Notes
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[1]
Hangar situé sur la 12e avenue à New York, prêté pour les circonstances.
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[2]
Réalisatrice de films, L’important, c’est de rester vivant est son premier long-métrage dans lequel elle témoigne de la folie khmère rouge qui a dévasté le Cambodge. Sorti en France le 26 août 2009.
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[3]
https://fr.wikipedia.org/wiki/Sa_Majesté_des_mouches
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Traduction de l’auteur.
1 Aujourd’hui, des enfants sont tués, blessés ou laissés orphelins au cours d’actes de guerre, de génocide ou de terrorisme. Depuis 2010, le nombre d’attentats a augmenté de 600 % dans le monde, le nombre de tués a été multiplié par 9. À Nice, en juillet 2016, une dizaine d’enfants ont été tués, une cinquantaine ont été blessés.
2 Aujourd’hui comme hier, des enfants sont utilisés pour être des bourreaux. En Ouganda, en Sierra Leone, au Sri Lanka, au Mozambique, dans les conflits du Moyen-Orient, les enfants sont embrigadés, combattent, exécutent. Entre 1975 et 1979, les Khmers rouges avaient enrôlé des adolescents comme soldats, et utilisaient des enfants comme mouchards susceptibles de dénoncer leurs propres parents et, par là même, de les faire exécuter.
3 Aujourd’hui, des enfants ou des adolescents entrent dans leurs écoles pour massacrer. Les « school shootings », fusillades scolaires, s’internationalisent après avoir concerné principalement les usa : en mars 2017, à Grasse, il y a eu une « fusillade scolaire ». Ces tueries deviennent peut-être un phénomène qui attire une frange de la jeunesse occidentale et non plus seulement les jeunes américains.
4 Dans les années 1960, on pouvait rire de l’expression « bourreau d’enfants », popularisée par le sketch de Fernand Raynaud. Aujourd’hui, des bourreaux tuent des enfants, des enfants sont transformés en bourreaux.
5 Je n’ai pas de compétence pour parler directement de la clinique et de l’abord thérapeutique d’enfants et d’adolescents dans de telles circonstances, puisque je suis psychanalyste d’adultes. Néanmoins, je vais aborder 1) la question des dispositifs d’aide aux enfants victimes d’attentat, 2) la traversée d’un génocide par une enfant cambodgienne, 3) les enfants adolescents devenus bourreaux, en prenant trois exemples : l’aide à des enfants victimes après le 11 septembre 2001, le portrait d’une enfant sous les Khmers rouges, les enfants/adolescents en Ouganda et les fusillades scolaires.
9 septembre 2001 : des enfants à Pier 94
6 Dans Les Justes, Albert Camus fait dire au nihiliste révolutionnaire Stepan : « Quand nous nous déciderons à oublier les enfants, ce jour-là nous serons les maîtres du monde et la révolution triomphera. » Désormais, nous constatons que les enfants ont été oubliés.
7 Dans un article poignant, passionnant et profond, Christine Anzieu (2002) nous parle de ce qu’elle a fait à New York, une semaine après l’effondrement des tours. À Pier 94 [1], un hangar avait été aménagé comme une maison loin de la maison, « a home far away from home » pour recevoir tous ceux qui cherchaient de l’aide pour retrouver un proche, obtenir des papiers, de l’argent, faire face au chaos et survivre.
8 Pendant que les adultes étaient occupés à ces démarches, les enfants pouvaient aller dans un coin aménagé pour eux, rempli de peluches et de jeux. C’est là que C. Anzieu, notre collègue récemment installée à New York, les accueille. Elle a autour d’elle des enfants agités ou abattus. Que faire ? D’abord délimiter un espace dans lequel elle les recevra, pour une durée précise. Rétablir des frontières dans le temps et dans l’espace.
