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Article de revue

Les limites de la visite médiatisée dans la création des liens précoces

Pages 187 à 197

1 En protection de l’enfance, lorsqu’une séparation parent/enfant est ordonnée par la justice, le magistrat indique et ordonne ce qu’il en est des contacts entre l’enfant et ses parents. Il peut ainsi édicter un droit de visites médiatisées à l’égard du ou des parents, un des droits les plus restreints. Cet article s’intéresse aux bébés confiés dans leur première année de vie, période fondamentale dans la création du lien d’attachement.

La visite médiatisée est-elle adaptée pour favoriser le lien d’attachement ?

Les contours de la visite médiatisée

2 Le document référence de la cnape (Convention nationale des associations de protection de l’enfant) indique que les objectifs de la visite médiatisée « visent autant la protection de l’enfant d’un lien potentiellement dangereux ou impropre à son développement, que le soutien des parents dans leur fonction parentale et la mise en place d’un lien d’attachement satisfaisant entre l’enfant et ses parents » (Bernard et coll., 2012, p. 4). Concernant cette dernière indication, je m’interroge sur la faisabilité de la mise en place d’un lien d’attachement dit « satisfaisant » dans le cadre de visites médiatisées, d’autant plus lorsqu’elles sont organisées ponctuellement, sur plusieurs mois, voire plusieurs années.

3 À partir de ce constat, il est nécessaire de rappeler que les missions en protection de l’enfance doivent s’organiser dans l’intérêt de l’enfant. M. Berger (2005, p. 7) en donne la définition suivante : « la protection de la sécurité et du développement intellectuel et affectif de l’enfant ». Il ajoute que cet intérêt « doit passer avant l’intérêt des parents ». Malheureusement, l’on sait que la loi encadrant les missions en protection de l’enfance amène, selon sa lecture et son interprétation, une gestion paradoxale de cette notion d’« intérêt de l’enfant » car une place prégnante peut être donnée aux parents des enfants confiés au détriment de ces derniers.

4 De plus, la visite médiatisée n’a de sens que si les professionnels évaluent régulièrement les interactions parent/enfant et les dynamiques individuelles, afin d’ajuster les rencontres en fonction des évolutions (positives ou négatives). Le document de la cnape (Bernard et coll., 2012, p. 9) nous guide en indiquant que l’évaluation doit prendre en compte « l’état de l’enfant ; les capacités des parents à satisfaire ses besoins fondamentaux ; l’évolution de la qualité du lien ; les difficultés, les attentes réciproques ». À noter aussi qu’il est nécessaire d’évaluer les effets de la visite médiatisée sur l’enfant avant, pendant, puis après la visite, à court, moyen et long terme. Les professionnels doivent donc être rigoureux, l’évaluation ne portant pas uniquement sur l’ici et maintenant de la rencontre. Ces éléments m’apparaissent essentiels pour une organisation des visites au plus proche de la réalité de l’enfant, un ajustement, parfois ponctuel, pas toujours possible face aux lourdeurs administratives et judiciaires.

5 De même, le cadre de rencontre doit proposer un lieu permanent, stable et suffisamment aménagé. L’accent doit être mis sur l’importance du « lieu neutre » afin que seul celui-ci soit empreint de l’image du parent. De nombreux professionnels, soutenus parfois par les parents eux-mêmes, disent que le lieu neutre crée une situation artificielle. Pourtant, M. Berger et C. Rigaud (2001, p. 166) rappellent « que dans la totalité des cas, cet argument ne tient pas, car l’interaction observée au cours de la visite médiatisée est exactement celle que les travailleurs sociaux constataient antérieurement ». De plus, il est à noter que les compétences parentales ne peuvent aucunement être déduites à partir d’entretiens réalisés avec les parents sans leur enfant, ou encore en audience face au magistrat, car les parents évoquent un enfant imaginaire et se positionnent donc en tant que parents imaginaires.

