Couverture de EP_075

Article de revue

La transmission troublée, l’exemple de l’adoption

Pages 35 à 50

« Vous appellerai-je fantômes,
Amalgames de ténèbres
À la recherche d’un corps,
D’une mince volupté,
Vous dont les plus forts désirs
Troublent le miroir du ciel
Sans pouvoir s’y refléter,
Attendez-vous la naissance
D’une lune au bec de cygne
Ou d’une étoile en souffrance »
Jules Supervielle

1 S’il est une situation concernée par la transmission, c’est bien le fait de devenir parent. Faire un enfant, transmettre la vie, poursuivre une lignée est pour beaucoup d’humains un désir fondateur qui s’origine dans l’enfance et s’affirme en devenant adulte, lorsqu’il n’est pas présent dès l’adolescence. L’enfant comme essence même de la transmission, puisque donner naissance à un enfant, c’est donner la vie, c’est transmettre un patrimoine génétique, c’est poursuivre la chaîne des générations. Ce désir est parfois contrarié par la stérilité du couple, ou dans le cas d’un couple homosexuel, ou lorsqu’il émane d’une personne célibataire, privés de cette première et évidente transmission, donner la vie, qui se double, dans le registre symbolique, de celle de donner un nom, ce « prince des signifiants », comme disait Roland Barthes. Ne pas pouvoir le réaliser est pour beaucoup de couples ou de personnes une frustration et une douleur insupportable qui les amènent à endurer toutes sortes d’épreuves pour y parvenir, comme les parcours très pénibles d’assistance médicale à la procréation, ou le parcours d’adoption, souvent comparé à un « chemin de croix ».

Un désir universel et puissant

2 D’où vient ce besoin si puissant de transmettre ? Est-ce la pulsion de vie, puisqu’avec la naissance d’un enfant c’est la préservation de l’espèce qui est mise en œuvre ? On sait la complexité que prend la transmission dans l’espèce humaine sous l’influence de la sexualité, de l’inconscient, de la sublimation et de la culture, et comment elle se déploie en de multiples facettes, traitées par de multiples agents, avec de multiples moyens. Un désir individuel mais qui rejoint donc le collectif, la société. Toute organisation, si elle souhaite perdurer au-delà de ses membres actuels, doit impérativement se transmettre aux générations suivantes à travers les mythes, les rites, l’éducation.

3 Cet impérieux besoin de transmettre renvoie-t-il à la question, titre du célèbre tableau de Paul Gauguin : « D’où venons-nous ? Que sommes-nous ? Où allons-nous ? » ? S’agit-il de donner un sens à l’existence ? La transmission convoque l’histoire, elle fait un pont dans le présent entre le passé et l’avenir. À la différence de la communication qui ne nécessite pas spécialement de vecteur temporel, le désir de transmettre aux générations futures suppose la prise de conscience de sa finitude, de la précarité de son environnement et la projection dans l’avenir pour transmettre à un autre – ici, un descendant – ce dont on a pu jouir un temps. C’est la prise de conscience de l’inéluctable disparition de l’écoulement du temps qui détermine le besoin de transmettre afin que ne soit pas perdu ce qui nous semble précieux. C’est aussi une façon pour le sujet de se projeter dans un avenir dont il sera exclu en laissant une trace. Pour se perpétuer, il faut transmettre.

4 Transmettre est un processus fondamentalement intersubjectif puisqu’il implique un transmetteur et un récepteur, sans la capacité ou le désir duquel de recevoir il n’y a pas de transmission possible. Transmettre certes, mais aussi accepter que l’autre ne puisse pas tout accueillir. La transmission n’est pas tout à fait la reproduction, elle consiste, davantage que reproduire du même, à passer des outils, des valeurs, des connaissances que l’héritier pourra reprendre pour en acquérir de nouveaux. On retrouve cet idéal dans la nouvelle pédagogie où il ne s’agit plus de transmettre des connaissances à l’identique mais les outils de la connaissance, le goût, l’énergie, les procédures pour apprendre.

5 La transmission est portée par le désir de partager, de faire connaître, de faire découvrir, que l’on retrouve par ailleurs dans la vocation enseignante. Au-delà de donner la vie, devenir parent, c’est aussi se projeter dans des fonctions, dont celle d’éduquer. Les futurs parents adoptifs, les postulants à l’adoption, qui sont pratiquement les seuls que l’on questionne sur leur motivation à vouloir un enfant et ce qu’ils veulent lui apporter, donnent presque tous des réponses où figure le désir de transmettre, parmi d’autres critères comme aimer, protéger, donner une famille à un enfant qui n’en a pas. Ce sont plus souvent les futurs pères qui mettent la transmission en première position, les futures mères privilégiant plus volontiers l’affection, mais ce désir est en général partagé. Si l’on interrogeait les autres parents, la réponse ne serait pas forcément très différente, mais la complexité du parcours d’adoption, la rencontre avec des tiers dont dépend sa réalisation, pousse à élaborer consciemment le « projet d’enfant ». Concernant le contenu de la transmission, les postulants à l’adoption disent vouloir transmettre à l’enfant leurs valeurs, ce que la vie leur a appris. Ou donner ce qu’ils ont reçu. Ou donner à l’enfant les outils pour s’en sortir dans la vie. Ils placent ainsi spontanément la transmission sous le signe du don et de la dette.

