Couverture de EP_079

Article de revue

Quel type de travail avec les parents lorsqu’ils ne sont pas sur le territoire ?

Pages 83 à 94

Notes

  • [1]
    Introduction rédigée par Delphine Barbaux.
  • [2]
    Partie rédigée par Delphine Barbaux.
  • [3]
    Partie rédigée par Marine Pouthier, et, pour les remarques éducatives en italiques, par Chrystèle Benazizi.

1 Dans le cadre de nos missions au sein du semna (Secteur éducatif auprès des mineurs non accompagnés) de l’ase de Paris, il nous arrive de travailler avec les représentants légaux des mineurs [1]. Il convient de repréciser le cadre de nos interventions auprès de ce public. Notre rôle est d’accompagner le jeune dans un projet vers une structure éducative adaptée (foyer, famille d’accueil, lieu de vie…) en veillant à sa scolarisation et/ou son insertion professionnelle, à ce que le suivi médical adapté se mette en place, ainsi que le suivi juridique en vue de sa régularisation. Nous devons également veiller à son bien-être psychique et à ce qu’il trouve sa place dans la société.

2 De prime abord, il semble contradictoire d’entrer en relation avec les parents de jeunes reconnus isolés ou non accompagnés. Soulignons que le cadre juridique précise l’absence d’autorité parentale ou de présence familiale – sur le territoire français – ; de ce fait, le travail avec la famille restée au pays peut s’inscrire. La question parentale demeure parfois taboue et inabordée par les professionnels accompagnant les mineurs isolés, alors qu’elle peut avoir une place centrale dans notre prise en charge.

Objectif du travail avec les parents [2]

3 L’objectif du lien entre l’ase et les parents est de faire un pont entre la vie du jeune dans son pays et sa vie en France.

4 Ce lien s’inscrit dans le temps et dans l’espace, aide à relier l’« avant » et le « maintenant », l’« ici » et l’« ailleurs ». Le jeune a besoin de faire ce lien, afin de se construire en cohérence et d’éviter tout clivage psychique.

5 Soit il parvient à le faire seul et à se construire dans une continuité, soit, dans le cas contraire, l’éducateur doit lui permettre de renouer ce lien, et le contact avec la famille en est un moyen. Ainsi, cela évite de scinder la vie du mineur en deux parties hermétiques vouées à ne jamais se rencontrer.

6 C’est en créant des ponts que nous comprendrons sa situation, que nous pourrons l’accompagner au mieux et mettre le doigt sur les problèmes qui peuvent le freiner dans son projet.

Différents aspects du travail avec les parents

7 La question du lien avec les parents se pose et s’étudie en fonction de chaque enfant confié, nous pouvons ne jamais avoir de contact ou, à l’inverse, avoir des contacts réguliers, cela dépend de la capacité de chacun à avancer dans son projet, à être au clair avec sa situation familiale.

Lien rapide sur la situation du jeune

8 Lorsque nous rencontrons ces adolescents venus seuls en France, nous leur proposons de téléphoner à leur famille. C’est ensuite à eux d’accepter ou non. Nous sommes dépendants de leur accord. Si le jeune refuse, nous n’avons aucun moyen d’obtenir les coordonnées de sa famille et de prendre contact.

9 Dans certaines situations, il arrive que nous appelions une seule fois en début d’accompagnement pour expliquer le projet, et comment cela va se passer pour leur enfant.

10 Dans certains cas, l’appel à la famille est pertinent pour expliquer la nécessité d’envoyer des documents administratifs. Ces exemples-là montrent un lien qui ne s’inscrit pas forcément dans le temps, mais qui va simplement permettre de démêler un aspect administratif. Il arrive que nous n’ayons pas d’autre contact avec certaines familles.

11 À l’inverse, le travail avec les parents peut être des plus nécessaires dans la prise en charge éducative.

Blocage culturel

12 Nous sentons parfois un blocage culturel ou une inadéquation entre ce que nous pouvons proposer et les demandes des familles. Leurs représentations de la France et leur projection sur l’enfant peuvent mettre en difficulté ce dernier face à la réalité de la prise en charge et de la vie sur le territoire ; notamment les représentations sur la vie en famille d’accueil, sur le religieux, sur ce qu’il est possible de faire ou pas. Par exemple, un jeune de 14 ans explique qu’il peut conduire une moto et qu’il le fait depuis tout petit, alors qu’en France il faut un permis. Un autre exemple est la pratique religieuse. Il convient d’expliquer la norme sociale afin de donner des clés de compréhension à la famille.