Le cadre flou des visites médiatisées

6 La succincte présentation des contours de la visite médiatisée rend compte d’emblée de divergences quant aux objectifs et au cadre d’intervention. Comme j’ai pu l’observer dans ma pratique, des professionnels d’une même équipe peuvent encadrer la visite médiatisée de façon différente, en fonction de la représentation de leurs rôle et place ainsi que des objectifs de cet outil. Aussi, C. Sellenet (2012) note une diversité des intervenants et donc des interventions où les formations et les motivations ne sont pas similaires. De fait, ce dispositif renvoie à différentes réalités et présente plusieurs limites car la lecture clinique est très hétérogène et parfois de qualité pauvre, faute de formation. De plus, D. Lardière (2010, p. 826) rend compte que les professionnels « se sentent souvent bien seuls et démunis. Lorsque ces rencontres concernent des tout-petits, leurs difficultés sont encore majorées. Les professionnels de la protection de l’enfance ne sont souvent pas formés à observer et interpréter les signaux des bébés et leur charge de travail sans cesse croissante ne leur permet pas d’en faire l’outil thérapeutique que ces rencontres pourraient être ». Il m’apparaît donc nécessaire de développer la formation des professionnels concernés et l’accès aux outils d’évaluation afin de partager des repères théoriques et cliniques.

7 C. Sellenet (2012, p. 11) observe aussi qu’il y a peu de rigueur évaluative en protection de l’enfance. Pour exemple, au vu de la dynamique de travail et des contraintes professionnelles, elle fait le constat que « la prise de notes est dès lors aléatoire, différée, voire absente lorsque le temps manque ». Je pense qu’il faudrait développer cette rigueur de l’écrit qui permet de mieux évaluer et d’ajuster sa posture professionnelle tout en questionnant la pérennité de cette modalité de rencontre : diminuer les liens, les faire évoluer ? De plus, il me semble essentiel que le professionnel, référent de la situation de l’enfant, s’inscrive dans un travail pluri-professionnel, interroge sa pratique et mette en mots ses observations afin d’ajuster régulièrement les axes de travail. En l’absence, il est à déplorer qu’il n’est pas rare que certaines situations ne soient réévaluées que lors de l’échéance de la mesure de placement, soit plusieurs mois, voire un an après la mise en place de ce dispositif, alors que nous savons que le temps de l’enfant diffère du temps du traitement de son dossier. Enfin, M. Berger (2011) dénonce l’essai d’arrêt de médiatisation « pour voir » qui peut être désorganisant pour l’enfant si cette évolution n’a pas été travaillée et pensée sur des observations précises. Cet essai est parfois significatif de l’épuisement du professionnel face à des relations parents/enfant précaires sans évolution, mais peut également être une alternative pour amoindrir une charge de travail où le focus sur l’intérêt de l’enfant est alors détourné.

8 Au-delà de la permanence du lieu, il faut penser la permanence du professionnel référent. Mais qu’en est-il des longs arrêts maladie, du turnover fréquent des équipes, ou encore de l’alternance des professionnels qui interviennent sur une même situation ? M. Berger (2005) souligne aussi la nécessité d’une médiatisation du début jusqu’à la fin de la visite, dans un lieu clos ; la visite ne peut pas s’organiser en plein air, au domicile des parents, dans un lieu collectif ou encore dans un point rencontre. Ces précisions apparaissent nécessaires face à une réalité professionnelle qui peut être toute autre. En effet, combien de visites médiatisées peuvent s’initier en salle d’attente sans professionnel, combien d’intervenants peuvent s’autoriser ou être contraint de s’éclipser pendant une visite médiatisée, combien d’au revoir peuvent s’effectuer dans le couloir ou sur le parking en l’absence du professionnel, etc. M. Berger et C. Rigaud (2001) insistent aussi pour que les visites médiatisées s’opèrent individuellement avec l’enfant, sans la présence de la fratrie avec laquelle le parent peut être d’autant plus débordé, tout comme le professionnel, engendrant une visite médiatisée chaotique et de qualité pauvre. Enfin, il me paraît primordial de dire un mot quant au vécu des professionnels s’inscrivant dans des missions de l’Aide sociale à l’enfance. J’ai pu observer un sentiment d’épuisement, d’impuissance, un isolement pouvant engendrer une posture de toute-puissance ou, au contraire, une posture démissionnaire face à un sentiment d’échec ainsi qu’une usure professionnelle. Je pense que ces vécus impactent la qualité de la prise en charge mais peuvent être accompagnés par une supervision ou analyse des pratiques, encore trop rare dans nos institutions.

