Notes
-
[1]
Selon l’article D 401 du Code de procédure pénale, toute femme détenue peut garder auprès d’elle son enfant âgé de moins de dix-huit mois, voire au-delà.
-
[2]
Le premier entretien était centré sur l’histoire de la personne, sa carrière délinquante et carcérale ainsi que son parcours de mère, puis un deuxième entretien permettait de discuter davantage de sa vie au sein du quartier avec son enfant.
-
[3]
Lors de conférences, tables rondes ou rencontres auxquelles je participe, le public manifeste toujours son étonnement d’apprendre la présence d’enfants « en prison » aux côtés de leur mère.
-
[4]
Désormais, les femmes enceintes et « les femmes nourrices allaitant des enfants âgés de moins de trois ans, devront également être maintenues dans les prisons départementales ».
-
[5]
L’article 729-3 du cpp (introduite par la loi du 5 juin 2000) facilite les conditions d’octroi de la libération conditionnelle pour les parents ayant à leur charge un enfant de 10 ans ou moins, sous la seule condition qu’ils ne soient pas condamnés pour une infraction commise sur un mineur, et que leur reliquat de peine soit inférieur ou égal à quatre ans. L’article 25 de la loi du 15 août 2014 relative à l’individualisation des peines, par la circulaire du 26 septembre 2014, a créé plusieurs mesures de « suspension pour raison familiale » des peines pour les femmes enceintes (de plus de douze semaines) et les personnes chargées de famille (exerçant l’autorité parentale sur un enfant de moins de 10 ans ayant chez ce parent sa résidence habituelle).
-
[6]
L’enfant est née à l’hôpital, mais cette expression familière et fréquente renvoie au fait d’avoir passé ses premiers mois en prison.
-
[7]
Pinto Da Rocha (2010) constate qu’en plus de dix ans, « aucun bébé n’a subi d’actes de maltraitances par sa mère, dans ce huis clos, qui pourrait être projeté de l’extérieur négativement ».
-
[8]
Âge limite : un an au Danemark, 18 mois au Nigeria ou en France, 3 ans en Thaïlande, 4 ans en Allemagne ou 6 ans en Espagne.
1La maternité constitue toujours le « statut suprême » pour les femmes incarcérées (Rostaing, 1997) tandis que la situation des pères en prison est plus rarement évoquée (Quennehen, 2019). Yvonne Knibiehler et Francesca Arena (2012, p. 12) considèrent que « la maternité continue à peser sur les femmes bien plus que la paternité ne pèse sur les hommes ». D’ailleurs, en prison, si les femmes peuvent garder auprès d’elles leur enfant jusqu’à ses 18 mois [11], cette prérogative n’est pas possible pour les pères détenus.
2Une soixantaine de mères sont donc incarcérées avec leur enfant chaque année en France. La présence de ces bébés en prison, même s’ils ne sont pas comptabilisés comme détenus, interroge. Ayant observé in situ le quartier des mères de Fleury-Mérogis entre 1989 et 1990 (Rostaing, 1990), il m’a paru intéressant de revenir sur cette expérience. La maternité sera étudiée ici à partir des discours des mères sur leur expérience, et notamment à partir des relations qu’elles nouent avec les membres du monde de la petite enfance, les personnels pénitentiaires et les autres détenues. Cette condition est-elle perçue comme normale, privilégiée ou, au contraire, dommageable ? Le travail de terrain a été effectué par observations et entretiens (avec les détenues, les personnels de la petite enfance et les surveillantes). L’observation a porté sur les relations des mères avec leur enfant, mais aussi avec les autres mères et les personnels. J’ai souhaité m’intégrer à la vie du groupe en acceptant de porter les enfants, de les surveiller ou de leur donner à manger afin que ma présence pèse moins sur la vie du quartier. L’observation participante, c’est-à‑dire le fait d’occuper un rôle existant dans la situation, s’est transformée en piège, réduisant ma liberté de mouvements pendant que les mères vaquaient à leurs occupations. Il m’a fallu réduire ce rôle de « nounou » afin d’endosser celui de sociologue. Les entretiens se sont déroulés le plus souvent dans les cellules de la détenue en présence de l’enfant. Ils ont duré une heure et demie environ [22]. Il s’agissait de comprendre (au sens de Max Weber) comment ces mères vivaient cette expérience.