13 Toutes ces différences culturelles peuvent se travailler dans le cadre d’un entretien avec le concours d’un interprète médiateur culturel, en présence du jeune et en appelant la famille. Mais aussi dans un travail individuel avec le mineur, surtout si la famille alimente ce décalage auprès de l’enfant, sans entendre nos explications.

Mettre des mots sur la relation parents-enfants

14 Certains adolescents ont quitté leur famille en raison de mauvais traitements ou de violences. Dans ce cas-là, le lien est rompu et il convient de mettre des mots sur ce qui se passe. Dans ces situations, l’éducateur ne prend pas attache avec la famille, mais la question familiale est abordée avec le jeune, afin qu’il puisse verbaliser, et avoir des bases plus claires pour se construire et progresser. Cela permet également de travailler l’absence de relation affective avec ses parents dans le réel, de parler de son histoire afin qu’il puisse avancer sans que cela ne vienne le mettre en difficulté.

15 Le lien avec la famille nous donne aussi un aperçu de la relation parents-enfant, et aide à comprendre comment cet enfant était porté par l’entourage. Nous pouvons alors mieux accompagner le jeune, et adapter notre réponse ; par exemple, lorsqu’il a été très protégé par sa mère ou, à l’inverse, mis en situation de responsabilité de sa fratrie. Nous pouvons ensuite le soutenir sur le plan psychique en l’accompagnant pour grandir et mettre des mots sur ce qu’il vit. En appelant la famille, nous pouvons percevoir une relation différente de ce que cet adolescent avait pu nous en présenter, et ainsi nous donner une autre approche.

16 Le lien avec les parents permet aussi de travailler l’absence. Chacun avance dans sa vie et ne peut plus partager autant de moments de vie en famille. En découlent souvent des mécanismes de protection réciproque où chacun tait ses difficultés pour ne pas inquiéter l’autre ; les discussions deviennent moins profondes afin de se préserver mutuellement. La présence de l’éducateur dans l’échange peut alors permettre de donner des informations, de se parler sans pour autant inquiéter les parents ; et redonne ainsi de la matière à l’échange. En donnant des informations plus précises, nous contribuons aussi à rassurer la famille. Beaucoup de parents ont pu remercier de l’appel, bien conscients que l’enfant, pour ne pas les inquiéter, leur dit que tout va bien. La parole du professionnel est alors des plus pertinentes car elle est écoutée et entendue attentivement. Une maman a pu un jour me dire : « Merci de votre appel, je pleurais tous les jours avant, car je m’inquiétais pour lui, depuis votre premier appel je ne pleure plus. »

Accompagner le jeune face au deuil

17 Pour certains adolescents il n’y a pas de lien avec la famille car les parents sont décédés. Pour autant, nous pouvons nous mettre en contact avec la personne qui s’est substituée aux parents et qui, de fait, était en charge du jeune avant son départ. Savoir qu’il est orphelin permet aussi de l’accompagner dans cette situation, le deuil pouvant parfois être très récent, par exemple quand le parent est décédé sur la route de l’exil, ou que le décès a conduit au départ.

18 De même, avoir un contact avec la famille puis apprendre que l’un des parents est décédé nous donne une légitimité pour accompagner le jeune dans ce deuil, car nous avions fait ce lien entre le pays et le « ici ». Il peut se sentir mieux compris car il avait un peu dit son histoire à l’occasion de la liaison téléphonique établie alors entre l’éducateur et le parent défunt.

Protection de l’enfant en cas de danger

19 Parfois les familles peuvent avoir des positions inadaptées envers leur enfant. Par exemple en demandant de l’argent. Certaines familles insistent, au risque de mettre en échec sa scolarité et son apprentissage du français. Cette insistance peut amener le jeune à vouloir gagner de l’argent, alors que sa situation administrative ne l’autorise pas à travailler légalement ; cela peut pousser certains vers l’illégalité. Selon les cas, une explication de la situation administrative en France peut aider à régler le problème.

20 Mais, parfois, il peut s’avérer, comme pour tout enfant placé à l’ase, que nous devions travailler à une mise à distance, notamment dans le cas de mineurs victimes de traite des êtres humains. Quand la famille a contribué au départ du (de la) mineur(e), en vue de l’exploiter à des fins financières, il convient de le (la) protéger. L’appel à la famille dans ce cas-là est médiatisé. Cela peut parfois permettre de comprendre qui dans la cellule familiale a une attitude inadaptée. Dans un cas, nous avons pu déterminer que c’est la tante qui demandait de l’argent, alors que la mère était tout à fait à sa place et dans son rôle.

