Notes
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[1]
D’après le décret 2005-11 du 6 janvier 2005, fixant les conditions techniques d’organisation et de fonctionnement des Instituts thérapeutiques, éducatifs et pédagogiques.
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[2]
Sylvie Canat est Maître de conférences, hdr en sciences de l’éducation et en psychanalyse à l’université Paul-Valéry Montpellier 3.
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[3]
Le holding signifie le maintien, la façon dont est porté l’enfant physiquement et psychiquement. Ce sont les soins maternels qui soutiennent le Moi du bébé encore immature. Le handling signifie le maniement. C’est la manière dont l’enfant est traité, soigné et manipulé par sa mère.
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[4]
D’après une conférence de Sylvie Canat lors de la journée « Enfants difficiles et turbulents. Nouveaux troubles du comportement ? », lundi 8 juin 2015 à l’espace Reuilly, à l’initiative de l’appea.
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[5]
Les prénoms des personnes citées dans cet écrit ont été modifiés pour protéger leur anonymat.
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[6]
Michel Lemay (1993, p. 38).
-
[7]
D’après le rapport écrit à l’époque par le travailleur social d’Aide éducative en milieu ouvert (aemo).
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[8]
Jean-Michel Quinodoz est un psychanalyste suisse, membre didacticien de la Société suisse de psychanalyse.
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[9]
Silvana Olindo-Weber est docteur en psychologie clinique de l’université Paris vii et psychanalyste membre du Collège international de psychanalyse et d’anthropologie (cipa) ; Vincent Mazeran est neuropsychiatre et psychanalyste.
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[10]
Il est autant question d’une distance physique que relationnelle.
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[11]
« Ensemble de processus psychiques sur le fond desquels s’établit l’unité personnelle », d’après Le Petit Larousse, 2001, p. 834.
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[12]
Tout particulièrement de sa figure d’attachement maternelle.
1 Éducateur spécialisé de formation, j’interviens depuis plusieurs années dans un Institut thérapeutique éducatif et pédagogique (itep). Cet établissement accueille des adolescents (12-18 ans) « qui présentent des difficultés psychologiques dont l’expression, notamment l’intensité des troubles du comportement, perturbe gravement la socialisation et l’accès aux apprentissages [1] ». Loin de constituer une « population » homogène, ces jeunes révèlent des profils aussi divers que variés. Chacun à leur manière, ils peuvent à la fois m’interpeller, me sidérer et m’inquiéter par l’intermédiaire d’attitudes très inadaptées. Ainsi, dans la perspective de cet écrit, j’ai souhaité confronter certaines de mes observations cliniques à la dimension théorique. Partant de la question du traumatisme et de ses conséquences, je me suis intéressé à la situation d’un garçon que j’accompagne au sein de l’institution. J’ai, en outre, tenté de mettre en évidence les liens entre son expérience de la vie – principalement issue de sa petite enfance – et les caractéristiques de sa conduite actuelle. Ensuite, je me suis interrogé sur la notion de limite puisqu’il n’est pas rare de parler des jeunes que nous recevons, comme des sujets « borderline » ou « état limite ». Enfin, je suis revenu sur les étapes de la naissance psychologique de l’individu à partir de la pensée de Donald Woods Winnicott et des travaux de Margaret Schoenberger Mahler.
La question du traumatisme
2 La plupart des enfants que je côtoie à l’itep, ont une histoire et/ou un parcours pour le moins chaotique(s). Il est d’ailleurs très difficile pour eux d’y faire référence car ce passé apparaît souvent, très douloureux. Chez certains, il s’agit même, d’une expérience extrême et potentiellement traumatique. Cette notion de trauma désigne tout « événement de la vie du sujet qui se définit par son intensité, l’incapacité où se trouve le sujet d’y répondre adéquatement, le bouleversement et les effets pathogènes durables qu’il provoque dans l’organisme psychique » (Laplanche, Pontalis, 1990, p. 499). Si nous nous intéressons à la période de l’enfance, voire de la petite enfance, le traumatisme peut avoir de multiples origines comme l’inadaptation des soins parentaux (avec les besoins du petit), un contexte intrafamilial ou extrafamilial de violences, de précarité, d’instabilité, d’abandon, de négligence, mais aussi des situations de divorces particulièrement conflictuelles. Tous ces éléments sont susceptibles d’avoir une influence significative et des répercussions durables sur la vie de l’être en devenir. Je le constate chaque jour, en observant les conduites des adolescents que j’accompagne. C’est pourquoi je souhaite mener une large réflexion sur le trauma et ses conséquences (enjeux, manifestations).
