Couverture de EP_076

Article de revue

De « L’Antre-Jeu » à « L’Entre-Je », voyage thérapeutique sur les pas du clown

Pages 25 à 40

Notes

  • [1]
    En géologie, en raison de changement d’environnement (température et pression), la roche métamorphique vit une modification de sa texture et son agencement et équilibre les couches sédimentaires.
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« Comme tout ce qui compte dans la vie, un beau voyage est une œuvre d’art ; une création. De la plus humble à la plus haute, la création porte témoignage d’un créateur. Les pays ne sont que ce qu’il est. Ils varient avec ceux qui le parcourent »
A. Suarès, Le voyage du Condottiere (1932)

Genèse du groupe clown

1 Proposer un groupe à l’adresse des adolescents accueillis au cmp correspondait autant à un besoin qu’à un désir pour notre lieu de soin, le dispositif thérapeutique classique au sein d’une relation duelle pouvant souvent mettre en difficulté les jeunes souffrant de pathologies narcissiques et identitaires que nous recevons. Notre rencontre professionnelle, celle d’une psychologue clinicienne formée au groupe thérapeutique et au psychodrame et d’une éducatrice spécialisée, art-thérapeute, comédienne de formation et ayant déjà expérimenté la puissance du média clownesque auprès de patients en grande souffrance, nous a permis de penser un espace, au carrefour de nos expériences et triangulé par trois lignes de démarcation : le processus psychique, la dynamique groupale et le cheminement créatif à partir du clown.

2 En effet, le clown appelle, insuffle, ce qui vient des profondeurs de l’enfance pour ouvrir le rapport au monde, le nourrir, le questionner. Or n’est-ce pas l’axe de tout espace de soins ? Ainsi, l’espace clownesque et l’espace thérapeutique ont des résonances ouvrant le champ des possibles. Si, dans l’imaginaire collectif, le clown renvoie à diverses représentations, le clown qui nous intéresse ici n’est pas celui des cirques ou cabarets, caricatures érigeant en masque un faux self, mais le clown dans la tradition théâtrale. Dans cette perspective, il est cet être profond et intérieur, sans âge, sur le fil de l’instant, qui arpente les limites de la normalité, les frontières de l’humanité, à l’endroit de la maladresse, des complexes, des failles. C’est au creux du déséquilibre, du jeu et de l’enfance qu’émerge cet être authentique sur le fil sensible de l’émotion entre rire et larmes, entre forces et fragilités. « L’art du clown va bien au-delà de ce qu’on pense. Il n’est ni tragique, ni comique ; il est le miroir tragique de la comédie, et le miroir comique de la tragédie » (Suarès, 1932). Ainsi c’est l’universalité de ses mouvements qui va faire de l’émergence du clown, un support malléable dans la remise en jeu des défenses, des traumas des points de ruptures des patients ouvrant les possibles remaniements.

3 En effet, le clown va, dans un premier temps, par la mise en mouvement du corps, favoriser la réactivation des traces sensorielles et affectives permettant l’expression corporelle d’une parole qui fait défaut dans un mode différent de communication émotionnelle. Véritable aire transitionnelle, le personnage du clown, « soi/non soi », objet trouvé-créé, sera aussi le lieu de dépôt et de transformation des projections du monde interne, en particulier des parties de soi et des représentations de relations en souffrance. En tant que personnage, il opère un déplacement transférentiel moins menaçant, que l’on peut transformer et réinventer à sa guise, redonnant sentiments de maîtrise, voire d’emprise sur l’environnement, si chers aux adolescents qui luttent contre la dépendance aux figures parentales. Il opère également une potentialité réflexive (Brun, 2013) puisque les interprétations corporelles et verbales du clinicien vont permettre de s’auto-attribuer émotions et mouvements pulsionnels qui parcourent les adolescents. Enfin, la symbolisation enclenchée par la création de ce personnage clown sera susceptible de s’internaliser grâce au vécu transférentiel de groupe. D’autre part, en utilisant le mode de défense habituel des adolescents, le personnage du clown, par sa fonction malléable et de représentation, va prescrire, sous forme de jeu, ce qui peut constituer une entrave au processus de maturation : le passage à l’acte, l’excès ou le défaut de verbalisation, le débordement de l’excitation, l’inhibition, et permettre une réappropriation active des transformations corporelles passivement ressenties. La créativité et le plaisir se retrouvent dans l’attention portée à la surprise, à l’étonnement, c’est-à-dire à ce qui survient dans l’instant. Les thérapeutes, en s’y rendant disponibles, se laissent surprendre et peuvent alors étayer la singularité du sujet qui advient pour semer les graines de la transformation créative. La pensée décalée (Brun, 2013), que nous nommons l’absurde, si importante au clown, va mettre en lumière, au lieu de les gommer, blessures, failles et défenses en les exagérant pour trouver, à travers le jeu ludique, le plaisir, le rire, un réinvestissement narcissique et libidinal de soi et des autres ouvrant la voie à la réappropriation subjective des manifestations « psychopathologiques ».

4 Au-delà, le jeu clownesque en groupe en relation, notamment dans les improvisations, va permettre, par le biais du transfert, de camper des figurations en lien avec leur histoire précoce, base d’un travail psychique d’élaboration. Par ailleurs, l’émergence de l’affect est recherchée pour le relier à la parole et au geste et permettre un ancrage corporel et affectif des représentations.

5 Le clown thérapeutique en groupe apparaît donc être un agent de transformation individuelle et collective mettant en jeu une quête intérieure qui amène à « re-co-naître » ce que le collectif et les conventions nous contraignent d’écarter et qui peut surgir par hasard, ou que l’on peut chercher. Cette expérience de l’accueil de l’étrange en soi, chez les autres, l’apprivoisement de cette marge qui nous borde autant qu’elle nous ouvre, permet à chaque séance de découvrir des paysages intimes parfois inhospitaliers pouvant s’humaniser, pour agrandir sa géographie interne et relationnelle.

