Couverture de EP_081

Article de revue

Monsieur B, un partenaire inespéré

Pages 109 à 121

Notes

  • [1]
    Article issu d’une communication à la Journée de pédopsychiatrie périnatale du Val-de-Marne, le 5 avril 2018, De l’anténatal au postnatal : histoires de partenariat.
  • [2]
    Service universitaire de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent, 5ème secteur du Val-de-Marne, chef de service : Professeur J.-M. Baleyte.
  • [3]
    Francesca Mosca, la psychologue consultante.
  • [4]
    Nous disposions alors d’une Unité d’hospitalisation mère/bébé à temps plein, transformée depuis en hôpital de jour.

1 La clinique en périnatalité ne laisse pas de nous surprendre, heureusement. Nous souhaitons ici témoigner à plusieurs d’une situation qui nous a beaucoup occupées, préoccupées et, finalement, bousculées dans nos projections. Nous, c’est-à‑dire une équipe de psychiatrie périnatale rattachée au Centre Hospitalier Intercommunal de Créteil [22]. Une situation où de très nombreux clignotants étaient allumés : une mère schizophrène, un père récemment arrivé en France qui minimisait cette pathologie, considéré comme possiblement dangereux pour sa femme, une famille maternelle très peu soutenante, elle-même marquée par la maladie mentale.

2 Nous avons reçu ce couple, au début de la grossesse de madame, dans le cadre de la consultation parents-bébés rattachée au service de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent de Créteil et nous les avons suivis, avec leur petite fille Sonia, jusqu’à l’entrée de celle-ci à l’école maternelle. Cette situation nous a amenées à un travail de partenariat étroit avec de nombreux professionnels : service de psychiatrie adulte, sages-femmes de secteur, pmi, maternité, service de néonatologie, aide sociale à l’enfance, juge des enfants, Unité d’hospitalisation mère/bébé, crèche.

3 Avant de détailler notre rencontre avec la famille B, évoquons le contexte de l’accueil de mères schizophrènes en maternité.

Partenaires d’inquiétudes

4 À la Maternité, il n’est pas rare de rencontrer une future mère diagnostiquée schizophrène.

5 La schizophrénie est une maladie mentale chronique et c’est une situation à risque pour la femme, pour le bébé à venir, et pour son entourage.

6 Les femmes schizophrènes qui abordent le processus de maternité sont à risque de décompenser pendant la grossesse mais surtout dans le post-partum immédiat, ou dans les mois suivants, ce qui nécessite une grande vigilance et un accompagnement spécifique par les professionnels concernés (obstétriciens, pédiatres, psychiatres d’adulte et pédopsychiatres, spécialistes de la périnatalité).

7 Nous connaissons ces risques mais, comme toujours, et cela caractérise l’humain et toute sa complexité, il existe une grande variabilité de formes cliniques de cette pathologie mentale et de configurations. Toutefois, l’énoncé même du diagnostic de schizophrénie convoque immédiatement chez les professionnels de la Maternité des représentations le plus souvent négatives et soulève des angoisses majeures. La schizophrénie est associée à l’idée de la folie, de l’étrangeté et d’un danger, pour soi et pour l’enfant à naître.

8 Face à une mère diagnostiquée comme schizophrène, il peut y avoir deux positions extrêmes : la première, catastrophiste, considère la mère schizophrène comme dangereuse, ce qui entraîne une demande de placement du bébé à la naissance ; à l’opposé, la deuxième position banalise et dénie les risques inhérents à ce trouble et affirme que toute femme, même schizophrène, a le droit d’avoir un enfant (et l’on connaît des cas d’aide médicale à la procréation chez des femmes schizophrènes non suffisamment stabilisées), avec souvent le fantasme d’une maternité qui guérirait cette patiente, dans un déni de l’impact du trouble maternel sur les interactions mère/bébé…

9 Ces situations sont toujours très angoissantes et nous connaissons tous ces réunions de professionnels animées, tendues, voire conflictuelles, lorsqu’il s’agit d’une mère schizophrène ou malade mentale, entre les partisans de la mère et ceux du bébé, qui s’affrontent autour de la question de la séparation, dont on ne sait pas toujours qui elle doit protéger.