Comprendre les raisons du départ

21 Le lien avec les parents aide également à mieux saisir les raisons du départ. Dans une situation, cela nous a permis, après deux ans de placement, de comprendre les motifs de l’exil et le contexte, ce que le mineur n’avait pas pu s’autoriser à nous confier. Cela nous a fait progresser dans notre relation éducative en gagnant sa confiance : puisque sa mère avait pu nous confier certaines choses très difficiles, c’est qu’elle légitimait la place de l’éducateur. Dans ce cas, cela a aussi permis de nous rendre compte que l’enfant avait assisté à un évènement traumatique, et ainsi de mieux le prendre en charge.

22 En comprenant le contexte du départ, nous pouvons, de fait, mieux appréhender le projet du jeune et son objectif. Peut-être est-ce d’entrer en formation professionnelle rapidement pour être autonome financièrement, peut-être est-ce de faire de grandes études… Nous pouvons alors moduler notre action et notre discours, et au besoin déconstruire un projet qui n’est pas adapté à sa situation.

Le parent comme allié dans une prise en charge difficile

23 Il nous est arrivé à plusieurs reprises de prendre contact avec la famille d’adolescents pour lesquels nous n’avions que très peu d’accroche dans la prise en charge quotidienne. Des jeunes qui, par exemple, adhèrent à la relation duelle, mais en dehors du collectif ou du quotidien, qui donc investissent l’accompagnement ase, mais qui mettent en échec la prise en charge au foyer, ou à l’école. Dans ces cas-là, avoir connaissance de l’histoire du jeune et de son parcours nous aide à mieux comprendre sa situation, et à proposer les accompagnements adéquats. Dans le cas d’un adolescent qui mettait en échec tous ses placements, et manifestait une forte intolérance à la frustration, l’appel à la famille nous a permis de comprendre qu’il avait été élevé dans un milieu structurant et cadrant. Nous avons pu travailler les raisons de ses passages à l’acte en cas de frustration, alors qu’il y avait été confronté dans son éducation, et en chercher des causes plus récentes.

24 Il est arrivé, à de nombreuses reprises, que les parents nous donnent symboliquement l’autorité parentale. Comprenant que nous agissions dans l’intérêt de leur enfant, ils légitiment notre action en lui expliquant alors que nous connaissons le pays, contrairement à eux, que, de ce fait, il doit suivre nos conseils et nous écouter, notamment en matière administrative, scolaire, professionnelle mais aussi éducative.

25 Pour résumer, avant d’envisager un lien direct avec les parents, il est important de reconnaître leur place, et d’en parler avec leur enfant. Ensuite vient la prise de contact avec la famille au pays, si nous le jugeons nécessaire et si le jeune en est d’accord. Cela va apporter des éclairages sur la relation parents-enfant, sur le contexte dans lequel il a grandi, sur le contexte du départ. Le lien entre ces deux vies si différentes va permettre à l’adolescent de mettre du sens dans son projet et son parcours, et de se construire de la manière la plus apaisée possible.

Approche clinique [3]

26 Nous passons maintenant au rôle du psychologue au semna (Secteur éducatif auprès des mineurs non accompagnés). La mission que je me fixe est d’apporter un étayage à ces jeunes migrants que l’on m’adresse. Je les reçois en individuel mais aussi en petits groupes. J’accompagne également les assistants socio-éducatifs, aussi bien pour les soutenir que pour les aider dans leur réflexion sur les situations et leur évolution, dans la mise en place de soins spécialisés éventuellement.

27 Les jeunes que m’orientent mes collègues ont en commun d’être en souffrance de rupture, de séparation, de se sentir isolés, coupés des leurs, souvent pour la première fois.

28 Leur angoisse face à la nouveauté, à la différence ou à l’altérité est grande. Ils peuvent être déroutés au point que leurs capacités d’adaptation soient en risque. Aussi me semble-t-il très important de me mettre en position clinique métaculturelle : je ne connais pas la culture spécifique de chaque personne que je reçois, mais je sais l’importance qu’elle revêt pour elle, comme pour chacun de nous ; souvent à notre insu, nous sommes tous pleins d’implicites qui nous structurent, mais qui diffèrent d’une culture à l’autre. Cette approche permet à la dynamique transculturelle de se mettre en route : il s’agit d’articuler les différentes références culturelles et individuelles, les divers niveaux d’approche. Au-delà, je me réfère dans mon travail à la psychothérapie de soutien telle que la définit Daniel Widlöcher : soutenir, étayer, qui renvoie à : maintenir debout, empêcher de tomber, fortifier, encourager. Une présence attentive, une attitude d’écoute et de disponibilité sont nécessaires, tout autant que de réassurance, d’encouragement, d’empathie.

