Notes
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Cet article est tiré de la thèse de spécialisation (Honours thesis) rédigée par Laurent Castonguay, Les pères en consultation psychologique pour leur enfant : paroles de cliniciens, Université du Québec à Montréal, dirigée par Pr. Raphaële Noël et déposée en mai 2016 ; département de psychologie, Université du Québec à Montréal.
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Notre compréhension des dires des cliniciens rencontrés au sujet de la relation mère-enfant nous amène à substituer le terme « symbiotique » par le terme « indifférencié ». Ce dernier permet d’effectuer un pas de côté par rapport à une vision psychopathologique de la relation mère-enfant en plaçant l’emphase sur la perspective développementale de la régression, ce qui est présent dans le discours des cliniciens.
1 Peu de travaux de recherche en psychologie clinique s’intéressent au rôle et à la place du père en consultation psychologique infantile ; les spécificités du travail psychothérapeutique auprès des hommes sont davantage traitées. Dans la mesure où ceux-ci adopteraient généralement des stratégies d’adaptation instrumentales face à leurs difficultés psychologiques (Carr, 1998), l’emploi d’interventions structurées, directives et s’appuyant sur des actions concrètes qui exercent un effet direct sur la source des difficultés du patient constituerait un moyen pour favoriser l’engagement des hommes en psychothérapie. Par ailleurs, Lecours et coll. (2007) s’intéressant aux variations qui caractérisent la mentalisation masculine et féminine, mettent en évidence des différences qualitatives entre les hommes et les femmes concernant la tolérance, l’abstraction et les modalités représentatives des affects. Ainsi, les hommes démontreraient généralement moins d’appropriation subjective de leur vie affective dans un contexte psychothérapeutique et ils exprimeraient leurs états affectifs en privilégiant la modalité du discours de nature motrice, c’est-à‑dire orientée vers l’action (Lecours et coll., 2007). Enfin, selon Fletcher et coll. (2015), la souffrance dépressive des pères serait plus susceptible que celle des mères de se manifester par des symptômes variés comme spécifiques tels qu’une fatigue massive ou encore une propension marquée à l’impulsivité et à l’agressivité (Fletcher et coll., 2015). Ces auteurs avancent que comme les critères diagnostiques et les formations cliniques sont, en général, indifférenciés en ce qui concerne le genre, la spécificité masculine de la détresse psychologique risque de passer inaperçue au sein des milieux de soins de santé mentale.
Objectif de la recherche
2 L’objectif de cette étude qualitative exploratoire [11] est de dégager des éléments de compréhension rendant compte de la place et du rôle spécifique attribués au père au sein d’une consultation psychologique pour l’enfant. Pour ce faire, des cliniciens séniors (n = 4) sont interrogés au sujet de leur travail clinique auprès de pères impliqués dans une démarche de consultation infantile dans le but de mettre à jour les représentations implicites et explicites des professionnels quant à la place du père en consultation.
Méthode
3 Cette recherche qualitative se réfère à la Méthodologie de la théorisation enracinée (mte), définie comme une méthode de recherche qualitative visant la construction d’une théorie (Corbin, 2012 ; Guillemette, 2006 ; Guillemette, Luckerhoff, 2009, 2012, 2015). La mte s’éloigne de la logique quantitative hypothético-déductive pour adopter une logique inductive et itérative. Inductive en ce que, plutôt que de recueillir des données afin de confirmer ou d’infirmer une hypothèse, il s’agit de délimiter l’objet d’étude défini en tant que phénomène à comprendre, de recueillir des données auprès de sources pertinentes et de procéder à l’analyse des données guidée par la sensibilité théorique et expérientielle du chercheur; il est donc question de donner un sens aux données de recherche. Itérative, c’est-à‑dire qu’à l’inverse de la logique quantitative linéaire, le processus de recherche qualitatif rappelle certaines dimensions d’une pensée et d’une démarche cliniques, caractérisées par des d’aller-retour dits en spirale. Ainsi, le déroulement de la recherche implique une succession de la séquence : collecte de données-analyse des données-théorisation. Par exemple, chaque entretien de recherche a ici fait l’objet d’une analyse ayant pour but de dégager des éléments de théorisation préliminaires et d’orienter la conduite de l’entretien subséquent. Ultimement, l’arrêt du processus de recherche intervient à partir du moment où la saturation théorique est atteinte, c’est-à‑dire que les données recueillies ne viennent plus enrichir la théorisation formulée par les chercheurs.
