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Article de revue

Non mais oui, oui mais non. Figures de l’opposition en visites médiatisées

Pages 135 à 145

Notes

  • [1]
    Un projet de conférence de consensus sur les besoins fondamentaux de l’enfant a été acté par la Ministre de la famille dans la suite de la loi du 14 mars 2016 qui stipule : « La protection de l’enfance vise à garantir la prise en compte des besoins fondamentaux de l’enfant, à soutenir son développement physique, affectif, intellectuel et social et à préserver sa santé, sa sécurité, sa moralité et son éducation, dans le respect de ses droits ».
  • [2]
    Au sens de l’appartenance, fonction symbolique de la filiation. Cf. Lesourd (1996).
  • [3]
    Visite médiatisée est un terme d’usage, mais l’intitulé pour désigner ce dispositif et utilisé dans les textes de lois est « visite en présence d’un tiers ».
  • [4]
    dsm iv.
«… chaque corps proteste de tous ses membres,
chaque bouche s’ouvre et s’exclame dans
le non-refus et dans le oui-désir. »
Georges Didi-Huberman, Soulèvements

1 Pour le jeune enfant, dire non, avoir la capacité d’adresser un refus à l’adulte (à la mère) est une étape fondatrice de sa construction psychique. Non est une parole qui fait acte (Austin, 1991), une forme de refus : « Ça, je ne le ferai pas ». Derrière ce « ça », on entend en creux : ce que tu me demandes, ce que tu attends de moi. Davantage encore qu’une action, ce non est une ré-action, une réponse. Cette parole-acte est adresse à l’autre, marqueur de différenciation, et effort pour se dégager d’une emprise, se déprendre de la dépendance primordiale, pour exercer son pouvoir sur l’environnement. Ce « dire non » n’est pas à entendre comme un simple énoncé de négation quant à la proposition (l’exigence) faite par l’adulte à l’enfant, mais bien à comprendre dans son enjeu intersubjectif, c’est-à-dire dans sa fonction énonciatrice. C’est une forme première de l’affirmation de la subjectivité. Le non annonce le je, qui lui est postérieur. En ce sens, le non prépare à un oui, qui est une des formules du désir du sujet.

2 Les mouvements d’opposition, de refus, voire de rejet, peuvent être compris comme états intermédiaires, passages nécessaires vers une pensée à soi. « Ce sont des forces psychiques, corporelles, sociales. Par elles nous transformons l’immobilité en mouvement, l’accablement en énergie, la soumission en révolte, le renoncement en joie expansive. […] les bras se lèvent, les cœurs battent plus fort, les corps se déplient, les bouches se délient » (Didi-Huberman, 2016).

3 Encore faut-il que l’enfant ait l’assurance profonde que ce non ne va pas ébranler son environnement dont il dépend encore tant. En disant non à sa mère, va-t-il lui porter atteinte, risque-t-il de la détruire et donc de la perdre ? Ou bien par son refus risque-t-il de déclencher de la colère, de la rage, qui le menacerait en retour ? Exercer son pouvoir renvoie l’enfant à des fantasmes de toute-puissance destructrice, scènes d’une jouissance mortifère. Craindre la puissance de l’autre en retour renvoie l’enfant à sa vulnérabilité, à la terreur d’être objet de représailles. Voilà les deux formes d’angoisse liées à l’intensité des mouvements pulsionnels, la destruction de l’objet ou la vengeance de l’objet : angoisse de perte et culpabilité dans le premier cas, angoisse d’anéantissement dans le second.

4 L’enfant est donc aux prises avec un conflit intérieur entre son besoin de se départir de l’autre maternel, et la nécessité de préserver cet autre comme « bon objet » interne, de le faire consister comme imago. Avec la capacité de dire non, l’enfant expérimente le conflit psychique, l’ambivalence.

5 La capacité de dire non instaure aussi le sentiment de culpabilité, limite aux fantasmes destructeurs, condition de l’altérité. Le pouvoir d’endommager cet autre qui compte pour soi, cet autre investi sur le plan libidinal, permettra ultérieurement le sentiment de responsabilité. En ce sens, il installe les prémisses d’une éthique du lien, et singulièrement du lien social : le pouvoir de blesser l’autre, c’est aussi le pouvoir de choisir de ne pas le faire.