29 Au demeurant, avec le temps, je me rends compte que, pour la plupart, ces jeunes ont une grande capacité de métabolisation, de symbolisation ; j’entends par là ce qui leur permet de (re)donner sens au monde, à ce qu’ils vivent. Et ils se mettent en général assez vite à ce travail, ils sont dans un réel désir de se créer de nouvelles affiliations, de nouveaux liens, de s’acculturer, tout en renforçant leurs fondations. Aussi, dans l’espace que je leur propose, je mets un accent soutenu sur tout ce qui peut leur permettre de retrouver et consolider en eux les représentations structurantes, les bons objets, surtout parentaux, laissés au pays, ou disparus.

30 En effet, lorsqu’ils arrivent, ils ressentent surtout le manque de ceux qu’ils aiment, le vide, l’absence, l’isolement des leurs, souvent pour la première fois, la solitude, la rupture, la colère, la honte aussi parfois, tous états d’âme qui peuvent les pousser à se protéger à leur insu par un clivage défensif : ne plus parler de la vie d’avant l’arrivée, vouloir repartir à zéro pour tenter de résister, de s’adapter au plus vite. Le travail mené ensemble les aide à refaire lien, à retrouver, à vivifier, à remobiliser ces bons objets internes qu’ils avaient cru un moment perdus, j’y tiens beaucoup. Leurs rêves, leurs rêveries nous y aident.

31 De mon expérience au fil des années, je ne peux que témoigner de la forte continuité de présence psychique, affective, pour ces adolescents, de leur famille, qui, en même temps, continue de leur manquer profondément. Il s’écoule souvent au moins cinq ans, le temps de leur prise d’autonomie, avant qu’un jeune ait suffisamment stabilisé sa situation pour qu’il puisse penser retourner au pays. Pendant tout ce temps, le manque taraude, qui peut s’exprimer de différentes manières. Le regard conjoint des référents socio-éducatifs, plus tourné vers la réalité extérieure, et le mien, vers leur intériorité, est indispensable, pour mieux les soutenir. Ce holding commun les aide à mieux contenir les souffrances de leur exil, qui peut aller jusqu’à une détresse profonde parfois.

32 Quelques vignettes cliniques peuvent illustrer mon propos. Je précise là que le semna est un service administratif ouvert en journée, sans dispositif particulier pour les entretiens sinon des bureaux. Mais le professionnalisme de tous les membres de notre équipe, administratifs ainsi que socio-éducatifs, permet un travail de qualité. Nous avons de plus la chance de pouvoir faire appel à des interprètes formés à la dimension transculturelle. Nous préparons puis menons avec eux les entretiens avec l’adolescent(e), avec sa famille le cas échéant, qui est alors prévenue suffisamment tôt. Nous reprenons ensuite ensemble le contenu des échanges, les vécus, les émotions, les réactions que le jeune a pu avoir. Après l’entretien, nous débriefons entre professionnels, pour la suite de la prise en charge.

33 B, jeune Guinéen, prête à sa mère tous les vécus de solitude et d’abandon qu’il ressent d’être seul ici, il est persuadé qu’elle est morte. Elle l’a fait partir pour échapper aux maltraitances de l’oncle paternel avec lequel elle a été remariée selon la coutume – ce qui, du coup, ne permettait plus à ce père de se consacrer autant à sa première alliance. Cette maman est partie elle aussi dans un pays voisin continuer son petit commerce. Au fil de nos entretiens et du récit de B, lorsqu’il a suffisamment confiance pour dire, nous travaillons la force, la détermination que cette maman a démontrées pour protéger son fils, et B peut enfin la voir en rêve vivante et lui parlant, le conseillant, alors que pendant longtemps il la voyait morte, ce qui ne lui permettait pas de relâcher sa souffrance, son angoisse, il n’arrivait pas à se poser ici. Il a repris vie. Plus tard, il est revenu me voir pour me dire qu’il l’avait retrouvée, par un compatriote, puis dans la réalité.