Donner-recevoir-rendre

6 Au-delà de la biologie et de la survie de l’espèce, donner la vie s’inscrit chez l’homme dans la dynamique ternaire décrite par Marcel Mauss, du donner-recevoir-rendre, trois phases qui se succèdent et s’enchaînent contribuant à organiser le lien entre générations successives. Les thérapeutes familiaux, notamment le courant dit contextuel avec Ivan Boszormenyi Nagy, ont souligné le rôle important de l’équilibre des dons et des dettes dans la famille. Pour Françoise Bloch et Monique Buisson (1994), la condition humaine « s’origine donc dans un état de dette, celui d’avoir reçu la vie, don susceptible d’être apprécié diversement par celui qui le reçoit : don de la vie certes mais jamais don de complétude et pas toujours don d’amour ». Elles font remarquer que « l’expérience initiale n’est pas une position de donateur mais de donataire, de celui qui reçoit la vie de ses ascendants ». Selon ces auteurs, pouvoir donner à son tour suppose de reconnaître que l’on a reçu d’autres que soi.

7 « Qu’avons-nous que nous n’ayons point reçu ? » S’appuyant sur cette interrogation de Saint Augustin, la philosophe Nathalie Sarthou Lajus (2012, p. 90) souligne « combien la dette est inhérente à la nature humaine ». Elle pointe comment l’individualisme contemporain, « sous la figure d’un Don Juan qui se repaît à la source de son propre désir, à travers les rôles et les masques pointés par Derrida, ceux du self-made man ou de son avatar à l’heure des réseaux, l’opportuniste, apparaît habité de l’orgueilleux désir d’être cause de soi et de ne rien devoir aux autres ».

8 L’anthropologue Paul Berliner (2012) souligne, de son côté, le nouveau moralisme qui anime l’impératif de transmission contemporain, qu’il relie au « désir de catastrophe » caractéristique de notre époque où « le seul futur est celui de l’expectative d’un désastre » (ibid., p. 7). Il voit dans cette vogue commémorative une peur du changement, de la postmodernité, de l’individualisme, de l’hybridation, et met en garde contre le conservatisme et les dangers des politiques nationalistes de la culture. Faut-il voir dans cet étirement entre la peur de tout perdre et l’impératif de transmettre, la conséquence de la disparition des rites et des mythes ? Dans ce sens, la vogue actuelle du storytelling tenterait-elle de pallier tant bien que mal sur un plan individuel à l’effacement de ce qui fonctionnait jadis sur le plan collectif ?

9 Du côté du transmetteur, il y a certes le besoin de partager, de faire connaître, mais aussi le fantasme d’imposer sa marque, de se prolonger en imprimant le nouveau. Pulsion de vie donc, mais aussi pulsion de mort dans le sens de fixation, immobilisation, permanence, faire en sorte que rien ne change, que le futur soit identique au passé, tel un fantasme obsessionnel, signant la fin de la vie qui est un cycle de construction-destruction-reconstruction.

10 Ces remarques soulignent l’ambiguïté présente dans toute transmission entre passage « désintéressé » et emprise sur l’autre, à quoi répond, du côté de celui à qui l’on transmet, l’ouverture ou le refus de l’héritage d’autrui.

La transmission du côté intrapsychique

11 Freud a souligné la dimension narcissique de l’enfantement : « Sa majesté le bébé devra accomplir tous les rêves et désirs que ses parents n’ont pas mis à exécution, du fait des contraintes imposées par la réalité. L’immortalité du moi, battue en brèche par la réalité, retrouve ainsi un lieu sûr chez l’enfant » (Freud, 1914 p. 96). Et il ajoutait : « l’amour des parents si touchant et si enfantin n’est rien d’autre que leur narcissisme qui vient de renaître… » À côté de cette mission d’assurer la continuité narcissique de ses parents, l’enfant aura aussi celle de réparer l’histoire parentale. Comme le souligne Albert Ciccone, dans ce rôle, « l’enfant réel aura affaire, à porter, à débattre avec l’expérience infantile du parent, avec l’enfant blessé, traumatisé, en détresse qui est resté vivant dans le parent ». Les symptômes qu’il manifeste peuvent « s’envisager […] comme le témoin de la façon dont l’enfant se débat avec l’héritage, lutte contre ou se l’approprie, témoignant à la fois de la mission qui lui est dévolue et de son échec ».

12 Si la plupart des auteurs se référent à la remarque de Freud sur le bébé comme prolongation du narcissisme parental, les théories ont beaucoup évolué depuis avec les avancées de la psychanalyse et son application au champ des psychoses, des états limites et de la famille et des groupes. Nous nous sommes familiarisés avec les interactions fantasmatiques (Lebovici), les notions de contrat narcissique (Aulagnier), l’idée que la vie psychique n’était pas une forme close mais intersubjective et qu’elle hérite de contenus fantasmatiques venant d’autres, des ascendants et du groupe sous une forme soit assimilable car transitionnalisable, soit traumatique. Serge Tisseron a mis en évidence l’influence des secrets de famille. Les psychanalystes s’intéressant au groupe ont développé les notions de pacte familial inconscient. On sait, depuis Selma Fraiberg (2012), qu’il y a des « fantômes » dans bien des chambres d’enfants. Ce sont des visiteurs qui surgissent du passé oublié des parents (les visiteurs du moi de Mijolla). Les outils conceptuels ne manquent donc pas pour comprendre les phénomènes de transmission et ses accidents.

