1 Le travail avec les parents à l’Aide sociale à l’enfance (ase) constitue un sérieux exercice d’équilibriste. La situation de placement d’un enfant vient d’emblée pointer les failles à l’endroit même de « là où ça fait parent ». Désignés comme « mauvais », ils doivent affronter la honte d’avoir un enfant placé, conjuguée à la souffrance de la séparation susceptible d’éveiller différents niveaux d’angoisse (Clergeau, 2017). Les premiers contacts avec eux sont donc toujours délicats. Avant d’arriver aux remises en question, il nous faudra fréquemment en passer par l’écoute de la plainte du parent qui se présente comme une victime. D’autres, au contraire, vont fuir les professionnels, et nous tenterons d’aller les chercher sans les effrayer.
2 Les fragilités narcissiques contextuelles et souvent structurelles des parents mobilisent une grande énergie psychique du côté des professionnels. L’imprévisibilité, la discontinuité, les fonctionnements en tout ou rien, les passages à l’acte, les conduites de mise en échec infiltrent régulièrement l’établissement des liens. Les parents occupent souvent une part prépondérante des échanges et il devient difficile de s’identifier aux enfants. Nous reproduisons ainsi, bien malgré nous, la difficulté à rester disponible à la nouvelle génération. Cet écueil a été souligné par de nombreux auteurs. Pour s’en prémunir, certains comme Myriam David et Maurice Berger (1979) ont, entre autres, proposé des dispositifs de travail avec ces parents tout en veillant à protéger les enfants. Leur façon de penser et de structurer l’accompagnement a fortement influencé les différents services de protection de l’enfance français. Cependant, comme le soulignait Myriam David (1990, p. 59) : « Si la nécessité d’un travail auprès des parents n’est plus guère discutée, les modes d’abord et de traitement de leurs liens à leur enfant restent un problème entier et un objet de recherche pour les équipes. » Cette visée de transformation des liens générationnels nous a conduits à évoluer vers une considération plus familiale que parentale au sein du service dans lequel nous intervenons. Nous allons exposer ici les effets que ce changement de perspective semble avoir provoqués.
D’un travail avec les parents à un travail familial
3 Myriam David est la première à s’être intéressée aux problématiques sociales (carences, abandons, délaissement, violence…) et à les avoir considérées comme de véritables pathologies à soigner. Tout son mérite a été de s’occuper autant de l’enfant que de ses parents : « Le souci à l’égard de la souffrance de l’enfant ne doit pas empêcher l’équipe de prendre en considération et de traiter celle des parents » (ibid., p. 320). Elle précise par ailleurs que l’objectif premier de cette attention est de les aider « à maintenir, mieux établir ou rétablir leur parentalité ou parfois à y renoncer » (ibid., p. 319).
4 Dans cette lignée, certaines institutions ont proposé des temps, des lieux et des professionnels différents pour accompagner chacun. On entend alors parler de « pôle » ou de « référent » parent ou enfant. Ici, l’idée centrale est de veiller à réserver des espaces d’écoute et d’accueil pour chaque protagoniste, mais aussi à préserver le lieu du placement de la pathologie parentale. Les temps de rencontre parents-enfants peuvent être assurés par deux professionnels où l’un sera davantage centré sur l’observation de l’enfant, ses mouvements, ses réactions, tandis que l’autre pourra assurer l’échange avec le(s) parent(s).
5 Ce type de dispositif semble tout à fait pertinent à soigner le placement, mais, sur le terrain, sa mise en application nous semble plus aléatoire et parfois plaquée aux idées fondatrices. En effet, M. David a bien précisé qu’il fallait prévoir des moments d’échange et de supervision entre intervenants pour limiter les phénomènes de clivage. C’est ce que nous avons constaté à de nombreuses reprises : il y a les professionnels identifiés à la souffrance du(des) parent(s) et ceux identifiés à celle de l’enfant ; et personne pour aider à penser que cela va créer « des clivages d’abord silencieux » (ibid., p. 324) puis des conflits, voire des intolérances indépassables. « La cohérence des réponses des divers membres de l’équipe est un des moyens essentiels dont celle-ci dispose pour exercer sa capacité à la fois de “maintenir” et de “réajuster”, en fonction de la diversité des pressions » (ibid.).