3Souvent présentée comme un statut bénéfique pour les mères, on peut se demander si la présence d’enfants auprès d’elles ne peut pas constituer une situation plus problématique. Tout comme la justice est à la fois « chevaleresque » (Pollak, 1950) et « préjudiciable » aux femmes du fait du caractère sexiste du droit pénal (Bertrand, 1983), nous faisons l’hypothèse d’une condition ambiguë pour ces mères incarcérées avec leur enfant. Si l’enfant est source de valorisation pour ces femmes, par ailleurs considérées comme déviantes et à ce titre incarcérées, il peut être aussi source de dilemmes et de tensions.
4Nous présenterons d’abord une analyse sociologique sur la situation des mères incarcérées avec leur enfant, puis nous analyserons en quoi la présence de ces bébés procure un statut valorisant à ces mères avant de voir en quoi ce statut peut aussi être plus ambigu.
Des bébés en prison : analyse sociologique
5Si la place des femmes incarcérées est largement invisibilisée dans une institution particulièrement masculine (Rostaing, 2017), la situation des mères incarcérées avec leur enfant reste méconnue du grand public [33]. Que sait-on sur ces mères incarcérées avec des enfants, sur leurs représentations de la situation et sur les problèmes que pose à l’administration la présence d’enfants qui ne sont pas des détenus mais placés en prison auprès de leurs mères ?
Débats et variations historiques
6L’incarcération des mères de jeunes enfants a toujours posé des questions morales, juridiques, psychologiques et sociales à l’institution carcérale. Au centre de ces problématiques, se pose la question de l’enfant et de son bien-être, en tension entre le fait de vivre auprès de sa mère en milieu carcéral (anxiogène) ou de vivre en milieu libre mais sans sa mère.
7Pendant longtemps, l’administration pénitentiaire a considéré l’enfant comme le potentiel sauveur de sa mère, celui qui « remettrait sa mère dans le droit chemin ». Utilisée comme un outil de « réinsertion », la maternité représente une potentielle ressource de gouvernance carcérale. Déjà au xixe siècle, Anna Le Pennec (2017) constate que la maternité a constitué un outil de régulation sociale et sexuée des femmes en marge. Le préfet de Gironde insiste ainsi sur les bienfaits de laisser l’enfant auprès de sa mère : « Indépendamment du bon effet moral que produirait en général cette disposition, elle contribuerait, j’en suis persuadé, à ramener les condamnées dans une bonne voie qu’elles n’ont quittée quelques fois que parce qu’elles manquaient de ces liens qui inspirent les bons sentiments et font fuir le vice. »
8Cette situation pose des questions relatives au traitement des mères déviantes : faut-il laisser l’enfant auprès de sa mère, et si c’est le cas jusqu’à quel âge ? Les mères doivent-elles être placées dans des quartiers spécifiques ou non ? Les réponses ont fluctué au fil du temps, montrant la variation des représentations de la maternité selon les époques et des traitements pénitentiaires.
9Si, à l’origine, elles étaient placées dans des dortoirs communs aux hommes, femmes et enfants, elles ont été ensuite regroupées dans les prisons de femmes, avant de disposer d’un quartier spécifique. Claudie Lesselier (1982) explique que le « quartier des nourrices » a d’abord été installé à la prison de Saint-Lazare avant d’être transféré vers 1925 à Fresnes. Il comprenait un dortoir pour les mères et leurs enfants, une cuisine où elles pouvaient préparer les repas et une cour de promenade. Puis le quartier devint cellulaire et chaque femme fut enfermée avec son enfant (sauf durant la promenade obligatoire). En 1977, les mères sont transférées à la prison de Fleury-Mérogis dans une aile réservée, mais elles n’occuperont la « nursery » qu’en 1985, quand la congrégation religieuse qui l’occupait jusqu’alors aura déménagé.