10 Bien sûr, il y a des cas où la séparation à la naissance est inévitable : une femme dans le déni de ses troubles, isolée, en rupture de liens, sans entourage fiable, délirante, parlant d’un bébé imaginaire mais pas de celui en chair et en os du berceau, et dans l’incapacité de se protéger elle-même et de protéger son bébé.

11 Dans d’autres cas, les premières interactions se passent bien, mais nous savons qu’il y a un réel risque que cela bascule, et que la séparation se révèle nécessaire par la suite… ce qui interroge : fallait-il prendre ce risque du maintien mère/bébé ? L’enfant a-t-il pu profiter de ces premiers temps de rencontre avec sa mère ?

12 Nous savons aussi qu’il n’est pas facile pour un enfant de grandir avec une mère psychotique essentiellement du fait d’une discontinuité relationnelle, de séparations lors des hospitalisations, d’une difficulté pour ces mères à différencier leurs besoins de ceux de leur enfant. Certes, les enfants savent développer des stratégies défensives face à la maladie mentale mais celles-ci sont une source possible d’entraves à leur développement…

13 Sur le terrain, ces situations et les décisions que nous devons prendre en tant que professionnels sont difficiles. Comment organiser la sortie de Maternité ? Avec quel projet ? Retour à domicile avec quel étayage thérapeutique ? Unité d’hospitalisation mère/bébé à temps plein ? Information préoccupante, signalement ou pas ?

14 Nous souhaitons illustrer ce propos par la situation de madame B, où, d’emblée, tous les clignotants sont allumés, suscitant beaucoup d’inquiétudes.

15 Cette présentation va souligner l’importance de prendre en compte autour du bébé à naître ou déjà né, non seulement la femme mais tout son système familial et son entourage, en incluant l’ensemble des professionnels qui sont sur le terrain.

16 Idéalement, il s’agirait pour les professionnels de rester dans une position anticipatrice tempérée et ajustée, en étant conscients des risques, en supportant les angoisses intenses suscitées par l’évolution maternelle et l’observation des interactions mère/bébé, et l’incertitude du projet et de son évolution.

17 Si nous avons choisi cette situation clinique, c’est parce qu’elle interroge les facteurs de résilience d’un couple parental (face aux facteurs de risque que représente une schizophrénie maternelle en particulier) et, notamment les ressources paternelles

Une famille en construction

18 Nous rencontrons madame B au début de sa grossesse : elle nous est adressée par le psychiatre qui la suit depuis de nombreuses années pour une psychose schizophrénique stabilisée, nous dit-on à ce moment-là. Il s’agit d’une grossesse désirée, anticipée, puisqu’elle a demandé à son psychiatre de lui modifier son traitement pour qu’il soit compatible avec l’état gravidique. Elle a rencontré son conjoint il y a quelques mois, dans un lieu de culte qu’elle fréquentait depuis peu et ça a été un coup de foudre. Il désirait un enfant, et madame a voulu le satisfaire.

19 Cependant, quand nous la rencontrons, juste avant les vacances d’été, elle est extrêmement angoissée. Elle a eu sa première échographie, et, tout d’un coup, c’est comme si cette grossesse prenait corps pour elle. En consultation, presque stuporeuse, elle nous dit qu’elle craint de ne pas arriver à s’occuper de son bébé, de ne pas arriver à comprendre ses pleurs.

20 Nous la revoyons quelques semaines après : son état s’est dégradé. La sage-femme qui venait lui rendre visite à domicile l’a trouvé prostrée, avec des idées suicidaires, craignant de faire du mal à son bébé. Elle l’a accompagnée à l’hôpital. Le mari, lui, présent lors de la visite de la sage-femme, ne s’était pas alarmé.

21 Depuis, elle est toujours hospitalisée en psychiatrie.

22 Le suivi avec nous commence véritablement à ce moment-là. Nous proposons un cadre de consultations rapprochées au Petit Moulin aux futurs parents, et une articulation entre les différents partenaires : le service hospitalier de psychiatrie, le centre médico-psychologique, l’équipe de la Maternité, les sages-femmes, les puéricultrices de la pmi. Nous savons que dans des situations semblables, il peut y avoir un clivage entre les équipes de psychiatrie adultes, pour lesquelles la réalisation d’un projet de maternité est un succès, et les équipes de pédopsychiatrie, plus identifiées au bébé à venir, inquiètes pour les conditions de son développement.