6 Ce modèle peut être dévoyé de son essence thérapeutique lorsque l’articulation entre les différents intervenants ne fait pas l’objet d’élaborations. Il peut même parfois conduire à des interdits de penser et de faire. Les référents des parents ne rencontrent plus ou peu les enfants, et les interlocuteurs de ceux-ci évitent tout contact avec leurs parents. Dans un souhait de protection et d’étanchéité des espaces, les assistantes familiales, par exemple, peuvent être exclues de toute entrevue avec les parents. La résultante est souvent bien opposée au résultat recherché, car l’on sait combien l’absence de contacts peut nourrir les fantasmes les plus éloignés de la réalité.
7 Ces manifestations sont fréquentes entre les différentes équipes et pas uniquement entre les lieux de placement et les circonscriptions. Les lieux de soins psychiques sont pris, eux aussi, dans ces mécanismes de clivage (cf. Clergeau, 2018). Les failles réelles et supposées des services de protection de l’enfance amènent bien des institutions à faire l’économie du petit pas de côté. Ces phénomènes groupaux participent à une part non négligeable des ruptures de placement.
8 Ainsi, le lieu d’accueil d’Émeric, 8 ans, refusait de maintenir son accompagnement, convaincu de l’incapacité de l’ase de prendre la mesure de la violence de son père. Les débordements crus, haineux de celui-ci, ses insultes à caractère sexuel à l’égard d’une partie de leur équipe étaient, pour eux, le signe du danger auquel il exposait son fils lors des hébergements. Pour autant, aucune parole ni aucune manifestation particulière de la part d’Émeric ne permettaient de confirmer cette hypothèse. Prendre le temps de penser avant d’éventuellement agir était devenu le signe d’une alliance toxique avec ce père.
9 Forts de ce type d’observations cliniques, et bien impuissants à pouvoir influer sur une organisation durement établie, notre réflexion a commencé à se poser sur les notions de parentalité et de famille. Certes, il y a ceux qui s’occupent des enfants, et ceux qui s’occupent des parents, mais à quel endroit, à quel moment et avec qui entend-on la famille ? Celle qui a fait symptôme et qu’il a fallu séparer. Dans notre pratique, comme dans les supervisions que nous effectuons, les résistances à se coltiner le pathos familial se confirment quotidiennement. Personne pour aller voir et sentir ce qui se passe quand parents et enfants sont à nouveau réunis. Les visites à domicile se développent timidement. Si ce sont de simples rencontres, les professionnels peuvent dire combien ils se sentent voyeurs, et mal à l’aise de rester en présence continue avec eux.
10 Il faut donc en tirer les conclusions qui s’imposent : la famille à l’ase fait peur. Comment pourrait-il en être autrement ? Qui a envie d’aller au cœur même de là où ça a fait conflit, carence, maltraitance, violence, inceste, abandon… ? En même temps, comment penser travailler la problématique de l’enfant sans s’en mêler un peu ?
11 Répondre à ce dilemme nécessite de penser sa place eu égard à nos fantasmes. Quelle est ma part de voyeurisme ou de sadisme lorsque je me rends témoin d’une relation parents-enfants problématique ? Comment ne pas rester simple spectateur, mais inter-venir pour nuancer les effets de la pathologie parentale, tout en respectant « le style » de cette famille-là ? Qu’en est-il de ma famille, de la place que j’y ai occupée ? Qu’est-ce que je cherche à réparer en m’occupant de celle des autres ? Ces questions sont essentielles pour tout professionnel qui se risque à l’intime des patients. Nous ne pouvons pas les éviter car c’est dans cet espace privé, ce groupe, que l’enfant s’est construit et attaché.
12 Nos formations de thérapeutes familiaux analytiques nous ont permis d’envisager la rencontre avec ces familles, aussi abîmées soient-elles. Le travail que nous menons depuis plusieurs années, en cothérapie, mais aussi en équipe, nous permet aujourd’hui de transformer les peurs, l’effroi, les mouvements pervers et hallucinatoires traversés avec elles, en un objet de travail et d’élaboration. Pour cela, il a fallu nous décaler du modèle initial et accepter de prendre part à leur fonctionnement. Nous restons, bien entendu, attentifs aux vécus de chacun.