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Illustration clinique : Lisa
Lisa, dernière d’une fratrie de cinq enfants, a été placée à l’âge de 6 mois, sa mère ayant refusé une proposition d’accueil en centre maternel. Lisa a été confiée sur les mêmes motifs que sa fratrie, questionnant, de fait, son placement tardif, plusieurs mois après sa fratrie : carences, négligences parentales et violences conjugales. Les droits de visites médiatisées édictés étaient ponctuels (une heure, une fois par semaine) et n’ont pas pu s’organiser régulièrement du fait d’une absence parentale aux rencontres. Lisa rencontrait ses parents avec l’ensemble de sa fratrie, dans un espace bureau, où il n’y avait pas la possibilité de réchauffer un repas, de changer l’enfant ou encore de lui proposer de se mouvoir librement dans cet espace. La présence de la fratrie impactait fortement la qualité de notre travail à mener sur la relation parent/enfant. Nous avons souvent questionné cette organisation mais nous ne l’avons jamais modifiée. Probablement avons-nous continué ainsi en nous rassurant sur le fait que les enfants pouvaient au moins voir de temps en temps leurs parents face à leurs absences récurrentes. Nous prenions le temps d’échanger sur la situation mais sans nous assurer de la suite des axes posés ensemble, à cause notamment de l’alternance de nos interventions. Un manque cruel d’évaluation était donc à déplorer. Les années rendent compte d’une fragile évolution maternelle et d’un délaissement actuel du père. L’avenir de cet enfant est pleinement questionné face à un attachement auprès de son assistante familiale depuis ses premiers mois de vie tandis que la mère de l’enfant demande à le récupérer ; alors, qu’à ce jour, elle le rencontre une fois par mois en présence de tisf (technicien de l’intervention sociale et familiale).

Comment le professionnel s’inscrit-il dans la médiatisation de la relation ?

L’observation de la dyade parent/bébé

10 Le professionnel intervenant en visite médiatisée parent/bébé se sent souvent démuni. Encore dernièrement, des collègues éducateurs m’ont dit : « il faudrait qu’on soit deux, avec une puéricultrice de la pmi, ça nous aiderait », « un bébé, ça parle pas, alors on ne sait pas bien comment on peut l’aider, comment il vit la visite ». En effet, les visites médiatisées ne peuvent pas être travaillées avec le bébé comme avec l’enfant ayant accès à la parole. Mais si le bébé est sans « parole », il n’est pas sans « langage » ; ainsi, un ensemble de signaux devront être attentivement observés et analysés par le professionnel comme indicateurs de la qualité des interactions parent/bébé, aussi bien auprès du bébé (cris, pleurs, hypervigilance ou fuite dans le sommeil, évitement du regard, etc.) que du parent (interprétation des signaux du bébé, capacité à répondre aux besoins du bébé, ajustement et modification des réponses parentales, etc.). Le professionnel devra être attentif au « caregiving » parental, c’est-à-dire à l’ensemble des comportements du parent permettant de répondre aux besoins d’attachement du bébé. De plus, comme souligne N. Guédeney (2010, p. 41), « le contexte peut faciliter ou entraver l’expression optimale du caregiving des parents » ; contexte à prendre en considération dans le soutien qui peut être apporté au parent. Enfin, la dynamique individuelle du bébé est à prendre en compte car elle-même peut mettre en difficulté le parent dans l’interaction et la qualité des liens. Je pense, par exemple, aux capacités interactives du bébé parfois pauvres et perturbées dans le cadre d’un syndrome d’alcoolisme fœtal, d’une prématurité, d’un handicap, etc.

