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Article de revue

Le harcèlement scolaire, « une haine narcissique »

Pages 139 à 147

1La question du harcèlement scolaire défraie aujourd’hui la chronique, on en parle beaucoup dans les médias, sur les réseaux sociaux parce que les langues se délient et que notre société se préoccupe de plus en plus de la maltraitance des enfants. Cette expression de l’agressivité et de la violence est fréquente au sein des groupes d’enfants et de collégiens, elle existe vraisemblablement depuis la création de l’école. Les statistiques du ministère de l’Éducation nationale de 2017 relèvent qu’en France, 700 000 élèves ont été victimes de harcèlement (14 % en primaire, 12 % au collège, 2 à 3 % au lycée). À partir du collège, avec l’apparition de la puberté, les adolescents sont confrontés à l’émergence de la sexualité génitale, au deuil des parents et à des remaniements subjectifs profonds incluant une crise identitaire et un remaniement des instances psychiques. Ces bouleversements subjectifs fragilisent les assises narcissiques des sujets et, de ce fait, favorisent les phénomènes de harcèlement. Le harcèlement se distingue des attitudes agressives, ponctuelles, très fréquentes chez les enfants et les collégiens, qui au cours de leur développement psychique font éclater leurs rivalités, leurs envies, leurs jalousies, leurs déceptions en adressant des paroles blessantes, en rejetant, en frappant d’autres élèves, sans que cela débouche sur un harcèlement. Par définition, harceler renvoie à l’idée d’une perturbation, d’un dérangement continu, sans répit, auquel l’individu ciblé ne peut échapper. Dans le phénomène de harcèlement, l’agressivité se manifeste dans la persécution réitérée d’une victime désignée. De nos jours, le cyberharcèlement a fait son apparition à la faveur des téléphones portables, d’Internet et des réseaux sociaux. Il utilise des messages agressifs, des photos, des vidéos humiliantes souvent de caractère sexuel et sexiste.

2Dans ce texte, j’analyserai la psychodynamique à l’œuvre dans le harcèlement scolaire, ses facteurs déclenchants, sa clinique et je mettrai en lumière le rôle central que les dimensions de la haine et du narcissisme y jouent. Cette expression de la haine m’apparaît relever de la psychopathologie psychiatrique, mais aussi de la psychopathologie de la vie quotidienne, de « la banalité du mal » dont parlait Hannah Arendt. J’illustrerai ma réflexion théorique par une référence au livre de Robert Musil Les désarrois de l’élève Törless qui fait le récit d’une situation de harcèlement. Je m’intéresserai plus particulièrement au harcèlement concernant des collégiens.

La haine est au cœur du développement psychique

3Dans l’opinion publique, la place que prend la haine dans la vie psychique de tout un chacun est le plus souvent méconnue, déniée. Cependant, la haine, Freud nous l’a amplement enseigné, est coextensive au développement psychique du petit humain et inhérente à l’être et au destin de l’homme. Lorsque Freud, dans une lettre à Sandor Ferenczi, datée du 6 octobre 1910, déclare qu’il « réussit là où le paranoïaque échoue », il me semble exprimer qu’il n’ignore rien de la haine qui l’habite et témoigne que la psychanalyse lui a permis d’en explorer les ressorts psychiques inconscients et de l’intégrer sans qu’elle l’aliène. Selon Freud, la haine trouve sa source dans les pulsions de conservation du Moi et non dans les pulsions sexuelles et elle est la descendante et la représentation principale de la pulsion de mort. « La haine, en tant que relation à l’objet, est plus ancienne que l’amour ; elle provient du refus originaire que le moi narcissique oppose au monde extérieur, prodiguant les excitations […] elle demeure toujours en relation intime avec les pulsions de conservation du Moi… » (Freud, 1921). Avec l’accès à la relation d’objet et à la psychosexualité, la pulsion agressive est secondairement érotisée et se manifeste dans le sadomasochisme. Freud souligne la fluctuation, la réversibilité du lien de l’individu à l’objet et au monde extérieur, le sujet pouvant être ramené d’une relation d’objet sexualisée à un rejet du monde extérieur relevant d’une phase archaïque de son développement. Freud (1915) note en effet qu’après que le stade purement narcissique a été remplacé par le stade de l’objet où s’exerce le principe de plaisir-déplaisir « …quand l’objet est source de sensations de déplaisir, une tendance s’efforce d’accroître la distance entre lui et moi, de répéter à son propos la tentative originaire de fuite devant le monde extérieur, émetteur d’excitations. Nous ressentons la “répulsion” de l’objet et nous le haïssons ; cette haine peut ensuite aller jusqu’à une propension à l’agression contre l’objet, une intention de l’anéantir ». Nous verrons que ces mécanismes psychiques entrent en jeu dans le harcèlement scolaire. J’utiliserai les termes de violence et d’agressivité dans leurs acceptions usuelles, la violence présentant une intensité et une brutalité plus élevées que l’agressivité, ces deux forces étant les vecteurs du sentiment de haine.