9 Deux garçons surgissent, survoltés. Ils ont un ballon de football, elle se joint à eux et les voilà qui jouent. Un homme, venu à Pier 94 avec son chien pour proposer une « dog-therapy », se joint à eux. La présence de cet adulte silencieux, calme, et celle du chien aident à diminuer l’agitation des deux enfants. Contenir par le jeu et calmer.
10 Puis ils s’assoient et, tout en jouant à construire et à détruire des tours, ils se mettent à parler de leurs jeux habituels, assez violents. L’analyste fait juste remarquer : « Pas étonnant qu’ils parlent de jeux violents. » Ils peuvent alors commencer le récit de ce qu’ils ont vécu après l’attaque des tours. Un récit s’organise.
11 Le travail peut alors se poursuivre en se centrant sur l’un des deux garçons qui a vécu le traumatisme de l’attaque suivie de la course et de la fuite en panique avec son père hagard, méconnaissable, dont il a maintenant honte et avec qui les suites sont violentes. Père pas du tout héroïque aux yeux de l’enfant, père qui a été sauvé d’un incendie lorsqu’il était enfant par son grand-père. La reviviscence traumatique chez le père s’est intriquée avec l’effroi de son enfant. Le trauma actuel d’un enfant peut réveiller des traumas anciens, confirmer les fantasmes, et s’intriquer avec les traumas et les fantasmes des personnes de son entourage.
12 « Diminuer la quantité d’excitation, contenir les affects, nommer les faits dramatiques, communiquer sans interpréter : le jeu a été la voie royale pour entrer en contact avec les enfants traumatisés. » Ce que nous montre C. Anzieu, c’est qu’elle a pu mettre en place un dispositif basé sur son cadre interne de travail dans des circonstances où l’effroi et l’angoisse étaient partagés par tous : les enfants étaient affectés par les réactions de leurs parents et les parents désemparés par la réaction de leurs enfants. Un point essentiel : le trauma n’affecte pas des individus isolément. Le traumatisme atteint la vie psychique dans sa capacité de relation à l’autre. Les enfants ne reconnaissent plus dans leurs parents des figures protectrices, les parents centrés sur leur angoisse ont tendance à méconnaître, voire à dénier l’impact du traumatisme sur leurs enfants.
13 Les attentats de New York et de Nice ont montré qu’il faut tenir compte non seulement de la symptomatologie d’un individu donné, mais aussi des répercussions sur l’enfant et sur toute la dynamique familiale, que les dispositifs à mettre en place sont en partie à inventer. Sans parler de ce qui affecte les thérapeutes et aidants, eux-mêmes frappés plus ou moins directement par l’attaque et qui, d’un coup, doivent non seulement contenir leurs propres angoisses mais aussi inventer un dispositif d’urgence.
Juillet 2008 : rencontre avec « Petite fille »
14 Des enfants, à New York et à Nice, ont été aidés par des professionnels. Que se passe-t-il dans les situations où ils sont livrés à eux-mêmes ? Plutôt que de parler de « résilience », terme trop vague, je préfère parler de la possibilité de maintenir la vie psychique par l’utilisation de défenses du type déni et clivage et la mobilisation de l’activité fantasmatique.
15 À Paris, à partir des années 1990, je rencontre à l’asm13 des rescapés du régime des Khmers rouges et je m’interroge sur les conséquences du génocide. Je me demande comment s’est passée l’enfance de ces survivants que je rencontre à l’âge adulte. Un million sept cent mille morts en 4 ans ont été dénombrés, et parmi eux, combien de bébés, d’enfants tués par les Khmers rouges ?
16 J’ai la chance de rencontrer Roshane Saidnattar, qui a vécu son enfance sous le régime khmer rouge au Cambodge et qui a réalisé un film, L’important, c’est de rester vivant, à partir de ses souvenirs, en reconstituant des scènes marquantes [2]. Au cours de cette période, elle a changé de nom : on l’appelait alors d’un mot khmer, « Peuw », qui signifie « petite fille ». Elle a accepté que je l’interviewe (Welsh, 2012) et que nous tentions d’esquisser son portrait à partir de ses souvenirs et de son film.