10Une autre question a porté sur les personnels qui gèrent cette population. À Fresnes, ce ne sont pas des surveillantes mais des religieuses qui avaient la charge du quartier des nourrices. Jusqu’en 1983, les sœurs se sont occupées du fonctionnement complet de la nursery puis elles ne sont intervenues dans ce quartier que dans le rôle de surveillantes jusqu’en 1988. Au moment de mon observation, des surveillantes laïques assuraient la garde des détenues. Une puéricultrice et une éducatrice de jeunes enfants s’occupaient des enfants.
11Un autre débat concerne le devenir des enfants de mères condamnées. La circulaire du 4 octobre 1819 stipule, par exemple, que les femmes condamnées à plus d’un an de prison ayant avec elles des enfants en bas âge, devront être transférées seules en maison centrale. L’enfant n’était donc pas le bienvenu en centrale, même si nombre d’entre eux accompagnaient leur mère lors de leur arrivée. L’enfant, s’il n’avait pas de famille pour l’accueillir, était placé à l’hospice des enfants trouvés du département de condamnation, car le statut pénal de leurs mères l’assimilait aux enfants abandonnés. La séparation brutale du nouveau-né, y compris quand sa mère l’allaitait encore, a causé de nombreuses détresses et maladies (Le Pennec, 2018). La circulaire du 10 mai 1861 entend mettre un terme aux accidents dus à l’arrêt de l’allaitement [44]. Puis il a été jugé préférable de le laisser auprès de sa mère incarcérée. Lors de sa visite au quartier des mères le 26 mars 1987, la psychanalyste Françoise Dolto (1994, p. 342) souligne l’importance de laisser l’enfant auprès de sa mère, quel que soit le contexte, plutôt que de l’en séparer. Actuellement, il est jugé préférable que la mère sorte avec son enfant dès que possible. Un nouvel aménagement de peine a été créé en 2000 pour faciliter les conditions d’octroi de la libération conditionnelle pour les parents ayant à leur charge un enfant de 10 ans ou moins [55].
La faible connaissance des enfants et de leurs mères
12On sait peu de choses sur le profil des mères en prison. Selon le fichier national des détenus de 2002, 42 % des détenues sont déjà mères de très jeunes enfants et une trentaine de femmes sont enceintes au moment de l’incarcération. Parmi les femmes enceintes, beaucoup n’accoucheront pas en prison parce que certaines auront choisi l’interruption volontaire de grossesse ou que leur incarcération s’achèvera avant la naissance de l’enfant.
13Celles qui garderont leur enfant occuperont les soixante-six places réservées en maison d’arrêt (pour les prévenues ou les condamnées à de courtes peines), onze places en centre de détention (pour des peines moyennes ou longues) et deux places en Établissement pour mineures. La nursery de Fleury-Mérogis reste la plus grande.
14Combien d’enfants ont-ils effectué un séjour à la nursery de Fleury-Mérogis ? Lors de mon travail de terrain, grâce au cahier des entrées et sorties de détenues tenu depuis 1974, quand la nursery était encore localisée à Fresnes, j’ai recensé en une quinzaine d’années de 1974 à juin 1990, 315 bébés ayant ainsi vécu leurs premiers mois dans le quartier des mères. Seule la mère est privée de liberté, son enfant n’est pas considéré comme détenu. Il n’est donc pas pris en charge par l’administration pénitentiaire, si ce n’est en termes d’hébergement. Si, à l’époque de mes observations, il n’existait pas de cadre défini pour l’accueil des enfants, laissant une part d’improvisation dans la gestion matérielle des enfants, ou sécuritaire des mères, une circulaire (juse 9940062C) du 18 août 1999 précise à présent les modalités relatives aux « conditions d’accueil des enfants laissés auprès de leur mère incarcérée ».
Des bébés, source de statut valorisant pour les mères
15Dans les quartiers femmes, les pratiques reproduisent les rôles traditionnels féminins par l’octroi d’une place prépondérante à la maternité et au domestique (Rostaing, 1997 ; Cardi, 2009). Les discours des prisonnières et des surveillantes évoquent fréquemment la question des enfants. L’assignation des femmes à la maternité est omniprésente y compris dans les rapports parlementaires. Coline Cardi (2007, p. 8) montre ainsi que les rapports parlementaires consacrent plus de la moitié des rares pages relatives aux femmes détenues à l’examen de la situation des mères incarcérées avec leur enfant, et ces textes sont fortement empreints de valeurs traditionnelles quant à la place des femmes dans la société. La catégorie des « mères détenues avec leur enfant » est assortie de dispositions législatives spécifiques et avantageuses.
