Notes
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[1]
L’article 373-2 du Code civil impose pourtant au parent qui souhaite changer de résidence d’aviser l’autre en temps utile, de sorte que, au cas de désaccord, le juge puisse être saisi.
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Stromae, Papaoutai, 2013.
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[3]
Article 373-2-10 du Code civil.
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[4]
www.justice.fr/tentative-médiation-familiale-préalable-obligatoire
1 La question du père et de sa place se pose devant le juge aux affaires familiales, dans l’immense majorité des cas, dans le contexte de la séparation des parents.
2 Les questions soumises concernent l’exercice de l’autorité parentale (exclusif ou conjoint), la fixation de la résidence de l’enfant (résidence alternée ou résidence habituelle chez un parent avec droit de visite et d’hébergement pour l’autre) et la contribution à l’entretien et l’éducation de l’enfant (le plus souvent sous forme de pension alimentaire).
3 Le juge de la famille intervient aussi en matière de filiation (reconnaissance ou contestation de paternité, action aux fins de subsides, adoptions), domaine que je n’aborderai pas ici, faute de pouvoir y consacrer les développements qu’il exigerait.
4 Comme tout juge, il statue en application des règles classiques de la procédure civile : il est saisi de demandes que les parties doivent expliciter en développant des arguments et en prouvant leurs dires (la preuve étant libre en ce domaine, elle peut être apportée par tous moyens, sous réserve qu’elle n’ait pas été obtenue par des moyens frauduleux). Ainsi chacune des parties adopte une stratégie pour parvenir à ses fins, et, dans les séparations conflictuelles, il n’est pas rare que l’une ou l’autre, ou les deux, considèrent que « tous les coups sont permis ».
5 Le juge dispose, dans les cas où il s’estime insuffisamment informé pour pouvoir statuer dans l’intérêt de l’enfant, de la possibilité d’ordonner des mesures d’investigation, à savoir une enquête sociale et/ou une expertise psychologique ou psychiatrique (celle-ci pouvant concerner, au choix du juge, seulement un parent ou les deux, ou les parents et les enfants), qui lui permettront d’avoir un éclairage sur les conditions d’accueil de l’enfant, les interactions familiales et la qualité du lien parent-enfant.
6 Si la place du père auprès de l’enfant se joue de manière évidente dans les affaires dans lesquelles il s’agit de fixer la résidence de l’enfant ou les conditions d’exercice du droit de visite et d’hébergement, elle est tout autant, quoique plus discrètement, en question dans les affaires qui concernent la seule question de la pension alimentaire (nous sommes toujours et encore dans l’époque, qui en dit long sur l’égalité hommes-femmes, où dans la très grande majorité des cas la pension alimentaire est demandée au père), laquelle est fixée en tenant compte des situations financières respectives des parents et des besoins des enfants mais également en prenant en considération le droit de visite et d’hébergement plus ou moins large effectivement mis en œuvre.
7 Ayant exercé la fonction de juge aux affaires familiales par intermittence depuis plus de vingt ans, je constate une évolution sensible des demandes des pères, dont il est souhaitable qu’elle se poursuive encore.
8 Il y a vingt ans, il était rare qu’un père sollicitât la fixation de la résidence de l’enfant auprès de lui, et tout aussi exceptionnel qu’il demandât d’exercer un droit de visite et d’hébergement au-delà de ce que l’on a, encore aujourd’hui, coutume d’appeler « les modalités classiques », soit une fin de semaine sur deux et la moitié des vacances scolaires.