17 La petite enfance de Roshane a été vécue dans un métissage heureux, qui lui a permis de se construire de sa naissance à ses 5 ans, de traverser les tragédies successives du Cambodge (les bombardements américains, la guerre civile, le génocide khmer rouge et l’occupation par l’armée vietnamienne) avant de quitter son pays pour rejoindre la France, à l’âge de 13 ans, et de devenir réalisatrice de cinéma. Le récit, co-construit dans cette interview, permettra de voir ce qui l’a aidée et de comprendre d’une manière plus générale ce qui peut se passer dans le monde interne d’un enfant en situation de menace prolongée.
18 Navigant entre plusieurs cultures, elle a développé une capacité à s’adapter à des milieux très différents dès son plus jeune âge. Née d’une mère sino-cambodgienne et d’un père dont la mère était sino-cambodgienne et le père indien de Pondichéry, elle a été nourrie d’au moins trois cultures : cambodgienne, persane et chinoise. Ce mélange a été enrichissant pour elle et lui a appris à s’adapter très tôt à des coutumes différentes, où se mêlent religions et animisme.
19 Dans les gestes quotidiens, cela veut dire par exemple mettre un bâton d’encens au réveil et au coucher à l’autel de l’esprit de la maison, faire la prière à l’autel des ancêtres. On appelle les ancêtres morts, on leur donne à manger, on leur demande de faire signe en rêve. Différentes façons de communiquer avec les morts et d’attirer des protections. Mais aussi prendre conscience qu’il y a, selon les membres de la famille, différents interdits : interdiction de manger du porc dans la famille du grand-père paternel, mais en sortant de chez lui, manger avec son père une soupe de porc chinoise car il est athée. Dans la famille maternelle, il fallait prier le Bouddha, les bonzes et les génies. Il fallait se prosterner devant les parents comme devant des dieux car, chez la grand-mère maternelle, on respectait aussi la tradition chinoise. La Perse, la Chine, l’Inde avec Pondichéry, l’islam, l’hindouisme, le bouddhisme, l’animisme : il y a eu beaucoup de cultures et de religions différentes dans la vie d’enfant de Roshane. Sa grand-mère maternelle la berçait de récits légendaires concernant les vies de Bouddha. L’éducation de la grand-mère maternelle a eu de nombreuses conséquences pendant la période khmère rouge : pour elle, l’athéisme était incompréhensible, comment peut-on vivre sans religion ? Un être humain doit avoir une religion. Elle répétait toujours : « Voilà les gens sans religion », elle les appelait « démons sans religion ». Elle ne les a jamais nommés « Khmers rouges ».
20 La période de guerre civile, avant la chute de Phnom Penh, lui fait connaître les bombardements, l’arrivée des réfugiés qui fuient l’avancée des Khmers rouges. Puis, en avril 1975, comme tous les habitants de la capitale, il faut quitter la ville ou mourir. Elle a du mal à quitter sa maison, ses animaux, ses jouets, mais elle pense à ce que sa grand-mère lui a appris : on souffre si on est attaché aux biens matériels, il faut être prêt à tout quitter. Au bout d’un certain temps, elle se retrouve seule dans un village, séparée de sa famille, forcée à travailler dans les champs avec d’autres enfants, tout en cachant son identité de citadine.
21 Heureusement, le cinéma a nourri Roshane pendant son enfance : elle voyait beaucoup de films, jusqu’à trois par semaine. Et pour elle, faire semblant d’être la fille d’un cyclopousseur, de ne rien avoir d’une citadine et, pour survivre, de suivre un scénario répété auparavant en famille, l’aide à avoir l’air d’une enfant du prolétariat.