Voyage dans le cadre-dispositif du groupe

6 Ce groupe s’appuie sur le cadre théorique des groupes à médiation corporelle thérapeutiques référés à la psychanalyse tel que nous l’avons décrit dans l’article précédent de ce même numéro. Nous nous attacherons donc ici à décrire et illustrer le cadre-dispositif expérimental, « l’antre du jeu » où la scène thérapeutique et du clown se rencontrent pour devenir le réceptacle de l’altérité et le passage vers la transformation.

7 Étant l’une des propositions de soins dont peuvent bénéficier les adolescents du cmp, c’est un groupe hebdomadaire d’une heure et demie, semi-ouvert, pouvant accueillir jusqu’à cinq participants. Il a la particularité d’avoir lieu en dehors de l’institution de soins, dans un centre d’animation de notre secteur, volonté de notre part de mettre au travail symboliquement l’autonomisation psychique et réelle des adolescents.

8 La cothérapie nous permet d’être attentives, de par nos formations et nos places différenciées dans le groupe, aux différents aspects processuels et transférentiels qui s’y jouent, entraînant des modes d’interventions spécifiques. En effet, la psychologue, les temps d’échanges verbaux mis à part, se situe dans une position d’observation de la chaîne signifiante formelle groupale et de la dynamique intersubjective entre les participants (patients et thérapeutes compris). Toujours groupales ou intersubjectives, ses interventions visent à être intériorisées par les participants pour faire advenir leur fonction de réflexivité. Cette position de tiers entre le dedans et le dehors du groupe, fonction symbolique paternelle, sera selon la dynamique transférentielle groupale, l’objet de diverses projections des patients. Elle représente aussi un portage psychique de l’éducatrice thérapeute en prise directe avec les adolescents, tel le père soutenant la mère et son nourrisson. L’éducatrice, quant à elle, participe directement, corporellement, à l’activité de médiation par ses propositions. Elle constitue une figure maternelle étayante, sorte de miroir interprète corporelle du groupe s’ajustant dans un accordage mimo-gestuo-postural constant, compagnon thérapeutique auquel les adolescents peuvent s’identifier. Attentive à déceler la potentialité créatrice de ce qui survient, à la faire émerger, à l’étayer et l’encourager, elle permet que le caché et contenu puisse advenir dans une intersubjectivité vivante.

9 Structurées dans le temps dans une alternance régulière entre propositions corporelles et verbalisations, entre moments de groupe et cheminements plus individuels, les séances se font dans des allers-retours répétés entre soi, l’autre, corps et psyché. À chaque temps du groupe, nous voyons se réactualiser les scénarios relationnels transférentiels individuels et groupaux selon les modalités médiatrices que nous proposons allant du plus corporel (détente) au plus symbolique (improvisations).

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Stéphane est un jeune âgé de 16 ans adressé au cmp suite à des violences sexuelles intrafamiliales dont il est l’auteur. Il arrive toujours très en avance au groupe et se tient caché sous le porche dans le noir, sa capuche remontée sur la tête, les yeux rivés à son téléphone sur lequel il joue, s’isolant ainsi de lui-même et des autres. Quand nous passons devant lui, son absorption et son retrait nous rendent invisibles, nous faisant éprouver cette recherche de protection par évitement de tout contact. Charlotte, 17 ans, a été adressée au groupe en lien avec le deuil difficile de sa mère. En recherche perpétuelle de lien et d’attention, elle attend le début des séances au vu de tous dans la cafétéria du centre, le fil de ses écouteurs téléphoniques greffé à son oreille, continuant ses appels jusque dans la salle du groupe, cordon téléphonique ombilical de présence dont elle ne peut se passer. William, âgé de 17 ans à son arrivée, est le plus ancien du groupe. Adressé au groupe pour une dépression sévère sur fond de dysharmonie, évoluant dans un milieu familial empreint de pathologie mentale et de violence, il arrive systématiquement en retard manifestant là l’errance physique et psychique dans laquelle il se trouve.

Le temps d’accueil

11 Lors de leur arrivée dans la salle, assis en cercle, les participants sont invités à partager ce qui leur vient à l’esprit. Quand un nouveau arrive dans le groupe, nous répétons également les consignes ayant pour visée son bon fonctionnement : la libre association, la régularité, le fait de ne faire mal ni à soi ni aux autres, cette dernière règle étant répétée aussi souvent que nécessaire.

12 Ce temps d’accueil permet aux jeunes d’expérimenter dans un cadre sécure le fait de parler de soi devant et avec les autres. Les silences, l’extériorisation des vécus débordants, le langage corporel sont accueillis comme des mouvements d’accordage groupal constituant l’équipage de l’aventure que le groupe recrée à chaque séance.

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Ainsi, à son arrivée dans le groupe, Stéphane semble vivre ce temps comme la répétition des effractions présentes dans son histoire. Le regard baissé, son manteau et sa capuche remontés s’érigent en enveloppes protectrices face à l’angoisse que suscitent le groupe et les sollicitations des autres. Tout regard, parole à son adresse semble l’attaquer : « Hein quoi ?… Pourquoi moi ? Je sais pas… » Son élocution, souvent inaudible, nous barre l’accès à son monde interne. Charlotte, elle, s’exprime aisément et sa tenue vestimentaire excentrique, sa colère vindicative face aux adultes et son attitude séductrice paraissent être autant d’appels à une quête d’étayage chaotique, tête de proue de son cheminement dans le groupe. William, le plus ancien du groupe, s’exprime souvent longuement, la gorge serrée, les yeux embués, dans un discours paradoxal et flou, déniant immédiatement ce qu’il prend le risque de dire, englué entre son désir et son impossibilité à être.

14 Lors de ces temps, les jeunes abordent fréquemment, en lien avec la problématique adolescente, leurs relations difficiles aux autres, notamment leurs pairs, témoins de leurs difficultés à élaborer la perte et à se séparer de leurs objets infantiles.