23 Nous faisons la rencontre de son conjoint. Celui-ci suscite la méfiance unanime de l’équipe du service de psychiatrie adulte où madame B est hospitalisée pour plusieurs raisons :

24 – on le soupçonne d’être très « intéressé » par madame B, pour les avantages matériels que cette union pourrait représenter pour lui : la possibilité de se marier, de régulariser sa situation en France (il vient d’un pays en dehors de la communauté européenne et n’a pas de papiers), de bénéficier des revenus de madame, de son logement ;

25 – il est « trop religieux pour être honnête »… et, surtout, il semble penser que les textes sacrés valent mieux que les neuroleptiques. Peut-être a-t-il convaincu madame de ne plus prendre son traitement neuroleptique, ce qui aurait favorisé sa dernière décompensation. Il banalise les troubles de madame, ne montre aucune inquiétude quant à l’arrivée de leur enfant. Il est d’un optimisme forcené : tout ira bien, il n’aura aucun problème, et ils n’auront besoin d’aucune aide. Si nécessaire, ils feront appel au frère de monsieur, qui est leur voisin, est marié et a trois enfants.

26 Madame va très mal, elle respire l’angoisse, souffre toujours d’hallucinations auditives malgré un traitement très conséquent, et elle commence à nous dire qu’elle craint de commettre des attouchements sexuels sur leur bébé.

27 Au Petit Moulin, nous éprouvons pour madame B de l’empathie et une forte préoccupation. Et l’une d’entre nous [33] ne peut pas s’empêcher d’avoir en tête une idée assez précise de ce qui serait « bien », tout en en ayant un peu honte, quand elle l’expose aux collègues : c’est que cette grossesse et la perspective du bébé débordent complètement les capacités de contenance de madame, qu’elle s’angoisse de plus en plus, à juste titre, de ne pas y arriver, et qu’il faudrait la soulager en lui présentant la possibilité de confier son enfant à des tiers qui auraient les moyens de bien s’en occuper. Nous ne comptons pas sur les ressources de son conjoint, que nous considérons, comme tous les autres intervenants, avec une certaine méfiance.

28 Quand monsieur B apprend que sa conjointe attend une petite fille, il s’en réjouit parce qu’il l’imagine toute à son service, un propos qui n’est pas fait pour nous rassurer.

29 Au cours des rencontres avec le couple, nous qualifions les angoisses de madame de « préoccupation maternelle ». C’est normal, lui disons-nous, qu’elle s’inquiète pour son bébé et qu’elle veuille le protéger des angoisses qui la débordent et qui, en effet, peuvent beaucoup limiter sa disponibilité. Nous faisons avec eux l’inventaire des différentes possibilités d’aides, de la travailleuse familiale qui intervient à domicile à la famille d’accueil.

30 Mais monsieur ne veut d’aucune aide, et madame tient beaucoup trop au lien avec son mari pour pouvoir se singulariser.

31 Cependant, petit à petit, une alliance se crée entre ce couple et nous, basée sur une sorte de « pacte de sincérité ». Madame nous parle sans fards de sa maladie, et nous aussi, nous allons leur parler de nos inquiétudes (ne sommes-nous pas payées également pour nous inquiéter ?) et de ce qu’il faudrait pour nous rassurer.

32 Leurs histoires à chacun vont se déployer au cours de nos rencontres : une mosaïque faite d’évènements tragiques, de figures parentales malades ou défaillantes, de retournements heureux, de désir de s’en sortir.

33 La mère de madame, qui souffre de troubles mentaux importants, a été souvent hospitalisée quand madame était enfant. À l’occasion d’une de ces hospitalisations, madame a été placée dans une famille d’accueil en province, et c’est là qu’elle aurait été victime d’attouchements sexuels, de la part d’un adolescent de la famille. Ces abus n’ont pas fait l’objet de poursuites judiciaires.

34 Monsieur a eu une entrée dans la vie adulte difficile. Lui aussi, nous dira-t-il, était un peu fou. Cela se manifestait chez lui par de la violence. Il était très bagarreur, et il a sévèrement blessé quelqu’un à deux reprises. Finalement, c’est la rencontre avec la religion qui lui a permis de s’apaiser, dit-il. Il nous racontera plus tard que sa propre mère avait été placée aussi, parce qu’elle était restée orpheline très jeune, chez une tante, qui l’avait mise au service de sa famille. Quand elle s’est mariée, elle s’était réjouie de la diminution de la charge de travail que cela représentait.