22 Mais elle s’inquiète : elle a peur d’oublier ses vrais parents et pense à un film dans lequel un enfant a été éloigné de ses parents. Devenu adulte, alors qu’il vit dans la misère, il retrouve par hasard son père dont il a gardé une photo ; mais le père n’arrive pas à le reconnaître tandis que lui, le reconnaît. Alors, il essaie de convaincre le père… qui ne le croit pas parce qu’il est devenu riche et pense que l’enfant ment. Elle a si peur d’oublier ses vrais parents qu’elle prend l’habitude de se réciter tous ses souvenirs intimes. Avant la séparation d’avec ses parents, elle avait eu l’idée de dire à son père : « Si un jour on est séparé, souviens-toi que j’ai un grain de beauté ici ».
23 Les souvenirs de films l’aident aussi à se raconter une histoire sur les Khmers rouges qu’elle voit comme des vampires. Dans son imaginaire d’enfant, ils étaient venus sur terre pour éliminer les humains. En pensant par exemple aux enfants qui dénonçaient leurs parents, elle se disait : « Il n’y a que des vampires qui sont entrés dans leurs corps pour expliquer cela ! » Plus tard, elle a imaginé pendant longtemps chaque Khmer rouge habité par un extraterrestre. Les Khmers rouges allaient éliminer les humains et toute la terre serait habitée par eux.
24 Les enfants se construisent en essayant de ne pas perdre le lien à leurs objets. Plutôt que de parler de « résilience », trop souvent invoquée sans qu’on en définisse le contenu, je parle de résistance interne car l’important est de comprendre tout ce qui se met en jeu, consciemment et inconsciemment dans des situations extrêmes. Roshane avait toute sa famille dans sa tête et peur de les perdre non seulement parce qu’ils auraient pu mourir, mais parce qu’elle avait peur de les oublier. Grâce à une enfance particulièrement riche et à ses caractéristiques personnelles, mais aussi grâce à sa vie psychique, nourrie par la force des liens et la construction de son identité multiple, elle a maintenu le dialogue avec ses objets et a pu créer un récit intérieur sur le passé et sur l’avenir, source de sa créativité future. Si elle a survécu, c’est aussi sans doute parce qu’elle a pu revoir sa mère dans un village voisin et retourner dans le village d’enfants après que sa mère lui a dit qu’elle devait supporter la séparation pour survivre : « L’important, c’est de rester vivant », lui dit-elle avant qu’elles ne se séparent.
25 Les enfants plongés dans une situation de menace prolongée, guerre ou terrorisme, inventent des histoires, partagées avec d’autres ou non. Ils transforment la réalité terrifiante au service d’un déni protecteur, facilitant la survie. Mais, rétrospectivement, ce déni peut faire douter de la réalité de ce qui a été vécu. L’un des patients cambodgiens adultes suivis au Centre Paumelle, qui a à peu près le même âge que Roshane, me dit, après avoir vu son film : « Heureusement que j’ai vu ce film : maintenant, je sais que je n’ai pas rêvé ! »
Lord of the flies : Sa Majesté des mouches
26 Mais, à l’opposé, les enfants qui grandissent en temps de guerre peuvent s’endurcir, être totalement anesthésiés, n’avoir plus aucun affect, d’autant plus qu’ils n’ont plus de lien avec leur famille ou leur communauté. Nous en avons plusieurs exemples dans la fiction et sur les terrains où la terreur est chronique.