6 Ces questions se posent de façon singulière pour l’enfant placé.

7 Placé, c’est-à-dire en premier lieu retiré à sa famille, l’enfant fait l’expérience de la défaillance parentale. Retiré pour des motifs d’abus, de maltraitance, de carence ou de non-protection, de non-respect ou de non-prise en compte de ce dont il a besoin [1], l’enfant placé se voit infligé une double peine : il expérimente les failles parentales qui lui ont imposé des réaménagements psychiques et affectifs souvent coûteux, et il doit aussi traverser l’épreuve du placement qui comporte une dimension traumatique. Le placement venant acter dans le champ social et judiciaire une disqualification du père ou de la mère. Le fait qu’ils conservent l’autorité parentale ne change rien : l’enfant fait l’expérience d’une autorité supérieure à celle de son père ou de sa mère, celle que Serge Lesourd (2007, p. 34) désigne comme autorité sociale, dont le juge est l’énonciateur, et à laquelle les parents sont contraints de se soumettre, qu’ils l’acceptent ou non. Cette séparation, même si elle est posée comme provisoire, produit une forme de désarrimage des figures parentales.

8 Pour l’enfant placé, cette découverte se fait à un moment qui n’est pas celui de son temps psychique, mais qui survient de l’extérieur, par une mise en acte : on le sort de sa famille pour le déplacer vers une autre. L’enfant placé entre dans la précarité. Car cette autre famille ne peut lui être garantie. C’est une famille conditionnelle du fait du dispositif judiciaire en premier lieu : elle est instituée comme suppléance provisoire. Et, surtout, le lien de l’enfant à cette famille dite d’accueil est soumis aux mécanismes d’acceptation, de rejet, de répétition, de réparation. L’enfant, qui a fait l’expérience de la rupture du lien primordial, peut craindre la répétition de cette perte avec cette autre famille, à laquelle il n’appartient pas [2], et pour laquelle il est un étranger. L’enfant peut craindre d’être l’agent de sa propre éviction : responsable par ses dires, ses agirs, son être même, d’une nouvelle exclusion.

9 Le conflit de loyauté, évoqué pour rendre compte de la conflictualité psychique souvent angoissante à laquelle est soumis l’enfant placé, est bien connu des professionnels. Mais il est trop souvent appréhendé comme un état à combattre et non comme étant inhérent à la situation de l’enfant. Et surtout il est peu fréquemment réfléchi la part que les professionnels peuvent y prendre, de façon pas toujours volontaire ni consciente.

10 « Non, je ne veux pas voir ma mère », dit Ernesto à son assistante familiale… « Ce n’est pas à moi que tu dois le dire, c’est à l’éducateur… ou même, tiens… dis-le à ta mère… »

11 Pourtant, c’est bien à son assistante familiale qu’il s’adresse. Refuse-t-il sa mère ou bien tente-t-il de consolider une alliance en tenant le discours qui est attendu de lui ? L’enfant se trouve parfois dans une forme inversée du jugement de Salomon : renoncer à l’une des « mères » pour ne pas tout perdre, et se trouver démuni, sans protection.

12 La visite médiatisée [3] est une scène de retrouvailles et de séparations qui permet la mise en jeu de ce qui constitue le lien parent enfant. S’y déploient les ratés du désir parental, les attentes de l’enfant, les angoisses de chacun et l’espérance d’un retour dans l’effacement réparateur du passé traumatique. Traumatisme dont la visite médiatisée est une des conséquences, quand la relation parents/enfant est réduite à ce dispositif. Le placement judiciaire est un acte qui relève d’une autorité sociale, marqueur d’une loi symbolique qui n’a pas fonctionné dans la famille de l’enfant. « Il y a indication de séparation lorsqu’il y a “inceste” au sens large, c’est-à-dire non coupure entre les générations et les sexes, lorsqu’un enfant est pris en otage consciemment ou non par des adultes, utilisé pour sa satisfaction personnelle – érotique ou non, au mépris de son indépendance de corps et d’esprit » (Jaoul, 1991).

13 Dans la visite médiatisée, le tiers est présent dans la réalité, sa fonction est de soutenir ce qui pour l’enfant favorise la différenciation dans le respect de ce qui le re-lie à son père et à sa mère. La fonction symbolique du tiers est de rappeler qu’une position subjective est reconnue à l’enfant.