Une mère timide

13 Une vignette clinique illustre quelques-unes de ces dimensions. Flora est une très jolie petite fille très vive et délurée, disposant de très bonnes facultés d’expression, et pourtant elle patine dans les apprentissages car elle refuse de plus en plus de travailler, s’opposant frontalement ou passivement à sa maîtresse comme à sa mère. Elle a été adoptée à l’âge de 2 ans. Ce qui frappe dans ce couple mère-fille, ce sont les incertitudes de la mère qui demande constamment à être confirmée dans ses initiatives et, en même temps, réfute ce que lui renvoient les spécialistes consultés. Ainsi, elle a sélectionné des nounous de la même origine que sa fille à l’issue d’un casting organisé pour que Flora choisisse celle qu’elle préfère. Outre des cours d’anglais, elle fait donner des cours de sa langue d’origine à Flora. Comme je lui pointe qu’elle la renvoie beaucoup à sa culture d’origine, elle élude la question, arguant de l’intérêt de posséder plusieurs langues L’enfant dira devant une image du scénotest ne pas oser dire non aux demandes de la reine des sorcières par peur d’être abandonnée. En fait, cette mère de bonne volonté a du mal à se mettre à la place de sa fille et donne le sentiment de traiter avec un enfant imaginaire et de vouloir lui donner une éducation qui correspond plus à l’idée qu’elle se fait d’une belle éducation qu’aux besoins de Flora. Elle soigne l’enfant qu’elle a été et fonctionne sur un registre narcissique plutôt que de s’adapter aux besoins de Flora. Elle me donne le sentiment d’être une « mère timide », incertaine, qui tient un peu à distance sa fille dans ce trop grand respect de l’origine, ce qui est source d’inquiétude pour l’enfant. Leur relation se comprend mieux lorsque, mise en confiance, elle en vient à parler de sa propre enfance et de sa mère. Elle se décrit comme une nature rêveuse contrariée par les nécessités de la vie, finalement un peu à l’image de sa fille qui refuse de travailler et a besoin de jouer. Petite, sa mère la traitait de « sécotine » car elle était toujours collée à elle. Elle a été elle-même abandonnée par son père qui a quitté sa mère à l’arrivée d’un deuxième enfant lorsqu’elle avait 3 ans. Elle a été élevée avec sa sœur cadette par sa mère seule, une femme dont elle dit d’abord qu’elle était courageuse, puis, en creusant, qu’elle était superficielle, fantaisiste, et répétait les liaisons avec des hommes qui se révélaient décevants, des mauvais sujets. Elle se décrit comme très tôt parentifiée, responsable de sa petite sœur et de sa mère qu’il fallait soutenir et qui était relativement insensible à ses besoins. Elle a donc été élevée avec la notion que les hommes étaient assez secondaires, non fiables et qu’il fallait être, avant tout, indépendante, « autonome », ce qui explique sans doute pourquoi elle n’a pu fonder de couple débouchant sur la constitution d’une famille. On comprend mieux les oppositions de Flora qui surviennent surtout lorsque sa mère (ou la maîtresse) lui demande d’être « autonome »…

Fantasmes de transmission

14 Comme le souligne René Kaës (2002), la transmission de la réalité psychique est travaillée par le fantasme. Le roman familial, bien sûr, mais aussi les fantasmes de transmission qui reposent, selon Albert Ciccone (2014), sur « un scénario construit ou reconstruit, conscient ou inconscient, dans lequel le sujet se désigne ou est désigné comme héritier d’un contenu psychique transmis par un autre, contemporain (dans un lien inter- ou trans-subjectif) ou ancêtre (dans un lien généalogique inter- ou transgénérationnel) ». René Kaës fait remarquer que « par le fantasme de transmission, le sujet représente le caractère étranger du contenu dont il hérite, s’éprouvant comme le dépositaire d’une histoire venue d’ailleurs et qui ne le concerne pas et, dans le même mouvement, il tente une appropriation de cet objet étranger par le fait même qu’il est désigné ou reconnu comme fruit d’une transmission ». On voit aisément l’intérêt de ce concept concernant l’enfant adopté, partagé entre ses origines pré-adoptives et son origine post-adoptive, renvoyé à ses parents biologique par les copains, en quête d’identité et de légitimité, et ses parents s’interrogeant sur ce qui vient de leur influence et ce qui vient des parents d’origine.

15 On retrouve cette dimension dans Descendances d’Adalbert Stifter, grand écrivain autrichien du milieu du xixe siècle, qui met en scène la rencontre entre un jeune peintre ayant choisi de peindre un marais au bord d’une forêt, avec l’ambition de reproduire le plus exactement possible et dans toute la variété de ses atmosphères ce paysage, et un vieil homme, le châtelain du coin, qui a entrepris, quant à lui, de combler ce marais qui lui appartient pour en faire une terre cultivable. Ils sympathisent et le vieil homme en vient à raconter sa généalogie au peintre, généalogie qu’il définit comme marquée du fait que chaque membre finit par faire autre chose que ce qu’il avait initialement projeté et y réussit fort bien. L’arbre généalogique comporte une branche dissidente qui s’est séparée à une époque. Les deux hommes découvrent qu’ils portent le même nom et que le jeune peintre descend de cette branche perdue de vue. Il tombe amoureux de la fille du châtelain, attirance partagée, et il l’épouse, réunissant ainsi les deux branches séparées dans le même temps qu’il se laisse détourner de sa vocation première et renonce à peindre, réalisant ainsi la prédiction du vieil homme en manifestant ce trait particulier de sa famille de renoncer à son désir initial. Tout se passe comme si le désir de peindre, obsessionnel dans sa radicalité et sa problématique, était né d’une faille généalogique (que symbolise le marais) et prenait fin avec le comblement de cette faille. Étrange histoire de descendance dans laquelle la rencontre du père semble aussi importante que celle de la jeune fille, comme dans d’autres romans de Stifter comme L’homme sans postérité ou son chef-d’œuvre L’Arrière-saison ou encore Les deux sœurs. Sans doute peut-on faire un lien avec le fait qu’il fut orphelin de père à 13 ans et renonça à sa carrière de peintre pour devenir écrivain et inspecteur de l’éducation nationale. Il n’eut pas d’enfant et se suicida en se tranchant la gorge. Étrange surtout car, habituellement, la constitution d’un couple ouvre sur l’extérieur et s’enrichit de la conjugaison de deux nouvelles lignées, alors qu’ici elle se clôture sur la réunification du même, de façon quasi-incestuelle.