11 Ainsi, le professionnel doit être attentif aux interactions dans la dyade parent/bébé mais il doit aussi porter attention aux attitudes et réactions individuelles de chacun afin d’évaluer et d’ajuster son accompagnement au plus proche de leur réalité. En ce qui concerne le bébé, D. Lardière (2010, p. 828) soutient qu’il « a besoin d’être aidé très précocement avant que les effets des troubles du lien ne soient fixés en lui ». Elle soulève aussi des questions essentielles quant à l’encadrement des visites médiatisées auprès du bébé : « Comment peut-il prendre appui ? Comment soutenir le bébé qui vit en quelques heures deux moments distincts de séparation et retrouvailles ? La personne qui accompagne ces rencontres ne devrait-elle pas avoir une connaissance, précise, de ce bébé-là dans ses différents milieux de vie, le connaître intimement, pour être plus à même de comprendre, décoder, filtrer ce qui se vit dans la rencontre, soutenir et favoriser le bon, protéger si les émotions sont trop fortes ? » (Ibid., p. 827). Il est donc nécessaire de rencontrer le bébé sur son lieu d’accueil afin d’apprendre à le connaître dans sa singularité et d’apprécier ses réactions. Cette nécessité soulignée par divers auteurs questionne la pertinence de services prestataires qui encadrent uniquement les visites médiatisées.

12 En ce qui concerne le parent, il m’apparaît essentiel de travailler l’alliance avec celui-ci, d’autant que ces rencontres s’organisent dans le cadre d’une contrainte judiciaire. Ainsi, le professionnel aura pour rôle de valoriser le parent sur des éléments positifs de sa relation à son enfant, d’engager un échange authentique avec lui, de s’appuyer sur sa réalité subjective, de l’aider à investir le bébé réel et de travailler sur la sensibilité à l’égard de ce dernier. J’utilise souvent l’image de l’« escalier » avec les parents que je rencontre, afin de leur indiquer que nous sommes là pour les accompagner « marche après marche », à leur rythme mais aussi au rythme de leur enfant, pas toujours coïncidant. N. Guédeney (2010, p. 53) insiste sur une notion que je trouve intéressante quant à l’attachement du parent auprès du professionnel : « le cadre doit prouver l’accessibilité du soignant, sa disponibilité ; favoriser l’attachement du ou des parents au professionnel peut-être un objectif […] qui permette, surtout pour les parents ayant une problématique d’attachement non sécure, d’accepter réellement l’aide, de s’en servir et de pouvoir supporter le défi du changement. […] Soutenir et prendre soin de ceux qui prennent soin (les parents) est donc une priorité ». Et ceci, tout en travaillant avec la réalité du bébé, de ses besoins, de son intérêt où le professionnel encadrant la visite médiatisée s’inscrit avant tout dans une position de protection physique et psychique du mineur confié.

Les liens d’attachement

13 Comme le rappellent M. Berger et E. Bonneville (2007, p. 12), « fonctionner sans référence à la clinique de l’attachement, c’est se priver d’une boussole essentielle dans nos décisions ». L’attachement de l’enfant à une figure spécifique est un processus qui s’inscrit sur environ neuf mois, où les interactions doivent être suffisamment continues. C. Lamas et N. Guédeney (2006, p. 112) définissent la figure principale d’attachement comme suit : « La figure principale, au sens de l’attachement, sera la personne qui apportera le plus fort sentiment de sécurité en sa présence. Ce “choix” d’une figure d’attachement principale par l’enfant serait déterminé par différents facteurs tels que le temps passé avec l’enfant, la qualité des soins, l’investissement émotionnel de l’enfant par les adultes, la constance de la présence au fil du temps. » Ainsi, lorsque le bébé est confié dans sa première année de vie et évolue plusieurs années dans son lieu d’accueil, il n’a pas « choisi » son parent comme « figure principale d’attachement ». Ceci vient de nouveau poser la question du rôle du professionnel et des objectifs de la visite médiatisée parent/bébé.