34 Dans d’autres situations, c’est la colère qu’il faut travailler. S, adolescent afghan, n’en peut plus de son père qui le sollicite au téléphone pour lui demander d’envoyer de l’argent « comme tous les autres ! » Il me demande de l’appeler pour lui expliquer, ce que je fais, en sa présence bien sûr, aidé par l’interprète médiateur culturel de confiance avec lequel nous travaillons. Ce papa est très correct au téléphone avec nous, mais ne cesse pas pour autant de relancer son fils… S se donne le droit d’exprimer toute sa colère, ce qui lui permet alors de penser que son père ne comprend pas la réalité de la vie, des études ici, d’autant plus qu’il est pris par l’urgence de sa propre réalité de survie – il est cloîtré dans la grande maison commune à toute la famille élargie parce que c’est son tour de subir la vengeance, d’être tué par un clan adverse… C’est la raison pour laquelle S, fils aîné, a dû partir, pour ne pas la subir à la place de son père. À ce jour, il a fini ses études, il travaille ici et partage son salaire avec sa famille.

35 L, jeune fille ivoirienne, a appris, peu après son arrivée à Paris, la noyade de sa mère, alors qu’elle traversait la mer pour venir la rejoindre. L s’enferme dans sa chambre d’hôtel pendant plusieurs jours, effondrée, avant de tenter de joindre quelqu’un de notre équipe au téléphone, moi en l’occurrence. Le service lui trouve un foyer en urgence. Elle vient me voir et raconte sa maman, leur grande proximité affective. Progressivement, après le chagrin, les larmes, émerge la volonté de réussir son projet ici, pour elles deux, puisque c’était le désir de sa mère. La tristesse l’accable moins, elle réussit à la transformer en force de résilience, qui l’aide à s’accrocher, à avancer.

36 N, de nationalité afghane, est séparé de sa famille en passant d’Iran en Turquie sur le chemin de l’exil, alors que les passeurs bousculent tout le monde parce que la police tire au passage de la frontière. N les attend avec son cousin, moins âgé que lui, pendant deux semaines. Puis ils reprennent courageusement la route, protégés par une famille. Arrivés en Italie, les mineurs sont séparés des adultes… Une fois à Paris, son cousin continue seul, sans le lui dire, vers l’Angleterre… triple vécu de perte intense… Je soutiens N du mieux que je peux, d’autant qu’il fait une demande d’asile, processus qui vient réactiver tous ses vécus de perte. Nous travaillons que, dans le cœur, rien ne peut jamais séparer ceux qui s’aiment, et que le savoir, le sentir de l’intérieur donne de la force… N s’accroche à la vie, aux copains, à l’école. Il a obtenu le statut de réfugié et n’est plus venu me voir. Mais lorsque son éducatrice le sent trop triste, elle lui propose de revenir me parler, ce qu’il fait, il a besoin de dire, d’être écouté. Il n’a pas accepté encore l’idée d’une psychothérapie, mais je ne désespère pas.

37 Il est des jeunes avec lesquels il faut travailler la dimension religieuse, le hallal (ce qui est licite) et le haram (ce qui est interdit par le Coran), surtout en matière de nourriture. Il m’apparaît que la grande distance des parents peut entraîner une référence extrêmement forte à Dieu, manière de retrouver un guide de vie, qui, me semble-t-il, est d’autant plus strict que le manque des parents, du père qui représente la loi, est aigu.

38 Réclamer une nourriture hallal peut être aussi chercher à retrouver la cuisine de maman, manière de parler d’elle sans en parler. Le rapport à la nourriture est souvent source de conflit au cours d’une prise en charge avec les mie (mineur isolé étranger), elle cristallise les souffrances liées à la séparation d’avec la famille, le milieu naturel. Nous travaillons à mettre des mots sur le manque, qu’un accrochage impérieux à ces références peut masquer.

39 Pour d’autres jeunes, au contraire, la transmission du message religieux s’est perdue dans les profondeurs de la détresse, de la solitude, dans les évènements vécus au long du parcours d’exil, qui peuvent être terribles. La période du ramadan est particulièrement propice à ce « ravivement », à la réactivation de ces questionnements légitimes, à cette quête de re-liaison. Nous y travaillons aussi. En effet, la croyance est ce qu’ils ont pu emporter de leurs références familiales, il importe de retrouver cette attache « religio-affective » qui, assouplie le cas échéant, permet de se sentir plus fort, plus en lien.