Conditions avantageuses et bénéfices secondaires
16Les détenues de la nursery bénéficient, comme le stipule l’article D 400, d’un régime particulier. Il appartient au service pénitentiaire d’insertion et de probation, en collaboration avec les services compétents en matière d’enfance et de famille, et les titulaires de l’autorité parentale, d’organiser le séjour de l’enfant auprès de sa mère détenue ainsi que ses sorties de l’établissement.
17Les bénéfices tirés de la situation par ces mères le sont dans l’intérêt de l’enfant : une taille de cellule de plus de 15 m2 ou une ouverture des cellules plus longue, de 8 heures à 12 heures et de 14 heures à 18 heures. L’ouverture de la cellule doit permettre à l’enfant de rencontrer d’autres enfants et adultes, de jouir d’un espace plus vaste que celui de la cellule. Les mères incarcérées dans les autres quartiers, dont l’enfant est trop grand ou qui n’ont pas demandé à faire rentrer leur bébé auprès d’elles, sont de simples détenues.
18Les mères reconnaissent bénéficier de quelques aménagements (produits destinés aux enfants récupérés par la mère, repas des enfants ou quatre-heures finis par les mères, douches plus fréquentes…). Ces différences de traitement le sont au nom de l’enfant : le rôle de l’administration pénitentiaire est compliqué par la présence des enfants. L’institution totale (Goffman, 1968) confrontée à des particularismes doit s’adapter à cette nouvelle fonction puisque les conditions d’incarcération doivent conjuguer des contraintes sécuritaires et le respect des normes sanitaires en vue du bon déroulement de la croissance de l’enfant, sans oublier des objectifs de réadaptation sociale en vue de la libération des détenues. Protégées, les mères sont aussi perçues comme une population à risque. Le risque ici n’est pas seulement d’ordre sécuritaire : au nom de l’intérêt de l’enfant, il est mesuré en termes éducatifs et psychologiques (Cardi, 2014).
Un statut particulier
19L’enfant donne un statut particulier à la mère incarcérée qui sort de l’anonymat et tire un certain prestige en regard des autres détenues : fierté durant la promenade de sortir l’enfant sous les fenêtres des « primaires », de montrer son enfant aux autres détenues ou à des surveillantes, de se présenter comme « la mère de B » et non plus comme une détenue X. L’enfant constitue une sorte de consécration dans la vie de la femme, voire peut provoquer une bifurcation biographique dans une carrière délictueuse.
20Même si certaines détenues jugent le lieu inadéquat pour élever des enfants, la plupart d’entre elles considèrent la présence des bébés comme un point positif. Cette singularité contribue paradoxalement à apporter de la normalité dans ce lieu artificiel. Elle peut favoriser entre les mères incarcérées des formes de solidarité : on se rend facilement service, on surveille les enfants d’une autre, on emmène en promenade d’autres enfants afin de permettre à la mère de se reposer, on se prête des tenues pour aller au parloir ou on donne les vêtements trop petits de son enfant à une autre détenue. L’ouverture des cellules et la circulation dans le quartier favorisent les interactions et les échanges.
21L’ambiance au sein de la nursery est généralement plus détendue qu’en détention, les contacts avec les mères qui circulent hors de leurs cellules sont plus fréquents et la présence des enfants incite les surveillantes à être plus « cool ». Il est arrivé aux surveillantes, même si cela n’est pas approuvé par la hiérarchie, de partager des moments avec les enfants ou de les surveiller le temps que leur mère aille chercher un objet en cellule.
Un statut cependant paradoxal
22Ce statut, qui peut sembler bénéfique pour les mères incarcérées, est plus ambigu qu’il n’y paraît. Outre la culpabilisation de faire vivre son enfant en prison, cela a comme conséquence, pour ces mères, de s’en occuper sous une surveillance de tous les instants et de devoir parfois se préparer à s’en séparer.