16 Voici un autre exemple dans la clinique adoptive : une femme d’un couple postulant à l’adoption en raison de sa stérilité exprimait des fantasmes de transmission en faisant allusion par deux fois aux pouvoirs de la génétique. Elle se montrait très anxieuse et, simultanément, livrait une histoire très lisse et une vision idyllique de son adoption, donnant le sentiment qu’elle avait absolument besoin de se persuader que tout s’était toujours bien passé et d’évacuer tout ce qui aurait pu contredire cette « réussite » de son adoption. Elle disait n’avoir jamais ressenti le moindre sentiment d’abandon, ni le moindre désir de rechercher sa mère biologique qui l’avait confiée à la naissance. Elle dressait un tableau très positif de sa famille adoptive qui était, entre autres, une famille musicienne. Elle avait pratiqué le violon pendant six ans mais avait abandonné ayant peu de réussite, contrairement à son frère cadet qui avait selon elle un autre talent. Celui-ci n’était pas adopté car il était venu naturellement deux ans après sa naissance alors que sa mère se croyait stérile. « Comme quoi la génétique… », ajoutait-elle de façon allusive. Beaucoup de personnes autour d’elle la poussaient à faire un lien entre sa stérilité longtemps inexpliquée et son histoire mais elle s’y refusait, soulagée par une explication d’un médecin selon lequel, du fait d’une anomalie génétique probable, elle ne fixait pas les embryons. Ainsi elle récusait ce qui l’identifiait à sa mère adoptive, une stérilité psychogène, alors que pourtant, du côté héréditaire, sa mère biologique n’avait eu aucun mal à l’avoir. En faisant porter à l’hérédité ses difficultés en musique, elle évacuait toute la souffrance que lui avaient causé ses pénibles années de violon qu’elle pratiquait à contrecœur et qui étaient une source de tensions et de déception avec ses parents que satisfaisait le frère, tout en s’identifiant à sa mère biologique.

Les voies de la transmission

17 Quels sont les vecteurs de cette transmission ? Au premier rang, l’identification dans ses différentes configurations, qu’il s’agisse de l’imitation, de l’introjection ou de l’identification projective, « voie royale de la transmission », comme le souligne Albert Ciccone, sous toutes ses formes, qu’elle soit infraverbale, ou qu’elle « consiste à déposer un contenu mental dans l’espace psychique d’un autre et à contrôler cet autre par des manœuvres d’induction, d’influence, de suggestion, afin qu’il se comporte en adéquation avec le contenu projeté » ou encore qu’elle « consiste à pénétrer l’espace mental d’un autre pour s’approprier ses contenus, ou les endommager, les détruire, ou bien pour s’y installer, s’approprier l’identité de cet autre, et développer ainsi une fausse identité, une identité d’imposture ».

18 La transmission passe aussi par la narration à laquelle se livre le transmetteur. Les parents, les grands-parents, les oncles et tantes, etc. racontent des histoires de famille, donnant ainsi consciemment ou inconsciemment des informations qui seront retraitées par l’enfant. Il y a des familles qui racontent beaucoup et d’autres non. Ces récits de l’enfance des parents, des évènements traversés par leurs familles, de leur jeunesse, de leur rencontre, nourrissent l’imaginaire de l’enfant, sa scène primitive et les mythes familiaux qui constituent la part intergénérationnelle de la transmission psychique familiale. Dans les familles adoptantes, on a souvent l’impression que les récits concernent davantage la rencontre avec l’enfant, le post-abandon et la période de pré-adoption qui vient emboliser le narratif par son caractère « extra-ordinaire » au détriment, quelquefois, du reste, alors qu’il est si important pour que l’enfant se sente appartenir à la famille élargie et pas seulement à un couple, qu’il entende aussi ce qui l’a précédé où s’origine, entre autres, le désir d’enfant de ses parents.

19 À côté de tout ce qui est raconté dans les familles, la transmission repose aussi sur des attitudes, des habitudes, des réactions, des encouragements ou découragements, tout un tissu non verbal. Les silences, les non-dits constituent le négatif de la transmission, une transmission en creux, en absence… à laquelle nous ont familiarisés des auteurs comme André Green et René Kaës.

La transmission troublée

20 Ce n’est pas toujours ce que nous voudrions qui passe d’une génération à l’autre. Ainsi transmettons-nous souvent à nos enfants, à nos proches, avec le reste, nos angoisses, nos défaites, nos failles, et toutes les blessures que nous n’avons su réparer et symboliser. Ces traumatismes inélaborés, constituant le négatif de la transmission, laissent des traces énigmatiques et produisent de la violence dans les générations ultérieures.