3 À cet égard, il me paraît nécessaire d’aborder les travaux menés par Sylvie Canat [2] qui en distingue deux conceptions : le traumatisme progrédient et le traumatisme régrédient. Selon elle, le premier conduit à des structures psychiques dites « ordinaires » ou peu pathologiques. Il y a, certes, un événement (un incident) qui vient faire effraction et fragiliser le sujet. Néanmoins, ce dernier trouve les ressources pour « s’adapter » et contenir ses angoisses. Il peut transformer cette expérience difficile « par l’opération symbolique, par la rêverie, par l’action de l’autre et par les représentations » (Canat, 2013, p. 83). Comme nous pouvons le constater, le sujet a besoin d’une certaine maturité pour entreprendre ce processus. Lorsque son niveau de développement est insuffisant – c’est le cas de l’enfant et, plus encore, du petit enfant – il lui faut, a minima, un environnement (mère, père et entourage direct) capable d’accueillir et d’apaiser sa détresse. L’attention, les mots, les gestes, les actes et les soins familiaux peuvent alors soulager son excitation, son anxiété et sa douleur. Dans ces conditions, l’enfant a la possibilité de surmonter les mauvaises périodes de sa vie pour grandir en toute sécurité et s’émanciper. Sous bien des aspects, cette théorie nous renvoie au « holding » et au « handling [3] » décrits par Winnicott. Nous aurons l’occasion d’y revenir par la suite.
4 Intéressons-nous maintenant au traumatisme régrédient. Sylvie Canat l’identifie comme « la trace ineffaçable de la non-trace signifiante [4] ». Selon elle, il s’agit d’un bouleversement très important – événements dramatiques, chocs, accidents, phénomènes particuliers – que le sujet ne peut pas suffisamment traduire, ni même lier par le symbole et l’imaginaire. Le problème, en l’absence de ce « mécanisme » (de défense), c’est qu’il se retrouve totalement débordé ; incapable de préserver son équilibre psychique. Dès lors, la trace traumatique s’inscrit en creux. Elle forme un « trou », une sorte de béance autour de laquelle se concentrent les souffrances. L’individu (quel que soit son âge) vit des moments de grande détresse qui s’accompagnent de peurs archaïques. Le trauma s’exprime. Il se joue et se rejoue de manière répétitive. Il peut emprunter plusieurs voies de « décharge », que ce soit à travers le corps (troubles somatiques) et/ou l’agir (passages à l’acte, conduites à risques). En général, le sujet se sent menacé et vulnérable. Il est comme envahi par ses angoisses. L’épreuve du réel le renvoie sans cesse à ses propres difficultés qui lui apparaissent insurmontables. Chez l’enfant, ce défaut de rêverie et cette carence d’imaginaire empêchent l’élaboration de ponts entre corps et représentation. Or, sans cette capacité de « détournement », ce dernier est presque « captif » de ses pulsions. Parfois, l’expérience de ce vécu particulier est même à l’origine d’un « court-circuitage de la pensée » (Canat, op. cit., p. 80). Ce sont là deux aspects qui retiennent mon attention car ils sont l’un et l’autre susceptibles d’expliquer pourquoi certains adolescents ont davantage recours à l’agir, plutôt qu’à la parole. À l’itep, je retrouve cette problématique auprès des jeunes que j’accompagne. Plusieurs d’entre eux ont du mal à verbaliser leurs émotions (joie, colère, tristesse, etc.) et préfèrent s’exprimer par l’intermédiaire de gestes, d’attitudes et de comportements spécifiques. Malheureusement, ces manifestations sont rarement adaptées aux exigences de la vie sociale.