13 S’ajoute cependant un autre niveau de lecture qui transforme nos modalités d’intervention. Ce changement de perspective n’est pas aisé car les psychologues et psychanalystes sont d’abord formés à écouter le sujet dans son individualité. De plus, les familles rencontrées à l’ase sont souvent désorganisées par la déliaison et l’attaque de tous types de liens : d’attachement, de filiation… En supervision, Laurence Knera nous a d’ailleurs proposé de parler de « famille/anti-famille », ou de « famille/non-famille », tellement les liens tissés entre leurs membres sont paradoxaux. Parfois, rien ne fait plus famille pour eux que le non-lien ou un lien en négatif.
14 La relation entre Dalhia, 16 ans, et sa mère illustre bien ce type de fonctionnement. Alors qu’elles avaient accepté de participer à des entretiens familiaux thérapeutiques, il fut bien difficile de les recevoir ensemble. Les absences de Dalhia, ses retards récurrents (elle est arrivée à plusieurs reprises au moment où la séance se terminait), l’absence de la mère aux séances auxquelles sa fille venait enfin... Leur quasi-impossibilité à être ensemble nous a conduits à adapter considérablement notre dispositif pour assurer un semblant de continuité. La permanence du lieu et des thérapeutes, symbolisant le placement qui s’était exercé depuis l’enfance, était, à la rigueur, le seul lien qui unissait la mère (elle-même placée dès l’âge de 4 ans), Dahlia et nous. Ce non-lien entre elles était déposé à l’endroit même de ce qui faisait coupure : l’ase. Absence et destructivité, voilà de quoi étaient faits leurs liens : deux caractéristiques du « meurtriel » analysées par Jean-Pierre Caillot (2015). De fait, nous étions fort inquiets pour cette adolescente qui ne semblait pouvoir investir qu’un pseudo-objet, l’alcool, dont les consommations abusives la mettaient gravement en danger.
15 Nous doutions de l’utilité et de l’efficacité de ce que nous leur proposions. Nous nous accrochions à l’idée qu’il y avait au moins des personnes qui s’intéressaient à leur famille. Nous luttions ainsi contre les mécanismes d’anti-illusion et d’anti-espoir. Il s’agit de défenses paradoxales assez typiques des familles que nous recevons et décrites avec clarté par René Roussillon (1991). Elles amènent les professionnels à se sentir inutiles, paralysés, dans l’impasse, et à désinvestir ces familles. Les entendre comme des vécus non symbolisés, déposés en nous dans l’espoir d’être enfin transformés, ouvre potentiellement d’autres perspectives. Ce fut ici le cas. Lors d’une séance, Dalhia formula l’hypothèse qui nous traversait depuis le début de nos rencontres/non-rencontres : « C’est pas ça une famille. » Elle mettait des mots sur « l’inadéquation » de leurs liens et ce fut un tournant. Cela ouvrit sur une narration familiale, certes du côté du négatif, mais sur une historicisation tout de même. L’inauthenticité de leurs liens, jusque-là exprimée au travers des paroles et des affects de la mère, laissa place à un récit plus affecté. Madame E évoqua le meurtre de sa mère par son père adoptif dans un contexte passionnel. L’amorce d’une matière narrative permit à Dahlia d’aborder notamment des traumatismes actuels et passés. Sa mère ne manquait plus de séances, contrairement à elle qui, malgré le soutien sans faille de son éducatrice, ne venait qu’épisodiquement. La puissance de la pulsion de mort, de la déliaison et de la honte limita les effets de transformation de cet espace thérapeutique. Dalhia ne se saisissant pas de la possibilité d’être accompagnée après sa majorité, nous dûmes nous séparer, très préoccupés pour son avenir.
16 Pour que des transformations s’opèrent, la construction d’un « néo-groupe » (Granjon, 2007) est une voie thérapeutique possible. Celui-ci est constitué des membres de la famille et des cliniciens. Il vise à « mettre en commun et en partage les formations et objets inconscients non refoulés de chacun, noués dans les liens familiaux, avec les parties les plus régressées des thérapeutes, pris dans leurs liens d’affiliation et dans ceux de l’inter-transfert. Dans ce lien groupal ainsi constitué, chacun est partie prenante et partie prise » (ibid., p. 98). Il s’agit bien, pour les analystes, d’éprouver ce non-lien par le biais du transfert entre eux (inter-transfert) mais aussi au travers des attaques du cadre (personnes absentes, retards, rendez-vous annulés…). Être dans le travail familial permet de reprendre et d’élaborer « ce qui est resté en souffrance dans le lien familial et ce qui ne peut bénéficier d’un travail d’élaboration individuelle ; il propose de poursuivre et de reprendre le travail de liaison et de transformation interrompu ou empêché dans le groupe familial » (ibid., p. 99). C’est pourquoi, si nous nous contentons de travailler « avec » la famille, alors la rencontre n’aura pas lieu.
