régulièrement accueillie avec réticence, comme c’est le cas pour Jennifer. En effet, elles ne peuvent ni visiter la crèche ni échanger directement avec les professionnels qui s’occuperont de leur enfant. Confier leur enfant à des inconnus est souvent inimaginable, mais, quand il grandit, la perspective qu’il découvre le monde extérieur peut les faire changer d’avis. La pmi permet les échanges entre les mères et la crèche. Les sorties de l’enfant, à la crèche ou dans la famille, leur permettent de vérifier que le lien survit à la séparation.
36Contrairement à Esther et Jennifer qui ont pu être libérées avant l’échéance des 18 mois de leurs bébés, d’autres femmes vivent cette séparation avec leurs enfants. Plusieurs solutions pour la sortie de l’enfant sont alors envisageables. L’enfant peut être confié à la famille ou au père. Si aucun tiers digne de confiance ne peut être nommé par la mère, un placement par l’Aide sociale à l’enfance est envisagé. La séparation se fait progressivement, l’enfant sort de détention régulièrement pour intégrer petit à petit le lieu qui l’accueillera par la suite. Une fois l’enfant sorti, la mère réintègre la détention classique. Bien que nous n’ayons pas rencontré cette situation, l’enfant peut en théorie revenir passer de courts séjours auprès de sa mère au quartier nurserie. Mais, généralement, la mère voit son enfant dans le cadre des parloirs famille au même titre que les autres détenues, au maximum trois parloirs par semaine de quarante-cinq minutes, souvent bien moins. Cette sortie de la nurserie implique également pour l’enfant une séparation avec les autres enfants de la nurserie, les mères et le personnel pénitentiaire avec lesquels il a grandi. Rien n’est pensé au niveau de l’organisation pénitentiaire sur ce qu’impliquent ces séparations.
Justice et lien mère-bébé : quels aménagements possibles ?
37Notre pratique en maison d’arrêt nous montre que le fonctionnement des nurseries carcérales, bien que différent de la détention classique, n’est pas optimal pour l’épanouissement du lien mère-enfant. Pourtant, le maintien de l’enfant auprès de sa mère est nécessaire pour la construction d’un lien mère-bébé sécure comme pour la santé psychique de la jeune mère incarcérée. Notre accompagnement soignant, l’articulation avec les partenaires et la mise en place par l’équipe de soins psychiatriques d’un groupe nurserie au sein de la Maison d’Arrêt de Corbas tentent de pallier cette inadéquation. Comme l’a proposé le contrôleur des lieux de privation et de liberté dans son rapport de 2013, un certain nombre d’aménagements architecturaux (accès permanent au téléphone, espace arboré, cellule avec un espace bébé suffisant…) pourraient améliorer la qualité de vie en nurserie. De même, un fonctionnement pénitentiaire différent (libre circulation des personnes, visites de la famille, accompagnement éducatif régulier, plus grande offre d’activités, possibilité de faire garder son enfant…) pourrait soutenir la construction du lien mère bébé. Cependant, l’idéal serait un lieu dont la gestion est pénitentiaire mais au fonctionnement interne organisé autour de l’accompagnement de la parentalité sur le plan soignant et éducatif, avec la possibilité d’une présence de la famille à la nurserie. Ce qui semble avant tout devoir être pensé, autant que possible par les magistrats, serait l’aménagement des peines de prison en mesures extérieures avant ou après le procès afin de recréer l’environnement humain, culturel, social et matériel nécessaire à un accompagnement périnatal adapté.
Bibliographie
Bibliographie
- Bion, W.R. 1962.Learning from Experience, Londres, Heinemann ; tr. fr. Aux sources de l’expérience, Paris, Puf, 1979.
- Bydlowski, M. 1997. La dette de vie, itinéraire psychanalytique de la maternité, Paris, Puf, coll. « Le fil rouge », 2008.
- Byrne M.W. et coll. 2010. « Intergenerational transmission of attachment for infants raised in prison nursery », Attach hum dev, 12 (4), p. 375-393.
- Ciccone, A. 2011. La psychanalyse à l’épreuve du bébé, Paris, Dunod, 2014.
- Coldefy, M. ; Faure, P. ; Prieto, N. 2002. « La santé mentale et le suivi psychiatrique des détenus accueillis par les services médico-psychologiques régionaux », Études et Résultats, drees, n° 181, juillet 2002, p. 1-10.
- Contrôleur général des lieux de privation de liberté, 2013. « Avis du 8 août 2013 relatif aux jeunes enfants en prison et à leurs mères détenues », Journal Officiel de la République Française, 3 septembre 2013, texte 48 sur 70.
- Goshin, L.S. et coll.2014. « Preschool outcomes of children who lived as infants in a prison nursery », Prison J., 94 (2), p. 139-158.
- Winnicott, D.W. 1956. « La préoccupation maternelle primaire », dans De la pédiatrie à la psychanalyse, Paris, Payot, coll. « Petite Bibliothèque Payot », 1975, p. 168-174.
Notes
-
[1]
Selon l’Observatoire international des prisons.
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[2]
Direction de la recherche des études, de l’évaluation et des statistiques.
-
[3]
Protection maternelle infantile.
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[4]
Unité sanitaire de niveau 1.
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[5]
Selon la circulaire Justice du 16 août 1999 et la circulaire interministérielle du 30 octobre 2012.
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[6]
Article D 401-1 du code de procédure pénale.
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[7]
Réponse du Ministère
de la justice publiée dans le JO Sénat du 04/05/2017 – page 1598 à la Question écrite n° 22507 de M. Hugues Portelli (Val-d’Oise - Les Républicains) publiée dans le JO Sénat du 30/06/2016 - page 2850. -
[8]
Unité sanitaire de niveau 2.
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[9]
Services médico-psychologiques régionaux.