4 Le recueil des données a été effectué au moyen d’entretiens non directifs avec la consigne de départ suivante : « Pouvez-vous me raconter votre travail clinique auprès des pères? » Au total, plus de huit heures de matériel de recherche ont été soumises à un protocole d’analyse qualitative assisté par le logiciel qsr nvivo. Le contenu des entretiens a été soumis à une analyse thématique et par catégories conceptualisantes (Paillé, Mucchielli, 2012) ; les deux chercheurs ont travaillé à co-construire la compréhension dans un travail en tandem (pour plus de détails sur les moyens mis en œuvre pour s’assurer de la rigueur et de la validité des analyses, voir Castonguay, Noël, 2017).
5 Les quatre participants interrogés (n = 4), deux femmes et deux hommes, sont des professionnels du domaine de la santé mentale qui exercent leur pratique dans un contexte de clinique infantile au Québec. Deux de ces professionnels sont des psychologues et deux sont des travailleurs sociaux. Tous cumulent individuellement plus de quinze années d’expérience clinique et évoluent dans des milieux variés : unité hospitalière de pédopsychiatrie, centre de réadaptation infantile et clinique communautaire de santé mentale jeunesse (csss au Québec).
Résultats
La présence spécifique du père : une richesse complétant l’apport de la mère
6 Les pères sont décrits par les cliniciens interrogés comme se distinguant des mères par leur fonctionnement psychique et relationnel, mais également par les modalités spécifiques de leur engagement dans la consultation. De plus, tenir compte de ces nombreuses différences s’avérerait essentiel pour le clinicien : elles seraient déterminantes quant au déroulement de la consultation, tout comme le serait la présence soutenue des deux parents (extrait 1). En effet, dans ces conditions, les cliniciens auraient accès à des données cliniques riches (extrait 2-3) permettant une meilleure évaluation des dynamiques familiales, des modalités de fonctionnement psychique de chaque membre de la famille, de la personnalité de chacun et ultimement, de la teneur de la conflictualité familiale inconsciente. En outre, les différences père-mère seraient, d’après ce qu’ont affirmé les cliniciens rencontrés, indissociables des apports spécifiques de chacun des parents quant au processus de consultation.
« Une chose reste vraie, ça, j’en suis très convaincue : c’est la richesse d’avoir les deux parents […] d’avoir les pères en consultation ça, j’en suis convaincue […] C’est extrêmement riche ça permet, en une rencontre, d’avoir beaucoup plus de matériel. » (extrait 1)
« On voit énormément de choses. Comment s’installent-ils avec la tension par exemple ? Tout ça nous donne de bonnes indications sur l’organisation de la personnalité des parents […] Ça permet d’observer tous les niveaux […] C’est tellement différent avec les deux parents. » (extrait 2)
« Il faut avoir les deux des parents, c’est comme ça que tu construis ton intuition clinique. Tu sais, on peut te parler du père et de la mère, te les décrire, mais quand tu les as devant toi […] en 5 minutes, tu récoltes des données très importantes. Juste comme ça, sans que des mots soient prononcés. » (extrait 3)
Les « raccourcis mots-émotions », une spécificité du langage des pères
8 L’une des spécificités les plus saillantes du travail des pères en consultation serait que, comparativement aux mères, ils auraient beaucoup moins tendance à prendre la parole (extrait 4). De plus, lorsque ceux-ci le feraient, leur élocution serait souvent succincte et irait « droit au but ». Ce style d’expression verbale paternel « plus direct » contrasterait donc nettement avec celui des mères, qui s’exprimeraient et élaboreraient plus longuement et parfois plus « difficilement » d’après les cliniciens rencontrés.