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Stéphane, dans des mouvements protecteurs, affirme qu’il n’a pas besoin des autres car les autres, « c’est chiant ». Le lien à l’autre paraît seulement pouvoir être apprivoisé et expérimenté dans l’imaginaire virtuel des jeux vidéo en réseau auquel il joue de manière addictive. Charlotte, elle, se plaint inlassablement des autres, ses amis, sa famille dont elle se sent incomprise. Ses plaintes répétitives somatiques, dans une recherche d’attention et de caregiving, ne trouvent jamais satisfaction. Elle provoque alors sans cesse l’inquiétude de son entourage et de nous-mêmes dans une préoccupation maternelle angoissante. William, par ses retards, manque souvent ces moments, manière de protéger ses objets infantiles auxquels il reste attaché. Il ne peut évoquer que les regrets, la nostalgie, comme il l’appelle lui-même, d’une enfance idéalisée. Le passé omniprésent barre toute possibilité d’évocation d’un avenir si ce n’est un avenir sombre : « J’aurai un boulot de merde, je serai toujours chez mes parents, je serai triste. » Il évoque sans cesse sa « fatigue », son « angoisse » et a «peur de devenir fou… » La relation aux autres est difficile, teintée de honte et d’étrangeté projective : « J’ai peur de parler aux autres… J’ai honte de moi… Ils sont bizarres. » Peu à peu, au fil des séances, Charlotte va expérimenter lors de ces temps, dans un jeu de cache-cache, la question de la séparation et des retrouvailles avec ce « groupe-mère », en lien avec son histoire. L’hystérie faisant place à la dépression, elle pourra relater la défaillance des vivants autour d’elle, jusqu’à se séparer brutalement du groupe, reviviscence active de l’abandon inconsolable de sa propre mère. Stéphane, ayant testé la fiabilité de l’espace thérapeutique, pourra progressivement prendre part au jeu groupal et se raconter, évolution dont témoignent ses modifications corporelles importantes : barbe soignée, élocution claire, regard approbateur tourné vers l’autre, marquant la naissance de l’empathie. William, lui, a peu à peu appris à exister et à s’ancrer au sein de l’enveloppe groupale. Son regard et sa parole ont arrêté de dériver pour trouver un amarrage. L’élaboration fine et l’humour ont émergé grâce au fil de sa pensée qui s’est clarifiée. Sa réflexion profonde, où la dépression s’est mutée en existentialisme, lui a valu, par le jeu des alliances et des arrivées dans le groupe, un statut et une place particulière : celle de l’ancêtre, le sage du groupe, inaugurant ainsi une expérience nouvelle : prendre une place valorisée pour exister.

16 À partir de la chaîne associative groupale émergente, la psychologue conclut ce temps en proposant que le voyage vers le clown explore le fil rouge naissant de la problématique commune qui se dessine. Cette transition permet à l’éducatrice l’ajustement de ses futures propositions en mouvement au plus près des préoccupations des adolescents. Elle invite alors les participants à enlever leurs chaussures symbolisant le début d’un ancrage corporel au sol et d’une « découverte » à venir.

Le temps de la mise en éveil du corps, voie d’accès vers soi et vers l’autre

17 En cette période de transformation pubertaire, c’est un temps de reconnexion avec soi, avec le corps sensible, ses perceptions et sensations permettant de s’ancrer plus directement dans la réalité. Dans un premier temps, les membres du groupe, debout en cercle, suivent les propositions de l’éducatrice autour d’un travail d’étirements, de mouvements de chacune des articulations puis un travail de respiration ventrale profonde, invitation à l’introspection corporelle. À l’instar de la mère avec le nourrisson, l’éducatrice est alors attentive à la résonance corporelle et affective qui se manifeste en ajustant ses propositions au plus près des besoins corporels du groupe. Cette imitation différée, modifiée en réponse à l’expression des jeunes, permet la restauration des accordages corporels et affectifs premiers qui ont parfois fait défaut chez nos patients. Selon les besoins des adolescents, l’éducatrice peut aussi proposer un voyage à travers la relaxation, physiologique puis à induction d’images mentales favorisant le bien-être corporel et psychique et ouvrant la voie à l’imaginaire et la réceptivité du jeu. Ce temps est particulièrement apprécié des adolescents, qui se sentent souvent contraints par les normes sociales, parentales, scolaires : « Je peux enfin me relâcher, sinon je me mets la pression, pour faire plaisir à mes parents, pour être aimé, alors la relaxation, être soi, c’est le bonheur. »

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Dans ses débuts de groupe, William exprimait durant ces temps l’ampleur de ses douleurs physiques, miroir corporel de sa souffrance psychique, cherchant à économiser ses mouvements douloureux : « Je suis si fatigué, j’ai mal partout… », tout en malmenant ce corps dans des étirements contorsionnistes. Au fur et à mesure des séances, intériorisant l’investissement corporel bienveillant proposé par l’éducatrice, William a pu s’orienter vers une détente moins douloureuse, prenant parfois l’initiative de proposer aux autres, dans une identification soignante, des mouvements de détente. Stéphane, lui, a investi ce temps avec intensité et difficulté, sa carapace physique (manteau, corps raide et enveloppé faisant bloc) le protégeant des effractions traumatiques ayant marqué son développement. Toute circulation et mobilité relatives au corps semblaient synonymes de danger, le corps comme le psychisme devant rester cachés. Peu à peu, l’expérience essentielle de prise de contact avec son moi corporel lui a permis de prendre plaisir à fermer les yeux, écoutant attentivement les indications de la thérapeute, porté par l’enveloppe groupale, début d’une introspection corporelle ouvrant la voie à l’introspection psychique et relationnelle. Charlotte a investi facilement ce temps, étant plus en contact avec sa réalité corporelle, érigeant parfois son corps comme moyen d’appel au regard de l’autre. Mais cet investissement paraissait inconstant, et, par ses absences et interpellations somatiques, elle allait parfois jusqu’à réellement nous inquiéter, suscitant ainsi dans le transfert l’attention et l’étayage disparus soudainement avec sa mère, testant ainsi notre fiabilité.

