Notes
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[1]
Parents et patients sont temporairement suivis séparément par le même thérapeute ou par deux thérapeutes différents. Cette forme de thérapie familiale est particulièrement recommandée quand le patient est confronté à des attitudes parentales critiques et peu empathiques.
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[2]
L’ee (Émotion exprimée) décrit une dimension du climat familial caractérisée par des attitudes critiques et/ou une sur-implication émotionnelle vis-à-vis du patient. Les patients tca de familles ayant un niveau élevé d’ee ont un moins bon devenir que ceux bénéficiant d’un climat familial plus empathique (voir Duclos et coll., 2012).
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[3]
Démarche qui fonde ses décisions cliniques sur des données scientifiques.
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[4]
Égo-syntone : des comportements, valeurs ou émotions qui sont en harmonie avec les besoins et les buts de la personne. À l’opposé, l’égo-dystonie décrit des pensées et comportements qui sont en conflit avec les besoins et les buts de la personne et l’image idéale d’elle-même.
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[5]
La Thérapie d’acceptation et d’engagement ou act (Acceptance and Commitment Therapy) d’inspiration cognitivo-comportementale, favorise l’exploration et l’acceptation de cognitions et émotions désagréables qui, jusque-là, ont conduit la personne à éviter ou renoncer à des actes correspondant à ses valeurs essentielles. La personne peut ainsi plus librement réaligner ses actes avec ses croyances et valeurs fondamentales (Merwin, Timko, 2013).
Aperçu historique : des parents pathogènes à la famille pathogène ?
1 Les premières descriptions cliniques de l’anorexie mentale (am) ont d’emblée donné aux parents une place prépondérante, généralement négative, dans la genèse de ce trouble (voir Cook-Darzens, 2014). Ainsi, vers la fin du xix e siècle, Gull puis Charcot décrivaient les parents des jeunes anorexiques comme ayant des attitudes pathologiques et une influence « particulièrement pernicieuse », les recommandations thérapeutiques étant d’éloigner la patiente de ses parents. Avec la montée des théories psychanalytiques au cours de la première moitié du xx e siècle, une vision plus nuancée du rôle des parents a vu le jour. Mais l’accent continuait à être mis sur la présence de défaillances parentales (notamment maternelles) censées contribuer au développement précoce de difficultés psychologiques chez la future patiente (Bruch, 1975) et prenant la forme de perturbations intéroceptives, de distorsions d’image corporelle et de difficulté à se construire un Moi authentique. Néanmoins ces théories avaient le mérite de proposer un projet thérapeutique réparateur, sous forme de psychothérapies individuelles pour la patiente et pour sa mère.
2 L’apparition de la pensée systémique au cours des années 1960-1970 a vu émerger des conceptualisations plus interactionnelles de l’am, encourageant ainsi le développement de la thérapie familiale et de ses applications spécifiques aux troubles du comportement alimentaire (tca). En effet, vers la fin des années 1970, deux pionniers de la thérapie familiale, Minuchin et Selvini-Palazzoli (voir Cook-Darzens, 2014), ont posé l’existence de processus familiaux dysfonctionnels censés contribuer (ou constituant le contexte nécessaire) au développement et au maintien d’une am chez l’adolescent. Ces deux modèles se rejoignaient pour décrire la famille « psychosomatique » ou « anorexique » comme 1) fusionnelle, enchevêtrée et fermée au monde extérieur ; 2) valorisant le groupe familial plutôt que l’individu ; 3) rigide et peu adaptable ; et 4) impliquant fortement la future patiente dans des conflits conjugaux souvent inavoués. Dans ce contexte, l’anorexie reflétait une solution symptomatique à une problématique familiale qui devait être réparée. Certes ces théories systémiques et les pratiques familiales qui en découlaient présentaient l’avantage d’impliquer toute la famille dans le processus thérapeutique, mais elles comportaient aussi le risque de culpabiliser et stigmatiser les parents, favorisant ainsi une posture familiale plus défensive que collaborative.