« Les pères laissent parler leurs conjointes, je dirais presque de façon générale. Il va la laisser parler puis elles…, mais il faut dire qu’elles se mettent à parler tout de suite. […], quand on regarde l’entrevue et son contenu verbal, eh bien les 3/4 du temps d’entrevue a été occupé par la mère. » (extrait 4)
« C’est ce j’appelle les raccourcis mots-émotions, qui sont très économiques sans perdre en complexité. Les propos, les contenus puis l’émotion étaient très concentrés ; en peu de mots et avec un aspect très direct […] par opposition aux mères qui ont une élaboration plus longue et parfois même plus difficile. » (extrait 5)
« Parfois, peut-être parce que je suis une femme, je ne les comprends pas […] c’est presque condensé, je ne peux pas voir toutes les subtilités […] très ramassées avec l’émotion et le contenu, les idées […] » (extrait 6)
10 L’un des cliniciens nomme « raccourcis mots-émotions » les interventions verbales typiquement paternelles (extraits 5-6). Selon lui, ces interventions, malgré leur aspect parfois laconique en raison de leur caractère condensé, ne feraient pas l’économie de la part affective ni de la complexité des difficultés de l’enfant et de leurs retentissements sur la famille. En effet, ces interventions paternelles contiendraient l’essentiel et seraient énoncées avec le « bon dosage », soit avec sensibilité et de manière à exprimer l’empathie qu’entretient le père à l’égard de son enfant en difficulté. Les raccourcis mots-émotions seraient le propre des pères activement engagés dans le processus thérapeutique de consultation et n’adviendraient que si ces derniers possèdent une compréhension suffisante de la problématique de l’enfant et de la situation de la famille. De plus, il semblerait que les raccourcis mots-émotions occupent plusieurs fonctions. D’une part, ils constitueraient une voie de communication spécifique entre le père, la mère et l’enfant, tout en exerçant, d’autre part, un effet cathartique salutaire pour chacun des membres de la famille (extrait 7). Enfin, la spécificité paternelle de cette communication apparaîtrait dans le fait qu’elle permette la mise en place de solutions concrètes et dans l’action afin de remédier aux difficultés de l’enfant (extrait 8).
« Une autre chose qui me revient […] c’est un moteur extrêmement thérapeutique, très puissant […] ce n’est pas rare que les parents et l’enfant en viennent à avoir les larmes aux yeux, de soulagement, à la suite d’une vraie communication […] : c’est comme quelque chose qui a été, qui s’est dégagé ; qui s’est calmé. » (extrait 7)
« Le père dit quelque chose, mais très simplement, à sa fille, tout de suite et en direct : « on va faire ça comme ça à partir de demain soir » […] d’une manière tellement simple et pas enrobée […] Effectivement, la semaine d’après on avait appris qu’il avait fait des changements, qu’il avait proposé ça à son enfant, puis que ça avait marché : ça avait l’air de la magie. » (extrait 8)
L’alliance thérapeutique avec les pères : ne pas oublier l’homme
12 Les cliniciens interrogés soulignent que chaque père est un homme, qu’il est primordial pour le clinicien de l’avoir à l’esprit et que ce truisme serait parfois perdu de vue par certains dans les milieux de soins pédiatriques. De fait, les cliniciens nous apprennent que quelques professionnels auraient tendance à exclure certains pères qui ne présenteraient pas ou moins les qualités constituant un atout dans une démarche thérapeutique, telle que l’introspection par exemple et qui est traditionnellement considérée comme une qualité féminine. Il en découlerait que plusieurs pères, se sentant inadéquats ou ne percevant pas les bénéfices de leur présence dans la démarche thérapeutique de leur enfant, s’en excluraient eux-mêmes. L’un des cliniciens affirme que ce serait en nommant et en valorisant les « forces des pères », en misant sur un « rapport d’homme à homme » et parfois « de père à père » qu’il serait à même de renarcissiser les pères à risque de déserter le bureau de consultation, cette renarcissisation intervenant au service de leur accueil et de l’instauration d’une relation de travail avec ceux-ci. Faire une place aux pères dans le processus de consultation passerait également par la mise en place de mesures psychopédagogiques et de jeux de rôles. Le clinicien pourrait également s’efforcer de donner voix à certains affects (peur, colère, tristesse) réprimés chez les pères en s’en faisant le porte-parole. Il serait ainsi possible « d’entendre [les pères] pour ce qu’ils sont », c’est-à‑dire de mobiliser une plus grande part de leur vie psychique dans le processus de consultation.