14 Bruno a 8 ans, et depuis son placement à 2 ans, il n’a jamais quitté son assistante familiale, qu’il appelle maman, et envers qui il a encore besoin de multiplier les signes d’attachement, voire « d’allégeance ». Sa mère, n’était pas encore majeure à sa naissance, elle-même a connu enfant la rupture précoce du placement. À la naissance de Bruno, elle entend bien tout réparer, pour elle comme pour lui, et donner à son fils une autre enfance que celle qu’elle a vécue. Comme souvent dans de tels cas, tout va de travers et quand Bruno est placé, elle ne le supporte pas, sa souffrance prend la forme d’une violence contre les professionnels. Bruno a assisté aux cris, aux invectives, aux menaces. Même si aujourd’hui ce n’est plus la même jeune femme, si elle arrive davantage à faire des compromis, si son attitude avec son fils dénote d’une bonne qualité relationnelle, Bruno ne veut rien en savoir, ne peut rien en entendre. « Je ne veux pas venir », dit-il à qui veut l’entendre. Quand il arrive dans le service, son visage est fermé, il se tient à distance de chacun, silencieux, méfiant ou critique. Pendant l’heure qu’il passe avec sa mère, il lui arrive « d’oublier » son opposition. Il se détend, rit de bon cœur, joue comme un petit garçon de son âge, mange avec gourmandise les gâteaux apportés par la mère, découvre les jeux ou les livres qu’elle a choisis pour lui. Mais peu avant le départ il se raidit à nouveau : non, il n’emportera pas la boîte de biscuits entamée, ni le livre qu’ils ont commencé à lire ensemble. Il ne veut rien.

15 Bruno dit non, non et non, à sa mère. Que craint-il ? Ce non réaffirmé au moment de se dire au revoir, ce retour à une forme de rigidité, viennent souligner une situation affective angoissante pour lui. Il n’y a pas pour Bruno de double attachement possible. Il ne peut s’encombrer avec les objets maternels quand il retourne dans sa famille d’accueil. Il les refuse pour ne pas les perdre à nouveau, la perdre une nouvelle fois, ou pour ne pas perdre cette sécurité qu’il peine à trouver. Il refuse jouets et bonbons car ils incarnent la précarité de sa situation. Au quotidien, Bruno ne peut pas lâcher l’assistante familiale, il a besoin de sa présence physique. Parfois, même aller à l’école produit de l’anxiété.

16 Dans la visite médiatisée, le parent déploie la part de ses conflits infantiles non résolus qui se projette sur la relation avec son enfant. Il arrive que celui-ci soit convoqué pour pallier un manque, pour remplir un vide existentiel. Cette part souffrante du parent conduit à une forme de lien à forte dominante narcissique, où les places s’inversent : la mère a besoin de son enfant. Quand il ne peut pas encore formuler par la parole le non qui lui permet de se déprendre de cette part non différenciée, il arrive fréquemment que ce soit par ses attitudes, par le corps en mouvement que l’enfant marque son besoin de distance, de se déprendre de l’emprise maternelle.

17 Paul, placé dès sa naissance, a presque 3 ans quand des visites médiatisées sont mises en place avec sa mère qu’il n’a plus revue depuis qu’il a 6 mois. Une mère qui de son côté veut rattraper le temps perdu, et sans doute effacer son absence. Une mère qui entend bien se réapproprier à sa façon, en même temps que ses droits parentaux, le lien affectif à son fils : elle le veut. Cette volonté se manifeste par un élan physique quasi compulsif : elle le veut contre elle, sur elle, occupé par elle, nourri par elle. Il se contorsionne pour quitter ses genoux, elle le rattrape pour qu’il y reste. Il se coule jusqu’au sol pour tenter de retrouver un champ d’action, elle le porte, lui propose un bonbon ou lui tend son téléphone. Elle alterne maîtrise physique douce mais ferme et stratégies de séduction. Y assister est pénible, intervenir est mal perçu, elle se braque, se ferme, nous considère avec défiance, balayant nos remarques, justifiant sa façon de faire qu’elle considère comme normale car elle le voit trop peu. Elle a besoin de le sentir contre elle. De son absence de plus de deux ans, des effets de cette « disparition » pour Paul, il ne peut être question. Tout dans l’attitude de la mère dénote son besoin de son fils et son incapacité à rechercher ce dont lui a besoin.