27 Dans Sa Majesté des mouches, on voit avec quelle rapidité la constitution d’un groupe isolé d’adolescents montre, comme dans le film La vague (Dennis Gansel, 2009), la rapidité avec laquelle les bases de la civilisation peuvent disparaître. « Dans le roman de William Golding (1954), un avion transportant exclusivement des garçons anglais issus de la haute société s’écrase durant le vol sur une île déserte. Le pilote et les adultes accompagnateurs périssent. Livrés à eux-mêmes dans une nature sauvage et paradisiaque, les enfants survivants tentent de s’organiser en reproduisant les schémas sociaux qui leur ont été inculqués. Mais bien vite le vernis craque, la fragile société vole en éclats et laisse peu à peu la place à une organisation sauvage et violente bâtie autour d’un chef charismatique et d’une religion rudimentaire. Offrandes sacrificielles, chasse à l’homme, guerres sanglantes : la civilisation disparaît, les enfants les plus fragiles ou les plus raisonnables meurent [3]. »
28 Les jumeaux du livre d’Agota Kristof Le grand cahier voient leur mère enceinte déchiquetée par un obus alors qu’elle les supplie de la suivre et qu’ils veulent rester avec leur terrible grand-mère chez qui elle les avait abandonnés. Ils l’enterrent froidement aussitôt dans le jardin et lorsque leur « cousine », voyant la terre fraîchement remuée, demande ce qui s’est passé, ils répondent : « Oui, un obus a fait un trou dans le jardin. »
29 Enfants déshumanisés, enfants qui gardent leur humanité. Abigail Golomb dans « Childhood terror » (2003) montre quels sont les domaines du développement d’un enfant qui grandit dans la terreur qui sont affectés : l’individualisation, la sécurité, la possibilité de donner du sens, les effets transgénérationnels. Vivre sous la terreur favorise la possibilité de développer des comportements violents. C’est tout le développement de l’enfant qui peut être atteint. Au Rwanda, en Israël, dans les territoires palestiniens, en Amérique latine, les enfants qui grandissent dans une atmosphère de déni ou dans le mutisme et l’absence de réactions émotionnelles à la violence des adultes peuvent développer des comportements violents et des symptômes dépressifs et anxieux. « Sans le support de la famille et de la communauté, les enfants acquièrent des défenses d’adultes dans la vie de tous les jours [4]. » (Golomb, 2003).
Mars 2017 : Les mouches bleues
30 Mars 2017. La fusillade de Grasse : je me demande comment on peut aborder la question des tueries et des massacres perpétrés par des enfants et des adolescents : qui sont-ils ? Qui est autour d’eux, quelle communauté, quels camarades ?
31 Le jeune homme qui a ouvert le feu sur ses camarades et sur le proviseur à Grasse : qui est-il, que lui est-il arrivé ? Ce qu’on peut apprendre, c’est par la presse. Son compte Twitter révèle qu’il avait posté la vidéo du camion de Nice qui a foncé sur la foule le 14 juillet dernier, faisant 86 morts en moins de cinq minutes. Sur son compte Facebook, il se présente comme « Celui qui marquera l’histoire avec votre sang. » La photo de bannière est une image de la tuerie de Columbine, et les deux seules vidéos présentes sont en lien avec le massacre de 1999, avec la photo des corps des deux jeunes tueurs qui se sont suicidés. La presse nous dit aussi qu’il jouait à un jeu vidéo « Hatred ». « Jeu » d’un nouveau genre, qui commence par le message suivant : « J’ai toujours voulu mourir dans la violence. C’est l’heure de la vengeance, aucune vie ne mérite d’être sauvée, et je vais en envoyer dans la tombe autant que je peux. » Dans la peau d’un tueur vêtu d’un long manteau noir, le joueur va abattre le plus de civils possible pour le simple « plaisir » de commettre un massacre. Ses trophées virtuels ont pour nom « haineux », « extrémiste », « misogyne », ou encore « tu devrais voir un psy ». Présenté comme un « genocide crusade », on le retrouve aussi sous le nom de « genocigame ».