Entendre l’agressivité des pères comme l’expression d’une souffrance
13 Tous les cliniciens rencontrés signalent la présence d’enjeux liés soit à la violence soit à l’agressivité paternelle dans leur pratique. Pour deux d’entre eux, la violence paternelle prendrait la forme d’actes délictueux des plus divers et d’incidents de violence familiale. De plus, ce serait parfois par l’entremise de cette violence que les cliniciens rencontrent pour la première fois les pères : « Ils me rejoignent dans la peur […] j’ai peur quand je lis le dossier avant l’entrevue. » Deux autres cliniciens mentionnent quant à eux davantage d’enjeux liés à de l’agressivité relationnelle, par exemple une attitude d’intimidation à leur égard. Cette agressivité représenterait, selon eux, un moyen mis en place par certains pères afin de se protéger d’une démarche introspective perçue comme pouvant raviver des souffrances.
14 D’après ce que nous disent les cliniciens, toutes les formes de violence et d’agressivité paternelles, peu importe leur gravité, seraient à même de provoquer des réactions de peur dans les milieux cliniques et occasionneraient parfois des jugements et des mouvements d’exclusion de la part de certains intervenants. À cet égard, les cliniciens rencontrés insistent sur l’importance de continuer à croire en la possibilité d’établir un lien thérapeutique avec les pères agressifs ou violents. Contre toute attente, un tel lien ferait en sorte que certains de ceux-ci s’investissent dans le travail thérapeutique et ultimement pourraient connaître une évolution significative. Selon les cliniciens rencontrés, instaurer une alliance thérapeutique et un cadre propice au travail de consultation est impossible sans l’élaboration du contre-transfert suscité par l’expression de l’agressivité ou de la violence des pères. Conjuguant travail sur soi et recherche de sens, cela permettrait au clinicien de survivre en séance et de reconnaître ce que plusieurs pères violents ou agressifs ne parviennent pas à s’approprier (extraits 9-10) : la violence ou l’agressivité dont ils font preuve correspondant à leur façon de souffrir.
« Cela conserve une marge de manœuvre dans la relation clinique […] ce qu’ils ont pu faire reste terrible, tu vois l’enfant et tu ne l’oublies pas, mais moi mon travail c’est d’aider les gens qui veulent être aidés […] Parce qu’on finit par comprendre, par voir en arrière. » (extrait 9)
« Je travaille sur moi, j’en fais une signification pour y revenir avec le père […] on doit percevoir la tristesse derrière […] ce n’est pas juste un criminel, y’a un humain avec qui travailler. » (extrait 10)
Une périphérisation des pères au service du processus de consultation
Une triade en consultation clinique : retour à la dyade indifférenciée mère-enfant
16 Les cliniciens rapportent que la souffrance et la vulnérabilité de l’enfant aux prises avec des difficultés psychologiques induiraient chez la mère un mouvement de rapprochement vers ce dernier. Ce rapprochement conduirait vers un état relationnel qualifié de « symbiotique », mouvement régressif qui pourrait être considéré comme adaptatif, car permettant à la mère de prendre soin de son enfant souffrant et vulnérable (extrait 11-12).
« Quand on parle des différences mère-père, souvent on peut revoir des symbioses par rapport à l’enfant malade, c’est normal […] quand l’enfant est très malade […] la mère va revenir à une relation symbiotique. Pour elle, c’est nécessaire : l’enfant demande plus de surveillance et plus de vigilance. » (extrait 11)
« On dirait que les mères sont toujours un peu plus concernées, plus empêtrées dans les problèmes de l’enfant quand elles décrivent un évènement dans lequel l’enfant se désorganise. C’est comme si les mères avaient toujours, un peu, le cordon encore accroché à l’enfant et que c’est difficile de le laisser aller. » (extrait 12)
18 Plusieurs éléments cliniques seraient à mettre en lien avec ce mouvement de rapprochement mère-enfant. Par exemple, les cliniciens soulignent que bien des parents se répartiraient les paramètres et l’intensité de leurs engagements respectifs à l’égard de la démarche psychothérapeutique de leur enfant et que ceci serait souvent initié par la mère. Dans certains cas de figure, la répartition se solderait par une plus grande implication maternelle sans exclure le père, alors que, dans d’autres, le père se trouverait totalement exclu du processus thérapeutique. Vraisemblablement soucieux de ne pas perdre de vue la dynamique triadique en jeu dans la famille et de ne pas simplifier une réalité clinique complexe, un clinicien affirme que « les mères sont peut-être trop proches de l’enfant, mais vous savez c’est un jeu à deux : le père y trouve aussi son compte ». Ainsi, il semblerait que ces ententes parentales, souvent initiées par les mères, seraient malgré tout acceptées par les pères, voire choisies, activement ou passivement.