19 Après ce voyage corporel intérieur individuel au sein de l’enveloppe groupale, s’ouvre le temps relationnel, déterminant dans l’aventure clownesque.

Le temps de la mise en jeu relationnelle et de l’imaginaire

20 La mise en jeu du corps et de la relation est ensuite favorisée par des propositions groupales autour de circulations de chaînes sonores et gestuelles ouvrant à l’altérité. Puis l’éducatrice soignante propose aux adolescents de marcher, d’explorer l’espace de la pièce en étant attentif à leur démarche naturelle, leurs éprouvés et perceptions du moment.

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Dans ces moments, William, telle une enveloppe peu incarnée, semble errer, tournant en rond indéfiniment, métaphore corporelle de l’errance psychique qu’il décrit lors des temps de parole : « Mon cerveau est bloqué […] parfois je ne suis pas là, je suis à côté. » Cherchant dans le cadre physique, des limites corporelles et psychiques, il se cogne régulièrement aux murs qui infléchissent alors sa trajectoire, telle une boule de billard. Stéphane, dont le corps fait bloc, marche comme un robot, les yeux rivés sur le sol. Il rase les murs, décollant à peine les pieds du sol, et frôle parfois la psychologue, donnant à la thérapeute une impression fantomatique mutuelle où soi et l’autre n’existent pas.

22 Les propositions de l’éducatrice autour de l’exploration de sensations, rythmes et émotions diversifiés (démarches lourdes, pressée, colériques, sol glissants, chauds…) ouvrent la voie au passage de la sensation vers les éprouvés multiples et l’imaginaire. Des propositions de jeux corporels ludiques relationnels favorisent alors la relation et la créativité par l’association libre verbale et corporelle : adresses/circulations de balles réelles ou imaginaires associées de mots, sensations, émotions ; traversées groupales avec contraintes dans des mondes imaginaires, jeux du miroir où chacun peut éprouver d’être guidant ou guidé…

23 À chaque séance, nous introduisons ensuite dans le groupe un objet réel, pensé en amont selon ses propriétés médium malléable symboligène, sur lequel vont se projeter, chez les patients, leurs relations d’objets selon la dynamique transférentielle individuelle et groupale : objets enveloppants dans les moments de groupe ayant besoin de contenance (couverture, tissu) ; rubans évocateurs du lien et de la séparation ; objets durs à symbolique paternelle ou maternelle (bâton, vase…) ; objets figurant la résistance ou la permanence (téléphone, casque…). Cette multiplicité des objets au fur à mesure des séances va permettre d’explorer de manière variée, par le biais du transfert, la relation à l’autre. Autour de cet objet, les propositions ludiques en relation visent à favoriser l’imaginaire, la surprise, la créativité.

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Ainsi Charlotte a pu mettre au travail sa quête relationnelle, les objets étant alors utilisés comme des appâts permettant le lien, Charlotte allant jusqu’à attraper l’autre avec des écharpes dont elle se sert comme lasso. William a utilisé les objets comme des enveloppes corporelles, s’entourant le corps, se couvrant la tête, montrant par sa quête de contenants, la porosité de ses limites. Il a ainsi pu peu à peu jouer avec l’objet et lui-même jusqu’à réussir à s’appuyer par l’absurde sur sa désespérance pour faire rire. Stéphane, lui, semblait exprimer face à l’objet l’angoisse de perte et d’emprise dans lequel le plongeait toute rencontre, entre captation : « Ne me volez pas mon précieux ! » et persécution : « C’est démoniaque, hors de ma vue ! » Dans ces temps, l’énergie frondeuse de Charlotte étayait et ouvrait les scénarios répétitifs de Stéphane trouvant alors rires et plaisir à travers des modalités relationnelles différentes.

Le temps de la naissance du clown

25 Attentives à mettre en congruence les médiateurs avec l’évolution intersubjective et groupale, nous n’avons fait advenir le personnage clown qu’après nous être assurées d’une certaine intériorisation de la continuité de fonctionnement, la transformation et la naissance de ce clown venant remettre à l’œuvre et symboliser les transformations physiques, psychiques et relationnelles inhérentes au processus adolescent très fragilisé chez nos patients. Les conditions de l’éveil progressif du clown ont donc une part centrale dans le processus du soin où l’éducatrice, sage-femme de ces clowns, sera portée par le regard de la psychologue. Pour cela, l’éducatrice thérapeute propose d’abord d’explorer l’espace en exagérant de manière corporelle la démarche, les gestes, les sensations et les émotions éprouvées à ce temps T de la séance car le clown, tel un funambule sur le fil de l’instant, n’a ni famille ni passé. Cette démarche et cette attitude apprivoisées, chaque clown est invité à choisir un objet, accessoire du clown, parmi plusieurs. Ces accessoires se retrouvent de manière permanente à toutes les séances et libre alors à chaque clown, selon la réactualisation transférentielle, de vivre des retrouvailles avec son objet préféré, de l’abandonner pour un autre, de prendre celui du clown aujourd’hui absent pour l’incarner… Cet objet a aussi une fonction d’objet transitionnel, incarnant une permanence entre le réel et imaginaire, une ancre qui les amarre au présent mais qui leur permet de matérialiser un univers.