Les spécificités de notre dispositif : réunir pour séparer
17 L’idée première était de s’adresser aux familles là où elles en étaient. Autrement dit, partir du magma indifférencié pathogène pour cheminer vers des positions individuelles moins assujetties au fonctionnement groupal. Notre souci était de favoriser la construction d’un néo-groupe tout en veillant dans la mesure du possible à ne pas se faire absorber par les problématiques familiales à l’œuvre, c’est-à-dire à ne pas sombrer totalement avec elles dans l’indifférenciation. En effet, qui fait famille chez les patients que nous rencontrons ? Bien souvent, les individus ne se re-lient pas entre eux : les enfants ne connaissent pas leur père (« il ne m’a pas reconnu », entend-on souvent), leurs grands-parents, l’existence de frères ou sœurs… Lorsque les différents membres sont pris dans un magma sans forme, les liens de filiation n’ont pas de place, et donc pas de sens : on ne se lie que lorsque l’on est détaché, pour pouvoir se tenir. Si le tout ne forme qu’un, voire zéro (anti-famille), alors la détermination des places dans la famille n’est que pure fiction. Vouloir imposer cette différenciation de l’extérieur peut être violent. Quoi qu’il en soit, cela semble toujours plaqué et inaccessible pour la famille.
18 La réunir (quelle que soit sa configuration) à l’ase, lieu qui symbolise et acte leur séparation physique, était une manière de répondre par un paradoxe à un autre, celui des familles/non-familles. Cette proposition eut pour effet de renforcer ce qui opérait en leur sein (la déliaison, le clivage, le déni…). Temps nécessaire de partage de ce qui fait commun, avant de pouvoir amorcer et initier du différent. Nous nous attelons donc, dans un premier temps, à ménager les mécanismes de défense en place et à co-construire avec chacune d’entre elles un espace singulier. Elles ont souvent le sentiment de subir passivement les décisions juridiques et administratives qui parsèment le(s) placement(s). Il est donc essentiel que chaque famille/non-famille se sente accueillie dans son originalité. Qu’elle entrevoit qu’il y a éventuellement dans cet espace un autre possible.
19 Par ailleurs, notre dispositif s’est structuré autour de nos différences. L’une d’entre nous travaillait à l’intérieur du service quand l’autre venait de l’extérieur et intervenait en tant que psychothérapeute libéral. S’appuyer sur le dedans/dehors nous semblait important pour ne pas se laisser happer par l’évènementiel du placement : les décisions matérielles à prendre pour protéger ou faire grandir l’enfant, les agirs des uns ou des autres, les rapports au juge des enfants… Le psychothérapeute « extérieur » était garant que cet espace créé pour cette famille ne soit pas envahi par du factuel, mais soit bien un lieu où fantasmes et représentations puissent se déployer pour s’élaborer. Nous souhaitions favoriser en somme la « psychisation » des agirs familiaux, les aider à constituer de nouvelles enveloppes psychiques contenantes. La différence sexuelle des thérapeutes nous semblait être aussi un levier thérapeutique. Elle favorise le déploiement d’une plus grande palette d’identifications. À nos débuts, nous avions tendance à distinguer nos fonctions de façon caricaturale. Il nous semble qu’il s’agissait de défenses face aux angoisses suscitées par les régressions, les moments de confusion et d’indifférenciation que les familles nous faisaient traverser. Par la suite, ces différences sont restées essentielles et structurantes, mais nous avons gagné en souplesse de fonctionnement.
20 Un autre élément fut déterminant dans la construction de ce dispositif. Malgré les indications régulières de thérapie de la part des juges et des professionnels du service, très peu de patients parvenaient à s’en saisir. Le psychothérapeute extérieur qui avait reçu en libéral des familles dont l’enfant était placé, avait pu mesurer la nécessité d’établir des échanges réguliers avec l’équipe prescriptrice ; pour des questions organisationnelles, mais aussi pour parvenir à une certaine continuité dans le travail. Recevoir ces familles « si à vif » au sein du service nous semblait donc plus contenant du fait du tiers institutionnel. L’avenir nous donna raison.