Une position d’extériorité paternelle pour mieux soutenir l’enfant
19 Dans une perspective triadique, la mise en place d’une dynamique relationnelle décrite par les cliniciens comme « symbiotique » au sein de la dyade mère-enfant, offrirait au père une position d’extériorité apparaissant comme complémentaire à celle de la mère et de l’enfant. Par rapport aux mères, les pères sont effectivement présentés par les cliniciens comme étant plus « à distance » de l’enfant et de ses difficultés. Cette distance psychique spécifique à la relation père-enfant constituerait un important levier thérapeutique, car les cliniciens soulignent qu’elle semble permettre au père de formuler une appréciation plus positive des forces, des capacités et du potentiel de changement de son enfant (extrait 13).
« C’est comme si leur distance avec l’enfant les aidait plus à croire qu’ils [les enfants] sont capables, alors que les mères sentent qu’elles doivent encore tout faire pour leur enfant. » (extrait 13)
Discussion
La place et le rôle du père en contexte de consultation pour l’enfant
21 Nos analyses soulignent l’importance d’une présence paternelle soutenue dans le bureau du clinicien, ce qui fait écho à ce que la littérature clinique propose. Les pères participent en effet, au même titre que les mères, aux enjeux psychiques et relationnels à l’origine des difficultés de l’enfant et de la famille, que ce soit par l’actualisation de ses conflits d’attachement inconscients (Barrows, 1999, 2003), ou par le jeu complexe de ses fantasmes et de ses projections (Palacio Espasa, 1998). C’est pourquoi tous les cliniciens interrogés ont à cœur d’inclure pleinement les pères dans le processus de consultation, afin que la part et la perspective de chaque parent puissent être travaillées au bénéfice du mieux-être de l’enfant et de la famille.
22 La compréhension dégagée en lien avec la périphérisation des pères en situation de consultation pour l’enfant souligne la complémentarité des fonctions parentales, maternelles et paternelles – comme si la situation de consultation autour de l’enfant souffrant constituait une loupe grossissante, caricaturant les positions imaginaires des deux parents dans la triade. En effet, la souffrance et la vulnérabilité de l’enfant recevant des soins psychologiques feraient en sorte que les mères réactualisent un état psychique et relationnel que nous comprenons comme indifférencié [22] et qui, dans son essence et surtout du point de vue de celle-ci, s’avérerait nécessaire et adaptatif, car lui permettant de redevenir particulièrement sensible pour prendre soin de son enfant au plus près de ce qu’elle perçoit de ses besoins. Ceci relèverait d’une véritable réactualisation d’une phase de maternage primaire (Winnicott, 1956).
23 Les cliniciens interrogés nous décrivent des pères dont la position en consultation constituerait une réponse à ce mouvement de rapprochement mère-enfant. Ce qui nous conduit à la nécessité de penser la consultation thérapeutique dans une logique de triade et non de deux paires de dyades. Il semblerait donc qu’en réponse à cette mouvance régressive mère-enfant, le père se retrouve en périphérie de la relation mère-enfant indifférenciée et nous comprenons que cette périphérisation du père pourrait prendre plusieurs formes. Par exemple, faute d’espace relationnel lui étant aménagé dans le lien mère-enfant, et/ou à défaut d’investir activement le processus thérapeutique de son enfant, le père pourrait en être plus ou moins exclu. Dans de meilleures conditions, père et mère disposent chacun d’une place pour l’autre psychiquement dans son rapport à l’enfant (Noël, Cyr, 2009, 2012). Effectivement, les cliniciens rencontrés affirment que même si l’état relationnel et émotionnel de la mère exerce une influence sur la place et le rôle du père auprès de l’enfant au sein du processus et du contexte thérapeutiques, c’est au père d’investir la place lui étant aménagée dans le lien mère-enfant pour y exercer ce que nous comprenons comme une fonction de tiers relationnel différenciateur. Il apparaît donc que les influences de chacun des membres du triangle père-mère-enfant sont circulaires au sein de la triade (Noël, Cyr, 2010). D’après ce qu’expriment les cliniciens interrogés, nous comprenons qu’en investissant cette place et cette fonction de tiers relationnel dans la consultation, le père remplit des fonctions plus traditionnelles, à savoir celles d’un rôle de contenant, de pare-excitation et de différenciateur à l’égard de la dyade mère-enfant (Winnicott, 1956), de représentant du principe de réalité (Mahler, 1955) d’agent de tiercéité (Green, 2002). Nous retrouvons ce que De Neuter (2011) décrit des fonctions paternelles et de la nécessité de se dégager d’une tradition patriarcale et judéo-chrétienne. À sa suite, nous choisissons en effet le terme « fonction de tiers relationnel » afin que l’ensemble des situations triadiques relationnelles puissent être prises en compte, que le tiers soit le père, la mère ou encore une autre femme ou un autre homme, éventualités non évoquées dans les réflexions de nos participants cliniciens, mais bien réelles particulièrement de nos jours.