40 Repérer et travailler les implicites culturels différents est très important. J’ai eu l’occasion d’appeler le père d’un jeune Indien sikh avec son éducatrice. Ce garçon, G, arrivé très jeune, ne parvient pas à se poser, est beaucoup dans la transgression, se met en danger. Il était de nouveau en fugue quand le rendez-vous pour appeler sa famille a eu lieu. Nous nous disions qu’avec cet échange nous comprendrions peut-être mieux sa situation. Nous avons eu en ligne un père très correct, collaborant, qui appelle le service lorsqu’il est en souci pour son fils. Il nous a expliqué qu’il est handicapé, et qu’un ami de la famille a fait partir G pour lui « ouvrir l’avenir ». Ce père nous a précisé qu’il ne pouvait que donner son accord à tant de bonté, il n’a pas pu entendre le mal-être de son enfant. Ce père est en lien avec les jeunes compatriotes de G, il leur demande de l’aide pour son fils. Il était persuadé, lors de notre appel, que G avait été kidnappé pour être rançonné par « des Arabes ». Ma collègue l’a rassuré, l’a rappelé avec G lorsqu’il est revenu. Elle déploie d’immenses efforts pour aider ce jeune à peut-être arriver à se poser dans un foyer éloigné de la région parisienne, lieu de toutes les embûches. Mais la répétition est à l’œuvre dans son nouveau lieu de prise en charge, qui ne lâche pourtant pas, et G semble commencer à se poser, à respecter des engagements… L’hypothèse que je fais est que G interroge sa place en France en mettant en place des comportements délictueux. Je tente de l’étayer en organisant des appels médiatisés à ses parents dans sa langue, en le soutenant pour qu’il puisse enfin exprimer ce qu’il pense de son départ, arriver à libérer la parole entre lui et sa famille.

41 La mère de I, garçon pakistanais envoyé en Europe lui aussi très jeune et qui demeure toujours en grande souffrance, a continué de le « manager » comme lorsqu’il était à la maison, refusant des lieux de placement en référence aux normes de leur caste. L’éducatrice a régulièrement cette maman au téléphone avec un interprète médiateur culturel. I continue à beaucoup « flotter » et à souffrir. Je le reçois tous les quinze jours, avec son assistante familiale lorsqu’il le souhaite, pour le soutenir dans sa détresse, sa difficulté à se motiver, dans ses risques de dérive, dans ses efforts aussi pour redresser la barre. Il m’a dit dernièrement qu’il appelle moins souvent sa famille, « comme ça, ils font plus attention à nous »… Il semble commencer à se poser depuis peu grâce à la réassurance que lui apporte la famille d’accueil avec laquelle il vit depuis plus d’une année.

42 L est une adolescente pakistanaise atteinte d’une maladie articulaire grave. Au pays, son père la frappait, n’acceptant pas qu’elle ne puisse pas faire tout ce qui incombe à une jeune fille bien éduquée. Elle a retrouvé ce souvenir, et toute la charge émotionnelle qui l’accompagne, lorsqu’elle a compris que les éducateurs de son foyer lui disaient qu’elle jouait la comédie… L a pu travailler le fait que, pour être à la hauteur des attentes de son père, elle s’oblige(ait) à faire, alors même qu’elle a(vait) très mal, jusqu’au moment où elle ne tient plus, ce qui peut être difficile à comprendre de l’extérieur… Elle a pu travailler aussi sa colère, et y gagner des images internes plus souples. Elle s’étaie beaucoup maintenant sur les éducatrices de son nouveau lieu de vie.

43 La même rigidité éducative a présidé à l’éducation de M, jeune Guinéen. Aux champs avec son père, s’il n’avait pas fini son travail, il ne mangeait pas. À l’école coranique, s’il ne savait pas les prières par cœur en arabe, il était frappé. M est arrivé en France en grande souffrance, après avoir perdu ses deux parents de maladie, à moins de 15 ans. Approchant maintenant de la majorité, il a demandé sa naturalisation, et s’il ne l’obtient pas, « si on ne peut pas vivre, on peut mourir », m’a-t-il dit, lui qui a tendance à se replier dans le mutisme lorsqu’il n’est pas bien… Nous avons encore du travail de renforcement à faire, en alliance avec ses éducateurs, nos approches conjointes de la réalité interne et externe sont indispensables.