21 On trouve un exemple poignant de transmission non souhaitée dans le dernier roman de Tanguy Viel (2017), un auteur qui semble traiter, à travers son œuvre qui parle de faute, de faillite, de déshonneur, de transgression et d’héritage, un traumatisme familial (cf. notamment Paris-Brest, mais aussi des romans plus « policiers » comme L’absolue perfection du crime ou L’insoupçonnable). Dans Article 353 du code pénal, un homme blessé par la vie raconte au juge d’instruction les circonstances qui l’ont amené à tuer l’agent immobilier qui l’avait escroqué du montant de son indemnité de licenciement, tout comme il avait escroqué nombre des habitants de son village sinistré par le chômage. Le narrateur est cet homme déprimé, qui a perdu son emploi, sa femme, et voit son environnement direct détruit sans réagir, courbant l’échine devant les manipulations séductrices de l’escroc, espérant, pendant des années, qu’il finirait par récupérer son argent pour pouvoir s’acheter le bateau de ses rêves, le même que celui dans lequel se pavane l’escroc. L’intrusion destructrice de celui-ci dans l’environnement du héros évoque une métaphore d’identification projective. Il ne lui reste, à cet homme, que son fils qu’il cherche à protéger en minimisant la catastrophe : « Je lui ai dit que tout s’arrangerait […] tandis qu’au fond de moi j’aurai pu commencer par la seule phrase déjà conclusive qui méritait d’être dite, quelque chose comme “voila ton père est un crétin, ton père s’est fait avoir sur toute la ligne et maintenant il se couche et rampe et toi tu es son fils et tu le regardes tomber” […] Erwan m’a demandé “et qu’est-ce que tu vas faire maintenant”, “qu’est-ce que tu veux que je fasse, ce genre de type (l’escroc) c’est comme la pluie, y a rien d’autre à faire qu’attendre que ça cesse”. Vous savez ce qu’il m’a dit mon propre fils […] “tu comptes finir comme Le Goff” (le maire du village devenu alcoolique et qui s’est suicidé) […] Je n’ai pas répondu […] J’étais comme une ombre invisible à côté de lui, une ombre atone et silencieuse qui aurait seulement voulu l’apaiser et l’envelopper de toute sa douceur […] Erwan, c’était comme une pile électrique que j’aurais chargée toutes ces années sans discontinuer. » C’est Erwan, le fils, qui va réagir en premier par un passage à l’acte symbolique en défaisant les amarres du bateau de l’escroc qui va se fracasser sur les rochers, et, emporté par la rage, celles d’une trentaine d’autres bateaux qui connaissent le même sort. « Mais vous croyez quoi, j’ai dit au juge, qu’un gosse de dix-sept ans peut supporter ça sans broncher ? « Madame la présidente, dans toute cette histoire, Erwan n’y est pour rien […] Erwan, il a seulement voulu m’empêcher de tomber. » La condamnation de son fils conduira le père à réagir en balançant l’escroc à la mer lors d’une partie de pêche auquel ce dernier, ultime affront, l’a convié.

22 Les thérapeutes familiaux, les psychanalystes qui se sont intéressés au groupe et à la famille ont particulièrement exploré ces dimensions prenant en considération, comme le souligne René Kaës, « l’exigence de travail psychique qu’impose à la psyché son inscription dans le générationnel et l’intersubjectivité ». Pour Jean-Georges Lemaire (2003), « La transmission intersubjective s’accompagne ainsi, normalement, d’un véritable “travail de transformation”, de telle sorte que la pensée, l’affect, l’émotion puissent être assimilés. » Dans la « transmission transpsychique », au contraire, il n’y a pas d’espace intermédiaire… « la limite sujet-objet est brisée : l’objet transmis est introduit de force à l’intérieur des frontières du sujet ».

23 Les objets psychiques non transformables (Kaës), objets en absence d’inscription et de représentation, sont enkystés et incorporés sous le mode du « fantôme », au sens d’Abraham et Torok. Pour ces auteurs, comme le reprend Jean-Georges Lemaire, « le fantôme représente le travail dans l’inconscient du secret inavouable d’un autre produisant des symptômes incompréhensibles à première vue ». Le sujet recevant cette transmission « devra constituer, pour s’en défendre, toute une série de mécanismes d’enclavements, d’enkystements qui imposent des clivages, et, plus précisément, la formation d’une crypte à l’intérieur de laquelle sera enfermé pour être oublié cet objet dangereux dont il n’a pas le pouvoir de se débarrasser ». Ainsi la part cachée, car traumatique, va ressortir dans le comportement du sujet qui peut s’en protéger « seulement au prix d’une autodestruction d’une part de soi. Il détruit certains de ses propres mécanismes de pensée, une partie notamment de son intelligence ou la partie de sa mémoire qui contient ces pensées infamantes… »

24 Ces notions désormais classiques sont intéressantes pour comprendre les situations d’adoption dans lesquelles les traumatismes dont on peut subodorer l’existence sans en connaître l’importance et le détail, les blancs, les lacunes sont quasi toujours présents. Cela permet de mieux comprendre en particulier les troubles cognitifs si fréquents. À ces irreprésentables répond chez l’enfant et parfois chez les parents l’importance du travail du négatif qui tente de circonscrire la douleur, la prise de conscience notamment de l’abandon.

Spécificités de l’adoption

25 Dans les familles adoptives, force est de constater que la question de la transmission est au premier plan. D’abord parce qu’elle se trouve interrompue initialement des deux côtés de façon directe par l’impossibilité d’avoir des enfants et par la perte des parents de naissance, mais pas seulement. Car on peut souligner les problèmes de transmission à l’origine, d’une part, de bien des abandons (par exemple enfant illégitimes, enfants nés d’un inceste, enfant porteur de vih ou de maladie génétique…) et, d’autre part, de stérilité psychogène ou de crainte de transmettre réelle ou fantasmatique (comme maladie héréditaire, fixation incestueuse fantasmatique au père…). On retrouve très souvent des difficultés de cet ordre chez les femmes célibataires qui veulent adopter dont le parcours sentimental particulier ne conduit pas à être en situation d’enfanter d’un compagnon. Par ailleurs, le nombre d’orphelins ou de personnes ayant été abandonnées par un parent chez les postulants à l’adoption est assez frappant. La lignée se trouve donc arrêtée et la possibilité de donner la vie et de rembourser la dette symbolique contractée à la naissance est entravée.