35 On comprend mieux que l’idée d’un placement de leur enfant ne les rassure pas.

36 En fin de grossesse, certaines échographies sont inquiétantes – bébé hypotrophe, petit périmètre crânien –, ainsi que les résultats de l’amniocentèse. Pourtant, les deux parents affichent toujours le même optimisme inébranlable : tout ira bien, disent-ils.

37 Nous prévoyons une hospitalisation dans notre Unité mère/bébé tout de suite après l’accouchement. Il nous semble impossible, à moins de prendre des risques considérables, que cette mère puisse retourner à la maison avec son bébé, même avec un père qui se déclare totalement disponible pour s’en occuper. Madame est, en effet, toujours extrêmement angoissée de pouvoir commettre des attouchements sur son bébé.

38 Peu de temps avant son accouchement, elle nous demande pourquoi faut-il qu’elle perde les eaux. Nous ne comprenons pas bien sa question et lui demandons de nous aider à l’éclaircir, jusqu’au moment où nous comprenons enfin qu’elle pensait perdre les os, et non pas les eaux…

39 Depuis le début, elle pensait qu’accoucher allait la priver des éléments solides de son corps.

40 Finalement, elle accouche avec un mois d’avance de Sonia. Son petit poids justifie une hospitalisation dans le service de néonatologie. Madame est toujours hospitalisée en psychiatrie, mais dispose de permissions quotidiennes pour aller voir son bébé, accompagnée de son mari.

41 Il y a des moments d’intense souffrance pour madame, déchirée entre l’amour très fort qu’elle dit éprouver pour sa fille et son incapacité à la prendre dans ses bras, du fait de ses phobies d’impulsion très envahissantes.

42 Après un mois en service de néonatologie, madame et Sonia sont admises à l’Unité mère/bébé [44] (umb), Unité d’hospitalisation à temps plein, rattachée à notre service. Madame, comme elle le faisait en psychiatrie d’adultes, épuise l’équipe avec ses demandes incessantes de réassurance sur le fait qu’elle n’a pas commis d’attouchements sexuels sur sa fille.

43 Elle a beaucoup de difficultés à s’occuper d’elle : la prendre dans ses bras, la nourrir, et plus encore changer sa couche sont des épreuves à la limite de l’insupportable. Le père, en revanche, se montre plutôt adapté. Il vient tous les jours, et interroge très fréquemment l’équipe soignante au sujet du maternage. Il apprend à doser les biberons, à donner le bain, à porter sa fille et s’appuie sur les conseils et recommandations des infirmières de l’umb. L’équipe note la détente de la petite Sonia quand elle retrouve son père.

44 Cette situation met à mal l’équipe de l’umb, qui a rarement rencontré auparavant une mère aussi massivement entravée dans l’exercice de sa fonction maternelle.

45 Nous sommes conviées à une synthèse où la discussion porte essentiellement sur la question du signalement et du placement de Sonia.

46 Finalement, une tentative de suicide par phlébotomie de madame, même si la blessure est très superficielle, conduit à une information préoccupante que la cellule de recueil transmet immédiatement au juge pour enfants. Le juge décide d’une ordonnance de placement provisoire à l’Unité mère/bébé.

47 Le père se sent trahi par l’équipe de l’umb, à qui il reproche d’avoir écrit des « méchancetés », mais nous pouvons discuter longtemps avec eux des motifs d’inquiétude du juge, et de ce qui pourrait la rassurer. Monsieur B et sa femme se mobilisent très activement pour que Sonia ne soit pas placée en pouponnière ou dans une famille d’accueil. Ils acceptent les aides à domicile qu’on leur propose, et vont solliciter la famille de monsieur.

48 C’est ainsi que le frère de monsieur B et sa femme vont avec eux rencontrer le juge pour dire qu’ils s’engagent à être présents auprès de la petite Sonia et à aider ses parents.

49 Toute cette période s’accompagne de tensions entre les différents partenaires. L’inquiétude est très forte et les questionnements nombreux sur la capacité de cette famille à soutenir le développement de l’enfant de façon « suffisamment bonne ». Et pourtant, la situation va évoluer. Le médecin chef du service et responsable de l’umb décide du retour à domicile de madame. Sonia reste à l’umb mais ses parents viennent la voir tous les jours. Depuis qu’on ne la contraint plus à donner les soins à Sonia, madame va mieux, et peut mieux interagir avec sa fille, même de façon très furtive.