Vers de nouveaux modèles thérapeutiques : une démarche empirique
3 Depuis les années 1980, de nombreuses recherches ont été menées sur le rôle des familles dans la survenue et le devenir du tca qui ont réfuté toute notion de causalité familiale systématique ou exclusive. En revanche, l’existence de processus co-évolutifs continus entre famille et maladie est actuellement admise, donnant à la famille un rôle essentiel dans l’évolution et le devenir du tca une fois que celui-ci est installé. De manière circulaire, les symptômes impriment dans la durée une nouvelle organisation familiale, souvent marquée par une focalisation rigide sur la maladie, entraînant un rétrécissement du registre des comportements adaptatifs et des patterns relationnels, qui tend à son tour à maintenir ou aggraver le trouble alimentaire (Le Grange, Eisler, 2008). Ce sont sur ces boucles familiales délétères et inadéquates que la thérapie familiale cherche désormais à agir de manière précoce et intensive, notamment en favorisant une gestion parentale efficace des symptômes alimentaires, symptômes dont on sait que l’interruption précoce optimise le pronostic.
4 En ce qui concerne plus précisément les parents, certains facteurs parentaux spécifiques (intensité de l’expérience de fardeau et de détresse face à la maladie, vision de son rôle d’aidant naturel, adéquation des stratégies de coping, niveau d’empathie vis-à-vis de son enfant malade…) ont été repérés comme ayant une influence directe sur la sévérité et l’évolution/le devenir du tca, ainsi qu’une influence plus indirecte sur la qualité d’adhésion de la famille au projet thérapeutique (Treasure et coll., 2010). Dans l’ensemble, des parents empathiques, qui se sentent compétents et efficaces, qui connaissent bien le trouble contre lequel ils se battent et qui se sentent soutenus en tant qu’agents de changement, contribuent de manière significative à l’amélioration de leur enfant.
Modèles actuels : la méthode de Maudsley, une thérapie familiale centrée sur les symptômes
5 D’autres recherches sur l’efficacité de certaines formes de thérapie familiale dans le traitement des jeunes patients tca sont venues compléter ces nouvelles conceptualisations du rôle des parents dans la survenue et le maintien des tca. Il s’agit principalement du modèle familial de Maudsley et de sa version manualisée, le Family-Based Treatment ou fbt (Lock et coll., 2001), une approche ambulatoire brève qui s’avère particulièrement efficace auprès de patients anorexiques de moins de 18 ans non chronicisés, médicalement stables et sans comorbidité importante. Les caractéristiques essentielles de ces modèles sont : 1) de considérer la famille comme faisant partie de la solution plutôt que du problème ; 2) de donner la priorité à l’amélioration symptomatique ; 3) de donner aux parents un rôle-clé dans la renutrition de leur enfant en milieu familial ; et 4) d’utiliser la technique d’externalisation, consistant à distinguer la patiente de sa maladie de manière à regrouper les énergies familiales contre le trouble plutôt que contre la personne malade. Les résultats des travaux des quinze dernières années sur l’efficacité du fbt confèrent à ce modèle thérapeutique une place emblématique parmi les traitements validés des tca de l’adolescent, et ses postulats et interventions thérapeutiques ont été intégrés dans les principaux guides internationaux de bonne pratique clinique (voir Cook-Darzens, 2014).
6 L’ajout de groupes de « consultation parents-à-parents » (Rhodes et coll., 2009) permettant à des parents novices de profiter de l’expérience de parents vétérans, avait assez tôt mis en lumière et renforcé l’importance donnée aux parents dans le Modèle de Maudsley. Des expériences de thérapie familiale scindée [1] ont également souligné l’intérêt d’un travail plus soutenu avec certains parents dont le niveau élevé d’Émotion exprimée [2] (ee) compromet les chances d’amélioration de leur enfant. Plus récemment encore, une adaptation du manuel de fbt, centrée exclusivement sur les parents (Parent-Focused Therapy ou pft), a encore intensifié cette tendance. L’argument principal de ce nouveau choix thérapeutique est que les caractéristiques de déni, d’opposition et de faible motivation au changement, classiquement rencontrées chez les patients anorexiques, parasitent les séances familiales et affaiblissent les interventions destinées à aider les parents à interrompre les symptômes (Le Grange et coll., 2016). De fait, la patiente est exclue du processus thérapeutique, sa participation se limitant désormais à une pesée par une infirmière, suivie d’un court entretien avec elle. Les résultats d’études récentes sur ce modèle thérapeutique ou sur des formules équivalentes mais moins extrêmes (Ganci et coll., 2018 ; Le Grange et coll., 2016) suggèrent une efficacité équivalente du pft et du fbt, arguant néanmoins en faveur du pft dans la mesure où cette approche est moins coûteuse et plus facile à disséminer. Un dernier pas a été franchi tout récemment, avec le développement de diverses versions en ligne du protocole de pft, transmis sous forme de modules éducatifs, forums et vidéo chats encadrés (guided self-help), l’objectif étant de faciliter, pour certaines familles géographiquement isolées et/ou éloignées des soins spécialisés, l’accès à une guidance parentale utile (Lock et coll., 2017).