Don, dette et adoption

26 Dans l’adoption, cette question du don est cruciale puisque celui qui a donné la vie n’est pas le parent avec lequel on vit et qui est reconnu par la société. Les futurs parents adoptifs ne peuvent passer du statut de donataire à celui de donateur sans le recours à un tiers. La relation aux parents biologiques est complexe puisque teintée de cette dette liée au fait que les parents adoptifs doivent l’enfant à leur renoncement. Le contrat narcissique est marqué de l’histoire adoptive, la dimension de réparation est particulièrement forte avec le risque que l’enfant adopté viennent nourrir « le mythe de l’enfant sauveur-sauvé », comme le soutient Claudine Veuillet-Combier (2002) reprenant la dynamique « maussienne » du don et de la dette. Au plan conscient, la plupart des futurs parents comprennent les risques et le poids qu’ils feraient porter à l’enfant s’ils l’assignaient à ce rôle, mais l’on ne maîtrise pas aussi aisément son inconscient.

27 On retrouve quelque chose de cette ambiguïté dans le rapport à la culture d’origine de l’enfant qui est une question très débattue et appréciée différemment en France et chez les Anglo-Saxons par exemple (cf. Aurélie Harf, 2015).

28 Comme dans toutes les familles, les interactions, l’exercice de la parentalité sont tributaires des expériences et de l’histoire personnelle des parents et du couple, mais ici l’histoire du couple est marquée par toutes les difficultés et les blessures qu’a occasionnées le souhait de fonder une famille, et les histoires viennent se conjuguer à l’histoire particulière de l’enfant avec la cohorte de représentations qu’elle véhicule.

29 D’autres facteurs viennent s’ajouter qui ne sont pas sans effet sur la transmission. Les parents adoptifs sont en général soucieux de bien faire, mais leur tâche est difficile. Dans le processus, ils rencontrent des situations traumatiques, les circonstances de l’abandon, et s’ils veulent concrétiser leur projet, ils doivent infléchir leur désir initial pour le mettre en adéquation avec la réalité de l’adoption. Tous ces petits ou grands renoncements sur l’âge, sur l’origine, sur l’absence ou la présence de particularités par exemple sont des décisions volontaires conscientes mais qui demandent un travail psychique important dans lequel le refoulement dans l’inconscient et les autres défenses prennent leur place, pour accepter l’enfant qui se présente avec lequel l’accroche n’est pas forcément immédiate et qui va quelquefois leur faire vivre des moments difficiles.

30 Du fait de l’amnésie infantile, sauf dans les adoptions tardives où l’enfant garde des souvenirs conscients, ce sont les parents adoptifs qui pourront transmettre à l’enfant son histoire pré-adoptive ou du moins ce qu’ils en savent, parfois beaucoup mais plus souvent pas grand-chose, quelques bribes, quelques traces…, une histoire familiale lacunaire souvent dévalorisante qui pose la question de ce qui est présentable pour ménager le narcissisme de l’enfant, et peut porter à l’enjolivement, au secret, à l’invention. Dans les naissances sous x, la mère de naissance laisse parfois un document, un écrit, des souvenirs. Elle peut venir compléter ce dossier ultérieurement. Cette lettre encombre la psyché des parents adoptifs qui n’en connaissent pas le contenu (cf. Rosset, Le Run, Pelloux, 2013).

31 Bref, un héritage plus ou moins encombrant avec lequel il faudra composer et qu’il faudra tôt ou tard « transmettre » à l’enfant. Cette transmission n’est pas toujours aisée, surtout si l’héritage est lourd.

32 Les parents aujourd’hui ont généralement conscience de l’importance de transmettre à l’enfant ce qu’ils savent. Ils le font avec plus ou moins de délicatesse. Certains croyant bien faire disent « jouer la transparence », ils se libèrent d’un fardeau, font ce qu’ils pensent être un devoir, sans toujours tenir compte de ce que l’enfant peut faire des informations qu’il reçoit. Dans cette précipitation, il y a parfois une formation réactionnelle – comme le phobique qui se jette à l’eau – liée à un malaise non résolu, une position pas complètement assumée par rapport aux parents d’origine. D’autres vont avoir des réticences à aborder cette histoire. Elle sera parfois l’objet de découvertes brutales par l’enfant devenant adolescent de réalités anti-narcissisantes, par exemple dans un dossier laissé à disposition de façon plus ou moins consciente. Ce transmis, selon qu’il est livré avec maladresse ou délicatesse, de façon accompagnée ou non, forme des représentations qui vont être l’objet d’un travail fantasmatique visant à les introjecter tout en filtrant la part traumatique en recourant aux défenses classiques : refoulement, déni, clivage, ou formation de cryptes au sens d’Abraham et Torok (cf. plus haut).