14 Une fois la séparation parent/bébé ordonnée, il convient donc de réfléchir quant au meilleur accompagnement (ou au moins mauvais) pouvant être apporté dans le soutien à la relation parent/bébé et au lien d’attachement. Y. Gauthier et coll. (2004, p. 112) évoquent une étude de Steinhauer en 1991 recommandant que les contacts entre l’enfant placé et ses parents « soient fréquents pour un nourrisson, et deux à trois fois par semaine pour un bambin ». Je constate qu’il est rare que cette fréquence soit réalisée ou réalisable, soit parce que la rythmicité ordonnée est moindre, soit parce que les équipes n’ont pas toujours la possibilité organisationnelle pour la mettre en œuvre. M. Berger et C. Rigaud (2001) modulent ce rythme rappelant qu’une fréquence trop importante n’est pas toujours judicieuse pour l’enfant pour lequel les angoisses peuvent être réactivées, l’investissement à sa famille d’accueil peut être impacté, ou encore lorsqu’il fait face à l’absence des parents qui n’arrivent pas à honorer ce rythme. À cet effet, il est important de noter que la présence régulière du parent aux visites est tout aussi importante que la fréquence des visites définie.

15 Enfin, M. Berger (2005, p. 9) insiste sur la notion-clé de « sécurité affective » : « Une figure d’attachement sécure est un adulte qui répond au besoin de proximité de l’enfant chaque fois qu’il est en situation de détresse, de grande inquiétude, et qui lui procure alors le réconfort nécessaire. […] Si une résidence alternée est mise en place trop précocement, cette base de sécurité est inaccessible à l’enfant pendant une durée trop longue. L’absence de sentiment de sécurité interne risque alors d’entraîner la constitution d’un attachement dit “désorienté désorganisé”. » Cette notion est importante à prendre en considération afin que des décisions judiciaires ou administratives ne soient pas prises à l’encontre de l’enfant. En effet, quelle stabilité est offerte à un bébé qui évolue partiellement dans son lieu d’accueil car cette stabilité est émaillée des nombreuses visites auprès de ses parents, séparés souvent, et parfois même auprès de divers membres de la famille élargie ? Quels dégâts ces décisions peuvent avoir sur le développement de l’enfant à plus ou moins long terme ? La fréquence des rencontres parent/bébé doit donc nécessairement être pensée au regard de la théorie de l’attachement.

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Illustration clinique : Elvis
Elvis, troisième d’une fratrie de cinq enfants, a été confié à l’âge de 4 mois. L’ensemble de la fratrie est confié. La mère d’Elvis, qui a refusé l’orientation en centre maternel, souffrait massivement de la séparation à son enfant et se présentait régulièrement au service pour revendiquer son droit et son besoin de le voir. Lors des visites, la mère d’Elvis s’inscrivait dans un collage physique massif avec excitation corporelle par des chatouilles, des baisers intrusifs, des mordillements ou encore des léchages. La mère d’Elvis était en grande difficulté pour entendre les besoins singuliers de son bébé, lui attribuant ses propres émotions, et n’étant pas sensible et en capacité d’identifier les signaux d’Elvis et donc d’y répondre. Parallèlement, soit Elvis fuyait du regard sa mère, cette dernière ne pouvant d’ailleurs pas le fixer, soit il se réfugiait dans le sommeil. À noter aussi que de nombreuses visites ont été annulées du fait de pics de fièvre réguliers chez Elvis, sans maladie associée, questionnant éventuellement ce qui pouvait se jouer dans l’annonce de la rencontre mère/bébé auprès d’Elvis. Puis l’accès à l’autonomie et l’individuation d’Elvis ont mis à mal la mère face à cet enfant considéré comme « objet » qui lui renvoyait de plus en plus qu’il était un « sujet » à part entière. Ma difficulté dans ces rencontres était essentiellement de faire entendre à la mère les besoins de cet enfant « réel » et « sujet ». Je me demandais comment l’aider à prendre conscience de la réalité de son bébé alors que ses droits sont extrêmement restreints. Comme avec ses aînés, la mère d’Elvis l’a progressivement désinvesti. À ce jour, Elvis, âgé de 6 ans, ne rencontre sa mère qu’une heure, une fois par semaine, et manifeste une distance affective à son égard ne souhaitant plus la rencontrer.