L’approche clinique du sujet
5 Parmi tous les adolescents de l’établissement qui ont, semble-t-il, une histoire marquée par le(s) traumatisme(s), j’ai choisi de présenter la situation et le parcours de Tony [5]. Ce jeune est arrivé à l’itep en septembre 2015, à l’âge de 13 ans. Il a rapidement affiché l’étendue de ses difficultés avec des « crises » d’une rare violence, au cours desquelles il pouvait agresser d’autres adolescents et/ou dégrader le mobilier. À l’époque, ses excès de colère m’ont beaucoup interpellé puisqu’ils étaient très récurrents. Heureusement, avec le temps, ils ont perdu en intensité et se sont espacés. Le jeune homme est progressivement parvenu à tisser des liens avec l’ensemble des professionnels de l’institution. Aujourd’hui, il est plutôt en position d’alliance. Il a réussi à s’adapter aux contraintes spatio-temporelles de la vie collective. Il s’agit pour lui d’un cadre rassurant avec des repères qui participent à contenir ses angoisses. Pourtant, malgré l’ampleur de ses progrès, il convient de rester prudent. Tony montre encore de très nombreuses fragilités. Il conserve notamment des rapports extrêmement ambivalents avec ses camarades. Il peut très bien passer deux heures avec un autre garçon et, soudain, entrer en conflit avec lui à cause d’un petit désaccord. Ces changements d’attitude sont toujours surprenants et spectaculaires. C’est peut-être pour cette raison que la plupart des jeunes qui le côtoient, expriment des craintes à son égard. Tony ne semble pas en avoir conscience. Lorsqu’un éducateur le questionne à ce sujet, il lui répond qu’il s’entend bien avec tout le monde et qu’il est probablement, en retour, apprécié de tous.
6 Avec les éducateurs, il se montre très envahissant. Il réclame une attention permanente. Aussi, quand il ne l’obtient pas (ou plus), il lui est difficile de gérer sa frustration. Il peut alors se « tendre » et changer très vite de vocabulaire. L’adolescent ne supporte pas de s’ennuyer, ni d’être seul. Il le fait fréquemment savoir à l’équipe : « Il est nul cet itep, on rouille complet ici ! », ou bien « Les éducateurs ne font pas leur boulot, ils sont toujours dans leur bureau, ils ne s’occupent pas de nous ! » Selon lui, les professionnels sont là pour animer l’intégralité de ses temps de présence dans l’établissement, et tout manquement à cette mission est insupportable.
7 Les observations témoignent des difficultés de Tony sur le plan relationnel. Cet adolescent a du mal à trouver la bonne distance (ou la juste proximité) et se montre très instable. Il oscille entre des moments d’omniprésence (d’avidité) ponctués par des « crises [6] » et des périodes de retrait temporaire. Tous les jours, il met à l’épreuve son lien à l’Autre avec des allers-retours incessants. Il donne l’impression d’être « prisonnier » de ce fonctionnement. Si ses difficultés face à la frustration l’amènent souvent à s’exclure de la relation, il est, par la suite, « condamné » à revenir (à faire la démarche inverse) car il ne parvient pas à rester seul. Au regard de toutes ces informations, nous pouvons faire l’hypothèse que son comportement est peut-être en lien avec un traumatisme issu de son enfance.
8 Tony est l’unique enfant de madame F et de monsieur B. Ses parents divorcent quand il a 10 mois. Suite à cette séparation, sa mère l’emmène avec elle à Toulon pour s’y installer. Pendant quatre ans, il ne voit presque plus son père à cause de la distance. Toutefois, madame est extrêmement fragile. Elle traverse plusieurs épisodes dépressifs et s’alcoolise. « Elle n’est pas toujours en capacité de prendre en charge son fils [7]. » En octobre 2007, la justice décide de renvoyer Tony dans la région lyonnaise, il est confié à son père. Il s’agit d’un grand bouleversement pour l’enfant car il « quitte » ses repères, son environnement et sa mère. Ce départ le prive de sa seule véritable figure d’attachement parentale, au profit d’un père qu’il ne connaît pas. Il doit pourtant s’y résoudre…
9 Pendant les premiers mois, il tente de conserver un lien téléphonique avec sa mère. Puis les appels s’espacent. Il reçoit de moins en moins de nouvelles et ne la revoit qu’à de très rares occasions. À cette époque, madame est régulièrement hospitalisée en psychiatrie. Sa santé psychique est préoccupante. De plus, monsieur conserve une certaine rancœur à son égard. Il ne veut plus entendre parler d’elle. Tony voit donc les liens qu’il partageait avec sa mère se fragiliser.