32 On pourrait faire l’hypothèse – proposée par Nathalie Paton (2016) – que « ces fusillades scolaires viennent nous dire quelque chose de l’expérience d’une part de la jeunesse occidentale, voire des modalités contemporaines de l’individuation ». Même si l’on ne peut confondre les fusillades scolaires avec les actes de terrorisme, il existe un scénario qui propose tout à la fois le suicide, le meurtre et l’assomption par la célébrité individuelle. Scénario qui se propagerait par tous les canaux possibles : médias, Internet, réseaux sociaux et dont seraient témoins tous ceux qui y ont accès, tandis que les futurs tueurs n’afficheraient dans la vie familiale « rien de particulier ». Ces « invisible kids » seraient ainsi indétectables, mettant au défi les psys de chercher ce qu’ils ont de particulier, de trouver une explication qui rassurerait. Mais peut-être faut-il les voir aussi comme des symptômes d’un contexte social, comme l’indice que le progrès social serait un mythe : contrairement à ce qu’on aimerait croire, tandis que la société se « civilise », la violence ne diminue pas. L’autonomie des individus, tant valorisée dans nos sociétés, peut devenir un danger pernicieux.
33 Et ailleurs, dans le monde, qui sont les enfants et adolescents tueurs ? En 1989, en Ouganda, Joseph Kony, alias le « Messie sanglant » a enlevé manu militari plus de 60 000 enfants et adolescents en 25 ans pour leur faire commettre des pillages et des massacres en les incluant dans son mouvement sectaire, l’Armée de résistance du Seigneur (lra) qui comptait 80 % d’adolescents. Jonathan Littell s’est rendu en Ouganda pour rencontrer d’anciens enfants soldats, Geofrey, Nighty, Mike et Lapisa. Les garçons ont été enrôlés pour commettre des pillages et des massacres, les filles pour devenir des esclaves sexuelles des hommes de la lra. Le film de Jonathan Littell Wrong elements (2017) commence par un plan fixe : des mouches bleues sur un tas de déchets, accompagné par l’ouverture de la Passion selon Saint Jean de J.-S. Bach. Nous sommes d’emblée plongés dans l’horreur que n’atténue pas la musique de Bach : l’ambiance de la mise à mort et de la décomposition : l’annonce du « Messie sanglant », meurtrier.
34 Filmés par Littell, Geofrey, Nighty et Mike, devenus jeunes adultes, rejouent en riant des scènes de leur passé commun dans le bush : « C’était amusant », dit l’un d’eux. Aujourd’hui, bien qu’officiellement « amnistié » après avoir quitté le bush, Geofrey doit faire face au désir de vengeance des familles dont il a tué les membres. Parmi les quatre personnes filmées par Littell, Lapisa, au regard vide, à peine capable de parler, est traitée par les membres de son village au cours d’un rituel de dépossession pour faire sortir d’elle les esprits « cen » et les fixer dans une chèvre. Que deviendront-ils ? Que transmettront-ils ?
35 Et derrière ces adolescents, qui sont les recruteurs qui les pousseront à devenir des tueurs ? Les adultes fondateurs de sectes, tels que J. Kony, qui court toujours. Ceux qui conçoivent les jeux vidéo du type « genocide crusade » – dans le but assumé de « faire le buzz » et de gagner de l’argent – ont leur part de responsabilité dans l’incitation à l’identification au bourreau.
36 Lorsque ces faits de violences perpétrés par des mineurs sont repris par les médias et les pouvoirs publics, on convoque les « spécialistes » pour fournir des « explications » sur les caractéristiques individuelles, la psychopathologie des tueurs. Mais c’est poser le problème de façon très partielle : l’enfant ne naît pas tueur, on le fait devenir tueur. Y aurait-il une internationalisation de phénomènes combinant psychologie, facteurs socioculturels et publicité médiatique aboutissant à faire apparaître une figure nouvelle de l’enfant, de l’adolescent tueur suscitant fascination et effroi et derrière lequel se cachent tant d’autres violences silencieuses ? Mettre l’accent sur la violence, l’insécurité et n’en faire pour l’essentiel que des problèmes de psychopathologie, de « profil » psychologique, suscite des débats passionnés notamment au sujet des radicalisés, des terroristes. Ce qui contribue à occulter des conflits sociopolitiques, à passer d’une tragédie à une autre. Après les attaques du 11 septembre aux usa, la crise liée aux school shootings qui avait fait longtemps la une des médias est passée en sourdine pour laisser place au bruit d’une nouvelle crise, celle de la guerre contre le terrorisme, dit islamique.