18 Paul se laisse faire puis il échappe, comme il peut, à l’étreinte, à l’entrave. C’est en soutenant les mouvements du petit garçon, ses stratégies de dégagement et de mise à distance que nous pourrons l’aider à se déprendre de l’élan compulsif fusionnel de sa mère. « Le faire non précède le dire non » (Pontalis, 1981).

19 Alice rencontre sa mère quatre fois par an, c’est une femme très malade psychiquement et qui vit dans une grande précarité, entre la rue, un contact familial intermittent et ténu, et quelques rendez-vous au cmp. Elle est délirante, incohérente, incurique, alcoolisée la plupart du temps, son discours est difficilement compréhensible tant il est infiltré par la dissociation et la persécution. Elle s’éclaire quand elle voit sa fille, son plaisir de la voir et son amour sont indiscutables mais prennent des formes étranges et difficilement acceptables parfois. À chaque rencontre, la mère se dépossède au profit d’Alice, de tout ce que son sac contient : vêtement d’adultes le plus souvent abîmés, produits de soins pour le corps ou les cheveux, nourriture et boisson. Parfois elle ôte même un vêtement qu’elle porte et insiste pour qu’Alice le prenne. Les premiers temps, elle exige que sa fille essaye chacun des vêtements, mange chacun des aliments. Alice ne peut lui résister, et nous voyons l’enfant revêtir les oripeaux de la folie maternelle. Nous sentons qu’une intervention trop frontale de notre part pour faire cesser ce qui s’est instauré comme un rituel d’un « prendre soin » discordant, risquerait d’activer le délire et l’hostilité de la mère, et blesserait la petite fille qui s’efforce de trouver son propre compromis. « Je ne veux pas lui faire de la peine », nous dit-elle souvent à l’issue de la rencontre. Nous avançons avec prudence, en partageant nos impressions, en choisissant des mots respectueux qui ne mettent pas à mal l’inquiétude que l’enfant ressent face à cette mère étrange et démunie. Avant d’intervenir pour faire cesser les exigences de la mère, nous nous assurons que la petite fille peut tolérer intérieurement ce refus, en surmontant son sentiment de culpabilité : sa mère a si peu de choses, elle ne va pas en plus refuser ce qu’elle lui demande, c’est si peu, si peu souvent… Oser dire non suppose de pouvoir dépasser le conflit intérieur. Et surtout c’est une forme de renoncement à la représentation tenace qu’a tout enfant de pouvoir soigner son parent en souffrance, cette « folle passion pour changer, pour guérir la mère folle à l’intérieur de soi » (Pontalis,1981, p. 64). Il importe qu’on ne fasse pas violence à Alice en étant trop vite péremptoire avec la mère. Navigation à vue, au rythme de ce qui est supportable par l’enfant, c’est le tact réclamé par la clinique de la visite médiatisée. Nos interventions, si nécessaires qu’elles soient, ne tirent leur efficacité que si l’enfant est prêt à les accepter, si elles ne font pas violence au système défensif qu’il s’est construit et qui est sa protection. Nous sommes en cela proches de la pensée clinique de Winnicott pour qui une interprétation juste dans la cure analytique intervient de la part de l’analyste au moment où le patient est disposé à la recevoir, au moment où il est prêt à la produire lui-même.

20 Paul et Alice ne peuvent pas tout de suite dire non en parole, mais leur comportement exprime ce besoin de mise à distance physique, première ébauche de différenciation. Notre fonction tierce est bien de soutenir leur tentative de déprise non comme un rejet de leur mère mais comme l’expression vitale d’un processus de séparation psychique.

21 L’opposition peut se décliner de bien des manières au-delà du refus signifié par la négation. Le non déclaratif implique en creux la possibilité du « oui, je veux », « je ne veux pas » ne laisse pas beaucoup de place pour penser un entre-deux, l’ambivalence d’un « non mais » ou d’un « oui mais »… par exemple.

22 Les enfants que nous rencontrons dans le cadre des visites sont-ils dans l’opposition et s’ils le sont à quoi s’opposent-ils ? Au dispositif des rencontres avec leur parent ? À leur parent ? Aux professionnels présents ? À la décision de placement ? Et quelle forme prend leur opposition lorsqu’elle se manifeste ?