Points positifs
7 Le premier point positif de ces nouvelles théories et pratiques familiales est l’abandon de la notion de causalité familiale et l’adoption d’approches plus neutres quant à la responsabilité étiologique de la famille. Une telle perspective favorise une meilleure alliance thérapeutique et permet de mobiliser plus aisément les compétences et énergies parentales. Ceci est particulièrement important lorsque le clinicien est confronté à un trouble souvent caractérisé par le déni et une faible motivation au changement de la part de la patiente, faisant obligatoirement des parents la force vive initiale du traitement.
8 La dimension manualisée du traitement est également fortement appréciée des parents, tout du moins ceux dont l’enfant montre une bonne réponse thérapeutique, qui la perçoivent comme une « feuille de route » structurée et prévisible jouant un rôle contenant, sécurisant et apaisant (Wallis et coll., 2017).
9 Le rôle essentiel donné aux parents dans la renutrition de leur enfant en milieu familial a également le mérite de resituer l’anorexie et sa guérison dans leur contexte naturel de développement et d’évolution, c’est-à-dire la famille, et d’imprimer une prise de poids plus rapide et donc moins coûteuse que d’autres modèles de thérapie familiale (Agras et coll., 2014). Les liens d’attachement sur lesquels le patient (et tout particulièrement l’enfant de 8 à 13 ans) aura besoin de s’appuyer pour cheminer vers la guérison sont respectés, et les risques de régression ou de rupture développementale (familiale, sociale, scolaire…) minimisés. Les risques de rechute souvent observés au moment du retour à la maison après une hospitalisation sont également diminués.
10 Par ailleurs, l’implication régulière des deux parents dans la thérapie, bien sûr encouragée par tous les courants de thérapie familiale, l’est de manière particulièrement insistante dans l’approche fbt dans la mesure où l’un des principaux objectifs thérapeutiques est de créer une équipe parentale unie et cohérente qui parviendra à prendre en charge les symptômes de manière efficace. Une participation des deux parents permet à chacun d’eux de contribuer de manière unique (mais synergique) à l’amélioration de leur fille, elle redonne également au père un rôle thérapeutique qui n’a pas toujours été valorisé, même si le concept de Faim du Père de Maine en soulignait l’importance. Cet objectif thérapeutique a créé un terrain propice à la réalisation de recherches comparatives qui permettent actuellement de mieux comprendre les contributions singulières du père et de la mère au processus thérapeutique (Rienecke et coll., 2016 ; Wallis et coll., 2018). En ce qui concerne le père, son degré d’assiduité aux séances familiales est directement lié à l’amélioration symptomatique de sa fille, et son impact thérapeutique est plus rapide et plus marqué que celui de la mère lorsqu’il s’engage de manière forte et positive dans la thérapie familiale (Jauregui Lobera et coll., 2011).
11 Enfin, nous ne pouvons que saluer la démarche « evidence-based [3] » de ces nouveaux modèles thérapeutiques qui cherchent en permanence à valider l’efficacité de leurs interventions et à en comprendre les mécanismes. Certes, une telle démarche, qui exige une manualisation des interventions thérapeutiques, n’évite pas l’écueil d’un certain réductionnisme, mais elle a le mérite d’engendrer une remise en question continue, propice à la transformation théorique et pratique, et d’encourager les modèles de thérapie familiale d’orientation plus systémique à mieux se définir et à se remettre aussi en question.