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William a choisi un objet fétiche : un cerceau qui entoure et protège son corps autant qu’il l’enferme, figurant ainsi corporellement les vécus familiaux où la pathologie cloisonne le corps familial par protection du monde extérieur. La démarche de son clown révélait sa difficulté à investir sens et direction. Ce cerceau, projection de lui-même et du lien primaire, a permis d’exprimer le clivage entre haine et idéalisation : « Enfoiré de merde, tu es mon porte-malheur, non, mon porte-bonheur » jusqu’à devenir plus tard dans une réconciliation attenant à l’accès à l’ambivalence « mon porte-tout ». De ces voyages sensoriels est né peu à peu un clown philosophe qui, se cognant aux murs physiques et psychiques de l’existence, a pu utiliser avec finesse le gouffre dépressif grâce au fil du comique de l’absurde. Ce personnage en quête de sens a ainsi trouvé un ancrage face aux autres : son ironie à partir de ses questions existentielles l’élevant au rang d’«ancêtre-sage », statut narcissisant parmi ses pairs. Charlotte, dans son cheminement, nous a fait assister à la naissance d’un clown séducteur, clown-diva déjouant toutes les attaques d’autrui dans l’affirmation de ses désirs. Clown exhibitionniste alternant entre hystérie et tristesse, entre positions infantile et dominatrice, son objet, un boa, préfigurait autant l’importance du lien chaud et doux infantile que sexualisé. Elle est peu à peu devenue une médiatrice et parfois même une clown psychologue explorant toutes les possibilités de rencontrer l’autre « à corps perdu ». Animée par le lien, la distance et l’absence la déprimaient vite. En écho, Charlotte perdait les plumes de son boa, tel le Petit Poucet tentant vainement de se relier à ses parents abandonnants. Son clown arpente ainsi les liens aux autres : proximité, distance, perte… figurant l’élaboration chaotique d’un deuil figé dans le temps. Les rires au détour de cette aventure clownesque sont devenus une enveloppe bienveillante, un support particulièrement actif, rendant partageable et transformable la souffrance de Charlotte. Stéphane, dans ces temps d’expression scénique et relationnelle, se révèle, ose, l’inhibition laissant place au rire et à une imagination débordante teintée d’archaïsme. Son clown présente une démarche raide, inhibée et robotique et alterne entre l’évitement de l’autre et son emprise. Son objet fétiche, des pots de psychomotricité habituellement utilisés comme échasses, étaient portés en collier, l’un dans l’autre. Pots/peaux emboîtés, figurant cette double carapace dure, extérieur et intérieur protégeant un espace caché. Sa communication énigmatique se tapotait sur les pots, au fil de ses émotions, discrète pour se rendre invisible ou forte pour se faire entendre, mettant plus ou moins l’autre à distance. Ainsi, ce clown a exploré des trésors d’inventivité pour trouver une façon de s’exprimer sans s’exposer, rejouant sa problématique entre dehors/dedans, traces des traumas physiques et psychiques d’intrusions où le passage par l’acte, la percussion, trouve une voie/voix pour s’exprimer. À travers ce codage en morse percutionnel, il symbolisait également le processus même de ce groupe, où ce qui est caché, codé, est à décrypter et traduire par les thérapeutes transcodeurs d’éprouvés en émotions et représentations. Peu à peu en ayant accès à l’empathie, les pots/peaux de Stéphane se sont ouverts devenant des contenants pour les plumes perdues de Charlotte, fragments de soi disséminés dans le groupe et ayant à être contenus et reliés par l’appareil et les enveloppes psychiques groupales. Ainsi les objets choisis symbolisaient l’impulsion épousée par chaque adolescent dans sa trajectoire clownesque relationnelle : du cerceau protecteur/enfermant de William en passant par le boa-relationnel de Charlotte pour retrouver les pots langagiers de Stéphane.

Le temps de l’improvisation

27 Ce temps est marqué par l’installation par les thérapeutes de l’espace scénique, délimité par des paravents formant les coulisses, d’un ruban séparant l’espace de jeu et celui des spectateurs et d’une petite lampe allumée sur la scène symbolisant le temps de l’improvisation. L’éducatrice propose alors aux clowns, à partir de l’objet fil rouge de la séance, d’improviser seul ou à plusieurs, avec ou sans thème, une scène ayant un début, un milieu, une fin. Le thème proposé, s’il en est, est toujours en lien avec la problématique groupale perçue durant la séance. L’expérience de la scène, de regarder et d’être regardé, permet la ré-appropriation des vécus transformatifs de l’adolescence alternativement de manière passive en regardant cette scène miroir de soi ou d’en retrouver la maîtrise par le jeu scénique. Après chaque improvisation, les clowns acteurs rejoignent les spectateurs, et l’éducatrice relève alors des particularités et potentialités créatives du jeu et interroge les vécus sur ce qui a été joué ou regardé.