Quelles évolutions possibles dans les pratiques en protection de l’enfance ?

L’accent sur la prévention

17 Le constat mitigé que je fais sur les pratiques des visites médiatisées auprès des bébés m’amène à interroger une clinique de la prévention. Après avoir indiqué l’importance des premiers mois de vie du bébé dans la constitution d’un lien d’attachement, tout en lui assurant une sécurité affective, je m’oriente donc vers l’idée qu’il faut privilégier le lien parent/enfant avant de penser une séparation. Pour exemple, M. David (1979) indique qu’il est nécessaire d’intervenir précocement auprès d’une mère psychotique dans le cadre d’une aide préventive et à domicile afin d’éviter parfois le placement, ou, si celui-ci est nécessaire, d’éviter un placement en urgence. De plus, N. Guédeney (2010, p. 51) évoque une réflexion intéressante sur le sentiment des parents : « Les premières semaines jouent un rôle crucial dans le développement d’un sentiment de compétence parentale satisfaisant pour le parent et adéquat pour le bébé : le rôle des professionnels de l’enfance est donc déterminant. » Cette observation vient de nouveau souligner que les professionnels ont tout intérêt à penser et à développer des interventions qui permettent une continuité relationnelle parent/bébé. Pour exemple, les visites à domicile sont un outil extrêmement intéressant qu’il m’a été possible d’utiliser depuis plusieurs années. Cet outil permet d’observer parent et enfant dans leur environnement, de les accompagner au plus près de la réalité familiale et d’« aller vers » ces familles souvent peu demandeuses d’aide. Les Aides éducatives à domiciles, les services de pmi, les interventions de tisf et d’avs, etc. sont autant d’outils à développer en ce sens.

18 Le placement « par défaut » d’autres outils n’a pas lieu d’être, et pourtant encore nombre de bébés peuvent être confiés dans ce cadre, faute d’orientations possibles sur d’autres dispositifs. Il m’apparaît cependant nécessaire de privilégier et de développer les actions de prévention ainsi que les établissements d’accueils parent/enfant lorsque l’évaluation indique que la problématique du parent et le développement du bébé le permettent. Cette nécessité doit pouvoir être, certes, soutenue mais aussi rendue possible par des volontés professionnelles et institutionnelles. Je pense que le développement du maillage partenarial est essentiel (professionnels libéraux, fonction hospitalière, collectivités territoriales, etc.), comme celui des structures éducatives et de soins (centres maternels, centres parentaux, unités d’hospitalisation conjointes, etc.), même s’il est à déplorer que les réalités locales sont très hétérogènes en fonction des structures existantes et des moyens mis à disposition.

19 Bien que la dimension préventive ait tout son sens et soit à soutenir, il est évident que, dans l’intérêt du bébé et du parent, la relation parent/bébé ne peut pas être maintenue à tout prix. F. Mouhot (2001) a élaboré une grille d’analyse des relations mère/enfant en quatre-vingt-trois items permettant de mieux identifier le moment de la séparation physique nécessaire entre un enfant et son parent. Pour cela, il retient trois critères fixant la limite relationnelle : la non-acceptation persistante de l’enfant, la souffrance du bébé (tristesse, pleurs, retard psychomoteur) et la non-évolution de la relation mère-bébé. Il insiste sur la nécessité de faire une observation rapide et précise des relations précoces mère/enfant dans un souci préventif et décisionnel pour l’avenir de l’un et l’autre. Il précise que la décision de séparation s’effectue au cas par cas, en fonction de la réaction du bébé : « certains sont en danger avec une mère peu perturbée, d’autres beaucoup moins avec une mère très malade. Les seuls critères objectifs sont les réactions du nourrisson et son développement » (Mouhot, 2001, p. 470). Ainsi, ces propos me font de nouveau souligner la nécessaire formation des professionnels (travailleurs sociaux, psychologues, médecins, magistrats, etc.) sur l’observation et l’évaluation des relations parent/bébé dans le cadre de nos missions en protection de l’enfance et sur l’appréhension d’outils standardisés, permettant de meilleures prises de décisions dans l’intérêt de l’enfant.