Le père en extériorité et l’alliance de tiers avec le clinicien
24 À partir des dires des cliniciens rencontrés, la position d’extériorité et la fonction de tiers relationnel auraient une influence déterminante sur la nature du travail et du lien thérapeutique entre le clinicien et le père. Nous comprenons que la nature de la relation thérapeutique mise en place entre ces derniers pourrait se concevoir en termes d’une alliance de tiers : le père et le clinicien, travaillant spontanément de concert, car se rejoignant sur le plan de leur périphérisation par rapport à la dyade mère-enfant. Deux dimensions de cette alliance peuvent être discutées.
25 En premier lieu, toujours à partir de nos analyses des entretiens avec les cliniciens, il semblerait que le clinicien soit appelé à accomplir un véritable travail de soutien à l’égard du père et de son engagement dans la démarche de consultation. Ce soutien porterait d’abord sur le travail de mentalisation du père, ce qui converge avec les résultats de Lecours et coll. (2007) : les participants affirment soutenir la mentalisation paternelle par le recours à différentes modalités d’intervention proposant une première mise en forme des contenus psychiques non mentalisés (jeux de rôles et référence à des situations de la vie quotidienne), proche d’une symbolisation primaire (Roussillon, 2007).
26 En deuxième lieu, les cliniciens rencontrés accordent une grande importance, dans leur travail avec les pères, aux interventions paternelles baptisées « raccourcis mots-émotions » par l’un de ceux-ci. Leurs spécificités se situeraient dans la forme directe et active des interventions et dans l’effet produit sur la dyade et la triade. Ces raccourcis mots-émotions pourraient être compris comme opérant un effet de différenciation de la dyade mère-enfant, renvoyant ainsi à une fonction de tiers relationnel. En effet, ces interventions paternelles réduiraient le mouvement régressif maternel (motivé par la vulnérabilité et la souffrance de l’enfant) par l’élaboration et la mise en place de solutions concrètes et dans l’action visant à remédier aux difficultés de l’enfant. Lorsque ces interventions paternelles portent fruit, elles seraient à l’origine d’un effet cathartique provenant de la mise en évidence, par le discours paternel, d’une dimension importante de la dynamique triadique autour de la problématique de l’enfant, et les cliniciens rapportent qu’à la suite de cela la mère réinstaurerait spontanément une distance plus grande dans son lien avec l’enfant. Le schéma ci-dessous (fig. 1) met en forme notre compréhension de la position du père au sein de la situation thérapeutique de consultation.
Fig. 1 : La position périphérique du père en consultation infantile et la spécificité de ses relations
Fig. 1 : La position périphérique du père en consultation infantile et la spécificité de ses relations
L’agressivité paternelle et son rapport à la souffrance
27 Ce que mettent en évidence nos analyses des entretiens avec les cliniciens rencontrés est que l’enjeu de la violence et de l’agressivité paternelles s’avère prégnant dans leur travail clinique avec certains pères. En référence aux travaux de Fletcher et coll. (2015), qui soutiennent que la dépression paternelle se manifeste notamment par une irritabilité et une propension à l’agir, nous proposons, à partir de ce qu’expriment les cliniciens, que la violence et l’agressivité paternelles puissent exprimer la souffrance des pères. Ce qui n’empêche pas que les agirs paternels violents ou agressifs puissent également renvoyer à la fonction de court-circuiter une réalité psychique débordante et trop souffrante tout en constituant un appel à l’objet et à sa fonction de liaison (Green, 1990, 2000). Cette contribution de Green converge et enrichit les dires des cliniciens rencontrés : pour que le travail clinique advienne, il s’avère nécessaire que le clinicien survive à l’agressivité et à la violence, ceci lui permettant ensuite d’instaurer un espace où pourra se déployer une créativité symbolisante co-construite, actualisant des potentialités de prime abord insoupçonnées chez le père.