50 L’ase fait une évaluation de la situation. Finalement, le juge décide d’une aide éducative à domicile (aed) pendant six mois, et autorise les parents à prendre Sonia chez eux. Bien entendu, cette sortie s’accompagne d’un certain nombre d’étayages : quatre heures de technicienne de l’intervention sociale et familiale (tisf) par jour, soins au Petit Moulin (consultations rapprochées, suivi en psychomotricité), visites de la pmi, visites de l’éducatrice, etc.

51

La puéricultrice qui intervient à domicile raconte :
J’ai rencontré madame B sur proposition de la sage-femme afin de faire connaissance avec elle avant l’accouchement. Elle était encore enceinte et hospitalisée en psychiatrie depuis déjà quelques semaines. Madame nous a accueillies très gentiment et nous avons pu parler de ses angoisses face à l’arrivée du bébé.
Après la naissance, j’ai pris régulièrement des nouvelles de Sonia auprès de l’équipe médicale. Je suis venue faire sa connaissance à l’Unité mère/bébé où je l’ai vue avec ses deux parents.
Les sorties de Sonia ont été organisées de façon régulière et progressive en vue d’un retour définitif au domicile.
Lors de la première visite à domicile faite avec l’éducatrice chargée de la mesure d’ordonnance de placement provisoire (opp), Sonia dort dans son lit installé dans la chambre des parents. Madame commence à parler de Sonia, comme si elle récitait une leçon, sur un ton monocorde, sans affect, puis elle s’illumine subitement et s’émerveille en parlant des babillements de Sonia et de ses petits jeux quand elle est au tapis.
Lorsque Sonia se réveille, monsieur va la chercher et la gardera dans ses bras pendant tout l’entretien. Il est dans une démonstration manifeste du « tout va bien » et veut nous montrer qu’il s’occupe bien de sa fille. Madame, quant à elle, regarde dans le vide et décroche de la conversation.
Au cours de la seconde visite à domicile, trois jours plus tard, madame demande à prendre Sonia. Lorsque monsieur lui dépose Sonia dans les bras, instantanément, madame se fige. Monsieur lui parle et réinstalle Sonia, Madame se détend, parle avec nous et alors Sonia la regarde et lui sourit. Madame lui donne ensuite le biberon, tout se passe bien jusqu’au moment où la petite fille s’énerve. Madame semble perdue, elle cherche son mari du regard et se fige à nouveau, désemparée.
Monsieur prend alors sa fille, s’en occupe et nous dit : « J’adore tellement ma petite fille, je la veux pour moi tout seul. Je sais qu’elle ne se calmera pas avec sa maman mais avec moi oui. »
Au cours des visites, il répète sans arrêt qu’il aime sa petite fille, qu’il sait exactement ce dont elle a besoin, qu’il la comprend quand elle pleure. Madame, quant à elle, semble souvent perdue dans ses pensées. Elle évoque son manque d’expérience et dit qu’« elle ne sait pas faire ».
Petit à petit, avec l’aide de la travailleuse familiale qui intervient quatre heures par jour, l’organisation familiale se met en place : madame se focalise sur le ménage et la préparation des biberons, monsieur s’occupe de tous les soins concernant Sonia.
L’état de madame est très fluctuant. Elle est parfois très mal, avec des pertes de mémoire, des comportements comme robotisés, et elle est souvent très centrée sur elle-même. D’autres fois, elle est souriante et nous parle de sa petite fille mais de manière mécanique. Elle est parfois en relation avec Sonia, lui parle, lui sourit mais toujours de loin.
Sonia est une petite fille souriante, qui est bien dans la relation, aime être portée et sait très bien se faire comprendre. Elle rentre en crèche à 9 mois, après un voyage dans le pays d’origine de son père, où sa mère et elle-même ont été présentées à la grand-mère paternelle.
Lorsque Sonia commence à se déplacer, nous pouvons constater qu’elle vient peu vers sa maman. Madame se trouve toujours en difficulté lorsque Sonia l’approche, mais elle lui parle beaucoup.
Un mois après l’entrée de Sonia en crèche, monsieur reprend le travail et c’est donc madame qui doit accompagner Sonia à la crèche le matin. Elle doit l’habiller, lui donner le biberon et l’installer dans le cosy, mais cela la déborde rapidement : monsieur devra donc arrêter de travailler pour s’occuper de Sonia.
Le couple a du mal à voir grandir Sonia et il leur est difficile d’anticiper les dangers de la maison. Sonia fera un malaise suite à l’ingestion d’un médicament mal rangé de madame et sera hospitalisée. Cet incident permettra aux parents de prendre conscience des dangers et d’adapter leur environnement.
Finalement, Sonia s’est épanouie entre ses parents et la crèche. L’étayage mis en place aura permis à cette petite fille de grandir avec ses parents malgré les grandes inquiétudes de l’équipe.
Pour ma part, je ressentais une méfiance importante vis-à‑vis de ce monsieur qui banalisait les troubles psychiatriques de sa femme et je me demandais quelles raisons l’avaient poussé à épouser une femme si malade. En tant que puéricultrice, je ressentais une grande angoisse dans la prise en charge de cette situation. J’avais l’impression que cette petite fille était coincée entre une mère potentiellement dangereuse et un père potentiellement pervers. Mais je me suis rendu compte, au fur et à mesure, que monsieur s’occupait de de Sonia, de sa femme, et qu’il n’avait pas pris la poudre d’escampette.