Le devenir des bébés confiés

20 Ma réflexion ne peut faire fi de la notion d’« idéologie du lien » développée par M. Berger. En effet, j’ai régulièrement observé cette dynamique auprès de divers professionnels, l’idée d’une séparation parent/enfant les bouleversant et ne pouvant être pensée, au détriment, de fait, de l’enfant et de ses parents. Pour exemple, un pédiatre hospitalier dit à une mère : « Madame, le placement, pour un enfant, c’est pire que la prison. » Ces projections, ces fausses représentations, ces fantasmes viennent impacter le soutien et la posture auprès des familles. Il n’est pas rare d’observer des placements tardifs d’enfants sous prétexte que les parents adhèrent à l’aide préventive (parfois en façade). F. Mouhot (2003, p. 610) démontre que « lorsqu’elle doit avoir lieu, la séparation précoce parent/enfant est celle qui permet la meilleure évolution de l’enfant à long terme ». L’auteur dénonce la gravité des troubles observés chez ces enfants, parfois irrémédiables, lorsqu’ils sont placés après l’âge d’un an. Et même lorsque le placement est effectif, C. Neirinck, professeure de droit à l’université de Toulouse, dénonce le succès de la visite médiatisée : « La médiatisation du droit de visite en assistance éducative évite ainsi au juge de trancher entre la protection de l’enfant et le droit de ses parents », c’est « un recul du droit et une évolution du rôle du juge devenu le garant du lien parent-enfant, sans que l’on s’interroge ni sur le contenu, ni sur l’utilité d’un tel lien » (Helfner, 2010, p. 5).

21 J’observe que si le droit de visite médiatisée à l’égard du parent n’évolue pas dès les premiers mois de placement, le bébé confié s’attache alors progressivement à son assistant familial. De fait, que penser pour l’avenir de ces enfants ? Y. Gauthier et coll. (2004) font le postulat d’une nécessaire continuité auprès des personnes avec lesquelles l’enfant a développé des liens d’attachement sécure. J’interroge effectivement la place de la famille biologique, notamment lorsque l’enfant a développé des liens d’attachement significatifs auprès de son lieu d’accueil. À cet effet, Y. Gauthier et coll. (2004, p. 119) indiquent : « nous en sommes venus à recommander la permanence d’une famille d’accueil », toute rupture des liens significatifs pouvant être traumatique. Ils ajoutent : « plus la séparation a été longue, plus l’attachement aux figures d’accueil s’est mis en place, plus le retour au parent naturel risque d’être problématique » (ibid., p. 119). De fait, les auteurs évoquent un cadre de visites qui « n’ont pas pour objectif de développer un attachement significatif aux parents naturels, mais plutôt de conserver un “lien de connaissance” avec eux. […] Cet objectif ne nécessite pas de rencontres fréquentes, et pour cette raison, nous suggérons que les visites se fassent à un rythme de 3-4 fois par année » (ibid., p. 133).