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Dans les débuts de groupe, les improvisations individuelles de Stéphane prenaient systématiquement la même tournure scénarique en écho avec sa problématique. La thématique du secret/caché/dévoilé se manifestait notamment dans son utilisation des coulisses où se déroulait la majeure partie de la scène. Ainsi, ce qui ne nous était pas donné à voir nous était donné à entendre et imaginé dans une scène primitive effrayante où la thématique du piège, dans le lien pervers à l’autre, aboutissait systématiquement à son élimination. Dans les improvisations partagées, les rituels macabres de Stéphane se heurtaient à la résistance des autres clowns et notamment celui de Charlotte bien décidé à le contrecarrer. William, clown du désespoir, errait dans la scène comme dans la vie, s’appuyant physiquement sur des coulisses aussi vacillantes que lui, allant parfois jusqu’à mimer ses gestes suicidaires avant de s’arrêter dans une autodérision absurde et sublime. Charlotte, elle, alternait entre une clown diva superficielle et détestable ne pouvant provoquer que la haine et l’abandon dans une répétition traumatique et une clown sensible déclarant un jour sur scène, en jetant l’objet de la séance : « Je veux me débarrasser de toute ma tristesse qui me rattache au passé. »
Au fil des séances, le travail sur les éprouvés corporels et les émotions a permis l’évolution des clowns vers un accès à l’authenticité. Lors d’une séance, l’éducatrice propose à chaque clown d’improviser individuellement avec un chapeau autour du thème : « Vous m’avez appelé... » en lien avec le temps d’accueil. L’un campe alors un clown troubadour/clochard figurant la maniaco-dépression, chantant à une foule imaginaire et aux spectateurs réels : « J’ai tué mes parents, je vais poignarder mes enfants, je suis pas en vie mais j’aime la vie… L’humour aide les gens, je ris sous la pluie... Les fantômes me font peur j’ai peur de la peur... y’a plus personne ? Vous êtes partis ?» Un autre arrive sur scène, planté devant nous, son chapeau sur la tête et l’air hagard pour faire: « un one man chapeau : je suis superman et je vous sauverai pas », tandis qu’un dernier clown figure une scène d’enterrement où il appelle un complice imaginaire pour pouvoir enfin « piquer tout son pognon » à sa « pauvre dulcinée » décédée. Invités ensuite par l’éducatrice à jouer ensemble sur ce même thème (vous m’avez appelé), les adolescents arrivent sur scène. L’un se lâche en se mettant à danser frénétiquement. L’autre, surpris, prend un autre clown à témoin : « Vous avez vu, il est fou ! Il fait n’importe quoi dans la rue ! » Le clown témoin lui répond : « C’est vous qui êtes taré! » et se met aussi à danser. Le clown, abasourdi, se cache alors dans les coulisses pour téléphoner : « La police, venez, ils sont tous fous, il faut les emprisonner ! » Ainsi, l’accès à l’émotion, au lâcher prise, peut faire entrevoir ce dont on a peur, la folie d’être soi-même dans un appel aux thérapeutes, tiers garde-fous protecteurs.
Par la suite, le travail sur les absents et la séparation fera émerger la perte de repères ressentie, entre collage et détachement dans des impros où les jeunes s’interpellent, perdus dans le noir, dans des endroits collants. Ce travail sur l’absence fera aussi apparaître la colère, transférentiellement sur le groupe et les thérapeutes. Ainsi, après les vacances d’été sans séance de groupe, certains clowns peuvent s’essayer, pour la première fois, à exprimer leur agressivité autour d’une impro où l’on attaque au lance-missiles (terme très proche du nom de notre institution...) la Tour Eiffel. Les relations se conflictualisent aussi dans le jeu où commencent des provocations en « bagarre, duels » finalement reportés « à la semaine suivante ».
Cette élaboration de la perte, des éprouvés de tristesse, la mise au travail du maniement de l’agressivité qu’elle suscite ouvreront l’accès dans les improvisations à la triangulation, la différence des sexes et des générations et l’ambivalence vis-à-vis des objets, organisateurs psychiques groupaux. Ainsi, William, notre clown philosophe, peut jouer autour de son prénom dans une quête identitaire existentielle : « Where I Am? Will I Am? Where is William? » Dans sa nouvelle position de sage, Il est appelé à jouer les tiers régulateurs des deux clowns comparses, Stéphane et Charlotte, sorte de fratrie de clowns complices et rivaux qui interpellent par leur dialogue de sourds la place de la mère-thérapeute intrusive : « Ça va, qu’est-ce que t’as ? T’es triste ? Pourquoi t’es triste ? T’es en colère ? » On s’interroge sur son identité dans un voyage entre passé, présent et avenir, témoins d’une historisation naissante, le clown ancêtre du groupe aurait alors « 130 ans », l’autre « 42 » et l’un « 4 », mais les clowns aux costumes ambigus se demandent s’ils sont des hommes ou des femmes. Dans les impros, chacun accuse l’autre de le suivre, et on entend alors, dans le fait de savoir qui suit qui, cette nouvelle affirmation existentielle : je suis qui je suis. Enfin, un clown pourra improviser de manière fine et sensible, face à deux chaises renversées : « C’est une œuvre d’art, ce sont tous les doutes, toutes les émotions que l’artiste a transformés en chef d’œuvre », métaphore du processus sublimatoire thérapeutique groupal en train d’advenir.

29 La fin du temps de l’improvisation, marquée par la désinstallation des éléments matériels de la scène, le retour au centre de la pièce, comme au temps d’accueil, annonce le temps de la reprise élaborative verbale groupale, de la séparation du groupe et du retour dans l’espace social.

Le temps de reprise

30 Chacun est alors invité à s’exprimer librement sur le vécu de la séance, la psychologue intervenant à la fin de la chaîne associative sur ce qui lui semble avoir été mis au travail dans l’inter-fantasmatisation et le transfert groupal, ouvrant la voie au cheminement de chacun dans l’interséance.