9 Je me souviens d’un père qui comparaissait sans avocat, la mère ayant saisi le juge. Après que l’avocat de la mère ait exposé les demandes de celle-ci consistant à fixer la résidence de l’enfant à son domicile et à accorder au père un droit de visite et d’hébergement classique, je donnai la parole au père qui indiqua son accord sur ces demandes. Lorsque je lui fis remarquer que, compte tenu du jeune âge de l’enfant, il serait peut-être opportun de le voir plus souvent qu’une fois tous les quinze jours (d’autant que la proximité des domiciles facilitait la chose), il s’étonna : « Je croyais qu’on pouvait pas demander plus. »
10 Sa remarque était parfaitement significative de l’air du temps. Le père « avait droit », alors, à un week-end sur deux et la moitié des vacances scolaires, et cela ne se discutait pas… Pour nombre de pères, de toute façon, « c’était perdu d’avance » : pas question de demander la résidence de l’enfant, ni un droit de visite et d’hébergement élargi !
11 Heureusement les temps ont changé, même s’il reste encore de sérieux progrès à faire pour que les pères occupent toute leur place auprès des enfants.
De la toute-puissance du père à la coparentalité en passant par la toute-puissance de la mère
12 Les temps changent, les lois changent.
13 Un bref retour en arrière s’impose pour avoir à l’esprit comment la loi, reflet (plus ou moins déformant) de la société, la plupart du temps en retard sur l’évolution des mœurs (le législateur n’est pas enclin à montrer beaucoup d’audace en droit de la famille), a, après des siècles de statu quo, soudainement pris la mesure des changements sociaux pour, après avoir opéré un virage radical, revenir à plus de mesure…
14 La balance a longtemps penché du côté du père, et ce n’est que par la loi du 4 juin 1970 qu’il est mis fin à la puissance paternelle, de mise depuis toujours, la notion de chef de famille disparaissant par la même occasion (le Code Napoléon prévoyait que seul le père exerçait l’autorité sur l’enfant, ayant tous moyens pour ce faire puisqu’au cas de « sujets de mécontentement très graves sur la conduite de l’enfant », il pouvait le faire placer en détention…). À compter de 1970, l’autorité parentale est partagée entre les parents mais pour les couples mariés seulement. En cas de divorce, l’autorité parentale appartient à celui des parents qui a la garde de l’enfant (donc, la mère… exit le père). Pour les enfants nés hors mariage, que le Code civil appelle les « enfants naturels », seule la mère dispose de l’autorité parentale même si le père a reconnu l’enfant (sauf pour le père à saisir le juge).
15 Voilà la balance penchant cette fois dangereusement du côté de la mère…
16 Il faut attendre la loi du 22 juillet 1987 pour voir consacrer l’exercice conjoint de l’autorité parentale en cas de divorce et voir faciliter son accès dans la famille naturelle, et encore la loi du 8 janvier 1993 pour que l’exercice conjoint de l’autorité parentale soit généralisé, même s’il est encore conditionné pour l’enfant né hors mariage à la double condition que l’enfant ait été reconnu par les deux parents dans l’année de sa naissance et que les parents vivent ensemble lors de la seconde reconnaissance. La balance n’est pas encore tout à fait à l’équilibre.
17 Enfin la loi du 4 mars 2002 consacre définitivement la coparentalité, toute différenciation étant supprimée. Le principe adopté (conforme à la Convention internationale des droits de l’enfant du 20 novembre 1989) affirme qu’il est de l’intérêt de l’enfant d’être élevé et éduqué par ses deux parents, quelle que soit la situation conjugale de ceux-ci (mariés ou pas, divorcés ou pas). Cette loi porte une autre innovation importante en introduisant la résidence alternée dans le Code civil (article 373-2-9), laquelle avait suscité une opposition ferme de la Cour de cassation jusque dans les années 1990 avant un assouplissement de sa jurisprudence admettant un droit de visite et d’hébergement très élargi pouvant aller jusqu’à une répartition égalitaire du temps de présence de l’enfant auprès de chaque parent. En outre, elle consacre la médiation familiale.