Culpabilisation des mères déviantes
23Les mères incarcérées avec leur enfant sont triplement déviantes. La prison sanctionne déjà doublement les femmes, pour avoir transgressé la loi et les normes propres à leur genre mais, dans le cas des mères déviantes, également pour avoir transgressé les normes de la maternité. Les réactions d’incompréhension suscitées à leur encontre sont encore plus fortes : comment ces femmes ont-elles pu commettre des actes déviants sans penser à leur enfant ? Partant de la représentation commune que la responsabilité de l’enfant incombe généralement à la mère, cette question ne se pose pas en ces termes aux pères incarcérés qui sont souvent dans une paternalité marginale (Quennehen, 2019).
24Les mères de la nursery répètent souvent que « la prison, c’est pas bien pour les enfants ». Et c’est de leur faute si leur enfant est là. Si les mères ont donc de la « chance » de rester avec leur bébé, elles doivent aussi apprendre à gérer la culpabilité de le garder auprès d’elles en prison. Elles expriment ce dilemne de plusieurs façons. Un premier groupe semble écrasé par la culpabilité sans parvenir à positiver la relation avec leur enfant. Ces mères soulignent la nervosité de leurs enfants, pour partie due à leurs propres angoisses. Elles appréhendent la solitude en cellule le soir, seule avec l’enfant entre quatre murs, les pleurs des bébés au moment de la fermeture des cellules. Mariama raconte : « À partir de 4 mois, il a compris où il était. Il s’est mis à pleurer tous les soirs. Et puis, y’a les plus grands qui tapent contre la porte. C’est terrible… » Les mères refusent la séparation avec leur enfant et s’avouent impuissantes. Elles espèrent qu’il n’en aura pas le souvenir. Celalia a choisi le silence pour « éviter le traumatisme » à sa fille de 8 mois : « Mes autres enfants, ils savent que je fais de la prison. Mais ma fille, je ne lui dirai pas qu’elle est née en prison [66]. Même si elle voit la fermeture des portes le soir, elle ne sait pas où elle est, elle est trop petite à 8 mois pour comprendre. Je veux lui éviter le traumatisme. »
25Un autre groupe assume sa part de responsabilité dans la situation et s’organise pour que l’enfant n’en souffre pas trop. Le discours de Malika est clair : « On a commis une connerie, c’est normal qu’on paye, mais l’enfant, lui, il n’a rien fait. » Anissa explique : « Nous, on est prisonnières mais les bébés, ils n’y sont pour rien. Donc faut qu’on se batte pour que ça se passe au mieux pour eux. ». Elle se démène pour que son fils de 6 mois ait tout ce dont il a besoin, elle lui offre de beaux vêtements et jouets et elle fait appel à sa famille pour qu’il soit pris en charge régulièrement à l’extérieur. Ces détenues envisagent même de faire sortir leur enfant lorsqu’il semble souffrir de l’univers fermé. Alice confiait sa fille chaque semaine à son père mais celle-ci, à 11 mois, pleurait à son retour. Elle a accepté une sortie définitive, bien que douloureuse, « pour le bonheur de (ma) fille ». C’est aussi le cas de Marion : « L’enfant, c’est une partie de toi mais Kevin qui a 6 mois va partir. Je ne veux pas qu’il reste en prison. Je veux qu’il sorte avant de savoir marcher. Les autres se cognent contre les grilles, c’est insupportable. » Elle a donc trouvé une famille d’accueil qui s’occupera de son enfant jusqu’à sa sortie de détention. Elle va retourner en détention normale et a obtenu un transfert à Amiens afin de voir plus souvent ses quatre autres enfants.
26La situation est d’autant plus difficile à vivre que la mère incarcérée se retrouve souvent seule avec l’enfant. À peine un tiers des mères rencontrées lors de mes observations avait pu montrer l’enfant à leur père : soit ce dernier est lui-même incarcéré, soit il s’est séparé de sa compagne au cours de son incarcération. Lors de la première naissance, l’enfant construit la mère, qui s’accroche souvent à lui comme à une bouée. Mounia reconnaît : « Sans lui (en désignant son fils de 9 mois), je ne sais pas où je serai aujourd’hui. Il m’a sauvée. Il m’a aidée à couper avec la dope. Sans lui, je ne serai plus là… » Dans un souci de protection exacerbée, cette jeune mère s’accroche à son bébé, et l’enfant ne connaît que les bras de sa mère. L’incarcération de la mère et l’absence paternelle fréquemment observée conduisent ainsi à produire des formes de symbiose entre la mère et l’enfant. L’enfant pleure dès qu’il ne voit plus sa mère et cette fusion se fait souvent au détriment de l’initiative, de l’apprentissage de l’autonomie et de la sociabilité.