31

Dans les premiers temps de groupe, la reprise verbale semble impossible : les jeunes restent mutiques, plongés dans leurs pensées, et l’étayage de la thérapeute permet seulement à certains de dire : « C’était bien. » Mais, au fil des séances, le détour par le corporel associé aux éprouvés fait son œuvre : les défenses s’assouplissent et les langues se délient. Les éprouvés dépressifs se font jour à travers le sentiment d’être perdu, les remarques auto-dépréciatives sur les improvisations et sur la vie : « c’était nul », « bizarre ». Mais le long accueil des vécus dépressiogènes, associé au travail créatif du clown, permettra d’envisager d’autres issues et perspectives à venir. À partir d’une improvisation avec l’objet bol devenu « bol à rêve dans lequel on peut mettre toute une vie », on s’autorise à parler d’une « vie rêvée parallèle… j’aurais confiance, un travail que j’aime ». L’impossibilité à se projeter laisse alors place à des projets professionnels timidement évoqués. La perception du lien aux autres se modifie également à travers leurs associations autour des improvisations où certains disent apprécier improviser seuls, dans une maîtrise relationnelle encore nécessaire car « l’imprévu, les autres, c’est pas facile ». D’autres énoncent leur plaisir nouveau pour les jeux en groupe qui sont « plus faciles à présent ». Les adolescents commencent peu à peu à élaborer leurs vécus. Suite aux improvisations autour du chapeau (cf. supra), un participant exprime sa colère envers son tuteur de stage (Superman ?) qui l’aurait dénigré. Ils associent alors sur leurs tendances à interpréter négativement ce que pourraient penser les autres d’eux et mettent cela en lien avec les « chocs » de leur enfance et notamment les moqueries des autres. Le clown troubadour-clochard ayant pourtant fait une improvisation nous laissant tous sans voix dit : « J’avais pas d’idées […] j’étais pas confiant… » Incités à associer, un jeune sort de sa rêverie : « J’écoutais pas, j’étais ailleurs […] mais bon, j’ai entendu, tu t’es auto-dénigré, tu t’auto-déprimes », tout le monde rit. La psychologue fait alors remarquer que les personnages de l’impro n’étaient pas non plus où ils devaient/voulaient être : l’un veut divertir, attirer les regards mais finit par ennuyer et faire fuir, l’autre doit sauver mais n’aide personne, le dernier doit apporter du soutien mais vole. Ne ferait-on pas vivre aux autres ce dont on a le plus peur ? Les thérapeutes vont-elles pouvoir nous divertir, nous sauver, nous soutenir, ne vont-elles pas nous abandonner en nous volant toutes nos idées et se moquer de nous ? Et si nous ne projetons plus sur les autres nos vécus et que l’on se sent libre d’être soi-même, vont-elles nous garantir de ne pas devenir fous ? Cette interprétation dans le transfert pourra permettre aux adolescents d’explorer par la suite ce qui fait si peur en chacun et donne le sentiment d’être vulnérable dans le lien à l’autre.
Peu à peu, dans ces temps de reprises, les adolescents s’interpellent de plus en plus, nécessitant moins l’étayage des thérapeutes. La question des limites, de la transgression, s’élabore face à l’émergence nouvelle de la colère dans les jeux scéniques, où l’objet mieux intériorisé ne craint plus d’être détruit. La question du tiers interdicteur et protecteur se pose alors, adresse transférentielle aux thérapeutes.
Les périodes de séparation des vacances permettent de mettre au travail dans le transfert groupal les angoisses de séparation et de perte. Après deux mois d’interruption, les vécus dépressifs sont patents dans le groupe. Alors que l’un exprime sa fatigue physique et psychique : « Je suis un gros stressé de la vie, je suis angoissé », une autre rapporte : « Je me suis réveillée à 4 heures en pleurant… J’ai rêvé de ma mère. » Présentification de l’objet absent ou envahissant, un autre dit : « Je m’entends même pas penser, moi, la fatigue, c’est parce que j’ai la tête trop remplie de regrets, ce serait trop long à parler. » La psychologue associe sur l’absence de groupe pendant ces deux mois et que ce serait peut-être trop de manque rendant difficile le partage du trop-plein. De ce trop-plein, l’une dit qu’ici, on peut le « déposer », alors qu’un autre propose : « Ce qu’on dit, vous l’avez dans la tête et vous l’emportez en sortant d’ici, moi je fais ça aussi. » Marque d’une intériorisation de l’objet groupe qui commence à poindre, nous nommons alors que peu à peu, comme dans les rêves, nous pourrions tous emporter un peu de groupe qui continuerait d’exister malgré l’absence. L’intériorisation progressive de ce bon objet groupe permettra donc d’élaborer l’absence et la perte ouvrant la voie à la séparation, clef de voûte fragile des adolescents. Alors que l’absence était déniée, les adolescents interrogent : « Pourquoi vous mettez les chaises de ceux qui ne sont pas là ? » Un autre dit : « Ils sont un peu là quand même. » Les transformations intérieures sont discutées autour de ce nouvel équilibre déstabilisant : « Je n’ai pas l’habitude, c’est difficile d’être heureux. » (Rires des participants.) Chrysalide adolescente encore bien fragile, la dépendance aux objets infantiles devient reconnue dans son ambivalence transférée sur le groupe. Lors d’une reprise, à la veille de la séparation des vacances de Noël, un jeune demande subitement : « Jusqu’à quand peut-on rester, quand doit-on partir du groupe ? » Invités à associer, les jeunes abordent alors leur nouvelle majorité ou celle à venir. Si l’un se sent plus libre vis-à-vis de ses parents et moins stressé, un autre se sent encore « dépendant d’eux, je voudrais de l’autonomie, mais d’un autre côté c’est vrai que s’ils sont pas sur moi, je fais pas grand-chose ». La psychologue nomme alors que pour ce qui est de quitter le groupe, c’est un peu comme avec les parents, qu’à 18 ans, on a peut-être ce désir de partir, mais qu’ici, comme dans la vie, on peut s’appuyer sur le groupe et les parents thérapeutes tant que de besoin et se séparer quand on se sent prêt. Aujourd’hui, lors des temps de reprise, les jeunes parlent spontanément et associent d’eux-mêmes le vécu des séances, le thème des improvisations à leurs éprouvés infantiles traumatiques ou à leur vie familiale. Ainsi, par exemple, William a pu mettre en lien ses échecs scolaires répétés et le fait qu’il se considère lui-même comme « un raté, un loupé qui s’auto-sabote » aux ratés de son enfance empreinte de violence. Stéphane, qui s’est ouvert à lui-même, à nous et aux autres, peut nous rapporter et s’interroger sur le sadisme familial qui nous plonge dans la même sidération que celle qui l’a amené de manière défensive à traiter l’autre comme un objet. Le lien aux premiers objets peut être ainsi enfin revisité afin de s’en détacher et d’ouvrir d’autres perspectives relationnelles, comme cette fois où ils ont demandé si d’autres allaient rejoindre le groupe car « il faudrait s’y habituer ».

Perspectives : l’épicentre du dispositif, point de bascule de l’aventure thérapeutique groupale

32 Lors d’un séisme, on désigne par épicentre la projection de terre à la surface, à l’endroit même du point où prend naissance la rupture. Cette expérience de groupe autour du clown ouvre des perspectives par sa richesse mais aussi par nos propres découvertes de thérapeutes face à une route qui nous échappe autant qu’elle nous porte, comme face à toute altérité. Quelques lignes saillantes nous paraissent intéressantes à éclairer face aux paysages cliniques que nos pieds de thérapeutes ont foulés.