10 Au domicile paternel, la vie s’avère très difficile. Le garçon est souvent livré à lui-même. Monsieur est peu présent. Il fréquente « le monde de la nuit » et passe beaucoup de temps avec ses amis. Par conséquent, Tony est confronté à de longs moments de solitude, surtout les week-ends. Sa grand-mère (paternelle) passe bien, de temps à autre, lui rendre visite. Elle tente même de s’investir dans son éducation mais n’y parvient pas. Il faut dire que le petit Tony commence à se montrer réactif. Son comportement est de plus en plus inquiétant. Des incidents se produisent à l’école où il fait preuve de violence envers ses camarades. Son attitude l’amène, dès l’année suivante, vers une orientation dans un itep.
11 L’histoire de Tony met en évidence l’épreuve de la séparation avec sa mère et l’angoisse de la solitude qui en a découlé. Pour Jean-Michel Quinodoz [8], il existe plusieurs manières de réagir face à une telle situation de rupture. « Certaines personnes réagissent par un affect de deuil qui sera surmonté avec le temps, tandis que d’autres sombrent dans un état dépressif » (2010, p. 57). À ce jour, le garçon ne semble pas avoir vraiment fait le deuil de sa mère. Elle paraît toujours aussi prégnante dans ses pensées. De ce fait, je pense qu’il se situe plutôt du côté de la dépression avec toute l’ambivalence que cela suppose. Il peut à la fois éprouver un sentiment de culpabilité – reportant sur lui la responsabilité de la séparation – et se montrer hostile envers sa mère. L’alternance de ces deux positions s’explique par un « clivage du Moi » : « une partie du Moi renferme le fantasme de l’objet perdu et l’autre devient la partie critique » (ibid.). Il est possible de retrouver cette ambivalence dans son comportement quotidien. Tony parle, certes, assez peu de sa propre mère, mais il fait beaucoup référence à celles des autres quand il est énervé : « Tu dois ressembler à ta mère, tellement tu es moche ! », « Va niquer ta mère », « Oh le clochard ! C’est ta mère qui t’a tricoté ton pull ? » Il a recours à la figure maternelle pour dénigrer ses camarades. Mais, à partir de ces mères qu’il ne connaît pas, il parle sans doute davantage de la sienne.
12 L’adolescent est capable de rejeter ses liens de filiation. Il est très provocateur – il a des propos racistes, discriminants et intolérants – à l’égard des personnes d’origine nord-africaine et/ou de confession musulmane ; deux des caractéristiques identitaires de sa mère. Pour autant, il est susceptible de changer radicalement d’opinion lorsqu’il parvient à discuter quelques minutes avec elle au téléphone. En effet, suite à ces moments, il reprend espoir. Il se raccroche au discours de sa mère qu’il idéalise et rêve de retrouver.
La notion de limite(s)
13 L’expérience de Tony renvoie à la question du traumatisme et, par extension, à celle de la limite. Plusieurs événements se sont produits au cours de sa petite enfance et sont venus faire « irruption » dans sa vie, sans qu’il ne puisse s’en protéger. Il faut dire qu’il était très vulnérable à cette période. La séparation avec sa mère est intervenue quand il n’avait que 3 ans. Mais, avant même son départ, il devait déjà subir l’instabilité psychologique de madame puisqu’elle n’était pas toujours en mesure de répondre à ses besoins. Dans ce contexte, le déménagement de l’enfant chez son père était inévitable. Cependant, monsieur n’a jamais réussi à s’investir dans son éducation. Il n’était pas « prêt » à l’accueillir. Ainsi on ne peut pas dire que Tony ait trouvé chez son père un environnement très favorable. Il s’est « construit » comme il a pu, par lui-même.
14 À partir de son histoire, nous pouvons faire l’hypothèse qu’il a vécu différents moments de grande détresse et de souffrance. Des moments durant lesquels il lui aura sans doute manqué le soutien (physique et/ou psychoaffectif) de ses parents. Le garçon s’est très tôt retrouvé seul pour affronter les bouleversements de son existence. Or ses défenses primitives ne lui ont pas permis de « médiatiser » sa relation au Réel. Tony a été submergé par les épreuves qu’il a traversées. Il lui a été difficile d’endiguer le chaos provoqué par ces nombreuses effractions. N’oublions pas « qu’à l’origine, l’enfant est soumis à sa condition d’être inachevé, hors représentation, hors sens, hors autonomie et sans grande capacité de contenance et de transformation des excitations multiples. Le détournement de cet inachèvement par l’autre (la mère, le père…) permet alors de dériver l’excès au dehors, de le transformer par un traitement ou une traduction issus du lien de l’autre » (Canat, 2013, p. 83). Cependant, chez Tony, cet étayage n’a pas eu lieu car il a grandi dans un contexte familial qui ne présente pas les caractéristiques d’un environnement adapté, ou « suffisamment bon » (Winnicott, 2006, p. 48). On peut imaginer, par contre, qu’il a connu des expériences pour le moins extrêmes dont il porte encore les stigmates aujourd’hui.