Limites et risques
12 Néanmoins, le modèle fbt et ses diverses adaptations présentent plusieurs inconvénients et dangers qui doivent nous rendre prudents quant à une application aveugle et systématique de ces approches. En premier lieu, et si l’on s’en tient au rôle des parents, ces modèles ont tendance à donner la priorité à l’efficacité des parents dans la lutte contre la maladie, souvent au détriment d’un intérêt pour leur vécu. Se dégagent effectivement de notre résumé de la littérature certains tiraillements dans la manière de mobiliser les parents en tant qu’agents thérapeutiques : d’une part, il est recommandé de les impliquer fortement pour les rendre rapidement efficaces ; d’autre part, les observations cliniques et la littérature scientifique font ressortir un vécu parental douloureux et invalidant, caractérisé par des expériences de fardeau, d’anxiété, de culpabilité, d’impuissance et d’incompétence qui semblent aller contre l’efficacité parentale attendue et, de surcroît, entretiennent la maladie. La brièveté du modèle fbt (dix à vingt séances) et le fait que les parents soient incités à rapidement normaliser les comportements alimentaires de leur fille ne permettent sans doute pas aux thérapeutes d’explorer ce vécu parental et son impact sur les stratégies familiales de coping, freinant ou bloquant ainsi peut-être certaines énergies parentales potentiellement curatives. Malheureusement, le nouveau modèle de Maudsley (Treasure et coll., 2010), qui lui se penche beaucoup plus sur les besoins des parents, leur vécu d’« aidants naturels » et les réactions interpersonnelles (adéquates et inadéquates) qui en découlent, a jusqu’à présent plus porté sur des familles de jeunes adultes que sur des familles d’enfants et d’adolescents.
13 Par ailleurs, l’efficacité d’une approche thérapeutique ne signifie pas nécessairement que celle-ci soit vécue comme aidante et acceptable. C’est tout particulièrement le cas du fbt, vécu de manière plus négative par les patients que par leurs parents, les premiers revendiquant souvent des approches familiales moins brèves et plus centrées sur les relations familiales (Cook-Darzens, 2016). Au regard de la nature profondément égo-syntone [4] de l’am, ce constat n’est pas totalement surprenant puisque la thérapie familiale se concentre sur l’amélioration de comportements que le patient juge plus désirables (voire indispensables) que préjudiciables. Mais le caractère égo-syntone de la maladie n’explique sans doute que partiellement les expériences thérapeutiques négatives (voire douloureuses) de plus de 40 % des patients pris en charge par le fbt et plusieurs études qualitatives ont mis en lumière des caractéristiques propres au fbt qui pourraient contribuer à créer chez le patient un sentiment d’exclusion, de rejet et d’échec (Conti et coll., 2017) : une surfocalisation sur le changement comportemental et la santé physique au détriment de l’écoute des émotions et des processus familiaux ; un rythme de prise de poids angoissant par sa rapidité ; et une utilisation excessive de la technique d’externalisation qui peut engendrer un sentiment de perte d’identité. Cette faible appréciation du traitement entrave certainement la qualité de contribution du patient au processus thérapeutique.
14 Serait-ce l’une des raisons pour lesquelles le fbt n’obtient que 40 % de rémission complète un an après la fin de la thérapie, un taux qui se voit diminuer à 33 % après quatre ans (Le Grange et coll., 2016) ? Les équipes qui le pratiquent sont actuellement à la recherche d’« augmentations », d’adaptations ou d’alternatives thérapeutiques pouvant améliorer ces taux de réussite. Malheureusement, certaines de ces adaptations amplifient toujours plus l’attention thérapeutique portée aux parents, risquant d’amplifier aussi le fossé déjà existant entre les expériences thérapeutiques des patients et celles des autres participants (parents et thérapeutes). Les récentes thérapies centrées sur un coaching parental excluant totalement la patiente et sa fratrie du processus thérapeutique, en sont un exemple particulièrement préoccupant, bien qu’elles (ou parce qu’elles) s’avèrent aussi efficaces que le fbt traditionnel. Cette accentuation du ciblage parental est-il le seul chemin possible vers une amélioration des taux de réussite thérapeutique ? Et quel type de réussite recherche-t-on ? Quelle que soit la réponse qui pourra être apportée à ces questions dans le futur, nous voici dans une sorte d’inversion des tendances décrites plus haut : c’est désormais le patient (avec ses compétences et son vécu personnel) qui est à risque d’être exclu, tandis que les parents deviennent les principaux partenaires de soins. Soulignons également qu’en chargeant ainsi la barque parentale, les risques de trop les responsabiliser, et donc de les culpabiliser lorsque la thérapie ne marche pas, ne sont pas négligeables.