« Les petites différences » comme facteurs déclenchants du harcèlement

4Les adolescents cherchent à consolider leur identité subjective par les bandes d’adolescents où l’identification entre leurs membres est forte – ces groupes de jeunes possèdent des codes de reconnaissance mutuelle (manière de s’habiller, langage commun). À l’adolescence, les relations au double, en miroir, sont très présentes, elles tendent à dissoudre les différences, elles contribuent également à un renforcement identitaire. On connaît ces relations entre adolescents et adolescentes où deux jeunes s’identifient l’un à l’autre, déclarent que seul leur ami les comprend, qu’il est comme eux, qu’il pense comme eux. Freud (1919), évoquant le double observe : « …ces représentations ont poussé sur le terrain de l’amour illimité de soi, celui du narcissisme primaire, lequel domine la vie psychique de l’enfant comme du primitif ».

5L’installation d’une relation harceleur-harcelé débute souvent par le repérage d’une légère différence, d’une faille chez la future victime. Un décalage imaginaire ou réel s’établit entre le harceleur et son futur bouc émissaire à partir de petites différences très variables, qui peuvent être son apparence physique (petite taille, surpoids…), sa façon de parler (accent, bégaiement…), sa personnalité (sujet timide ou semblant fragile) ou le fait qu’il possède des qualités enviées. Cette particularité, relevée chez l’autre, renvoie le sujet à ses propres failles, à la castration, elle vient contredire, entamer son image, briser une illusion d’unité narcissique. Cet écart entre soi et l’autre sépare le sujet de son alter ego, il vient faire obstacle à l’identification mutuelle et à l’union collective, groupale. Freud (1929) souligne que le narcissisme des petites différences est un facteur qui favorise l’union de certains au prix de l’exclusion d’autres individus. D’autre part, dans son texte « Psychologie des foules et analyse du Moi » (1921), il observe que « Dans les aversions et répulsions qui se manifestent de façon apparente à l’égard des étrangers qui nous touchent de près, nous pouvons reconnaître l’expression d’un amour de soi, d’un narcissisme, qui aspire à s’affirmer soi-même et se comporte comme si l’existence d’un écart par rapport aux formations individuelles qu’il a développées entraînait une critique de ces dernières et une mise en demeure de les remanier… » Cette perception dérangeante ou menaçante pour son organisation psychique va conduire le sujet à des mouvements pulsionnels agressifs à l’égard de cet autre pouvant aller jusqu’au désir de le détruire.

6Les humiliations, les frustrations, peuvent également constituer des facteurs déclenchants du harcèlement à l’égard d’un autre jeune. Certains enfants et adolescents sont prompts à réagir agressivement à des paroles ou à des gestes ressentis comme provocateurs, agressifs, blessants, même si ces messages peuvent sembler anodins de l’extérieur. Des rixes peuvent se produire simplement parce qu’un regard est perçu comme agressif, parce que l’autre ne répond pas favorablement à la demande qu’on lui adresse (d’un objet, d’un service). La frustration n’est pas acceptée et déclenche une réaction agressive, l’autre devient soudain l’ennemi à rejeter, à violenter. Certains jeunes se déchaînent dans la violence à l’occasion de ces situations avec une haine à l’égard de l’autre qui semble soudain cristalliser toutes les causes de leurs déceptions et de leurs frustrations. À partir de ces situations de blessures narcissiques, une relation de harcèlement peut se développer si le sujet blessé, humilié ou frustré présente des failles narcissiques et s’il éprouve une menace subjective.