18 Ce simple rappel montre combien le législateur a tâtonné avant de parvenir, après avoir abattu la statue du commandeur, à réaménager la place du père jusqu’à le mettre sur un pied d’égalité avec la mère. Ainsi, ce qui passe aujourd’hui pour une évidence, à savoir les droits et devoirs identiques des parents, ne s’est imposé qu’au prix de victoires acquises sur les résistances.
19 Enfin les plateaux de la balance sont donc (officiellement) à l’équilibre… Ainsi l’article 371-1 du Code civil dans sa rédaction actuelle dispose que :
« L’autorité parentale est un ensemble de droits et de devoirs ayant pour finalité l’intérêt de l’enfant.
Elle appartient aux parents jusqu’à la majorité ou l’émancipation de l’enfant pour le protéger dans sa sécurité, sa santé et sa moralité, pour assurer son éducation et permettre son développement, dans le respect dû à sa personne.
Les parents associent l’enfant aux décisions qui le concernent, selon son âge et son degré de maturité. »
La coparentalité à l’épreuve des faits
21 Chacun sait que la loi, si elle pose des principes, ne s’applique qu’imparfaitement à la réalité, et même si la coparentalité est devenue la règle, elle peine à s’instaurer dans les faits, et ce en défaveur des pères.
22 L’étude statistique publiée en janvier 2015 (Carrasco, Dufour, 2015), consacrée aux décisions des juges concernant les enfants de parents séparés de 2000 à 2012, confirme cet état de fait.
23 Elle enseigne que :
24 – en 2012, la proportion de cas où la résidence des enfants est fixée chez le père (7 %) est restée identique à celle de 2003,
25 – si la proportion de cas où la résidence des enfants chez la mère a diminué (passant de 78 % en 2003 à 73 % en 2012), c’est en raison du développement de la résidence alternée adoptée en 2012 dans 17 % des cas contre 12 % en 2003.
26 La résidence chez la mère reste donc de loin la solution la plus fréquente. Mais l’étude établit que, dans 80 % des affaires, la décision du juge quant au choix de la résidence habituelle de l’enfant reflète l’accord des parties. On note ainsi, au passage, que le lieu commun selon lequel le juge privilégie quasiment systématiquement la mère ne correspond pas à la réalité puisque, dans la grande majorité des cas, le principe de la résidence chez la mère n’est pas discuté devant lui…
27 Toujours selon cette étude, plus l’enfant est jeune, plus sa résidence est fixée chez la mère (82 % des enfants de moins de 6 ans, 69 % pour les 15-17 ans).
28 Quant à la résidence alternée, elle reste rare pour les enfants de moins de 2 ans, devenant plus fréquente quand l’enfant grandit, atteignant son pic pour 6-10 ans.
29 L’étude s’attache également à analyser les décisions quant au droit de visite et d’hébergement, et établit que, dans 57 % des cas, il est accordé selon les modalités classiques. Il est élargi (avec des jours en plus, par exemple le milieu de semaine) dans 11 % des cas, libre (sans modalités précises fixées, qui correspond en général à l’enfant proche de la majorité) dans 9 % des cas, limité (seulement durant les vacances ou progressif) dans 9 % des cas, limité à un seul droit de visite sans hébergement dans 10 % des cas, et enfin interdit dans 4 % des cas.
30 Ces statistiques montrent clairement que les pères peinent à se saisir de leurs droits, et qu’aujourd’hui encore, dans une grande majorité des cas, ils ne discutent ni la fixation de la résidence de l’enfant chez la mère, en tout cas lorsque les enfants sont jeunes, ni les conditions d’exercice de leur droit de visite et d’hébergement.