15 Enfin, de manière plus large et en filigrane de toutes les autres critiques, un ciblage excessif sur l’efficacité du sous-système parental dans le domaine alimentaire et pondéral se fait nécessairement au détriment d’un travail familial plus approfondi qui prendrait en compte les dynamiques et relations familiales. Un tel rétrécissement des objectifs thérapeutiques limite vraisemblablement l’envergure des changements obtenus et peut-être aussi leur durabilité. Certes, des « augmentations » plus systémiques ont été récemment proposées dans le but d’améliorer l’efficacité de ces modèles, notamment des approches fbt plus centrées sur l’attachement et les émotions, mais ces modèles « renforcés » n’ont pas encore fait leurs preuves et auront peut-être du mal à s’affirmer face au modèle d’origine plus bref et donc moins coûteux.
Un modèle familial intégratif : le modèle évolutif de Robert Debré
16 En nous appuyant sur une bonne connaissance des modèles thérapeutiques existants (validés ou non) et sur une longue expérience du traitement des tca de l’enfant et de l’adolescent au sein d’un grand hôpital pédiatrique parisien, nous avons développé un modèle de travail familial moins bref, plus systémique et plus intégratif que le modèle fbt, avec le souci de répondre aux besoins de patients d’âges très variés (2 à 18 ans) et présentant des problématiques alimentaires également très diversifiées (Cook-Darzens, 2014). Tout en partageant les postulats fondamentaux du fbt, notre modèle tente de s’intéresser autant à l’amélioration des symptômes alimentaires qu’au vécu de chacun et aux dynamiques familiales qui se déploient autour du trouble et de sa résolution. Il vise également à s’adapter aux diverses étapes de la guérison, à tous les contextes de prise en charge et aux besoins uniques de chaque famille. Cet objectif ambitieux nous a encouragés à créer et systématiser au fil du temps un cadre théorique et pratique modulable (voir figure 1, modèle pyramidal) qui intègre et organise divers courants de thérapie familiale, notamment la thérapie familiale médicale, la méthode de Maudsley et la nouvelle méthode de Maudsley, sans oublier, bien sûr, les apports des principaux courants de thérapie familiale systémique (structural, narratif, stratégique, attachementiste…) et cognitivo-comportementale (psychoéducation, travail sur la motivation au changement, act [5]). Dans cette perspective intégrative, diverses formes de thérapie familiale ont été développées (consultation familiale, thérapie familiale plus classique, thérapie familiale « scindée », groupes séparés de parents et de patients, thérapie multifamiliale), ainsi que différentes modalités de prise en charge, certaines d’entre elles visant à privilégier les soins ambulatoires (hospitalisation temps plein, hospitalisation partielle, hôpital de jour hebdomadaire, consultations ambulatoires, suivi à domicile…).
17 En dehors de tout cadre théorique, notre modèle est également enrichi par les données de la littérature empirique qui permettent l’identification et la mobilisation de variables familiales précises, repérées comme favorables à l’amélioration de la patiente (qualité de l’expérience d’aidant naturel, diminution du niveau d’ee parental, sentiment d’auto-efficacité, engagement du père dans la thérapie…).