L’harmonisation des défenses par l’accueil du déséquilibre

33 Ce dispositif groupal à partir du média clown pousse au point de rupture. La recherche de la tendance naturelle, son exagération, favorise l’émergence de l’être authentique, en écartant dans le jeu toute nuance, toute régulation. C’est la projection de terre énoncée dans la définition de l’épicentre. Le point de naissance de la rupture advient lorsque les adolescents, à partir de leur faille, vont prendre appui sur ces tendances pour s’en détacher par l’acte créatif. L’adolescent, dans ce voyage, a un compagnon de route : le clown, double imaginaire, interprète, traducteur, « personnage transitionnel ». Sa fonction est de construire le lien, tel un inter-médiateur, une transition entre les mondes physiques et symboliques, entre les dimensions individuelle et groupale, entre réalité et imaginaire. Sans attaches, sans famille, ni passé, il incarne l’émancipation, une voie possible. Il est ce touriste providentiel qui détient un laissez-passer, l’air de rien, vers les zones sensibles, les reliefs accidentés, les traumas et tout événement sismique qui ont ébranlé la construction identitaire. Ces zones inexplorées deviennent, avec l’aide des thérapeutes, partageables, imaginables, transformables. Ainsi l’arrachement d’une mère par la mort, la désespérance prise au piège de la mélancolie, le corps rabaissé au statut d’objet maltraité, sortent de l’ombre pour être regardés, portés dans et par le groupe. Chaque adolescent peut alors tracer un chemin à partir et hors de ses objets internes, utilisés comme matériel dans le jeu. L’utilisation de ces objets réactive la réappropriation, la ré-introjection vers une séparation. C’est là que prend naissance la rupture. William, enlisé dans une dépression pathologique, n’est-il pas devenu clown philosophe ? Charlotte, engluée dans un deuil impossible à vivre, n’est-elle pas devenue une tragédienne comique enjôleuse ? Et Stéphane, tapi dans une inhibition massive, n’est-il pas devenu un clown chercheur en linguistique, expérimentant un langage émotionnel nouveau, par la percussion digitale de ses pots ? Failles, pathologies, rencontres, désirs dessinent ainsi au fil du temps une carte groupale à travers des paysages intimes et intenses, suspendus et dévoilés dans l’Antre du Jeu.

La constitution d’une double enveloppe

34 À partir de deux positions différenciées a émergé une maïeutique combinée. La sage-femme qui veille la naissance du clown, guidant ses pas et son éveil et la sage-femme qui veille la naissance du groupe et reste attentive comme un fil permanent, à ses mouvements, ses manifestations dans le jeu, dans ce qui le précède ou le suit. Ce double portage amène toujours, face à une intervention, proposition, interprétation, la triangulation par le positionnement actif ou passif de l’autre thérapeute. Notre spécificité dans ce double portage est le déploiement de cette triangulation qui fait émerger une autre scène à notre sens essentielle : l’intersubjectivité des thérapeutes. Au-delà d’être des sages-femmes, les positions maternantes et paternelles différenciées des thérapeutes ont fait grandir notre binôme à travers les désaccords, consensus, aménagements thérapeutiques avec la capacité de survivre aux attaques des adolescents, mais aussi guidées par leur créativité et leurs capacités à inscrire et laisser leur empreinte dans le cadre de l’expérience. Au fil du temps, les cadres théorique et expérimental se sont combinés pour aboutir à l’émergence d’un cadre que l’on pourrait qualifier de « métamorphique [11] ». Notre accordage de thérapeutes s’est tissé et assoupli au fur et à mesure des processus traversés par le groupe, dans la possibilité d’interagir de façon plus fluide et spontanée dans un jeu relationnel. Le canevas de la séance prédéfini a pu peu à peu s’ouvrir, comme pour les patients, à l’improvisation. Ces reliefs inattendus ont ainsi fait voyager adolescents et thérapeutes le long d’une ligne de crête dans une cordée qui s’est transformée tout au long de l’aventure. Un philosophe, un inventeur de langage, une coach relationnelle ont donc fait advenir ce cadre métamorphique découvert par les thérapeutes géologues de la psyché humaine.

La transmutation de la pulsion : le passage par l’acte

35 La transmutation est un terme issu de l’alchimie désignant, pour une matière, la transformation d’une substance en une autre. Le groupe fabrique, telle une équipe de tournage, des scénarios relationnels sur le grand écran des différentes toiles de projections que sont les clowns, leurs objets, le groupe et la malléabilité de nos psychés de thérapeutes. Au fil des superpositions des écrans, la portée du jeu révélé, interprété, partagé devient le moteur puissant d’une transmutation : l’« Antre Jeu » devient un « Entre Je ». L’improvisation, interstice de l’avènement d’un moi en devenir, coulisse de la construction identitaire et subjective et de l’alchimie naissante des participants, ouvre un espace où peut se projeter le cinéma d’une symbolisation à l’épreuve des processus de séparation.

36 La structuration de l’espace, essentielle, repose sur la limite représentée par la scène, elle-même divisée par des coulisses, invitant à traverser positions passives et actives, imaginaires et réelles, la fiabilité des passages, passerelles et contours permettant à chacun de visiter sa carte intime et de tenter d’y trouver une place dans la géographie groupale. Ces mouvements ouvrent, chez les adolescents, la possibilité de voyager par le corps, l’absurde, le rire pour, peu à peu, essayer d’apprivoiser le risque d’exister.

Bibliographie

Bibliographie

  • Brun, A. ; Chouvier, B. ; Roussillon, R. 2013. Manuel des médiations thérapeutiques, Paris, Dunod.
  • Winnicott, D.W. 1971. Jeu et réalité. L’espace potentiel, Paris, Gallimard, 2002.

Mise en ligne 17/05/2018

https://doi.org/10.3917/ep.076.0025

Notes

  • [1]
    En géologie, en raison de changement d’environnement (température et pression), la roche métamorphique vit une modification de sa texture et son agencement et équilibre les couches sédimentaires.
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