S’occuper de son enfant sous le regard des autres détenues et personnels
27Le lien mère-enfant l’emporte sur l’image de la « mauvaise mère » délinquante et néfaste au mineur (Cardi, 2009), mais il suppose une surveillance particulière. Les femmes incarcérées à la nursery vivent leur maternité sous le regard permanent et vigilant du personnel pénitentiaire et du personnel de la petite enfance, et l’angoisse des détenues de ne pas être une « bonne mère » est réelle. Cela se traduit par exemple par la volonté de « gaver leur petit » (selon les mots de la puéricultrice) pour qu’il soit en bonne santé. Le poids étant considéré comme l’indicateur d’une bonne croissance, la suralimentation des enfants est fréquente. La puéricultrice explique ainsi à une mère qu’elle ne doit pas donner trop de chocolat et de bonbons à son enfant, parce que celui-ci ne mange plus au repas. Elle va lui proposer une éducation alimentaire afin que la qualité et les quantités d’aliments inscrits dans les menus soient en adéquation avec l’âge et les besoins de l’enfant. Les mères détenues prennent souvent mal ces remarques et conseils, ce contrôle permanent : comme si elles n’étaient pas capables, en tant que mères de milieu populaire, de s’occuper de leur enfant. Celles qui ont eu plusieurs enfants n’acceptent pas cette infantilisation. Les personnels présupposent, en se fondant sur leur parcours social, leurs addictions fréquentes et leur carrière déviante, que ces femmes n’ont pas les compétences pour s’occuper de leur enfant. La diversité culturelle des détenues produit aussi des tensions sur les bonnes manières de faire, notamment concernant le portage des bébés, l’alimentation ou encore les soins corporels. Quelques mères évoquent leur peur qu’on leur enlève leur enfant pour mauvais soins. Et il est vrai que j’ai entendu conseiller à une jeune maman de s’occuper davantage de son nouveau-né si elle souhaitait le garder auprès d’elle.
28Si les mères se conseillent les unes les autres quant à la « bonne façon » de s’occuper de leur enfant, cela ressemble souvent aussi à des formes de surveillance. Les cellules étant collées les unes aux autres, les mères entendent les pleurs du bébé voisin et celle qui laisserait pleurer son bébé la nuit peut très vite se voir étiquetée comme la « mauvaise mère [77] ». Les tensions sont liées à l’exacerbation des émotions dans ce monde fermé qui oblige à partager son intimité avec des personnes non choisies. Les jalousies au sujet des enfants sont fréquentes. Des discussions entre les mères portent souvent sur la comparaison des progrès des enfants : « V a marché vite alors que R ne marche pas, mais sa mère l’a toujours sur elle », « R a parlé plus vite que ta fille mais c’est normal, tu lui parles jamais. » Et ces remarques contribuent à la culpabilisation des mères quand leur enfant est malade ou ne progresse pas aussi vite que les autres.
29L’arrivée d’Érica, une détenue ayant commis des sévices sur un premier enfant, constitue un exemple révélateur de cette surveillance. Elle inquiète les surveillantes, le personnel de la petite enfance et les détenues elles-mêmes. Une surveillance active se met en place qui ne se limite pas à celle des personnels. Les détenues viennent dire ce qu’elles entendent la nuit, quand Erica crie sur sa fille. À la surprise générale, Erica a finalement obtenu une libération conditionnelle pour partir vivre dans un foyer maternel au sein duquel elle continuera d’être suivie.
Devoir se séparer de l’enfant après une vie en symbiose
30La douleur de la séparation lorsqu’un enfant atteint l’âge limite de séjour en prison est difficilement descriptible. Après avoir vécu en symbiose avec l’enfant, les condamnées à de longue peine doivent se préparer à la séparation.