31 Cette position de recul se comprend plus aisément lorsque l’enfant est jeune, et ce au constat de ce que, dans la grande majorité des cas, la mère a principalement pris en charge l’enfant, soit parce qu’elle ne travaille pas, soit parce qu’elle a pris un congé de maternité ou un congé parental. En France, aujourd’hui, seulement 7 % des pères prennent un congé de paternité (lequel existe depuis 2002). Dans un rapport remis au gouvernement en septembre 2018 (Gosselin, Lépine, 2018), il est proposé d’allonger ce congé (de onze jours actuellement) à quatre semaines et de le rendre au moins en partie obligatoire. Ces propositions vont dans le bon sens. Il est indispensable que les pères puissent partager l’accueil de l’enfant et jouer pleinement leur rôle dès les premiers jours de l’enfant. Quant au congé parental d’éducation, selon une étude de l’insee parue en juin 2013, seul un homme sur neuf réduit ou cesse temporairement son activité lors de la naissance d’un enfant contre une femme sur deux.
32 Il est bien évident que, dans ces cas où la mère a principalement assumé la prise en charge de l’enfant et où la séparation survient alors que l’enfant est encore très jeune, la résidence sera fixée chez elle, soit parce que les parties seront d’accord sur ce point, soit parce que le juge estimera qu’il est de l’intérêt du très jeune enfant de continuer à être élevé au quotidien par sa mère pour ne pas créer de rupture et d’insécurité.
33 Mais se pose alors, avec acuité, la question du droit de visite et d’hébergement, qui met en jeu la construction de la relation père-enfant malgré la séparation.
34 Les problèmes à cet égard peuvent être multiples. Citons par exemple :
35 – l’éloignement entre les deux domiciles des parents (parfois des centaines de kilomètres), auquel cas les rencontres ne pourront avoir lieu que si le père accepte ou peut se déplacer régulièrement ou si la mère peut conduire l’enfant régulièrement chez le père, ce qui pose souvent un simple problème économique…
36 – l’inquiétude du père qui n’a pas eu l’occasion du temps de la vie commune (encore faut-il que cette période ait existé, car régulièrement, le juge doit statuer dans des situations où l’enfant n’a jamais vécu avec son père) d’apprendre à s’occuper de l’enfant pour ses besoins basiques, et toutes les mères ne sont pas disposées à donner au père les informations adéquates (rythme de vie de l’enfant, nourriture, soins…) ;
37 – l’adaptation des horaires d’exercice du droit au rythme de l’enfant.
38 Si le père souhaite s’investir, comment va-t-il faire ? Certains pères peuvent compter sur des membres de leur entourage pour leur venir en aide pour s’occuper de l’enfant, le temps qu’ils prennent leurs repères, mais d’autres sont isolés et désemparés.
39 Et si le père renonce (il ne demande rien ou presque), le juge ne peut pratiquement que le constater. Ce n’est que dans l’hypothèse où le père comparaît à l’audience (tel n’est pas toujours le cas car il peut se faire représenter par un avocat, ou, lorsqu’il est en défense, ne pas se présenter à l’audience) qu’une discussion pourra s’instaurer et que le juge pourra tenter de saisir les raisons de ce renoncement et essayer d’avoir un rôle incitateur, par exemple, en mettant en place un droit de visite et d’hébergement progressif pour amener le père à prendre sa place peu à peu, en s’habituant à prendre en charge l’enfant d’abord pour quelques heures avant d’envisager une journée complète, puis des week-ends, puis des périodes plus longues. Encore faut-il tempérer cette observation par le constat de la surcharge des audiences du juge aux affaires familiales qui a pour conséquence de réduire le temps consacré à chaque affaire et rend d’autant plus difficile pour le juge d’exercer la mission de conciliation que lui donne la loi en matière familiale.
40 Dans ces situations où le père doit investir son rôle, font cruellement défaut aux pères (et aux juges) des structures (ouvertes aussi le week-end) qui permettraient d’accueillir, par exemple, à la demi-journée, le temps nécessaire, le père et son enfant pour les aider à s’apprivoiser.