Alan

33 Alan a été adopté tardivement par un couple alors qu’il était, depuis tout petit, dans la même famille d’accueil et avait espéré qu’ils l’adoptent. Il a été retiré à sa mère parce que celle-ci avait tué le père de l’enfant. Elle a été emprisonnée et Alan confié à une famille d’accueil. La mère se désintéressant de son fils, il est devenu adoptable. La cause du placement initial, par sa violence, envahit l’espace psychique. Le père adoptif, dit Alan, est très à l’aise avec cela, il en parlait très naturellement au premier copain venu ; aujourd’hui, il fait plus attention. Son histoire faisait peur et les parents des copains concernés mettaient rapidement des distances. L’adoption a coïncidé avec une nouvelle rupture traumatique, un deuxième « abandon », puisqu’elle s’est faite sans transition : trois jours après la rencontre des parents adoptifs, Alan était chez eux et n’a pas revu la famille d’accueil pendant dix-huit mois alors qu’il espérait être adopté par eux qui en avaient caressé le projet. Aujourd’hui, Alan dit volontiers à ses parents adoptifs qu’il voudrait retrouver sa mère de naissance, pourtant, soulignent-ils, il ne semble guère chercher sur Internet. Le père explique que lui-même l’a fait et l’a retrouvée ; c’était un peu difficile mais il a réussi. Il a trouvé des informations témoignant d’une femme hyper destructrice et ne sait que faire de ces données qu’il n’a pas partagées avec son fils. On retrouve des comportements intrusifs chez ce père dont la personnalité est marquée par l’emprise et le contrôle, et des évènements traumatiques, notamment des décès répétitifs, qui viennent en écho à l’histoire d’Alan, chez la mère adoptive. Ce qui frappe dans l’histoire d’Alan, c’est comment tout le traumatique est mis sur la table, comme s’il n’y avait pas d’enveloppe protectrice et d’intimité et, en même temps, comment chacun s’enferme dans des secrets ; comment cette histoire occupe l’espace de définition de l’enfant d’emblée, témoignant du fait qu’il n’a pas encore été dégagé de cet imago évoquant un empiétement imagoique au sens de Ciccone.

Accepter la transmission

34 Du côté de l’enfant, comme le soulignent Françoise Bloch et Monique Buisson, « le don ne sera reconnu comme tel par le destinataire que s’il s’inscrit dans une relation intersubjective où les partenaires se reconnaissent mutuellement comme sujets, c’est-à-dire comme semblables et autres […] Que le donataire sente, au contraire, que le don ne lui est pas vraiment destiné, qu’il n’est pas vraiment reconnu par le donateur comme une personne ayant sa propre subjectivité, alors il s’esquivera, refusera la relation dont il se sent prisonnier », problématique que l’on retrouve fréquemment en clinique de l’adoption dans des difficultés affectant le lien parents-enfant.

35 Qu’est ce qui fait qu’il ne se sente pas reconnu comme personne propre ? Le déni de sa part étrangère ou son exacerbation, le fait de ne pas le reconnaître tout à fait comme membre à part entière de la famille. Cela se produit lorsque les projections sont trop importantes et que prévalent l’identification projective et les fantasmes de filiation à la famille d’origine ou lorsque les parents eux-mêmes sont en proie à des identifications ou des conflits transgénérationnels.

36 Chez l’enfant adopté, l’imago maternelle est composite, constituée de représentations fantasmatiques de la mère d’origine qui forme un objet maternel bizarre mal identifié, et de représentations de la mère adoptive fondée sur les interactions quotidiennes, représentations remaniées plus tard par le roman familial. Cet objet n’est pas très sécurisant et suscite, la plupart du temps, une forte ambivalence, des mouvements d’agression et de réparation qui vont se porter sur la mère présente dans la réalité, celle que l’enfant a sous la main et vis-à-vis de laquelle il peut se montrer, à l’occasion et selon les cas de façon plus ou moins prononcée et plus ou moins fréquente, opposant, agressif verbalement, voire violent physiquement. Cette agressivité va entrer en résonance avec les failles narcissiques éventuelles de la mère, les pères étant souvent plus épargnés, quand ils ne font pas l’objet d’un fort report affectif.

37 Dans leur désir de transmettre des valeurs, des connaissances, une histoire, les parents adoptifs vont se heurter aussi aux possibilités de l’enfant : beaucoup sont en échec scolaire, en difficulté dans les apprentissages… du fait de troubles cognitifs transmis ou acquis par exemple pendant la grossesse comme dans le saf (syndrome d’alcoolisation fœtale) ou liés à des facteurs psychologiques comme une opposition plus ou moins prononcée et directe ou passive et source d’affrontements. L’enfant refuse et s’affirme de cette façon comme s’il en avait besoin pour se reconnaître lui-même, ou parfois comme s’il protégeait ainsi, reliée à son histoire pré-adoptive, sa part « sauvage », comme aurait dit Gauguin qui revendiquait pour lui-même cette part différente liée à son ascendance (il disait descendre des Borgia et du roi du Pérou par sa mère). Symétriquement au sort que réservent les parents à l’histoire pré-adoptive de l’enfant, deux dangers guettent le clinicien : ignorer le poids de la transmission ou le surévaluer. La tentation peut être grande de tout rabattre sur l’abandon et l’histoire pré-adoptive, dans un fantasme de transmission qui décharge les protagonistes, mais l’histoire et les interactions actuelles sont tout aussi importantes. Il y aura tout un travail pour dégager les protagonistes de ce type de représentations et favoriser la reconnaissance de l’enfant réel.