44 T, jeune fille afghane, a été envoyée par sa mère en Europe à 17 ans pour échapper à un mariage forcé, elle a pu obtenir le statut de réfugiée. Elle a presque 21 ans maintenant, mais elle a toujours beaucoup de mal avec le français, elle a des difficultés à se décentrer d’elle-même, à prendre ses responsabilités, elle est toujours dans le système de maman qui la protégeait de tout. Elle n’a pas réussi à entrer dans un processus de psychothérapie pourtant demandé par elle et mis en place. Elle m’appelle toujours au dernier moment, au secours, lorsqu’elle est en problème. Ses capacités à se mettre en question demeurent fragiles, elle est restée une petite fille en quête de surprotection. Je m’inquiète pour elle à la veille de la fin de sa prise en charge…

45 S, qui vient du Pakistan, arrivé très jeune ici, garde un pied là-bas en ayant sa mère au téléphone plusieurs fois par semaine. Il vient d’avoir 18 ans mais reste bien immature. Sa structuration quant à la loi est fragile ; lorsqu’il est dans les embrouilles, il les banalise, espère toujours qu’une « bonne issue » lui sera possible. Renvoyé de sa structure éducative, c’est à maman qu’il s’accroche le plus pour trouver une solution autre ici, qu’il n’a pas encore pu construire… Nous y travaillons au long cours avec son éducateur, c’est la contenance éducative que lui procure ce dernier qui permet à S de l’intégrer progressivement.

46 Cette référence interne parentale, remaniée au fil du temps, donne lieu à des avancées, des déblocages salutaires. J, très jeune fille nigériane, amenée en Europe par un réseau de trafic d’êtres humains, extrêmement méfiante, voire interprétative, peut enfin relâcher la garde, en deux temps. Le premier lorsque, grâce aux démarches assidues de son éducatrice, elle a pu être assurée que sa petite sœur n’avait pas subi le même sort d’exil qu’elle. Le deuxième, lorsqu’elle a pu reprendre contact avec sa grand-mère, seule personne de confiance de sa famille. Elle a pu se poser dans un nouveau foyer, elle s’y épanouit.

47 C’est l’annonce du décès de sa grand-mère maternelle, figure protectrice de toute la famille, qui a provoqué un profond choc affectif chez N, jeune Bangladaise. Je l’ai accompagnée dans son vécu de deuil de façon rapprochée car sa détresse était profonde, elle n’arrivait pas à accepter qu’elle ne lui parlerait plus, ne la verrait plus. La foi transmise par cette grand-mère l’a beaucoup soutenue, et m’a permis de l’aider à se représenter que, de même que son amour de Dieu ne repose pas sur une présence physique, de même l’amour partagé entre elle et sa grand-mère demeure, au-delà de sa disparition terrestre. Cette perte très douloureuse a été l’occasion pour elle de revisiter toute son histoire, de la désidéaliser, de la regarder mieux en face, d’y gagner une liberté de penser, d’être, de s’apaiser.

48 L’aller au pays, suivi du retour ici, demande aussi à être travaillé. Retrouver la famille réelle, le pays tel qu’il est, profondément différents de ce que la vie ici les avait fait devenir dans la tête et dans le cœur, demande aussi toute une élaboration… L et S du Bangladesh, N de Guinée, devenus majeurs, ont souffert au profond de leur chair en revenant, mais ils ont décidé de revenir en France, et ils ont eu le courage de venir essayer de comprendre avec moi leur douleur, de la penser pour pouvoir la dépasser.

49 À noter que l’immense majorité des jeunes, une fois leur séjour ici régularisé, ce qui est le cas le plus fréquent, ne veulent pas repartir définitivement dans leur pays, ils font le choix de vivre dans leur pays d’accueil. Même si la séparation est difficile à vivre, le pays, ce n’est plus que pour les vacances. De toute mon expérience de près de vingt ans, un seul jeune a fait le choix de repartir, bien après avoir quitté l’ase, trop mal dans sa vie ici, alors qu’il avait réussi à devenir chef d’un atelier de couture de création à Paris. Il coud en Iran, depuis deux ans, près des siens. Il est apaisé, il donne encore des nouvelles.

50 Il est clair que si les parents, la famille élargie, le village sont physiquement absents, ces adolescents les portent au profond d’eux, ils font, ils demeurent référence.

51 Certains jeunes expriment par des mots ou des maux la pression morale exercée sur eux-mêmes par la famille, souvent par le père, qui a décidé du départ pour donner à l’enfant « une meilleure éducation, un meilleur avenir », une sécurité, qu’ils ne peuvent trouver dans les pays en guerre ou instables. En retour, ils se doivent d’honorer la volonté des parents.

52 Pour certains, cette dette morale est très prégnante, même s’il n’y a pas insistance de la famille pour rembourser immédiatement l’argent contracté afin d’organiser le voyage.