Conclusions et questions
37 Alors n’oublions pas que nous avons à analyser la contextualisation sociale et historique des faits psychologiques. L’exemple récent des « enfants apathiques » en Suède montre que des faits psychopathologiques nouveaux peuvent apparaître dans un contexte social traumatique particulier : il s’agit d’enfants qui tombent dans un coma prolongé de plusieurs mois, voire de plusieurs années, lorsque leurs parents en attente d’un statut de réfugié apprennent qu’ils vont être expulsés. Ce coma cesse et l’enfant reprend peu à peu une vie normale, sitôt le permis de séjour octroyé.
38 N’oublions pas que notre profession n’a pas réponse à tout dans le champ du terrorisme, du traumatisme et que nous avons à nous situer dans nos limites.
39 Dans ce contexte de terreur omniprésente, qu’on retrouve un peu partout dans le monde, il arrive que des adolescents parlent de leurs fantasmes de meurtre à des psys, voire organisent un délire dans lesquels ils seraient susceptibles de commettre un meurtre. Comment les aborder ? Peut-on penser que ceux qui passent à l’acte ont une « psychologie » qui leur serait propre, et que nous saurons distinguer ceux qui le feront des autres sans prendre en compte ce qui les entoure ?
40 N’oublions pas non plus que, pour grandir, les enfants ont besoin qu’on leur apprenne les nuances, les différences, que le mal peut prendre le masque du bien et de la vertu extrême.
41 Comme le disait Albert Camus en juillet 1943, dans ses « Lettres à un Allemand » : « …et je serais tenté de vous dire que nous luttons justement pour des nuances, mais des nuances qui ont l’importance de l’homme même. Nous luttons pour cette nuance qui sépare le sacrifice de la mystique, l’énergie de la violence, la force de la cruauté, pour cette plus faible nuance encore qui sépare le faux du vrai et l’homme que nous espérons des dieux lâches que vous révérez ».
Bibliographie
Bibliographie
- Anzieu, C. 2002. « Après le 11 septembre à New York, des enfants… », Champ Psychosomatique, n° 28, p. 55-68.
- Golomb, A. 2003. « Childhood terror », dans Violence or Dialogue, Psychoanalytic Insights on Terror and Terrorism, Londres, Karnac, p. 195-205.
- Kristof, A. 1986. Le grand cahier, Paris, Le Seuil, coll. « Points ».
- Paton, N. 2016. « Fusillades scolaires : construction d’une catégorie et savoirs explicatifs d’une forme de violence juvénile », Sociétés et jeunesses en difficulté [En ligne], n° 17, automne 2016, mis en ligne le 16 décembre 2016, consulté le 27 mars 2017. http://sejed.revues.org/8265
- Welsh, G. 2012. « Petite fille. Entretien avec Roshane Saidnattar », l’Autre, 2012/1, vol. 13, p. 9-16.
Mots-clés éditeurs : dispositifs d’urgence, Terrorisme, génocides, vie psychique, enfants, adolescents
Mise en ligne 07/08/2017
https://doi.org/10.3917/ep.074.0023Notes
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Hangar situé sur la 12e avenue à New York, prêté pour les circonstances.
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Réalisatrice de films, L’important, c’est de rester vivant est son premier long-métrage dans lequel elle témoigne de la folie khmère rouge qui a dévasté le Cambodge. Sorti en France le 26 août 2009.
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[3]
https://fr.wikipedia.org/wiki/Sa_Majesté_des_mouches
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Traduction de l’auteur.