18 Dans cette perspective intégrative, nos principaux objectifs sont de : 1) mobiliser la famille en tant que cothérapeute et l’aider à retrouver un sentiment de maîtrise et de compétence, notamment (mais pas uniquement) dans la gestion des symptômes de tca ; 2) réaménager les relations et attitudes familiales susceptibles de freiner les processus de guérison ; 3) aider la famille à maintenir ou à retrouver une identité et une trajectoire développementale « normales » ; et 4) encourager l’espoir, la confiance et l’empathie dans la durée. Ce sont ces objectifs, ainsi que l’organisation du modèle pyramidal présenté ci-dessus (étayé par un premier module destiné à toutes les familles) qui garantissent la cohérence de nos interventions : ils guident les choix qui sont faits à un moment donné et rythment leur évolution dans le temps selon les exigences de la maladie et/ou les besoins de la famille. Se dessine ainsi une démarche que nous espérons plus intégrative qu’« augmentative », permettant un tissage souple et circulaire d’interventions « centrées sur les symptômes » et d’interventions plus « relationnelles » ou individuelles. Comme en témoignent les multiples flèches bidirectionnelles présentes dans la figure 1, d’importants détours systémiques peuvent être ainsi empruntés pour parvenir à des changements comportementaux, ou l’inverse, ou les deux à la fois. En voici un exemple :
Exemple clinique : Sébastien, kangourou, autruche et Pascou
19 Sébastien, presque 13 ans, souffre d’anorexie restrictive depuis dix mois. Il a un frère de 15 ans et une sœur de 10 ans. Ses parents sont divorcés depuis huit ans. Actuellement, les deux parents s’entendent assez bien sur le plan parental malgré un fort contentieux conjugal. La mère de Sébastien s’est remariée et a un fils de 7 ans de ce nouveau mariage ; le père vit en concubinage et a une fille de 7 ans de sa nouvelle compagne. Les trois enfants vivent avec leur demi-frère Romain, leur mère et Pascal (Pascou) leur beau-père, avec lequel Sébastien s’entend très bien, « mieux qu’avec mon père », dit-il. Les enfants vont chez leur père régulièrement.
20 Discret, serviable, de naturel inquiet, Sébastien adore l’équitation qu’il fait à un haut niveau. Cette activité le rapproche beaucoup de son beau-père qui est moniteur d’équitation. Dans la famille maternelle, tout est très structuré et organisé autour de l’équitation. « On est obligé, avec tous les enfants, plus les chevaux », dit la mère. Pascou se culpabilise beaucoup car il pense avoir contribué à l’anorexie de Sébastien par ses fortes exigences équestres.
21 Sébastien a été hospitalisé pendant quatre mois et il a d’emblée perdu du poids lors du retour à la maison. Il s’est ensuite stabilisé dans un fonctionnement sub-anorexique que nous avons du mal à modifier dans le cadre d’une prise en charge hebdomadaire qui privilégie un travail intensif avec la famille, travail mené en alternance avec la famille du père et celle de la mère, et ponctuellement aussi avec les deux parents biologiques et/ou leurs trois enfants. Lors d’un entretien réunissant les deux parents et leurs enfants, nous exposons nos préoccupations quant à la stagnation (voire régression) pondérale de Sébastien et proposons un exercice de génogramme animalier (voir Cook-Darzens, 2014, chapitre viii) consistant à choisir des images d’animaux qui représentent de manière métaphorique le style dominant d’adaptation de chacun à la maladie, ceci sur deux à trois générations. Par exemple, l’autruche reflète le déni et l’évitement tandis que le rhinocéros témoigne d’un style confrontatif. En revanche, le saint-bernard et le dauphin représentent des styles de coping de meilleure qualité (sauvetage calme et accompagnement modulé).
22 Le génogramme produit par Sébastien (voir figure 2) et confirmé par les autres membres de la famille, révèle plusieurs domaines d’amélioration : Sébastien reconnaît que ses parents sont parfois « durs » mais qu’ils l’aident à avancer en n’étant plus « complices de la maladie » (dauphin et saint-bernard) et en étant d’accord sur la conduite à tenir. Mais d’autres difficultés émergent, en lien avec les réactions actuelles de Pascou, qui modifient l’équilibre des alliances dans la famille et menacent le couple mère-Pascal. Les animaux choisis par Sébastien pour Pascou sont là pour le dire : le kangourou (surprotection), l’autruche (évitement) et la méduse (réactions émotionnelles fortes). La mère décrit effectivement son mari comme étant émotionnellement fragile ces derniers temps et trop laxiste lors des repas, ce qui la déçoit et l’angoisse. Il est décidé que le génogramme sera discuté à la maison avec Pascou et une séance avec la « famille de Maman » est organisée pour la semaine suivante.