53 Pour d’autres jeunes, la pression financière est bien réelle, avec des appels incessants des parents, qui les empêchent de s’inscrire dans leurs projets de vie en France. En organisant un appel médiatisé chez T, du Mali, en présence d’un interprète, j’ai pu permettre à la maman d’exprimer clairement à son fils les raisons de son départ très jeune (13 ans) : qu’il subvienne aux besoins de la famille. J’ai vu T relâcher enfin d’un seul coup la tension extrême de ses épaules lorsque sa mère, dans l’entretien téléphonique, a compris, et accepté, qu’il devait prendre le temps de terminer sa scolarité avant d’envisager de travailler pour rembourser.

54 La pression des parents est parfois si forte que V, adolescent égyptien de 14 ans, accueilli en famille d’accueil, a fugué deux jours pour essayer de trouver du travail… Il est rentré bredouille, très surpris qu’aucun employeur ne l’ait accepté du fait de son âge… Avec l’aide conjointe de ma collègue psychologue, il est arrivé peu à peu à se distancier des fortes attentes de sa famille et à se construire ici.

55 Certains jeunes peuvent exprimer un attachement inconditionnel à leur mère, c’est fréquemment le cas pour les garçons mie. Ils expriment le manque affectif qui les taraude, la volonté de subvenir à ses besoins aussi vite que possible, ils peuvent parfois même envisager de contracter un mariage au pays pour que leur femme s’occupe de leur mère…

56 Leur propre place au sein de la famille est interrogée. L, du Bangladesh, s’est laissé aller à me faire part d’un rêve lors d’un accompagnement en voiture : il rentre au domicile familial au pays, sa grand-mère lui ouvre la porte mais ne le laisse pas entrer car elle ne le reconnaît pas… Comment s’organise la vie de la famille en son absence ? Y a-t-il encore une place ?

57 Les jeunes arrivent comme ils sont (bagage affectif, culturel, intellectuel). Notre travail consiste à créer des liens entre ce qu’ils sont et les adultes en devenir en eux, dans ce nouvel environnement auquel ils n’ont d’autre choix que de s’adapter s’ils veulent y construire leur place. Grâce aussi aux personnes-ressources rencontrées, qui font sens à un moment de leur histoire en France.

Conclusion

58 Il est clair pour nous que, dans leur grande majorité, ces jeunes migrants non accompagnés témoignent d’une vraie force, d’une capacité de résilience précieuse, bien que le plus souvent au prix d’une intense souffrance de séparation, d’individuation. Épreuve initiatique ?

59 Au demeurant, au-delà de la dynamique personnelle qu’ils se sont tissée, qui leur a transmis cette force vive et vivifiante, sinon leurs parents, leur famille, avec leurs ancrages, leurs convictions, leurs manques, leurs qualités ?

Bibliographie

  • Devereux, G. 1970. Essais d’ethnopsychiatrie générale, Paris, Gallimard.
  • Jeammet, P. 1980, « Réalité externe et réalité interne. Importance et spécificité de leur articulation à l’adolescence », Revue française de Psychanalyse, t. 3-4, p. 481-521.
  • Kaës, R. et coll. 1979. Crise, rupture et dépassement, Paris, Dunod.
  • Laplantine, F. 1973. L’ethnopsychiatrie, Paris, Éditions Universitaires, 1973.
  • Moro, M.-R. et coll. 2006. Manuel de psychothérapie transculturelle, Grenoble, La pensée sauvage.
  • Nathan, T. 1994. L’influence qui guérit, Paris, Odile Jacob.
  • Pouthier, M. 2010. D’un espace métaculturel, transitionnel, au bureau de l’Aide sociale à l’enfance de Paris, d.u. de psychiatrie transculturelle, Paris 13, novembre 2010.
  • Pouthier, M. 2015. Pour un accompagnement transculturel, transitionnel des jeunes isolés étrangers accueillis en France, http://www.infomie.net/spip.php?article2128
  • Roussillon, R. 2007. « Les situations extrêmes et leur devenir », dans A. Aubert, R. Scelles et coll., Les dispositifs de soins au défi des situations extrêmes, Toulouse, érès.
  • Widlöcher, D. et coll. 2008. Psychanalyse et psychothérapie, Toulouse, érès.
  • Winnicott, D. W. 1958. De la pédiatrie à la psychanalyse, Paris, Payot, 1969.
  • Winnicott, D.W. 1975. Jeu et réalité, l’espace potentiel, Paris, Gallimard.

Date de mise en ligne : 06/12/2018

https://doi.org/10.3917/ep.079.0083

Notes

  • [1]
    Introduction rédigée par Delphine Barbaux.
  • [2]
    Partie rédigée par Delphine Barbaux.
  • [3]
    Partie rédigée par Marine Pouthier, et, pour les remarques éducatives en italiques, par Chrystèle Benazizi.

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