23 Certains enfants sont parfois opposants et pour autant ils ne sont pas en opposition, au sens d’une posture sans adresse à quelqu’un ou quelque chose, ils sont en rébellion. Ils sont dans le rejet de tout ce qu’on leur propose. Ils proclament qu’ils ne veulent pas sans qu’il soit possible de comprendre ce qu’ils ne veulent pas. Ils ne sont pas en colère, ils sont la colère, ils ne sont pas mécontents, insatisfaits, ils sont impossibles à contenter ou à satisfaire ; en un mot, ils sont inaccessibles et douloureux. Tel ce petit garçon de 5 ans qui, lorsque nous le rencontrons pour la première fois, hurle, jette tous les jeux qu’il peut attraper, se pend aux rideaux, insulte, crache, fait des doigts d’honneur avec jubilation. La parole est vaine, il se bouche les oreilles et tire la langue, il ne veut rien savoir, il éructe un non massif, un non absolu, définitif mais non à quoi ? Avec sa mère, il est calme, sur ses genoux, se love comme un bébé, suce son pouce. Lorsqu’après deux ans de visites médiatisées il va une journée chez ses parents, il dira que ce n’est pas possible d’y retourner parce qu’ils s’enivrent et se battent. Après tout un temps d’opposition farouche et désordonnée, il se prononce contre le dysfonctionnement familial et devient peu à peu un garçon « raisonnable », il investit la scolarité et devient sociable, attentif aux autres.

24 Son opposition première était assez indifférenciée, non vectorisée, l’expression d’une souffrance autant que probablement une incompréhension de la situation.

25 Le dispositif de la visite médiatisée lui a permis de voir son parent tel qu’il est, ni pire ni meilleur, de percevoir peu à peu ses défaillances, ses incohérences. Sortant de l’imaginaire, il a appris à discerner ce qui est de l’ordre du « normal » et de l’ordre du « pathologique ». Peu à peu, il s’est autorisé à exposer sa manière personnelle de penser et il assume son point de vue face à son père ou à sa mère, en s’opposant s’il le faut mais sans les rejeter.

26 Les figures de l’opposition s’expriment sous des formes complexes, subtiles, inattendues parfois contraires. Certaines sont adaptatives et d’autres relèvent de mécanismes de défense plus ou moins coûteux.

27 Selon Laplanche et Pontalis (1967), les mécanismes de défense constituent l’ensemble des opérations dont la finalité est de réduire, de supprimer toute modification susceptible de mettre en danger l’intégrité et la constance de l’individu. Elles prennent souvent une allure compulsive et opèrent au moins partiellement de façon inconsciente. Il peut s’agir d’évitement, de déni mais aussi d’une forme d’adhésion au point de vue de l’autre.

28 L’opposition passive est une des formes d’opposition à laquelle les enfants ont recours lorsqu’ils sont terrifiés ou sous emprise. Elle relève d’un mécanisme de défense non dénué d’agressivité lorsqu’elle se présente comme une disqualification de l’autre qu’on ne peut affronter directement. Ce que résume l’expression « Parle toujours, tu m’intéresses… » L’opposition passive exprime « une agression envers les autres, indirecte et non combative. Une façade d’adhésion masque la résistance, le ressentiment et l’hostilité. L’agression passive représente une modalité adaptative pour des sujets en position de subordonnés qui ne peuvent s’affirmer plus ouvertement par d’autres moyens [4] ».

29 Ces enfants qui se laissent faire, mais n’adhèrent à rien, acquiescent aux demandes verbalement, mais ne font rien de ce qui est attendu d’eux, savent ce qu’il leur en coûterait d’oser un non frontal alors ils disent oui, mais n’en pensent pas moins. Ils mesurent, évaluent ce qu’il en coûterait de s’opposer au parent par un non tranchant, laconique. Ils savent que le retour de flammes les brûlerait, alors ils se protègent.