15 Dans l’établissement, ce n’est, bien sûr, pas le seul garçon dont le passé révèle des évènements traumatiques. Ils sont, au contraire, assez nombreux dans cette situation. Aussi, je remarque que ces adolescents ont pour spécificité de venir jouer et rejouer la notion de limites (dedans/dehors, moi/non-moi, principe de plaisir/principe de réalité, etc.) par l’intermédiaire de leurs comportements. Ils ont un rapport singulier au monde (extérieur) et à l’altérité. On ne peut pas vraiment dire qu’ils relèvent des états limites, pensés comme un entre-deux ou comme une structure psychotique dans laquelle le sujet serait suffisamment dans la réalité pour vivre de façon un peu particulière, borderline, addicte ou subversive. Leurs difficultés recouvrent plutôt un versant névrotique instable que Silvana Olindo-Weber et Vincent Mazeran [9] (1994) nomment structure du « sujet-limite » ou « névrose traumatique originaire ». Selon eux, la limite est « cette création d’un champ de la relation, cette orientation réceptive qui prépare l’inscription des péripéties relationnelles. C’est une structure d’organisation des perceptions précédant les processus identificatoires, la limite étant la matrice primordiale de ces processus » (ibid., 1989, p. 54). Tous deux ajoutent d’ailleurs qu’elle agit comme un « opérateur conceptuel dont la mise en place est préalable à toute topologie du Sujet et dont on ne peut reconnaître qu’elle est catégorie a priori de l’identité, dans la mesure où elle est absolument nécessaire à l’organisation des faits d’expérience et de sensibilité touchant à la connaissance du subjectivable ; la limite porte en elle-même la potentialité de l’activité de jugement s’appliquant au champ du relationnel » (ibid.). Si l’on s’appuie sur cette théorie, la notion de limite se développerait donc, au cours des premiers mois de la vie, à travers la maturation progressive du nourrisson et la découverte de ses limites corporelles.
La naissance de l’individu
16 À sa naissance, le bébé vient au monde dans « l’indifférencié ». Il n’a pas conscience de son environnement et se montre complètement dépendant des soins maternels. Le Moi de la mère supplée alors son propre Moi qui n’est pas encore constitué, en lui offrant des conditions suffisamment bonnes pour éprouver le plaisir de vivre. D.W. Winnicott affirme que la figure maternelle est « biologiquement conditionnée à sa tâche très particulière, qui consiste à s’adapter aux besoins de son enfant » (2006, p. 37). Pendant les premiers mois, elle est entièrement dévouée. Elle est dans un état qu’il qualifie de « préoccupation maternelle primaire » (ibid., p. 33). Elle sent quand son bébé a besoin d’être « pris dans les bras ou reposé dans son berceau, laissé seul ou changé de côté » (ibid, p. 59). Grâce à cette adaptation « qui est presque de 100 % » (Winnicott, 2002, p. 44), le tout-petit acquiert l’illusion que son sein à elle (source de satisfaction et de plaisir) est une partie de lui – qu’il en a le « contrôle magique » (ibid.). Il croit qu’il suffit de désirer pour obtenir l’objet de son désir. Il « se comporte et fonctionne comme si sa mère et lui formaient un système tout-puissant – une unité duelle à l’intérieur d’une seule limite commune » (Mahler et coll., 2010, p. 81). Le nourrisson est incapable de distinguer le « je » et le « non-je », ni même le « dedans » et le « dehors ». Il profite de cette expérience (primordiale) d’omnipotence pour prendre goût à la vie et grandir. Une fois que l’illusion nécessaire s’est installée, la mère, durant le temps de la dépendance relative, va progressivement le désillusionner. Si, au début, elle répond activement à toutes ses sollicitations, elle laisse ensuite intervenir un temps d’attente (adapté). Dès lors, le petit voit apparaître un délai entre l’expression de ses ressentis corporels – liés à ses besoins physiologiques (le dedans) – et leurs satisfactions venant du milieu extérieur (le dehors). Cet intervalle d’attente lui permet d’éprouver le manque et la frustration. Il peut ainsi questionner le rapport entre intériorité/extériorité (ce qui vient de lui/ce qui vient de l’autre) et se confronter au principe de réalité. L’enfant émerge peu à peu de la fusion symbiotique. Il parvient à se différencier de sa mère et à percevoir avec objectivité le monde qui l’entoure. Son attention s’accroît « aux cours de périodes d’éveil de plus en plus grandes » (Mahler et coll., 2010, p. 97). Ses fonctions sensorielles se développent.