52 Deux mois après la fin de l’hospitalisation à l’Unité mère/bébé, au Petit Moulin, nous constatons des améliorations spectaculaires. Sonia est beaucoup moins tendue et vigilante et semble se développer de façon satisfaisante. La relation avec ses deux parents est plus harmonieuse, surtout avec son père. Madame est clairement en retrait par rapport à elle, mais elle est moins envahie par ses angoisses. Elle peut maintenant, de temps en temps, la prendre dans ses bras et la nourrir. La changer reste difficile mais elle peut avoir, parfois, de jolis moments d’échange avec elle. Sonia, elle, semble intégrer cette position de la mère, et elle s’adresse surtout à son père.

53 Nous les recevons régulièrement en consultation, et Sonia vient, avec son père, en psychomotricité, toutes les semaines, jusqu’à ses 22 mois. Les séances se passent bien, monsieur B est bien ajusté à sa fille et Sonia se développe normalement.

54 À l’occasion de son retour dans le service, nous demandons à Agnès Boucris, psychomotricienne, d’apprécier les possibilités de la mère de s’engager plus auprès de sa fille. Elle nous confie :

55

Quand je rencontre Sonia et sa maman, Sonia est âgée de 2 ans. Jolie petite fille aux cheveux bouclés noirs et aux yeux perçants, d’une marche affirmée, elle me suit facilement dans la salle. La maman donne l’impression immédiate d’un grand ralentissement. Elle s’extirpe avec beaucoup de difficulté de la chaise de la salle d’attente et nous suit.
Dès que nous sommes dans la salle, madame s’assoit sur un fauteuil installé près du tapis et Sonia part à la découverte de l’espace. Ne s’intéressant peu ou pas à sa maman, elle ne s’adresse qu’à moi. Je suis étonnée par ses compétences. Son langage est déjà riche avec une construction de petites phrases. Elle accepte d’emblée les moments de partage avec moi, mais il faut qu’elle les initie. Sur un ton autoritaire, elle exige qu’on lui donne et suit peu la proposition de jeu du premier coup. Sans m’ignorer, elle a tendance à s’auto-suffire dans ses jeux. Tout le long de ces deux séances d’évaluation, madame B, enfouie dans une grande robe d’une propreté limite, est enfoncée dans le fauteuil. Tentant de regarder sa fille en activité, elle lutte contre la pression de sommeil. Quand je la questionne sur son quotidien, elle me parle de sa maladie et évoque les effets de son traitement. Elle parle de sa fille avec tendresse et intérêt mais elle est incapable de me décrire ses activités au quotidien. Elle me dit ne pas parvenir à s’en occuper. Le souci de cette maman pour sa fille est très effectif, mais il lui est impossible d’être présente psychiquement et physiquement de manière continue et stable pour sa fille, les phobies de contact sont impressionnantes.
Lors de ces deux temps d’évaluation, j’observe ma tendance à ne m’adresser qu’à la fille en oubliant la maman. Je sens aussi mon envie d’interventions autoritaires envers cette enfant tyrannique…
Il me faut orienter les séances sur de petits jeux interactifs très simples, permettant un partage émotionnel (bulle, balles, danses, chants, cris…), ou des jeux symboliques plus élaborés… Il s’agit d’accompagner Sonia dans l’assouplissement de la maîtrise rigide protectrice installée mais également de tenter de guider la maman pour accéder à sa fille.
La maman ne parvient pas à nous rejoindre sur le tapis et à entrer dans le partage. Je propose alors des situations qui lui permettent d’entrer dans des échanges à trois tout en restant assise dans le fauteuil (échanges de balles, monter et descendre des blocs mais aussi petits jeux symboliques avec la dînette ou la poupée). Madame, d’une grande inertie, répond brièvement à mes sollicitations, mais ne parvient pas à les attraper pour entrer dans ce partage ludique et prendre une place plus active. Elle s’arrête et regarde.