41 Hors la solution de mise en œuvre d’un droit de visite et d’hébergement progressif, le juge aux affaires familiales a bien peu d’outils qui s’offrent à lui. Certes, il peut ordonner que le droit de visite s’exerce en un espace de rencontre, mais ce type de structure propose en règle générale des rencontres limitées, une à deux fois par mois, le samedi, et est plutôt réservé aux cas de difficultés relationnelles avérées entre le parent et l’enfant. De plus, les espaces de rencontre sont saturés, et après la décision judiciaire, la famille attend généralement plusieurs semaines avant que les rencontres puissent effectivement être mises en œuvre.
42 Quoi d’autre ? Rien. Le juge ne peut pas par exemple, dans le cas où le jeune enfant est accueilli en crèche ou chez une assistante maternelle, dire que le droit de visite du père (pour le premier temps) s’exercera dans le lieu où l’enfant est accueilli. Il ne peut pas non plus solliciter les services de la protection maternelle et infantile.
43 On le voit, la volonté du père de s’investir et d’occuper sa place est fondamentale, parce que personne n’ira le chercher (j’évoque les situations de séparations conflictuelles)… Lorsque cette volonté existe, le père peut prendre ou conserver sa place malgré la séparation grâce à un droit de visite et d’hébergement régulier, éventuellement progressif dans un premier temps. Évidemment la plus ou moins bonne volonté de la mère sera également déterminante.
44 Je pense à ces pères meurtris qui racontent que :
45 – un beau jour l’enfant ne les appelle plus « papa » mais les appelle par leur prénom, car « papa » est réservé au nouveau compagnon de la mère ;
46 – entre deux exercices du droit de visite, ils n’obtiennent de la mère aucune information sur la vie de l’enfant ;
47 – ils apprennent, à l’occasion de la procédure judiciaire, que la mère va déménager ou a déménagé [11], que l’enfant est inscrit à la crèche ou à l’école (sans que dans le dossier d’inscription le nom du père n’ait été mentionné), que l’enfant est suivi médicalement pour tel problème, etc.
48 À supposer franchi ce premier obstacle consistant à trouver ou garder sa place malgré la séparation récente, il faudra que le coureur d’obstacle soit endurant.
49 En juin 2018, le Ministère des solidarités et de la santé a publié une étude (Bellidenty, 2018) aux termes de laquelle :
50 – fin 2014, 1,4 million d’adultes de 18 à 24 ans ont leurs parents séparés, et la séparation est intervenue dans plus de huit cas sur dix avant l’âge de 18 ans ;
51 – dans près de neuf cas sur dix, ces jeunes ont vécu principalement chez un seul de leurs parents à la suite de la séparation (majoritairement leur mère) ;
52 – un jeune sur quatre déclare ne plus avoir de relation avec son père, et les jeunes adultes concernés déclarent que l’absence de relation est liée à la séparation (49 %) plutôt qu’à la distance géographique (14 %)
53 On apprend aussi, grâce à cette étude, que les jeunes qui ont vécu en résidence alternée entretiennent au contraire presque toujours des relations avec leurs deux parents.
54 Un autre enseignement digne d’intérêt est que le fait que le parent ait un enfant ou un bel-enfant distend la relation avec l’enfant issu de la première union. Ainsi, lorsqu’ils ont encore des relations avec leur père, quatre jeunes adultes sur dix déclarent qu’il y a des tensions entre eux lorsque le père vit avec un enfant issu d’une nouvelle union ou avec un bel-enfant.
55 On est loin du tableau idyllique que certains voudraient brosser du bonheur des familles recomposées.
56 L’étude établit aussi que la séparation des parents a des conséquences sur le devenir des jeunes puisqu’ils poursuivent moins souvent des études et ont un niveau de diplôme inférieur à celui des jeunes dont les parents forment un couple. Elle souligne toutefois que, lorsque les relations entre les parents sont restées bonnes malgré la séparation, l’écart de niveau de diplôme est moindre. Elle montre encore que les jeunes dont les parents se sont séparés ont plus fréquemment quitté le domicile parental que les autres.