21 Néanmoins, cela soulevait d’autres questions. Notamment celle de la poursuite éventuelle de la thérapie en cas de mainlevée du placement. Dans ce cas, c’est un autre service qui prend la suite du travail, souvent après un délai de latence important, impliquant de nouveaux investissements/désinvestissements coûteux pour les familles. Cette crainte passa au second plan quand l’équipe de direction accepta très aisément de trouver une solution administrative pour qu’une famille puisse continuer à profiter de cet espace après le retour au domicile du fils. Cela favorisa la création d’une « aire d’illusion familiale ». En effet, la mise en suspens de la question de la séparation, des retrouvailles, et de la distinction Moi/Non-Moi est une condition nécessaire à l’établissement de l’aire transitionnelle (Winnicott, 1975). Nous y sommes particulièrement sensibles car cet espace paradoxal permet de mettre potentiellement du jeu dans les mécanismes paradoxaux à l’œuvre dans ces familles.
22 Reprenons avec la famille d’Émeric, 8 ans, que nous avons évoquée précédemment. L’amorce de notre travail n’a pas permis, comme nous l’espérions dans un premier temps, d’éviter le changement de lieu d’accueil. Nous dûmes, sans mot dire, supporter avec lui l’arrachement que cela représentait. Il se montrait particulièrement inhibé pendant que son père se révoltait contre l’incompétence du service concerné. Sa mère s’inquiétait principalement du lieu où il allait « atterrir ». Mère et fils semblaient s’efforcer de ne pas réveiller la colère du père. De nombreux non-dits apparaissaient lors des premières séances à propos des maladies de chacun des parents, de la conception d’Émeric. Il nous sembla que, petit à petit, ce dernier figurait à travers ses dessins la violence des conflits qui l’entouraient. Nous invitions la famille à associer sur ces productions, voire à y prendre part. Nous proposions certaines de nos associations. Puis, à notre grand étonnement, lors d’une séance, l’enfant commença à régler ses comptes avec son père (imago paternelle) en utilisant le médium de la pâte à modeler et du dessin. Le conflit au sein de la famille commençait à pouvoir se figurer. Le père décéda dans les quinze jours qui suivirent d’une maladie à laquelle il résistait depuis des années.
23 Nous fûmes touchés par la mort de cet homme auquel nous nous étions attachés malgré le pouvoir qu’il exerçait. Nous avions en effet commencé à entendre les phénomènes d’emprise qui traversaient cette famille, comme des tentatives d’empêcher toute évolution de la maladie et, par voie de conséquence, d’empêcher les liens, donc la pensée. La psychologue de l’ase fut sollicitée par la mère qui ne savait comment aborder le décès avec son fils. Elle les reçut avec l’éducatrice référente et les accompagna au cimetière. Bien des sociétés analytiques s’offusqueraient d’une telle pratique ! Il nous semble au contraire essentiel de s’autoriser à sortir de nos fonctions supposées avec ces familles. La passionnante recherche de Pierrine Robin et coll. (2015) nous apprend que les jeunes qui ont eu des parcours de placement ont été particulièrement marqués par les moments où les professionnels qui les accompagnaient sont sortis de leur rôle. Face au travail du négatif, l’humanité nous semble essentielle. Et même si de nouvelles résistances sont apparues au cours des séances suivantes, cela n’a pas empêché la poursuite du processus analytique.
24 Comme nous le pensions, la culpabilité prit une place importante. C’est la mère qui l’exprimait et non pas son fils. Après la figure paternelle, c’était à l’imago maternelle qu’Émeric en faisait voir de toutes les couleurs par l’intermédiaire de ses dessins. Ce que madame T prenait avec le sourire. Les associations tournaient notamment autour des peurs et de la fascination pour les araignées, des toiles qu’elles tissent. Nous devenions petit à petit des objets paradoxaux étayants/étouffants qu’il fallait garder/éloigner. Les séances manquées se multipliaient non sans une dose d’agressivité ; mais il était toujours possible d’en dire et d’en penser quelque chose. Émeric refusait obstinément de retourner sur la tombe de son père, contrairement à l’engagement pris par sa mère. Il renouait de son propre chef avec des membres de sa famille, contre la volonté du défunt, ce qui culpabilisait sa mère. Sa fonction de gardienne du pacte était mise en échec. Le pacte dénégatif « voue au destin du refoulement, du déni ou du désaveu, ou encore maintient dans l’irreprésenté et dans l’imperceptible, ce qui viendrait mettre en cause la formation et le maintien de ce lien et des investissements dont il est l’objet » (Kaës, 1987, p. 32). C’est à la fois une modalité de fonctionnement dans les liens intersubjectifs et une modalité de transmission du négatif à travers les générations.