30 Se protéger de son parent en tenant un double discours n’est pas une position confortable. Transitoirement il peut être nécessaire de la soutenir tout en montrant à l’enfant qu’on n’est pas dupe de ce qui se joue, qu’on soutient ce qui, pour l’heure, semble la seule possibilité face à la violence ou la folie tout en cherchant avec lui d’autres moyens de protection. Respecter les mécanismes de défense qu’il s’est construits et l’aider à les modifier ou à en trouver d’autres constitue un des projets de notre travail auprès des enfants en visite médiatisée. Avec l’aide d’un psychologue, ils peuvent, selon leur propre temporalité, aménager autrement la relation avec leurs parents. Il revient au professionnel de décrypter le comportement de l’enfant qui adopte cette attitude d’apparente soumission pour in fine l’aider à se dégager et tenir sa position subjective. Certaines modalités de défense de ce type témoignent d’une bonne santé psychique. Il importe de discerner ce qui est de l’ordre d’une opposition passive relevant d’un aménagement assez subtil face à la pathologie d’un parent, de ce qui serait de l’ordre d’une adhésion ou soumission sans discernement aux effets délétères.

31 Julien, 6 ans, est pressé régulièrement par ses parents de demander son retour à la maison, il aime ses parents, il est toujours content de les voir. À certains moments, il est allé chez eux, sans la présence d’un tiers contenant, il s’est senti insécurisé et ne souhaite pas y retourner. Il a pu le dire au juge hors la présence de ses parents, il tient à les ménager. À ses parents, il dit : « Oui je veux aller à la maison, oui je vais le dire au juge. » Au juge, aux professionnels qui l’accompagnent, il dit : « Je ne veux pas faire de peine à mes parents. » L’évitement est une forme d’opposition active, qui relève dans l’ensemble, d’une stratégie qui ménage le parent tout en s’efforçant de tenir quelque chose pour soi. Plutôt que d’aller à l’affrontement en s’opposant par un non franc et direct, l’enfant contourne les questions, fait diversion lorsqu’il se sent acculé à répondre. Il peut dire dans l’après-coup : « Je ne voulais pas dire ceci ou cela alors… J’ai fait comme si… ou j’ai parlé d’autre chose. »

32 Ludivine, elle, dit oui à tout : « Oui, oui, t’inquiète, je mettrai le pull que tu m’as offert et je jetterai celui-là (celui qu’elle porte a été acheté par son assistante familiale) ». Eve ne moufte pas quand sa mère lui dit tout ce qu’elle devra faire dans la famille d’accueil, elle acquiesce. Discours de connivence, une façon de dire un oui aspiré qui dit : « Non, je m’en fous ! » Les uns nous lancent un regard complice où nous lisons la détresse, l’impuissance ou la recherche d’une compréhension. Ils ont besoin d’un témoin de ce qui se joue, quelqu’un qui sache que pour le moment ils n’ont pas d’autre possibilité de faire avec leur parent. La question se pose toujours de notre intervention pour leur éviter ces stratégies de protection coûteuses. On peut être tenté de prendre position pour préserver l’enfant et il faut le faire chaque fois qu’il a besoin qu’on vienne à son secours. Mais certains enfants nous font savoir qu’ils peuvent, avec notre soutien, « se débrouiller », qu’ils préfèrent cela aux débordements que provoqueraient nos interventions. Ils préfèrent le compromis qui rend acceptables les échanges avec le parent. La confiance avec le professionnel qui accompagne la visite est essentielle, cette confiance qui est une condition pour le partage d’émotions, de sentiments, de pensées, puis pour que l’enfant comprenne les comportements de son parent comme effet de sa pathologie, et non comme quelque chose qui lui serait adressé. C’est aussi ce travail qui permet qu’adviennent d’autres solutions adaptatives et des oppositions plus structurées, qui ne sont plus des mécanismes de défense, mais un positionnement élaboré, une affirmation de soi dans la différence avec l’autre mais sans nécessité de rejet.

33 Certains enfants peuvent assez tranquillement tenir leur position, leur choix, y compris en prenant des risques. Ils sont assez solides pour faire état de leur point de vue ou de leur désir en opposition avec celui de leur parent ; certains le font par « bravade » dans le souci de provoquer, d’autres avec une détermination qui témoigne d’une sécurité intérieure et aussi d’une confiance suffisante dans le lien qui les unit à leur parent, ils peuvent prendre le risque de l’opposition parce qu’ils n’ont pas peur d’être abandonnés.