17 La figure d’attachement maternelle soutient ce processus. Elle étaye l’enfant par l’intermédiaire de ce que Winnicott nomme le « holding » et le « handling » (2006, p. 67). Elle lui offre l’attention et les soins dont il a besoin pour être sécurisé et poursuivre son évolution. Mais, au-delà de cette dimension, elle doit aussi permettre au bébé d’expérimenter par lui-même l’espace et le temps. Pour cela, il faut qu’elle ajuste la « distance [10] » qu’elle partage avec lui, en fonction de son niveau de maturation. N’oublions pas que « la good enough mother n’est ni la bonne mère, ni la mauvaise, mais au sens littéral de l’anglais, celle qui vous suffit, celle qui vous convient assez pour que, le moment venu, on puisse s’en passer » (Pontalis, 1999, p. 165). D’une certaine manière, « la mère suffisamment bonne » (Winnicott, 2006, p. 44) est celle qui répond aux sollicitations de l’enfant tout en faisant progressivement la démonstration de son incomplétude (de ses limites). Elle n’est pas toute-puissante, ni omniprésente. D’ailleurs, lorsqu’elle s’absente, le tout-petit se retrouve inévitablement confronté à des moments de solitude. Il doit alors tenter de les apprivoiser. Or il y parvient si, et seulement si, il a préalablement vérifié que sa mère – objet de satisfaction et d’amour – revient toujours vers lui après s’être éloignée. Il doit avoir intégré le rythme de ses « présences/absences ». C’est à cette unique condition qu’il peut ensuite patienter de plus en plus longtemps et de plus en plus souvent. L’acquisition de cette aptitude nouvelle « repose sur l’existence, dans la réalité psychique de l’individu, d’un bon objet […] suffisamment bien établis et défendus » pour lui permettre « d’avoir confiance (du moins pour le moment) dans le présent et dans l’avenir » (Winnicott, 2006, p. 80).
18 Dans les situations de solitude, le bébé élabore des représentations de sa figure d’attachement maternelle afin de la faire exister dans sa psyché [11]. C’est un moyen, pour lui, de continuer à être avec elle au niveau symbolique même quand elle n’est plus auprès de lui dans la réalité. Il est possible de parler à ce stade de « permanence de l’objet » (Piaget, 2003). En effet, pour D.W. Winnicott, « la capacité d’être seul » (Winnicott, 2006, p. 76) s’acquiert d’abord en présence de l’autre [12]. Il s’agit, selon lui, de l’un des signes les plus importants d’une maturation réussie. Elle pourrait presque être synonyme de maturité affective. C’est pour cette raison que le vécu issu de la petite enfance s’avère déterminant. Si le bébé reste seul sur des périodes trop longues ou trop courtes, il risque fort d’en souffrir et de manifester plus tard des difficultés ou des « troubles » : retards d’apprentissage, perturbations du comportement, angoisses multiples (dont l’angoisse de séparation). À l’inverse, si ses moments de solitude sont adaptés (en fréquence et en durée), le nourrisson peut fortifier son Moi. Il gagne progressivement de l’autonomie et parvient à « s’éloigner physiquement de sa mère en rampant, barbotant, grimpant et se dressant » puis « par la locomotion libre en position debout [la marche] » (Mahler et coll., 2010, p. 115). Il se lance à la découverte de son environnement. Il investit des objets (transitionnels) et apprend à jouer. Il développe une meilleure conscience de son individualité (c’est-à-dire de son existence singulière). Margaret Mahler et ses collaborateurs désignent ce long processus par le concept de « séparation-individuation » (ibid., p. 77). Il aboutit, à terme, à la naissance d’un « sentiment d’entité individuelle et d’identité » (ibid., p.12).