57 Quant à la souffrance de l’enfant dont le père va disparaître de sa vie, on peut l’entendre même sans tendre spécialement l’oreille au détour d’un tube à l’air guilleret : « Un jour ou l’autre on sera tous papa, et d’un jour à l’autre on aura disparu, serons-nous détestables, serons-nous admirables, des géniteurs ou des génies, dites-nous qui donne naissance aux irresponsables […] Où t’es, papa, où t’es [22]… »
Sarah (13 ans) vit avec sa mère depuis la séparation des parents intervenue il y a deux ans. Elle voit son père un week-end sur deux et la moitié des vacances. La mère saisit le juge aux affaires familiales pour demander une réduction de l’exercice du droit de visite et d’hébergement du père aux motifs que l’enfant ne veut plus y aller aussi souvent et qu’elle se sent rejetée, le père ayant refait sa vie avec une compagne, elle-même mère de deux enfants, et ayant eu un bébé avec elle.
Sarah, sur sa demande, est entendue par le juge. Elle explique qu’elle s’ennuie chez le père, qu’elle reste dans sa chambre, et qu’il ne se passe rien. Le père ne s’occupe pas d’elle, soit il se repose soit il s’occupe du bébé. Elle ne s’entend pas avec les garçons de la compagne du père qui sont plus jeunes. Il n’y a pas de communication avec son père, et la compagne ne marque aucun signe d’intérêt pour elle. Elle se sent « de trop ».
Le compte rendu de son audition est mis à la disposition des avocats des parents.
Le père est présent à l’audience. Il est en colère, considérant que sa fille lui adresse des reproches infondés, qu’elle est manipulée par la mère, et qu’à son âge, on ne peut admettre qu’elle « fasse sa loi ». Après l’avoir laissé s’exprimer, j’indique que je n’ai ressenti aucune agressivité chez l’enfant, mais qu’en revanche il m’est apparu évident qu’elle était en manque d’une relation plus forte avec lui et en attente de moments privilégiés passés avec lui. De la colère, le père passe à l’émotion, exprimant le soulagement qu’il ressent en entendant cela. Nous évoquons ensuite concrètement comment il pourrait prendre du temps avec sa fille durant ses séjours sans pour autant ne pas s’occuper du bébé (par exemple, pendant la sieste).
La décision a débouté la mère de sa demande de réduction du droit de visite et d’hébergement du père. Je ne sais pas ce qui s’est passé ensuite…
59 Cet exemple illustre la difficulté pour le père à continuer d’assumer son rôle lorsqu’il a « refait sa vie », et il est significatif des plaintes souvent exprimées par les enfants lors de leur audition par le juge.
Les limites de l’intervention judiciaire
60 La Justice est traditionnellement représentée par la déesse Thémis, aux yeux bandés (l’impartialité), tenant une balance (l’équilibre qu’elle maintient) et un glaive (le châtiment). Autrement dit, après avoir pesé le pour et le contre, sans parti pris en faveur de l’un ou de l’autre, le juge tranche, et on tranche difficilement sans blesser…
61 Est-ce à dire que le juge aux affaires familiales est démuni de tout instrument permettant d’éviter les blessures ou de panser les plaies ? La réponse est, heureusement, négative.