31À quel âge est-il préférable d’organiser la sortie de l’enfant ? Fixée à 4 ans en France, l’âge limite de l’enfant a été ramené à 18 mois en 1946. La vision de l’âge limite du séjour de l’enfant est variable d’un pays à l’autre [88]. Lors de mon travail de terrain, j’ai réalisé des statistiques à partir d’un cahier répertoriant toutes les entrées et sorties des enfants. J’ai ainsi établi la modalité d’entrée, la durée moyenne du séjour des enfants dans la nursery et leur situation à la sortie (avec ou sans leur mère). L’entrée des enfants à la nurserie (entre 1980 et 1990) se fait essentiellement, pour huit bébés sur dix, dans le ventre de leur mère. Deux enfants sur dix ont rejoint leur mère à la nursery.
32La durée de placement est de 7,5 mois en moyenne pour les 264 enfants placés auprès de leur mère entre 1979 et 1989 au quartier de Fleury-Mérogis dont les dates d’entrée de sortie étaient connues. Plus d’un quart des enfants avait fait un court séjour (75 enfants sont restés moins de trois mois) tandis que moins de dix pour cent (21 enfants) sont restés 18 mois et au-delà. Le séjour des enfants tend à augmenter au cours de la période : 7,4 mois de 1975 à 1981, il est passé à 8,1 mois pour la période 1982-1989.
33La sortie de la nursery la plus fréquente est un départ commun de l’enfant avec sa mère. Sur les 304 sorties étudiées entre 1974 et juin 1990, 85 % des enfants sont sortis avec elle, soit parce qu’elle a fini de purger sa peine, a obtenu une libération conditionnelle ou a été libérée au jugement. Des cas de séparation surviennent cependant lorsque la mère est condamnée à une longue peine ou si elle demande la sortie de l’enfant avant l’échéance des 18 mois. Cela concerne, sur une quinzaine d’années, près d’une cinquantaine d’enfants qui ont été confiés soit au père ou aux grands-parents, soit remis à une famille d’accueil ou à l´Aide sociale à l’enfance.
34Ces femmes font l’objet d’une représentation sociale contradictoire entre la dangereuse délinquante et la douce mère. Comme l’écrit Patricia O’Brien (1982), « les honnêtes femmes étaient les piliers centraux de la société, elles avaient aussi le rôle le plus important de l’humanité en tant que mère ». C’est bien au nom de « l’intérêt de l’enfant » que ces femmes ont bénéficié de la possibilité de vivre en nursery. Elles ont alors joui d’un statut bénéfique et revalorisant, mais cette protection reste relative et divise ces femmes. Une majorité de mères sortiront avec leur enfant, et la maternité aura peut-être des effets positifs en termes de sortie de la délinquance. Par contre, pour celles qui sont condamnées à de longues peines et ne bénéficient pas d’aménagement de peine, la sortie de l’enfant constitue une double peine. Après une période d’hypermaternalisation, les mères doivent apprendre à vivre sans leur enfant et elles perdent par la même occasion leur statut de détenue particulière en tant que mère incarcérée pour redevenir une détenue ordinaire.
Bibliographie
Bibliographie
- Bertrand, M.-A. 1983. « Femme et justice : problèmes de l’intervention », Criminologie, n° 16, 2, p. 77-88.
- Cardi, C. 2007. « Le contrôle social réservé aux femmes : entre prison, justice et travail social », Déviance et Société, vol. 31, 2007/1, p. 3-23.
- Cardi, C. 2009, « La “mauvaise mère” : figure féminine du danger », Mouvements, n° 49, p. 27-37.
- Cardi, C. 2014, « Les quartiers mère/enfant : l’“autre côté” du dedans ? Protection et surveillances des mères en prison de femmes », Champ Pénal, vol. xi.
- Dolto, F. 1994. « Dialogue avec les mères à Fleury-Mérogis. Nervure, mars 1989 », dans Les chemins de l’éducation, Paris, Gallimard.
- Goffman, E. 1961. Asiles. Étude sur la condition sociale des malades mentaux, Paris, Les Éditions de Minuit, trad. fr. par L. Lainé, 1968.