34 Lorsqu’un enfant déclare avec force et détermination qu’il ne veut plus voir son ou ses parents, on peut éprouver une forme de soulagement à l’entendre s’opposer à ce qui est difficile – parfois intolérable, pour lui. On est d’autant plus soulagé que cette déclaration de l’enfant vient rencontrer le désir du professionnel de le protéger des comportements inadaptés de son parent. Or cette forme d’opposition qui s’exprime par la négation pure et simple sans ambivalence ni nuance ne témoigne pas d’une élaboration, elle peut être l’expression brute et transitoire de quelque chose d’insupportable, d’une souffrance, d’une frustration ou d’une désillusion. Appuyer des décisions sur une parole de l’enfant le met dans une position insoutenable. Entendre le refus de l’enfant, l’accueillir, est une chose, le prendre à la lettre en est une autre, lourde de conséquences. Tout enfant devrait pouvoir exprimer son refus sans avoir à en assumer les effets, ce sont les professionnels par leur évaluation qui ont à dire quelque chose de ce qui est nécessaire à l’enfant en termes d’évaluation et de protection.

35 L’opposition constitutive d’un sujet, celle qui le dégage d’une emprise, n’est pas un mouvement de rébellion ou de protestation soudain, elle se construit au fil du temps et il faut beaucoup de temps. Les enfants, en particulier dans le contexte de relations incestuelles, sont aux prises avec le dilemme insoluble : comment continuer à s’opposer, à se différencier, quand cela suscite, apparemment, de tels dommages, et semble menacer si fort la pérennité de l’investissement parental ? Comment poursuivre dans la voie de l’affirmation de soi alors que cela ne rencontre ni reconnaissance ni encouragement de la part de son parent qui ressent toute manifestation d’autonomie comme une attaque personnelle ?

36 Ophélia, 7 ans, est une enfant menue, discrète, timide, délicate, intelligente. Elle rencontre sa mère une fois par mois dans notre service. Sa mère, imposante, débordante, envahissante, logorrhéique, envahit l’espace. Elle extrait de son sac des chocolats, des crayons de couleurs, des livres de prière, les poésies de Monsieur de La Fontaine – « un homme extraordinaire ce Monsieur de la Fontaine », ponctue-t-elle. Elle lit une fable, la commente, parle en anglais, récite une prière, ou déclame un poème de sa composition. De temps à autre, Ophélia est prise à témoin ou sollicitée pour dessiner, calculer, répéter. Avec une application respectueuse, Ophélia exécute ce qui lui est demandé. Jamais elle ne se rebelle, jamais elle ne proteste. Si l’une des psychologues présentes se risque à prononcer ne serait-ce qu’un mot pour tempérer la mère, celle-ci lui intime l’ordre de se taire, de ne pas s’immiscer dans ce qu’elle nomme une « relation privée ».

37 Assignée au silence, prise de vertige, interdite de penser, la psychologue se sent anéantie. Elle a le sentiment d’abandonner cette enfant à l’envahissement maternel, de ne pouvoir ouvrir aucune issue de secours à cette enfant. L’image qui lui vient à l’esprit est celle d’une frêle embarcation qui navigue sur une mer déchaînée.

38 C’est Ophélia qui vient la chercher du regard, lui indiquant ainsi qu’elle peut s’y ressourcer, qu’elle cherche un abri, un îlot de sécurité pour résister à la tempête qui se déchaîne. La psychologue sera cet abri, elle sera la terre ferme qu’Ophélia accroche du regard comme un havre de sécurité lorsqu’elle se sent menacée par les déferlantes. Ballottée au gré d’improbables discours, submergée par le flot de paroles décousues, elle sait qu’elle n’est pas seule.

39 De rencontre en rencontre, au fil des années, un dialogue sans parole s’instaure, leurs regards se croisent et se prennent à témoin de l’insensé dont elles sont spectatrices. Échange muet et intense. La mère se met en scène, déploie son répertoire dans une langue riche et incongrue faite d’associations improbables de mots. Mère éplorée, mère complice, mère victime, elle emprunte tous les registres du maternel avec fougue et conviction. Dans ce théâtre de la mère, Ophélia est une enfant prisonnière de l’aide sociale, qu’elle doit sauver. Il faut à certains moments interpeller le juge des enfants lorsque les turbulences sont trop fortes, que les tempêtes se font ouragan. Mais vaille que vaille, la navigation dure dix ans. À 18 ans, Ophélia est une ravissante jeune fille, toujours délicate et souriante. Elle réussit ses études, se projette dans l’avenir avec lucidité. Elle a demandé que les visites médiatisées se poursuivent encore un peu. Maintenant elle prend la parole, explique à sa mère qu’elle ne pourra maintenir des liens familiaux que si elle se sent respectée, entendue. Que les intrusions dans sa vie personnelle lui font violence. D’une voix calme et ferme, Ophélia prend position, énonce ce qui sera pour elle les conditions de possibilité d’un lien. Après une visite, elle déclare : « je n’existe pas pour ma mère. Elle ne m’écoute pas, elle n’entend rien de moi. Je sais maintenant que rien ne changera, qu’il faut que je me protège de son envahissement mais c’est quand même ma mère… »