62 Rappelons d’abord que :
63 – le juge aux affaires familiales ne dispose pas, contrairement au juge des enfants, de la possibilité de faire intervenir un service éducatif ou pluridisciplinaire. Dans les cas les plus difficiles (danger caractérisé pour l’enfant), il peut signaler la situation au juge des enfants. On sait que les cabinets de juge des enfants sont débordés et que, même lorsqu’une mesure éducative est ordonnée, les services ne peuvent la prendre en charge qu’au bout de plusieurs mois. La situation a eu tout le temps de se dégrader ou de se cristalliser dans l’intervalle ;
64 – contrairement au juge des enfants qui reçoit parents et enfants, le juge aux affaires familiales, hormis le cas où l’enfant en fait la demande (et il est alors entendu hors la présence des parents), ne reçoit pas les enfants. Il n’existe pas d’audience réunissant les parents et l’enfant au cours de laquelle le juge pourrait tenter de concilier les intérêts de tous, et au premier chef l’intérêt de l’enfant que le juge doit toujours veiller à sauvegarder ;
65 – l’intervention du juge aux affaires familiales est ponctuelle ; une fois sa décision rendue, sauf exceptions (notamment dans le cas où il ordonne une mesure d’investigation), il est dessaisi de l’affaire, contrairement au juge des enfants qui ordonne des mesures et réévalue régulièrement la situation ; le juge aux affaires familiales n’aura à nouveau à connaître de la situation que s’il est à nouveau saisi par l’un des parents, étant précisé que le service des affaires familiales est assumé dans la quasi-totalité des juridictions par plusieurs magistrats et qu’il est donc fort probable, à supposer que le magistrat ayant eu à connaître initialement de l’affaire soit encore en poste dans la juridiction, que le dossier sera traité par un autre juge.
66 Il est fréquent que le juge aux affaires familiales soit saisi à plusieurs reprises pour le même enfant, une décision pouvant toujours être revue si le parent qui initie l’action justifie d’un élément nouveau.
67 Évidemment, plus la séparation est conflictuelle, plus le juge sera saisi (j’ai récemment statué sur la situation d’une enfant de 8 ans et rendu la huitième décision la concernant…) et plus les demandes seront précises en raison de l’impossibilité pour les parents de se mettre d’accord sur les choses les plus simples. Quelques exemples tirés de la pratique : le contenu du trousseau de vêtements pour l’exercice du droit de visite et d’hébergement, le moyen de transport de l’enfant pour l’exercice du droit de visite et d’hébergement (y compris sur le recours ou non au service d’accompagnement des mineurs fourni par certaines compagnies aériennes ou par la sncf), les activités extrascolaires de l’enfant, les parents étant en désaccord sur l’activité sportive, etc.
68 L’imagination des belligérants est sans borne. Est-il raisonnable que le juge devienne l’arbitre de la taille des sous-vêtements de l’enfant pour son trousseau ou du choix entre le football et le judo ? Poser la question, c’est y répondre.
69 Dans ce type de conflits exacerbés, la décision judiciaire ne sert pas à grand-chose. En effet, aussitôt un problème temporairement réglé qu’un autre surgit. Le juge serait-il condamné à devenir une machine fonctionnant sans interruption, au gré des humeurs de l’une ou de l’autre des parties ainsi dispensées d’exercer leurs responsabilités parentales puisqu’il suffit de saisir le juge ?
70 Deux outils, sous-utilisés, sont pourtant à disposition du juge pour éviter d’entrer dans ce cycle infernal ou pour en sortir, à savoir la résidence alternée provisoire et la médiation familiale.
71 L’article 373-2-9 du Code civil permet au juge, en cas de désaccord des parents sur le mode de résidence de l’enfant, d’ordonner à titre provisoire une résidence en alternance dont il détermine la durée. Au terme de celle-ci, le juge statue définitivement sur la résidence en alternance ou au domicile de l’un des parents.
72 Dans les faits, le juge se saisit peu de cette possibilité d’imposer à titre provisoire la résidence alternée. Naturellement, il ne peut y être recouru de manière systématique, mais il est des cas dans lesquels elle est tout à fait adaptée. De mon expérience personnelle, lorsque j’ai ordonné cette mesure, en général pour une durée de six mois, les parents ont, à l’issue de la « période d’essai », demandé le maintien de la résidence en alternance dans plus des trois quarts des cas, au constat de ce qu’enfant et parents y trouvaient tous leur compte. Il s’agissait, dans presque toutes ces situations, d’enfants vivant précédemment en résidence principale chez la mère.