Nature du savoir concernant le travail clinique avec les pères
28 L’analyse des entretiens révèle que le savoir clinique pour penser l’intervention auprès des pères serait de nature préconceptuelle. C’est-à‑dire qu’il serait surtout fondé sur le bagage clinique et la sensibilité intuitive des cliniciens rencontrés à défaut de pouvoir se référer à des termes et des concepts théoriques spécifiques à la réalité paternelle. Ce constat d’un manque de référents théoriques a d’ailleurs été soulevé à plusieurs reprises par les cliniciens lors des entretiens de recherche. À ce sujet, ils ont rapporté avoir grandement apprécié réfléchir et discuter de leur pratique clinique à l’occasion de leur participation à cette recherche, car il ne leur serait pas courant de bénéficier d’un espace de parole propice à un retour réflexif et un exercice de théorisation de leur pratique clinique, surtout en ce qui a trait à l’intervention auprès des pères. Cela rejoint directement les conclusions de De Montigny et coll. (2009) qui, déjà en 2009, mettaient en exergue que les institutions de savoir canadiennes ne formaient malheureusement pas adéquatement les différents professionnels destinés à intervenir auprès des pères (travailleurs sociaux, infirmiers ou infirmières, sages-femmes).
Conclusion
29 Cette recherche exploratoire procède à la recension de nombreuses spécificités relatives à l’engagement des pères québécois en contexte de consultation pour leur enfant et formule une conceptualisation du rôle et de la place des pères dans ce contexte. Elle montre également que les pères seraient généralement décrits, considérés et pensés en fonction de références théoriques et cliniques non spécifiques aux pères par des cliniciens eux-mêmes imprégnés d’un contexte culturel donné. Il apparaît primordial de ne pas perdre de vue que chaque père reste un homme avec des enjeux spécifiques au masculin et des potentialités se définissant différemment de celles du maternel.
30 Plusieurs autres thèmes ont émergé de cette recherche et pourraient être explorés en profondeur comme la question des pères contemporains décrits comme « maternants ». Comment comprendre ce phénomène ? Faut-il invoquer l’existence de facteurs de personnalité tels que des identifications paternelles ou maternelles, masculines ou féminines en lien avec l’histoire du sujet ? Ou bien celles-ci seraient-elles en lien avec des représentations sociales actuellement en transformation ? Toutes ces questions pertinentes pourront poursuivre cette recherche qui se veut un prélude au champ d’investigation des pères en consultation clinique pour leur enfant.
Bibliographie
Bibliographie
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- Palacio Espasa, F. 1998. « Les psychothérapies parents-enfants », Journal de la psychanalyse de l’enfant, 22, p. 128-149.
- Roussillon, R. 2007. Manuel de psychologie et de psychopathologie clinique générale,
- Issy-les-Moulineaux, Elsevier-Masson.
- Winnicott, D.W. 1956. « La préoccupation maternelle primaire », dans De la pédiatrie à la psychanalyse, Paris, Payot, p. 285-291.
Notes
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[1]
Cet article est tiré de la thèse de spécialisation (Honours thesis) rédigée par Laurent Castonguay, Les pères en consultation psychologique pour leur enfant : paroles de cliniciens, Université du Québec à Montréal, dirigée par Pr. Raphaële Noël et déposée en mai 2016 ; département de psychologie, Université du Québec à Montréal.
-
[2]
Notre compréhension des dires des cliniciens rencontrés au sujet de la relation mère-enfant nous amène à substituer le terme « symbiotique » par le terme « indifférencié ». Ce dernier permet d’effectuer un pas de côté par rapport à une vision psychopathologique de la relation mère-enfant en plaçant l’emphase sur la perspective développementale de la régression, ce qui est présent dans le discours des cliniciens.