Par contre, quand Sonia, qui a tendance à me prendre comme seule interlocutrice, me donne quelque chose, madame lui demande : « Et moi, tu me le donnes ? »
Sonia répond à cette sollicitation avec mon soutien, mais elle repart, aussitôt la consigne exécutée. Madame, les épaules en avant, la voix enfantine presque suppliante, me donne l’impression d’une petite fille en quête d’amour… Comme si les rôles étaient inversés… la petite fille venant rassurer la part infantile de sa propre mère.
Prise dans ma mission de soutien du lien mère/enfant, je suis inquiète et commence même à me décourager. Je cherche de petits espaces d’ouverture afin de mettre en rapport la mère et la fille, mais rien n’y fait.
Au bout de quelques séances, le père vient. Il se montre tout de suite très présent. C’est manifestement à lui que Sonia s’adresse. S’asseyant sur le tapis, en me racontant le quotidien à la maison, il regarde Sonia jouer tout en participant… Elle est autoritaire et tyrannique mais le papa est conscient de cette situation et tente d’y remédier…
Je cherche alors une circulation dans cette triade. Le papa comprend immédiatement, il essaie d’introduire la maman dans le cercle. Nous n’y parvenons pas… Monsieur m’explique que la maman dort plusieurs heures par jour à cause de son traitement. C’est lui qui s’occupe de Sonia. Madame écoute et acquiesce.
Rapidement le papa questionne la nécessité de ces séances. Il trouve que Sonia se développe bien et il n’a pas de question particulière. Il répète plusieurs fois que, maintenant, il est organisé pour assurer à Sonia ce dont elle besoin et explique que cela lui demande beaucoup de déplacements.

56 Après en avoir parlé avec la consultante, nous décidons d’arrêter les séances…

57 Au cours des derniers mois du suivi au Petit Moulin, autour des 2 ans de Sonia, monsieur nous dit être heureux de pouvoir mener une vie plus normale, avec beaucoup de rendez-vous, certes, mais sans les allers-retours incessants entre les hôpitaux. Il s’autorise maintenant à parler de ses inquiétudes. La longue hospitalisation de sa femme en psychiatrie a été un cauchemar, et il a très peur qu’elle ne décompense à nouveau, mais, maintenant, il peut quitter son bouclier d’optimisme forcené et s’autoriser à être plus authentique.

58 Finalement, le père fait « une très bonne mère », et madame avance à son rythme dans l’investissement de sa nouvelle condition de parent. Peu à peu, le temps passé avec sa fille diminue la part des projections délirantes. Elle parvient, progressivement, à mieux investir sa fille pour ce qu’elle est.

59 Nous aussi, nous avons fait du chemin avec eux, nous qui étions parties de l’idée que la séparation du bébé de sa famille était la seule hypothèse envisageable. Nous avons fait avec eux le chemin de penser à plusieurs, et de soutenir les ressources du système parents/bébé/soignants. La place du père et les compétences qu’il a montrées auprès de sa fille, ainsi que son étonnante capacité à supporter la pathologie de sa femme ont été déterminantes.

Épilogue

60 Nous avons récemment repris contact avec monsieur et madame B, ainsi qu’avec l’infirmière référente du cmp adulte.

61 Sonia va bien. Elle aime aller à l’école et est bien insérée dans sa classe. Pendant les vacances scolaires, elle va souvent chez ses cousins, qui n’habitent plus à côté de chez elle. Elle sait s’affirmer et son tempérament princier se confirme…, à la maison en particulier.