L’agressivité, une défense et une affirmation narcissique

7La perception d’une petite différence chez l’autre ou l’humiliation, la frustration dont il est la cause, renvoie le sujet à ses fragilités narcissiques, à ses manques, à la séparation d’avec l’objet, il représente de ce fait une menace de dépression, de mélancolie et de désorganisation du Moi. Le jeune exposé à une menace de désorganisation psychique va recourir à des mécanismes de défense associant la haine, le clivage, le déni et la projection. Dans ces processus, il y a déni des failles en soi ; celui qui est défaillant, c’est l’autre, ce n’est pas le sujet. Green (1990), s’interrogeant sur la question du Mal, évoque une défense contre la mélancolie : « Tout le mal est dans l’autre, donc si j’élimine l’autre, responsable du mal, j’élimine le mal », « Cette position paranoïaque et persécutive repose sur une idéalisation de soi et conjure ainsi l’angoisse dépressive de se reconnaître mauvais. » Le clivage défensif permet au sujet de maintenir sa cohésion narcissique par idéalisation de soi et rejet de l’objet considéré comme mauvais. On peut rapprocher ces défenses psychiques du concept de « Moi plaisir purifié » qui au cours de l’évolution précède la séparation soi/non-soi et apparaît en réaction à une perte de satisfaction, à la perte de la « perfection narcissique » de l’enfance. Freud (1915) le définit en ces termes : « Le moi-plaisir originaire […] désire s’introjecter tout ce qui est bon et rejeter hors de lui tout ce qui est mauvais. Pour lui, le mauvais, l’étranger au moi, ce qui se trouve au dehors, sont tout d’abord identiques. » Les comportements agressifs du harcèlement sont une manière de se consolider narcissiquement, de se consoler, de se venger en désignant un coupable vis-à‑vis duquel explose l’agressivité. Ainsi, la haine est un moyen de lutte contre la désorganisation psychique, contre la dépersonnalisation, contre le risque d’effondrement psychique, et elle permet au Moi désorganisé de retrouver son fonctionnement, son unité. La haine peut être enivrante, l’exaltation dans la haine étant liée au fait de retrouver une cohésion interne menacée ou perdue du fait de l’angoisse, de la blessure narcissique (Denis, 2005). Dans la psychopathologie que nous explorons, la frustration, la perte de satisfaction liées à l’épreuve de la différence, de l’altérité que renvoie autrui ne peuvent pas être tolérées et dépassées parce qu’elles sont en lien avec des traumatismes infantiles non élaborés ou avec une fragilité narcissique. L’identification à cet autre qui présente une petite différence ou qui est cause d’une frustration n’est plus possible, il devient l’objet de la haine du harceleur. Ici le surmoi ne joue plus son rôle d’interdit, il y a libre décharge de l’agressivité, de la violence, voire de la cruauté.

La relation d’emprise harceleur-harcelé

8Dans le harcèlement se met en place une relation objectale sadomasochiste, dominant-dominé, liée au plaisir, et même au-delà à la jouissance, de faire souffrir l’autre en le persécutant. Le bouc émissaire devient le dépositaire des failles narcissiques du harceleur, de sa culpabilité. Le harceleur est dans une relation d’emprise avec sa victime, qu’il humilie, rabaisse, violente et réduit à une représentation partielle et dégradante. Il peut en venir à manipuler, à pousser le souffre-douleur à commettre des actes immoraux ou violents, voler, frapper… La sexualité anale est repérable dans la manière de traiter l’autre, en l’assimilant à terme à un déchet. Le harcèlement scolaire peut s’accompagner d’un cyberharcèlement avec diffusion de sms, mails, messages sur les réseaux sociaux, véhiculant des insultes, des photos humiliantes (sexualisées) ou ridiculisantes sur l’enfant ou l’adolescent, objet de haine. Quand il se produit une rupture totale du lien d’identification à autrui, la relation est alors désobjectalisée, la victime est déshumanisée, réduite à un statut d’objet partiel. À partir de là, une intensification de la haine de l’autre peut conduire à une violence morale et/ou physique destructrice, où les pulsions de mort entrent pleinement en jeu. Freud (1929) observe que le sadisme, même dans l’accès le plus aveugle de rage destructrice, s’accompagne là encore d’un immense plaisir narcissique à travers la réalisation de vœux de toute-puissance. Il faut souligner que la haine implique la négation du monde intérieur d’autrui, elle supprime l’empathie et ne tient plus compte des sentiments de l’autre.