Pour conclure
19 La réflexion engagée dans cet écrit m’a donné l’occasion de confronter la théorie et la pratique (clinique). Deux dimensions qui restent à mes yeux, indispensables et complémentaires. Encore faut-il faire l’effort de réaliser un travail de « liaison » (mise en perspective réciproque) parfois complexe. Dans le cadre de cette brève recherche, j’ai essayé de m’appuyer sur les différentes ressources à ma disposition pour mieux appréhender la question du traumatisme et ses enjeux. Je me suis intéressé à la situation de Tony – à son histoire, à son parcours et à son actualité – car il me semble que cet adolescent démontre, au quotidien, des attitudes (symptômes) relevant de cette problématique. Il a probablement été durement « touché » par les épreuves de la vie. Reste à savoir si l’accompagnement thérapeutique, éducatif et pédagogique, proposé dans l’établissement, lui permettra finalement de « transformer » cette expérience critique pour en dépasser les terribles conséquences.
Bibliographie
Bibliographie
- Canat, S. 2013. « Traumatismes et construction du moi social dans la scolarité », La nouvelle revue de l’adaptation et de la scolarisation, n° 62, p. 79-92.
- Laplanche, J. ; Pontalis, J.-B. 1990. Vocabulaire de la psychanalyse, Paris, Puf.
- Lemay, M. 1993. J’ai mal à ma mère, Paris, Fleurus.
- Mahler, M.S. ; Pine, F. ; Bergman, A. 2010. La naissance psychologique de l’être humain, Paris, Payot et Rivages.
- Mazeran, V. ; Olindo-Weber, S. 1989. Les déclinaisons du corps, Marseille, Éditions Hommes et perspectives.
- Mazeran, V. ; Olindo-Weber, S. 1994. Pour une théorie du sujet-limite. L’originaire et le trauma, Paris, L’Harmattan.
- Quinodoz, J.-M. 2010. La solitude apprivoisée, Paris, Puf.
- Piaget, J. 1926. La représentation du monde chez l’enfant, Paris, Puf, coll. « Quadrige », 2003.
- Pontalis, J.-B. ; Clancier, A. 1999. « Paradoxe de l’effet Winnicott : entretien avec J.-B. Pontalis », dans A. Clancier, A. ; J. Kalmanovitch, Le paradoxe de Winnicott : de la naissance à la création, Paris, In Press.
- Winnicott, D.W. 2002. Jeu et réalité, Paris, Gallimard, coll. « Folio essais » (poche).
- Winnicott, D.W. 2006. La mère suffisamment bonne, Paris, Payot et Rivages.
Notes
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[1]
D’après le décret 2005-11 du 6 janvier 2005, fixant les conditions techniques d’organisation et de fonctionnement des Instituts thérapeutiques, éducatifs et pédagogiques.
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[2]
Sylvie Canat est Maître de conférences, hdr en sciences de l’éducation et en psychanalyse à l’université Paul-Valéry Montpellier 3.
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[3]
Le holding signifie le maintien, la façon dont est porté l’enfant physiquement et psychiquement. Ce sont les soins maternels qui soutiennent le Moi du bébé encore immature. Le handling signifie le maniement. C’est la manière dont l’enfant est traité, soigné et manipulé par sa mère.
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[4]
D’après une conférence de Sylvie Canat lors de la journée « Enfants difficiles et turbulents. Nouveaux troubles du comportement ? », lundi 8 juin 2015 à l’espace Reuilly, à l’initiative de l’appea.
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[5]
Les prénoms des personnes citées dans cet écrit ont été modifiés pour protéger leur anonymat.
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[6]
Michel Lemay (1993, p. 38).
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[7]
D’après le rapport écrit à l’époque par le travailleur social d’Aide éducative en milieu ouvert (aemo).
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[8]
Jean-Michel Quinodoz est un psychanalyste suisse, membre didacticien de la Société suisse de psychanalyse.
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[9]
Silvana Olindo-Weber est docteur en psychologie clinique de l’université Paris vii et psychanalyste membre du Collège international de psychanalyse et d’anthropologie (cipa) ; Vincent Mazeran est neuropsychiatre et psychanalyste.
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[10]
Il est autant question d’une distance physique que relationnelle.
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[11]
« Ensemble de processus psychiques sur le fond desquels s’établit l’unité personnelle », d’après Le Petit Larousse, 2001, p. 834.
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[12]
Tout particulièrement de sa figure d’attachement maternelle.