23 C’est Pascou qui débute d’emblée l’entretien suivant en demandant si le kilo perdu par Sébastien ces trois dernières semaines est rattrapable, si on va lui arrêter son équitation, et s’il risque d’être à nouveau hospitalisé. Nos réponses « attentistes » semblent le soulager et, très ému, il se fait le défenseur de tous les efforts de Sébastien, exemples à l’appui. Il en vient vite au génogramme qui lui a fait du mal mais qui reflète la vérité selon lui. « On est allés manger une pizza ensemble l’autre jour. C’était tellement dur pour lui que je me suis dit qu’on pouvait la lui couper en deux. Je me disais : “aller au restaurant c’est incroyable, commander une pizza, c’est encore plus incroyable, mais tout manger c’est inconcevable.” Alors je lui ai tout de suite dit d’en manger que la moitié. » Étonnamment, Sébastien lui reproche de ne pas assez le soutenir : « Tu sais bien que c’est pas ce que madame Cook et les médecins auraient dit. Ils auraient dit qu’il faut encore faire un effort, même si c’est dur, et ils auraient surtout pas dit de la couper en deux. » Puis Sébastien revient à ses préoccupations pondérales habituelles qui se manifestent par la peur d’atteindre 40 kilos et bien sûr de les dépasser. Pascou est navré de sentir Sébastien toujours aussi envahi par la maladie : « Si je deviens ferme sur le plan alimentaire et que tu dépasses les 40 kilos, est-ce que tu m’en voudras ? » Pascou se met à pleurer. « J’aime ce garçon comme mon fils. On a tellement en commun. Je voudrais lui transmettre mon énergie, ma joie de vivre… j’ai du mal à comprendre qu’il est malade. Il va falloir que vous m’aidiez à être plus ferme. »
24 C’est à ce moment du travail familial que les thérapeutes, avec l’accord des deux familles de Sébastien, décident de prendre du temps pour explorer les craintes et le vécu émotionnel de Pascou qui interfèrent avec ses efforts de fermeté, et, d’une manière générale, avec un style parental plus uni et cohérent. Ce « détour » thérapeutique de deux à trois séances avec seulement la mère et le beau-père de Sébastien permettra à Pascou d’exprimer son vécu d’échec lié à son premier mariage, le profond sentiment de culpabilité et de perte qu’il ressent face à une situation où il élève avec amour un enfant qui n’est pas le sien alors qu’il a délaissé son propre fils, à peu près du même âge que Sébastien, sa crainte de perdre l’amour de Sébastien s’il fait preuve de fermeté, et la peur que sa femme lui en veuille. La validation de ces expériences familiales passées n’a pas fait l’économie d’une exploration plus poussée des expériences d’attachement vécues par Pascou dans sa famille d’origine, avec de fortes résonances sur ce même thème de la part de sa femme. Au final ce détour thérapeutique qui alliait plusieurs approches familiales centrées sur les relations, l’attachement, les émotions et leur acceptation, a permis à Pascou de se réaligner avec son épouse et d’être plus ouvert à notre guidance. Et l’exclusion temporaire de Sébastien, sa fratrie et la famille de son père n’a été qu’un tremplin pour ré-aborder avec la famille entière la gestion de la maladie et les relations familiales actuelles.
25 Cette vignette clinique illustre une des techniques régulièrement utilisées en thérapie familiale et multifamiliale, le génogramme animalier, pour explorer, valider ou améliorer les styles familiaux d’ajustement à la maladie et les émotions qui les accompagnent. Elle montre également comment une famille recomposée peut être prise en charge dans le cadre de notre modèle familial. Enfin et surtout, elle décrit le tissage du travail symptomatique (comportemental) et relationnel (systémique) qui est le fondement de notre approche intégrative et passe souvent par des allers-retours entre différents niveaux de la pyramide. D’autres exemples pourraient être donnés pour illustrer le travail intégratif que nous menons avec les familles de jeunes patients souffrant de tca, mais, faute de place, nous nous contenterons de renvoyer le lecteur à notre ouvrage (Cook-Darzens, 2014) qui décrit des thèmes et outils thérapeutiques précis et de manière plus générale tout le travail psychoéducatif, motivationnel et relationnel qui est mené avec la famille pour cheminer vers la guérison.