- Knibiehler, Y. ; Arena, F. 2012, « Introduction », dans Y. Knibiehler, F. Arena, R.M. Cid López (sous la direction de), La maternité à l’épreuve du genre. Métamorphoses et permanences de la maternité dans l’aire méditerranéenne, Paris, Presses de l’ehess.
- Le Pennec, A. 2017. « Une maternité sous contrainte. Mères prisonnières dans les maisons centrales de femmes du sud-ouest de la France au xixe siècle », Les Cahiers de Framespa [En ligne], 25 | 2017, mis en ligne le 15 octobre 2017. http://journals.openedition.org/framespa/4428
- Le Pennec, A. 2018. « Cette catégorie d’êtres à jamais perdus ». Les femmes incarcérées dans les maisons centrales du sud de la France, xixe-début xixe siècles, thèse en Histoire contemporaine sous la direction de Sylvie Chaperon, Université deToulouse 2.
- Lesselier, C. 1982. Les femmes et la prison (1815-1939), Thèse d’histoire sous la direction de Michelle Perrot, université Paris 7.
- O’Brien, P. 1982. Correction ou châtiment, Paris, Puf, coll. « Les chemins de l’histoire », 1988.
- Pinto da Rocha, A. 2010, « Naître et vivre auprès de sa mère incarcérée : situation paradoxale entre prison et hôpital », Spirale, vol. 54, n° 2, p. 61-68.
- Pollak, O. 1950. The criminality of women, New York, Perpetua, 1961.
- Quennehen, M. 2019, « Expérience carcérale et exercice de la paternité : le point de vue de pères détenus », Champ pénal/Penal field, 16, [En ligne],
- http://journals.openedition.org/champpenal/1039.
- Rostaing, C. 1990. Le quartier des mères de Fleury-Mérogis, mémoire de dea, ehess.
- Rostaing, C. 1997, La relation carcérale. Identités et rapports sociaux dans les prisons de femmes, Paris, Puf.
- Rostaing, C. 2017. « L’invisibilisation des femmes dans les recherches sur la prison », Les Cahiers de Framespa [En ligne], 25 | 2017, mis en ligne le 17 mai 2018. http://journals.openedition.org/framespa/4480
Notes
-
[1]
Selon l’article D 401 du Code de procédure pénale, toute femme détenue peut garder auprès d’elle son enfant âgé de moins de dix-huit mois, voire au-delà.
-
[2]
Le premier entretien était centré sur l’histoire de la personne, sa carrière délinquante et carcérale ainsi que son parcours de mère, puis un deuxième entretien permettait de discuter davantage de sa vie au sein du quartier avec son enfant.
-
[3]
Lors de conférences, tables rondes ou rencontres auxquelles je participe, le public manifeste toujours son étonnement d’apprendre la présence d’enfants « en prison » aux côtés de leur mère.
-
[4]
Désormais, les femmes enceintes et « les femmes nourrices allaitant des enfants âgés de moins de trois ans, devront également être maintenues dans les prisons départementales ».
-
[5]
L’article 729-3 du cpp (introduite par la loi du 5 juin 2000) facilite les conditions d’octroi de la libération conditionnelle pour les parents ayant à leur charge un enfant de 10 ans ou moins, sous la seule condition qu’ils ne soient pas condamnés pour une infraction commise sur un mineur, et que leur reliquat de peine soit inférieur ou égal à quatre ans. L’article 25 de la loi du 15 août 2014 relative à l’individualisation des peines, par la circulaire du 26 septembre 2014, a créé plusieurs mesures de « suspension pour raison familiale » des peines pour les femmes enceintes (de plus de douze semaines) et les personnes chargées de famille (exerçant l’autorité parentale sur un enfant de moins de 10 ans ayant chez ce parent sa résidence habituelle).
-
[6]
L’enfant est née à l’hôpital, mais cette expression familière et fréquente renvoie au fait d’avoir passé ses premiers mois en prison.
-
[7]
Pinto Da Rocha (2010) constate qu’en plus de dix ans, « aucun bébé n’a subi d’actes de maltraitances par sa mère, dans ce huis clos, qui pourrait être projeté de l’extérieur négativement ».
-
[8]
Âge limite : un an au Danemark, 18 mois au Nigeria ou en France, 3 ans en Thaïlande, 4 ans en Allemagne ou 6 ans en Espagne.