22 D. Lardière (2010, p. 827) rappelle que le placement doit répondre aux besoins d’attachement du bébé mais, comme le déplore l’auteur : « Il faut sans cesse rappeler qu’on ne peut pas et l’on ne doit pas empêcher un enfant de s’attacher à sa famille d’accueil, ni sa famille d’accueil de s’attacher à l’enfant. » De plus, F. Mouhot (2003, p. 621) indique : « Il est grand temps que l’on trouve un juste équilibre entre l’importance de voir ses parents pour ne pas les idéaliser et l’importance de ne pas mettre ces enfants en danger comme c’est encore trop souvent le cas. » Ces constats m’amènent à m’interroger quant au statut des assistants familiaux, professionnels rémunérés, dont l’authenticité du lien est parfois questionnée par l’enfant grandissant. De plus, il n’est pas rare que nombre d’enfants connaissent différents lieux d’accueils dans leur parcours de minorité, cette instabilité étant destructrice pour eux. Ainsi, je me demande s’il ne faudrait pas, après une évaluation pluridisciplinaire fine et rigoureuse, penser d’emblée le devenir du bébé confié autrement qu’auprès de son parent et de son lieu d’accueil, s’il est rendu compte qu’aucune évolution hors placement ne sera possible. Dans ma pratique, je rencontre des enfants confiés depuis plusieurs années, pour lesquels nous évaluons qu’un placement jusqu’à majorité sera le seul possible face à des parents présents mais extrêmement démunis, carencés, empêchés et qui ne rencontrent leur enfant que ponctuellement, disposant de droits restreints. Je pense que la loi pourrait être modulée afin de fournir à ces bébés, enfants et futurs adultes une famille « adoptante » et donc un projet de vie stable auprès de figures d’attachement sécures.

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Illustration clinique : Louise
La mère de Louise, que j’ai rencontrée à la maternité, exprimait clairement sa difficulté à entrer en contact avec sa fille et à l’investir. Elle était envahie par l’image de son premier enfant, confié judiciairement, auprès duquel elle n’avait honoré que peu de visites, empêchée notamment par le père (relation d’emprise). La mère culpabilisait de cette posture abandonnique et ne s’autorisait pas à s’engager dans la relation à son nouveau-né (et antérieurement au fœtus). Les soins primaires au bébé étaient présents mais distants, engendrant des premiers signes alarmants dans la relation précoce mère/bébé. Mon évaluation et celle de mes collègues nous ont amenées à proposer une orientation en centre maternel afin de soutenir cette mère isolée, empêchée et présentant des signes dépressifs, demandant elle-même de l’aide. Mère et fille sont accueillies depuis plusieurs mois en centre maternel et les retours en sont actuellement positifs concernant la relation mère/bébé et l’état psychique de la mère. À noter que ce soutien a permis aussi à cette mère de se mobiliser auprès de sa fille aînée tout en se détachant de sa relation pathologique à son conjoint.

24 Pour conclure, je pense que la visite médiatisée n’est qu’illusion quant à la construction d’un lien d’attachement du bébé auprès du parent, si cette modalité de rencontre persiste dans le temps. Ces bébés confiés sous cette modalité le restent parfois des années, sans qu’un attachement soit fait auprès du parent, alors que la loi rend possible l’évolution du droit du parent si celui-ci coopère et se montre quelque peu adapté. Il est donc impératif d’avoir une évaluation fine des liens parents/enfant en s’appuyant sur le concept clé de l’attachement.

25 Le développement des dispositifs de prévention, dès la période périnatale, apparaît primordial tout comme une meilleure appréhension des enjeux du lien en protection de l’enfance. Aussi, le maillage partenarial rend compte de son efficacité quant à la qualité et la complémentarité des réflexions et accompagnements proposés aux familles. Toutefois, nombres de fantasmes, idées reçues ou encore enjeux des places doivent être parfois encore apaisés afin de proposer des prises en charge adaptées.

26 Enfin, malgré la loi du 14 mars 2016, une réflexion profonde est toujours nécessaire sur les pratiques en protection de l’enfance afin de dépasser des compromis, voire des paradoxes, entre justice et clinique. Cette réflexion nécessite la collaboration de tous les acteurs concernés.

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Mots-clés éditeurs : attachement, séparation précoce, observation du bébé, Visite médiatisée

Date de mise en ligne : 24/10/2017

https://doi.org/10.3917/ep.075.0187

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