9Les victimes de harcèlement, qui ne parviennent pas à se défendre, sont souvent inhibées et manquent de confiance en elles. Elles présentent des troubles psychiques divers, secondaires au harcèlement, anxiété, dépression, tendance à l’isolement, parfois des troubles post-traumatiques et des lésions corporelles. Le suicide de la victime est un grand risque du harcèlement. Le jeune harcelé a le plus souvent peur de parler de ce qui lui arrive parce qu’il craint de connaître des représailles de la part des autres élèves s’il en parle aux adultes. Il éprouve de la culpabilité, de la honte et il a peur de décevoir ses parents, c’est pourquoi il évite de leur révéler le harcèlement qu’il subit. Léa, âgée de 13 ans, est au collège, en quatrième, quand elle me consulte avec ses parents suite à une tentative de suicide, après laquelle elle parlera à ses proches du harcèlement qu’elle subit. La jeune fille, timide d’après la famille, refusait d’aller au collège, prétextant la dégradation de ses résultats scolaires. Léa me parlera de l’histoire de son harcèlement. Alors qu’elle présente un surpoids, trois garçons ne cesseront pas, à l’interclasse et à la sortie de l’école, de la traiter de grosse vache, de bolos, ils lui répéteront à l’envi : tu es trop moche, tu fais pitié, disparais, crève… Dans un deuxième temps, elle recevra des insultes sur Facebook. Léa, très blessée narcissiquement, finira par croire à ces paroles dégradantes, qu’elle s’appropriera, ce qui l’amènera à ne plus voir que le suicide comme issue à sa souffrance. On remarque ici l’acharnement et la violence destructrice exercés par les harceleurs sur la psyché et le narcissisme de la jeune fille. La désorganisation psychique qu’ils cherchent à provoquer chez elle apparaît à la hauteur de celle qu’ils ont pu vivre ou de ce qu’ils redoutent pour eux-mêmes.

10Parmi les élèves concernés, que les écoles nous adressent en consultation, on peut distinguer l’initiateur du harcèlement, les suiveurs et les observateurs qui, sans y participer, ne s’opposent pas à ces comportements. Le harceleur meneur est souvent un leader, généralement un garçon. Les harceleurs agressifs, voire violents, ont souvent été victimes eux-mêmes de harcèlement scolaire ou ils ont subi des humiliations ou des violences dans leur famille, ils en gardent des séquelles psychiques traumatiques. Des adolescents dont l’organisation psychique est fragile, présentant des troubles narcissiques de la personnalité ou une pathologie limite, peuvent également adopter ces comportements de harcèlement. Ces sujets partagent le fait de n’éprouver ni empathie, ni culpabilité à l’égard de leur victime. Le harcèlement me paraît appartenir aussi bien à la psychopathologie psychiatrique qu’à la psychopathologie de la vie quotidienne. En effet, les harceleurs passifs qui agissent sur ordre, par identification au leader qui les fascine, ont souvent des personnalités dépendantes, ils sont influençables et certains présentent un fonctionnement proche de la névrose. Les observateurs passifs sont souvent des jeunes normaux, de structure névrotique, qui partagent l’excitation des situations de harcèlement, qui éprouvent par procuration un plaisir sadique, mais qui ressentent aussi de l’empathie pour la victime et restent identifiés à elle. Ils ont intégré une morale qui leur interdit d’agresser leur camarade sans toutefois intervenir pour le défendre. La morale et l’intériorisation du surmoi joueront un rôle important comme barrière aux comportements agressifs de harcèlement. Il y a des enfants et des jeunes dont l’éducation ou le développement psychique ne leur ont pas permis d’intérioriser des limites interdisant la violence à l’égard des autres.

11Dans cette relation harceleur-harcelé sont occultés la tiercéité, le manque à être, la castration symbolique. La pulsion agressive subvertit la fonction symbolique, d’où l’appauvrissement de la pensée et l’absence d’échanges de paroles entre le harceleur et sa victime. Les paroles, les comportements des harceleurs sont coupés de la chaîne signifiante des représentations, que requiert la relation d’objet psychosexuelle impliquant deux sujets qui éprouvent de l’empathie l’un pour l’autre et la satisfaction d’être ensemble.

12Dans le harcèlement collectif qui succède au harcèlement individuel ou l’accompagne, il y a identification collective au harceleur et identification des membres du groupe entre eux. Les interdits moraux des suiveurs tombent avec cette identification. Les participants à l’agression de la victime partagent une exaltation narcissique et jouissive rejoignant le sentiment de toute-puissance de nature régressive et archaïque de triomphe du moi sur l’objet, source d’excitation et de menace. Il se produit une illusion groupale où les participants partagent le fantasme d’être unis, pareils, indifférenciés aux dépens d’un autre choisi comme victime. Pour Didier Anzieu (1999), l’illusion groupale provient de la substitution, au Moi idéal de chacun, d’un Moi idéal commun et elle est la forme particulière que prend en groupe le stade du miroir.