Conclusion
26 La place donnée aux parents dans le traitement des tca de l’enfant et de l’adolescent n’a cessé d’évoluer. Au fil des décennies, les parents « toxiques » sont devenus à nos yeux des parents responsables et compétents qu’il est important de mobiliser comme partenaires de soins, une évolution qui n’est pas unique aux tca. Néanmoins les modèles familiaux de la première génération, organisés autour du principe d’une étiologie familiale, ont la vie dure et nous devons rester vigilants sur ce point, tant dans nos pratiques quotidiennes de thérapie familiale que dans la manière de former la nouvelle génération de thérapeutes familiaux et de professionnels spécialisés en tca. Paradoxalement, certains excès inverses nous guettent, notamment celui d’écarter le patient et sa fratrie des soins par un ciblage thérapeutique toujours plus marqué sur les parents en tant qu’agents de changement. Une telle simplification des processus thérapeutiques, le plus souvent motivée par des contraintes financières et par le souci d’améliorer l’accessibilité au traitement, engendre de nouveaux dangers, dont un renoncement aux contributions thérapeutiques du patient et de sa fratrie, renoncement qui risque à son tour d’éloigner toujours plus ces approches thérapeutiques du courant systémique et des « thérapies familiales ». Un rééquilibrage pourrait être amorcé en encourageant les modèles thérapeutiques d’orientation systémique ou intégrative à davantage s’engager dans une démarche empirique qui, en se comparant à des modèles brefs d’orientation comportementale, permettrait non seulement d’asseoir leur efficacité mais aussi de dégager des indications spécifiques pour chacun de ces modèles.
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- Rhodes, P. ; Brown, J. ; Madden, S. 2009. « The Maudsley model of family-based treatment for anorexia nervosa : A qualitative evaluation of parent-to-parent consultation », Journal of Marital and Family Therapy, 35, p. 181-192.
- Rienecke, R. ; Accurso, E. ; Lock, J. ; Le Grange, D. 2016. « Expressed emotion, family functioning, and treatment outcome for adolescents with anorexia nervosa », European Eating Disorders Review, 24, p. 43-51.
- Treasure, J. ; Macdonald, P. ; Schmidt, U. 2010. The clinician’s guide to collaborative care in eating disorders, Londres, Routledge.
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- Wallis, A. ; Rhodes, P. ; Dawson, L. et coll. 2017. « Relational containment : Exploring the effect of family-based treatment for anorexia on familial relationships », Journal of Eating Disorders, 5:27. Doi 10.1186/s40337-017-0156-0
Notes
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[1]
Parents et patients sont temporairement suivis séparément par le même thérapeute ou par deux thérapeutes différents. Cette forme de thérapie familiale est particulièrement recommandée quand le patient est confronté à des attitudes parentales critiques et peu empathiques.
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[2]
L’ee (Émotion exprimée) décrit une dimension du climat familial caractérisée par des attitudes critiques et/ou une sur-implication émotionnelle vis-à-vis du patient. Les patients tca de familles ayant un niveau élevé d’ee ont un moins bon devenir que ceux bénéficiant d’un climat familial plus empathique (voir Duclos et coll., 2012).
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[3]
Démarche qui fonde ses décisions cliniques sur des données scientifiques.
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[4]
Égo-syntone : des comportements, valeurs ou émotions qui sont en harmonie avec les besoins et les buts de la personne. À l’opposé, l’égo-dystonie décrit des pensées et comportements qui sont en conflit avec les besoins et les buts de la personne et l’image idéale d’elle-même.
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[5]
La Thérapie d’acceptation et d’engagement ou act (Acceptance and Commitment Therapy) d’inspiration cognitivo-comportementale, favorise l’exploration et l’acceptation de cognitions et émotions désagréables qui, jusque-là, ont conduit la personne à éviter ou renoncer à des actes correspondant à ses valeurs essentielles. La personne peut ainsi plus librement réaligner ses actes avec ses croyances et valeurs fondamentales (Merwin, Timko, 2013).