40 Dans la visite médiatisée, l’enfant rassuré pourra s’approprier son espace interne, revisiter ses liens d’attachement et les organiser autrement, construire un espace psychique propre, séparé et individué.

41 Résister à l’autre, à l’appel de l’autre, nécessite de franchir des étapes, souvent le non se dit bredouillant. Pour dire non à l’empiétement, à l’emprise, il faut aussi accepter la possibilité du oui, pouvoir prendre quelque chose mais pas tout, savoir à quoi je peux dire « oui, je prends », ou « non, je prends pas ». Être libre, c’est rester dans une ouverture non aliénante, quelque chose de la rébellion n’est plus utile.

42 La souffrance d’avoir une mère pour qui on n’existe pas comme sujet désirant et pensant ne se dissout pas, mais elle n’empêche pas que se construisent des espaces de vie non altérée par cette souffrance-là.

43 L’opposition est polymorphe, certaines de ses figures témoignent d’une capacité de discernement, de liberté de penser, d’autres sont moins élaborées, elles peuvent être réactionnelles à une situation donnée ou témoigner d’une allégeance consciente ou inconsciente à la pensée d’un autre – comme dans le conflit de loyauté par exemple.

44 La visée thérapeutique des visites médiatisées pourrait être celle de l’oxymoron. Dans cette figure « qui est alliance de mots incompatibles » (Rey, 1998), le clivage est au service de la construction du sujet. La souffrance n’est pas annulée, mais elle cohabite avec du possible. Ophélia refuse cette mère qui ne la fait pas exister, et elle la reconnaît comme étant sa mère.

Bibliographie

Bibliographie

  • Austin, J.-L. 1962. Quand dire, c’est faire (How to do things with words), Paris, Le Seuil, coll. « Points essais ».
  • Didi Huberman, G. 2016. Soulèvements, Paris, Gallimard/Jeu de Paume.
  • Jaoul, H. 1991. L’enfant captif, Paris, L’Harmattan.
  • Laplanche, J. ; Pontalis, J.-B. 2009. Vocabulaire de la psychanalyse, Paris, Puf.
  • Lesourd, S. 1996. « Affiliation, appartenance, assimilation ou quoi ? », dans Pour-suivre les parents des enfants placés, Toulouse, érès, coll. « Les recherches du Grape »,
  • Lesourd, S. 2007. « Mon enfant à moi : sacrée autorité parentale », dans Mélodrame et mélo-dit de la séparation, Toulouse, érès, coll. « Les recherches du Grape », p. 34
  • Pontalis, J.-B. 1981. « Non deux fois non », dans Nouvelle Revue de Psychanalyse, n° 24, « L’emprise ».
  • Rey, A. 1998. Dictionnaire historique de la langue française, Paris, Le Robert

Mots-clés éditeurs : mécanismes de défense, soumission, Visites médiatisées, opposition

Mise en ligne 18/05/2017

https://doi.org/10.3917/ep.073.0135

Notes

  • [1]
    Un projet de conférence de consensus sur les besoins fondamentaux de l’enfant a été acté par la Ministre de la famille dans la suite de la loi du 14 mars 2016 qui stipule : « La protection de l’enfance vise à garantir la prise en compte des besoins fondamentaux de l’enfant, à soutenir son développement physique, affectif, intellectuel et social et à préserver sa santé, sa sécurité, sa moralité et son éducation, dans le respect de ses droits ».
  • [2]
    Au sens de l’appartenance, fonction symbolique de la filiation. Cf. Lesourd (1996).
  • [3]
    Visite médiatisée est un terme d’usage, mais l’intitulé pour désigner ce dispositif et utilisé dans les textes de lois est « visite en présence d’un tiers ».
  • [4]
    dsm iv.
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