Littérature et harcèlement

13Dans Les désarrois de l’élève Törless, Robert Musil évoque une situation de harcèlement scolaire impliquant quatre élèves d’une institution scolaire. Il faut savoir que l’auteur a lui-même été scolarisé dans le lycée d’une académie militaire pour jeunes officiers, en Autriche-Hongrie, où il entre en septembre 1894, à l’âge de 14 ans. On peut supposer que son récit s’inspire des expériences qu’il y a vécues. Ce texte présente l’intérêt de montrer l’enchaînement des événements qui conduisent des élèves à persécuter un de leurs camarades et de décrire avec finesse la psychologie des protagonistes. Deux adolescents vont harceler un élève (Basini), en présence de leur camarade Törless qui restera témoin, spectateur des scènes de persécution auxquelles la victime sera soumise.

14Le jeune Beineberg s’adresse à l’élève Törless et se plaint auprès de lui de la distance que son camarade Basini prend à son égard et du fait que ce dernier se montre par contre très proche d’un autre élève, Reiting. De plus, il apprend que Basini lui a volé de l’argent. Beineberg, qui vit une déception amicale, voire amoureuse, et une spoliation de la part de Basini, est alors animé par le désir de se venger, il dit à Törless : « En ce qui concerne Basini, mon avis est que de toute façon il ne mérite aucune pitié, que nous le dénoncions, que nous l’assommions, ou même que nous le torturions à mort par pur plaisir […] Je pense que pour le moment nous ferions bien de nous le garder et de le châtier nous-mêmes […] je voudrais, mettons, le tourmenter… » Les élèves emmènent Basini dans un grenier où Beineberg et Reiting le déshabillent et le fouettent. Le narrateur, parlant de Törless qui se tient à distance et observe la scène, note : « Il entendit les gémissements et les cris étouffés de Basini qui ne cessait d’implorer pitié ; enfin il ne perçut plus qu’un geignement, comme un hurlement ravalé, des jurons proférés à voix basse, et le souffle brûlant, haletant de Beineberg. Törless n’avait pas bougé de sa place. Tout au début, certes, un désir bestial l’avait pris de bondir et de frapper avec les autres, mais le sentiment qu’il arriverait trop tard, qu’il serait de trop, le retint. Comme si une lourde poigne l’avait paralysé. » À la différence de ses camarades, Törless, bien qu’habité par une pulsion agressive (bestiale) à l’égard de Basini, est retenu par une poigne qui représente un interdit moral. Törless, très intéressé par ce que ressent Basini pendant les agressions qu’il subit, va le questionner sur ce que lui font Beineberg et Reiting. Basini lui répond que Beineberg lui ordonne d’aboyer : « Mais il me dit très exactement comment je dois le faire, doucement, une sorte de geignement, comme un chien qui aboie en dormant […] Il me fait aussi grogner comme un porc et me répète deux ou trois fois, tout d’une haleine, que j’ai quelque chose de cette bête en moi […] De toute façon, en attendant, il faut que je lui sois soumis entièrement […] Puis, brusquement, il se déchaîne […] comme possédé… » Törless, s’adressant toujours à Basini, lui déclare : « Or, tout à coup, survient quelqu’un qui exige de toi des services humiliants, et tu te sens trop lâche pour refuser : est-ce qu’il ne s’est pas produit alors comme une fêlure dans ton être ? Est-ce que tu n’as pas été vaguement terrifié, comme si un événement indicible venait de se produire en toi ? […] Je pourrais te cracher dessus, maintenant, si je voulais […] Je pourrais te faire aboyer, comme Beineberg, te faire manger la poussière à l’instar des porcs […] Mais je ne veux pas, je ne veux pas, tu m’entends ? » Basini pleure : « Tu me tourmentes. » Törless lui répond : « Oui, je te tourmente. Mais ce n’est pas mon but. Je ne veux savoir qu’une chose : quand j’enfonce toutes ces paroles en toi tels des couteaux, qu’est-ce que tu ressens ? Qu’est-ce qui se passe en toi ? N’y a-t-il pas quelque chose qui éclate ? Dis-le-moi ! Comme un verre soudain vole en éclats, avant même qu’on n’ait décelé la moindre fêlure ? L’image que tu t’étais faite de toi n’a-t-elle pas été soufflée, et remplacée par une autre, jaillissant de l’obscurité, comme une vue de lanterne magique ? » Törless, observateur, s’est identifié à Basini, il a ressenti l’effet que les persécutions pouvaient avoir sur lui, il perçoit ce harcèlement violent comme une attaque du psychisme de son camarade. Reiting et Beineberg, ne trouvant plus de plaisir à tourmenter leur victime, décident de l’humilier et de l’écraser définitivement. Basini est alors livré au lynchage de la classe par ses camarades : « Et soudain Basini, nu, la bouche tordue par l’angoisse, vole d’un bout à l’autre de la salle comme une balle, parmi les rires, les cris de joie, les bourrades des élèves ; il se blesse aux angles des bancs, tombe sur les genoux qu’il écorche, et s’écroule enfin, sanglant, couvert de poussière, avec des yeux de bête, vitreux, tandis que le silence se rétablit d’un coup et que tous accourent pour le voir couché sur le sol. »