25 Cette situation l’illustre bien, puisqu’à l’ébranlement obstiné de ce pacte par Émeric correspondait une période d’importantes évolutions. Il faisait de grands progrès scolaires. Il multipliait les questions (comme le font les jeunes enfants) jusque-là tacitement interdites sur l’origine, la vie, la mort, le temps... Comme si une digue avait cédé, appelant de nouveaux types de contenants. Le processus de deuil s’amorçait, la mère s’en faisant la porte-parole.
26 Après une période d’idéalisation, le transfert négatif qui se développait sur le couple des thérapeutes, permit progressivement d’évoquer les liens d’emprise préexistants au sein du couple parental. Ces mêmes liens qui avaient entretenu le sentiment de madame T de ne pas être une mère capable, de devoir dépendre du père. « Elle s’autonomise », commenta Émeric. La mère exprima sa crainte de non-évolution des modalités de placement (elle demandait alors un accueil séquentiel et craignait un refus) en raison de la poursuite de la thérapie familiale. Par le biais du transfert, elle nous incluait dans leur modalité de lien, nous prenait dans leur pacte dénégatif, et faisait de l’équipe ase et des thérapeutes, des araignées qui les capteraient dans leur toile. Nous dûmes rappeler la confidentialité et les rassurer sur notre vigilance à éviter que la poursuite du travail familiale puisse être un motif de maintien du placement des jeunes que nous accompagnons. Les fils se détissaient donc progressivement pour donner naissance à de nouveaux liens moins engluants. Notre dispositif s’avérait particulièrement profitable pour cette famille.
Un dispositif qui fait tache d’huile
27 Instaurer le travail familial dans ce service ase ne s’est pas fait en un claquement de doigts. Si les encadrants étaient favorables au développement du projet et à son financement, sa mise en pratique effective s’est faite en plusieurs étapes.
28 Tout d’abord considéré comme « le bébé des thérapeutes », peu de professionnels se sont saisis concrètement de ce dispositif pour adresser des familles. Malgré l’intérêt affiché pour cette proposition nouvelle, ils sentaient sans doute une barrière importante érigée par les cliniciens qui ne voulaient rien partager. La psychologue ase se sentait interdite d’intervenir autrement à partir du moment où elle recevait une famille dans cet espace. Ainsi, les travailleurs sociaux se sentaient dépossédés de leurs familles, c’est-à-dire à la fois de « leurs situations », mais aussi de « leur psychologue ». Des réunions annuelles où nous faisions le point sur ce dispositif ont permis de mettre à jour ces fantasmes sous-jacents et d’ouvrir le dispositif aux autres professionnels du service. Comme pour les familles, nous allions devoir partager notre bébé avec les collègues. Nullement en redonnant ce qui pouvait se dire en séance, mais en étant plus à l’écoute des préoccupations des personnes de terrain, des partenaires, en les interrogeant sur leur propre perception de l’influence du travail analytique, et tout simplement en acceptant de parler de la famille avec eux, des mouvements repérés dans la thérapie. Nous en sommes même arrivés à imaginer que les travailleurs sociaux pourraient participer aux séances, pour quelques familles, lorsque leur présence nous semblait soutenante. Les référents éducatifs viennent alors souvent incarner des liens qui ne peuvent se représenter, en leur absence, dans la famille et dans le néo-groupe. Par exemple avec Dahlia, l’éducatrice était bien investie par la jeune. La participation de celle-ci était nécessaire pour espérer la présence de l’adolescente. Leurs entretiens réguliers, les accompagnements divers et les appels téléphoniques pour relancer les rendez-vous familiaux ont constitué un soutien actif et bienveillant.