73 L’autre outil est la médiation familiale, introduite en droit français par la loi de 2002, que le juge ne peut toutefois ordonner qu’à la condition que les deux parents soient d’accord. À défaut d’accord, il peut seulement enjoindre aux parents (sauf cas de violences intrafamiliales) de rencontrer un médiateur familial qui les informera sur le déroulement et le contenu de la mesure, étant précisé qu’au cas de refus de l’un ou l’autre de se rendre à la séance d’information, il n’existe pas de sanction.
74 Il s’agit de « faciliter la recherche par les parents d’un exercice consensuel de l’autorité parentale [33] ». Ce processus de construction ou reconstruction du lien familial, axé sur l’autonomie et la responsabilité des personnes concernées, est fondamental pour restaurer le dialogue et garantir la préservation de liens de qualité entre les parents et les enfants. À la lecture des statistiques citées plus haut concernant le nombre de jeunes adultes n’ayant plus aucun contact avec leur père, on saisit d’autant plus l’intérêt de la médiation.
75 Est actuellement expérimentée [44] dans onze tribunaux de grande instance la tentative préalable de médiation familiale obligatoire qui exige des parties d’avoir rencontré un médiateur avant de pouvoir à nouveau saisir le juge aux affaires familiales pour demander la modification d’une décision existante.
76 De nombreux services des affaires familiales pratiquent également la double convocation : convocation devant un médiateur familial et devant le juge aux affaires familiales.
77 Malgré les efforts du législateur et de nombreux magistrats, la médiation familiale peine à s’imposer et ne concerne qu’un très faible nombre de dossiers. Le bilan de l’expérimentation sur la tentative préalable obligatoire fin 2019 sera certainement déterminant quant à une promotion de cette mesure ou son maintien au niveau actuel qui reste désespérément infinitésimal.
Conclusion
78 Si les pères ont aujourd’hui, du point de vue légal, une place égale à celle de la mère, les faits montrent qu’il leur reste à l’investir et à l’occuper. Le père, lors de la séparation, est encore trop souvent celui qui se trouve évincé de la vie de l’enfant. Il lui faudra parfois faire preuve d’une certaine endurance pour exercer son rôle. La séparation, qui vient bouleverser les repères, lui impose en tout cas le plus souvent de trouver les moyens de devenir père autrement.
79 La loi ne règle pas tout, le juge encore moins…
Bibliographie
- AJ famille (revue) 2009. « La coparentalité », dossier spécial n° 4.Bellidenty, J. (drees), 2018. « Études, travail, logement : comment les enfants de parents séparés entrent dans l’âge adulte ? », Études et Résultats, n° 1071, drees, juin 2018. www.data.drees.sante.gouv.fr
- Carrasco, V. ; Dufour, C. 2015. « Les décisions des juges concernant les enfants de parents séparés ont fortement évolué dans les années 2000 », Infostat Justice, n° 132, janvier 2015. www.justice.gouv.fr
- Code civil. « De l’autorité parentale », articles 371 à 374-2, Titre neuvième du Code civil, www.legifrance.gouv.fr
- Gosselin, H. ; Lépine, c. (igas), 2018, « Évaluation du congé de paternité », Rapport, juin 2018, www.igas.gouv.fr
- Verdier, P. ; Sellenet, C. 2016. La nouvelle autorité parentale et les actions de soutien à la parentalité, Paris, Berger-Levrault.
Notes
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[1]
L’article 373-2 du Code civil impose pourtant au parent qui souhaite changer de résidence d’aviser l’autre en temps utile, de sorte que, au cas de désaccord, le juge puisse être saisi.
-
[2]
Stromae, Papaoutai, 2013.
-
[3]
Article 373-2-10 du Code civil.
-
[4]
www.justice.fr/tentative-médiation-familiale-préalable-obligatoire