15Beineberg après avoir subi une blessure narcissique et une déception affective, voire amoureuse, va établir une relation dominant-dominé, sadomasochiste avec sa victime qu’il mettra sous son emprise. La relation perverse va opposer la pureté du meneur à la souillure du harcelé, objet de la projection de la faiblesse, des blessures narcissiques du harceleur. Un clivage psychique se met ici en place, protégeant le narcissisme de Beineberg. Les élèves complices cessent de s’identifier à Basini qui n’est plus considéré comme un alter ego mais comme un objet partiel qu’on manipule et maltraite. Ils vont prendre plaisir à faire souffrir leur camarade, en le blessant moralement et physiquement, en le déshumanisant, en le traitant comme un animal et, pour finir, comme une chose, une balle avec laquelle on joue. Quand l’amusement du harcèlement s’épuise, ils décident de s’en débarrasser, de le détruire, une violence pure se déchaîne alors à l’égard du jeune Basini. Il se produit des phénomènes de groupe avec le lynchage de l’élève par ses camarades qui s’identifient au meneur et donnent libre cours à leur agressivité, à leur violence qui rompt ses digues parce que le surmoi ne joue plus son rôle. Une force destructrice enivrante, une exaltation dans la haine et une jouissance narcissique s’emparent des individus dont la violence se déchaîne contre la victime sans trouver de butée.

Conclusion

16Le harcèlement scolaire représente une défense narcissique du sujet vis-à‑vis d’une menace de désorganisation du Moi et/ou l’affirmation d’un narcissisme triomphant aux dépens d’autrui. Fréquemment, les auteurs de harcèlement sont des enfants ou des adolescents ayant vécu des traumatismes liés à des violences morales ou physiques subis dans leur vie ou présentant des troubles narcissiques de la personnalité et des pathologies limites. On observe que le harcèlement appartient également à la psychopathologie de la vie quotidienne parce que les suiveurs et les observateurs présentent souvent une personnalité névrotique. Le harceleur a recours à la haine de l’autre pour se consolider narcissiquement en établissant une relation sadomasochiste avec lui. L’identification à l’autre étant suspendue, la relation peut évoluer vers une violence destructrice où entre en jeu la pulsion de mort ; l’objet de haine est alors réduit à l’état d’objet partiel. Le harcèlement privilégie l’expression de la pulsion agressive aux dépens de la pensée, des représentations, la parole ne joue plus son rôle, elle ne s’échange plus. La prévention, les psychothérapies doivent tenir compte de ces facteurs en ayant recours à des pratiques qui rétablissent l’identification mutuelle et le dialogue.

Bibliographie

Bibliographie

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  • Freud, S. 1919. « L’inquiétante étrangeté », dans L’inquiétante étrangeté et autres essais, Paris, Gallimard, 1985.
  • Freud, S. 1921. « Psychologie des foules et analyse du Moi », dans Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1981.
  • Freud, S. 1929. Malaise dans la civilisation, Paris, Puf, 1971.
  • Freud, S. ; Ferenczi, S. 1994. Correspondance 1908-1914, Paris, Calmann-Lévy.
  • Green, A. 1990. La folie privée, Paris, Gallimard.
  • Musil, R. 1957. Les désarrois de l’élève Törless, Paris, Le Seuil, 1995.

Mise en ligne 11/09/2019

https://doi.org/10.3917/ep.082.0139

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