29 Cela pose toutefois la question de la fonction sociale des collègues. Ils écrivent notamment des rapports aux juges, donc leur présence dans cet espace influe inévitablement sur le reste de leur prise en charge. Les temps inter-séance s’avèrent essentiels pour échanger et analyser avec eux l’inter-transfert. Mais jusqu’à quel moment leur présence est-elle utile ? Leur départ peut être l’occasion d’une élaboration fructueuse sur la disparition, l’absence, le manque d’un lien. Nous constatons aujourd’hui, pour les deux familles concernées, que la participation de l’éducatrice a permis la continuité et la régularité des séances. Sans elles, la thérapie n’aurait pas pu se mener dans la durée.
30 En parallèle de ce dispositif, le travail familial s’est largement développé au sein du service. Là où les travailleurs sociaux restaient souvent dans leurs bureaux, menant des entretiens « classiques » avec les parents au service, ils ont largement développé les repas éducatifs avec les enfants, les visites à domicile lors de leurs hébergements, les visites médiatisées ou entretiens familiaux avec la psychologue... De même, un projet de repas annuel avec les familles dans un centre social de quartier, tout d’abord porté par la psychologue et le chef de service, se déroule aujourd’hui grâce à l’organisation des éducateurs.
31 Pour l’ensemble des professionnels du service, la singularité de ce travail s’est ajoutée au travail de base avec les parents, mais l’a également transformé. Au-delà des outils auxquels ils recourent, leurs analyses et leurs interventions ne cessent de s’affiner. En présence de la psychologue du service, ils invitent les parents et les familles à une position réflexive : « Qu’est-ce que vous pensez de…? Comment se fait-il que… ? » Ils suggèrent des hypothèses compréhensives et vont plus loin que dispenser des conseils éducatifs, tout en gardant une position différenciée de leur collègue psychologue. Cela produit inévitablement un effet de contenance sur les familles qui se sentent respectées et accompagnées dans leurs difficultés. De fait, depuis plusieurs années, le service n’essuie plus de crises de violence ou de passages à l’acte agressifs de la part de parents, alors même que l’ensemble des professionnels (travailleurs sociaux, cadres, psychologue) s’autorisent davantage à nommer et pointer les problèmes rencontrés avec leurs enfants.
Conclusion
32 S’occuper d’un enfant séparé de ses parents nécessite de faire preuve de « tact » selon l’expression ferenczienne. Le sentiment d’appartenance des uns et des autres peut être ravivé par sa remise en question consécutive au placement. Rien de tel pour faire famille que de séparer ses membres. C’est alors que l’on observe leurs non-liens, liens en négatif, faits d’emprise ou de faux self. Le travail familial que nous proposons à l’ase représente une tentative de prendre part à ses liens d’alliance et de filiation, dans le but de permettre à chacun de se les représenter et, pourquoi pas, de s’en départir.
33 La réflexion que nous proposons aujourd’hui fait l’objet d’un travail constant de remaniements, remises en question, interrogations… au gré des familles rencontrées, de leur singularité et des zones d’ombre ou de négativité dans lesquelles elles nous plongent.
34 Mesurer la portée de ce travail familial s’avère complexe car les paramètres sont multiples : il est toujours difficile d’isoler tel ou tel élément dans la vie de l’enfant afin d’évaluer son influence. De plus, l’efficacité de notre dispositif dépend de l’implication des autres espaces de prise en charge, en même temps qu’il tente d’agir dessus. Seule une analyse plus globale (clinique, sociologique…) permettrait de mesurer les effets dans le temps de cette proposition pour les familles.
35 Ainsi, il nous semble indispensable de composer avec la pluridisciplinarité des professionnels mais aussi avec la pluralité des partenaires. L’opération de séparation psychique se joue à plusieurs mains : le juge des enfants est le premier à intervenir, posant symboliquement l’écart nécessaire entre enfants et parents. Puis le service ase tente de rendre vivante cette distance afin de soutenir la famille dans sa lutte contre des angoisses mortifères. Là encore, l’équipe œuvre, chaque membre à son pupitre, en invitant parfois des acteurs bienveillants et prêts à s’investir auprès des familles.
36 Tenter d’accorder nos violons malgré les différences d’instruments et de répertoires, voilà, selon nous, les clés d’une musique qui ne sonnerait pas faux.
Bibliographie
Bibliographie
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