Astrid

38 Astrid annonce d’emblée la couleur lors du premier entretien avec ses parents qui expose ses difficultés : problèmes scolaires et conduites d’opposition en particulier avec sa mère. Elle dit : « Je ne t’aime pas, tu es méchante, pas belle », à sa mère gênée. Elle se montre très « mal élevée » en prenant à ses aises, interrompant ses parents et se tenant de façon très provocante. Ils se présentent comme des parents bienveillants, aimants, attentionnés, cherchant à bien faire. Ils lui demandent constamment l’autorisation, lui parlent comme à une adulte ou un pair. Mais ils multiplient les consultations de spécialistes et sont très en demande de conseils, tout en disant qu’on leur a renvoyé qu’ils n’étaient pas sûrs d’eux et que l’enfant le sentait. Nous examinons diverses hypothèses pour comprendre le comportement d’Astrid dans une histoire assez lisse et les choses vont soudain s’éclairer et se complexifier lorsqu’ils me disent qu’Astrid va partir en colonie pour les vacances, comme elle l’a déjà fait, car tous deux travaillent. Comme je m’étonne de cette organisation chez une petite qui a connu des ruptures et qui est sensible aux angoisses de séparation et que je demande s’ils n’ont pas de possibilités familiales pour garder l’enfant, ils m’expliquent que leurs familles sont problématiques. Ils ne l’ont pas confié lors de l’agrément car ils craignaient que ce soit rédhibitoire. La mère d’Astrid n’a plus que son père, un homme qu’elle décrit comme peu sympathique, extrêmement égoïste, aux idées politiques à l’opposé des siennes et peu intéressé par sa petite-fille. Elle lui en veut beaucoup de s’être séparé de sa femme et de l’avoir laissée seule encore adolescente avec sa mère, une femme dépressive, hystérique, suicidaire, qui s’est d’ailleurs suicidée peu de temps après. Le père d’Astrid précise que, de son côté, « ce n’est pas mieux » et décrit une famille incestueuse, dont le père a abusé de sa fille aînée, sans qu’il n’y ait d’intervention judiciaire, famille avec laquelle il a pris des distances et qu’il voit une fois l’an et dont il ne supporte pas le climat incestuel qui perdure. Ils sont donc isolés familialement et manquent de repères parentaux fiables.

39 Il apparaîtra, dans des entretiens séparés, que la mère, marquée par son enfance, est une femme très réactive, vite blessée et qui réagit agressivement, manque de souplesse et de psychologie. Elle rejoue avec Astrid des conflits qu’elle a eus avec sa mère dont elle ne supportait pas les caprices, la tyrannie et les chantages, et réagit avec sa fille d’une façon inadéquate, propre à accentuer l’insécurité et l’agressivité d’Astrid. Les crises d’Astrid suscitent, comme souvent, des dissensions dans le couple. Le père, qui cherche plutôt à éviter les conflits, reproche à sa femme de provoquer d’une certaine manière la colère d’Astrid en montrant ostensiblement son intérêt pour un autre bébé chez des amis, alors que sa femme réplique que tout de même Astrid ne peut pas être un tel tyran qu’elle doive réprimer ses élans pour d’autres enfants qu’elle. Elle rejoue là dans cette interaction les réactions qu’elle pouvait avoir aux « caprices tyrannique » de sa mère. Elle fait un lien avec une des premières interactions avec Astrid bébé qui s’était agrippée à la bague qu’elle tenait de sa mère, réalisant par ce geste un pont entre les trois générations.

Conclusion

40 Les difficultés rencontrées par ces familles adoptives avec leur enfant qui est souvent celui qui exprime le malaise dans son comportement, ne peuvent se comprendre si on ne les remet pas en perspective dans le cadre familial et souvent dans une perspective transgénérationnelle.

41 Il semble erroné de fonctionner sur un modèle linéaire faisant se succéder, en termes de transmission, le pré-adoptif et l’adoptif. En effet, l’origine est plus complexe que le fait biologique, car elle se fonde aussi dans le projet d’enfant, l’enfant désiré et fantasmé par ses parents adoptifs qui se construit dans les suites de leurs histoires familiales, de leurs romans familiaux, et de leurs héritages respectifs qui lui ont dessiné une place remontant aux générations précédentes. C’est pourquoi il est préférable de parler des parents de naissance plutôt que des parents d’origine.

42 Travailler avec les familles adoptives, c’est souvent travailler avec le négatif et avec les fantômes du passé, ceux des parents biologiques mais aussi ceux qui peuvent concerner les parents adoptifs. L’abandon par les parents d’origine ou la perte de ceux-ci et les circonstances qui l’entourent représentent une situation traumatique qui peut entrer en résonance avec les contenants enveloppant le négatif transgénérationnel des parents adoptifs et les effracter, générant, selon Gambini, « un dysfonctionnement de l’appareil psychique familial, avec son cortège de relations pathologiques, d’aliénation de l’espace psychique de chacun des membres, de conduites répétitives et incompréhensibles. La famille est en souffrance aux deux sens du terme : elle souffre dans son quotidien des effets du négatif et elle est en attente de figuration, de représentation de ce négatif ». Cette souffrance peut générer des contre-attitudes, du négatif, ou, par exemple, des fantasmes de transmission. C’est pourquoi il est si important de travailler sur les représentations de l’enfant par les parents et de ceux-ci par l’enfant, ce qui permet parfois de lever des malentendus réciproques. Au fond, dans les consultations adoption, fait-on autre chose que de travailler les fantasmes de transmission ? Compte tenu de toutes les difficultés, les protagonistes, enfants et parents, peuvent trouver bénéfice à un accompagnement pouvant prendre diverse formes : entretiens familiaux, entretiens individuels, thérapie familiale… qui visent à les aider à se dégager de représentations toxiques, de positionnements inadéquats, en remettant en circulation le discours et les représentations. En favorisant pour les parents l’accès à l’enfant tel qu’il est, et en aidant celui-ci à se libérer des mécanismes contraignants, de représentations de soi négatives, ce travail contribue à trouver des aménagements relationnels plus vivables avec ses parents du quotidien comme avec ceux du passé en faisant la part des choses, sans s’illusionner sur son caractère partiel.

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Mots-clés éditeurs : adoption, identification projective, parentalité adoptive, négatif, fantômes, hérédité, fantasme de transmission, donnerrecevoir- rendre, héritage, transgénérationnel

Date de mise en ligne : 24/10/2017

https://doi.org/10.3917/ep.075.0035

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