62 Madame B, qui sortait d’une longue hospitalisation, dit que tout se passe bien. Elle ne peut toujours pas s’occuper de Sonia sur le plan matériel. Ce n’est pas elle qui l’accompagne à l’école et qui va la rechercher. Elles peuvent jouer ensemble, nous dit-elle, à la pâte à modeler. Notre coup de fil l’inquiète un peu. Y aurait-il quelque chose qui n’irait pas ?

63 Monsieur B, lui, nous dit aussi que Sonia va très bien. Il a organisé, afin de pouvoir retravailler, tout un dispositif d’accompagnement de Sonia, qui nous rappelle celui qui avait été mis en place par l’équipe d’aide éducative.

64 Nous interrogeons monsieur sur ses souvenirs du suivi complexe dont Sonia, sa femme et lui-même ont bénéficié ? fait l’objet ? Il en a une vision somme toute positive et pense que toutes ces aides les ont aidés à garder Sonia auprès d’eux, ce à quoi il tenait par-dessus de tout.

65 Ce père a donc fait ce qu’il fallait pour montrer qu’il était à même de s’occuper de sa fille. Il a mobilisé les ressources de sa famille pour se faire aider.

66 La mère de Sonia ne va pas mieux, mais elle semble cependant attachée à sa fille, tout en la tenant clairement à distance d’elle. Peut-être est-ce là sa façon de la protéger de sa maladie, de ses idées délirantes.

67 Nous ne savons pas quel sera le trajet de vie de Sonia, comment elle va vivre, à long terme, le fait d’avoir une mère aussi perturbée, mais, pour l’instant, elle grandit bien et s’appuie sur un père aimant et cadrant, et sur une mère en position très périphérique, mais sans doute aimante et attentive à sa façon.

68 La famille a trouvé ses propres ressources.

69 Une situation complexe, insolite, mais qui semble fonctionner. Il n’est pas certain que la séparation de Sonia d’avec son milieu familial aurait été plus favorable pour son développement.

70 La morale de cette histoire est qu’il aurait été sans doute dommage de nous priver des ressources du père, ressources que nous n’avons pas perçues d’emblée, bien au contraire. Et que c’est l’alliance avec lui, comme père de Sonia et comme conjoint de madame B, qui a été déterminante pour l’évolution relativement heureuse de cette situation.

Bibliographie

Bibliographie

  • Anthony, E.J. 1980. « Modèle d’intervention au niveau du risque et de la vulnérabilité pour des enfants de parents psychotiques », dans E.J. Anthony, C. Chiland, C. Koupernik, L’enfant dans sa famille, l’enfant à haut risque psychiatrique, Paris, Puf, coll. « Le fil rouge », p. 121-146.
  • David, M. 1987. « Souffrance du jeune enfant exposé à un état psychotique maternel », Perspectives psychiatriques, 6, 1, p. 7-21.
  • David, M. ; Jardin, F. 1991. « La constitution du self et de l’objet chez les nourrissons de mères psychotiques », Devenir, 3, 1, p. 55-61.
  • Jardin, F. ; Léger, E.M. 1986. « Être nourrisson de mère psychotique », dans G. Garonne, A. Jablensky, J. Manzano (sous la direction de), Jeunes parents psychotiques et leurs enfants, Paris, simep, p. 105-114.
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  • Manzano, J. 1988. « Mères psychotiques et leurs enfants. Interventions préventives », dans B. Cramer (sous la direction de), Psychiatrie du bébé. Nouvelles frontières, Paris, Eshel, p. 283-299.
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Notes

  • [1]
    Article issu d’une communication à la Journée de pédopsychiatrie périnatale du Val-de-Marne, le 5 avril 2018, De l’anténatal au postnatal : histoires de partenariat.
  • [2]
    Service universitaire de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent, 5ème secteur du Val-de-Marne, chef de service : Professeur J.-M. Baleyte.
  • [3]
    Francesca Mosca, la psychologue consultante.
  • [4]
    Nous disposions alors d’une Unité d’hospitalisation mère/bébé à temps plein, transformée depuis en hôpital de jour.
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