Couverture de EP_073

Article de revue

S’opposer pour un oui ou pour un non ? L’histoire des enfants accueillis en itep

Pages 79 à 88

Notes

  • [1]
    N. Sarraute, Pour un oui ou pour un non, Paris, Gallimard, 1982.
  • [2]
    La narrativité est définie comme suit dans le Dictionnaire culturel Le Robert (2005) : « La narrativité est l’ensemble des traits caractéristiques du récit. La narration est l’activité de l’énonciateur qui produit un discours caractérisé par la clôture et la temporalité du signifié. Le récit est une suite de signes organisés de manière à transmettre un contenu narratif, un discours censé refléter une réalité ou un imaginaire dans le temps. »
  • [3]
    La grande majorité des enfants accueillis en itep ont vécu des traumatismes relationnels précoces. Voir Bonneville (2015).
  • [4]
    « Il nous faut donc chercher au préalable les points d’appui que le récit peut trouver dans l’expérience vive de l’agir et du pâtir ; ce qui, dans cette expérience vive, requiert l’insertion du narratif et peut-être en exprime le besoin » (Ricœur, 2008).
  • [5]
    Nous pouvons souligner ici qu’aucun de nos patients n’a connu le rituel des histoires du soir au moment du coucher.
  • [6]
    Zéro de conduite, film de J. Vigo (1933).
  • [7]
    A. Cohen de Lara (2013) le formule ainsi : « Touche pas à mes parents et à mon monde interne ! »
  • [8]
    Comme le rappelle P. Ricoeur (2008), « on ne peut raconter ni sa naissance ni sa mort ».
  • [9]
    G. Didi-Huberman, exposition Soulèvements, au Jeu de Paume (18 octobre 2016-15 janvier 2017), Paris.

1 J’exerce en tant que psychologue clinicienne au sein d’un dispositif itep (Institut thérapeutique éducatif et pédagogique, incluant internat, externat et sessad). Le dispositif itep prévoit des modalités d’intervention dès l’âge de 3 ans et ce, jusqu’à 16 ans. Chaque enfant bénéficie d’une prise en charge ajustée à ses besoins et ses difficultés : des thérapies, un accompagnement éducatif et une scolarité. Les enfants dont il sera ici question sont des garçons âgés de 6 à 12 ans.

2 Dans cet article, nous nous proposons de partager notre expérience de psychologue en itep pour enfants et de l’aborder aux côtés de Paul Ricœur, pour qui la narrativité [2] est l’essence même de l’humain. En effet, notre hypothèse est de considérer que les troubles du comportement, et a fortiori les conduites d’opposition, sont autant d’expressions d’une narrativité troublée, impactée précocement [3]. L’acte est un mode d’expression privilégié, au détriment de la pensée et de la symbolisation. Les conduites d’opposition, massives en itep, sont transnosographiques et constituent à première vue le point commun entre chaque enfant. Qu’elles soient actives ou passives, individuelles ou groupales, elles touchent au cœur de notre humanité car elles sollicitent des questions essentielles relatives à la subjectivité et à l’altérité : la présence et l’absence, le regard et la parole, la solitude et le temps. Nous déplierons ces questions à dessein de rendre sensible ce qui de l’enfant très opposant n’est pas visible et nous interrogerons ce qui de l’opposition peut être fécond, en cela qu’elle constitue autant de tentatives de frayage vers l’autre et de soulèvement.

Dire oui à la rencontre

3 Je reçois chaque enfant en psychothérapie une à deux fois par semaine. Mon bureau est situé en dehors de l’itep, à l’autre extrémité du parc. Cette précision géographique a son importance car cette traversée ne va pas de soi. D’abord accompagnée, elle devient ensuite le lieu de tous les égarements, de tous les empêchements, de toutes les tentatives et leurs échecs, de toutes les tentations, bagarres, collisions, fugues ou visites impromptues. Autant d’occasions d’aller à contre-courant, de suspendre le temps, d’éviter la rencontre. Les retards, voire les absences, dès lors, ne sont pas rares. Ces décrochés donnent ensuite lieu à des reprises et font partie du travail thérapeutique.

4 Sur ce chemin, on trouve des copains, des ennemis, des marrons d’Inde, des flaques d’eau, des bouts de bois, un terrain de foot et tout plein d’autres chemins qui mèneraient sans doute jusqu’aux chèvres et aux poneys, tiens, on irait bien les caresser plutôt – ou leur tirer les poils –, chemins qui mèneraient à la grande route, celle qui va sûrement chez Maman ou bien même nulle part pourvu qu’elle file au large de cette prison, cet itep de merde, cet itep à la con dont on a peine à imaginer qu’on sortira un jour, parce qu’être grand, c’est loin, trop loin, et on y va comment ? On ne sait pas. Ça n’a pas l’air terrible de toute façon. Et puis qu’est-ce qu’on y ferait ? Rappeur ou pizzaïolo ! Alors, on y va, oui ou merde ? Chez la psychologue ? On lui parvient souvent boueux, le cheveu trempé de sueur, les joues rouges d’avoir tant couru. Sur le seuil, on hésite, une excuse du bout des lèvres ou on la crache franchement frondeuse, c’est qu’on ne se laissera pas prendre si facilement ! Mais ça se voit peut-être que, dans la rencontre, la première teinte qu’on applique, c’est toujours la crainte, elle est là dans nos yeux et c’est dur à cacher. Elle est déjà là, assise à son bureau, elle attend ce à quoi elle ne s’attend pas du tout. Elle se met à parler, elle nous dit bonjour, nous tend la main, on la lui serre, on la lui refuse ou bien on la lui broie, cela dépend, chaque jour est différent, c’est un peu la surprise sauf que ça ne fait pas toujours plaisir. On a l’habitude. Parfois on arrive en ouvrant grand la porte sans frapper, il faut dire qu’on est très énervé d’avance, on dirait un incendie. Alors elle nous demande de revenir sur nos pas, de refermer la porte et de toquer pour s’annoncer. Si on ne peut vraiment plus se contrôler, si c’est la crise, on lui répond : ta gueule d’emblée, histoire de donner le ton. Et on entre quand même sans obéir, on s’échoue sur la chaise et vlan ! des coups de pied sous son bureau et on se met à lancer, jeter, bazarder les Lego, tous les Lego en précisant qu’elle aura qu’à ranger, qu’on s’en fout, que si elle veut pas on lui cassera sa tête de poubelle ou de pire encore. On ne sait pas pourquoi on fait ça. Mais quand c’est calmé, on range – seulement si elle nous aide –, et on parle. Dire oui à la rencontre ? Oui, mais des deux côtés. Et puis de temps en temps on lui offre des feuilles rousses, des noisettes, un avion, des porte-clés en fils de scoubidou, des bonbons un peu collés ou une faîne, on arrive et on a l’air content, soulagé qu’elle soit là, on n’était plus très sûr à force d’être attendu quelque part ou pas, et on a beaucoup à lui dire : des soucis, des crises, des monstres, des absents. Quand c’est comme ça, on pleure sans s’arrêter : des larmes, on en a plein la tête. Souvent, en plein milieu de la séance, on a mal au ventre ou mal aux genoux, on lui demande si on peut aller voir l’infirmière, elle dit toujours la même chose : oui, d’accord, mais après ta séance, et après finalement on a oublié, ou bien ça nous revient dans le couloir, mais c’est juste pour la balade. Quand ça nous prend, à toute heure de la journée, on s’en va au grand portail ou à la lisière du bois – pas dedans, il y a des sangliers – et on attend là qu’on vienne nous chercher. On ne rentrera plus jamais, c’est sûr, ils vont vouloir négocier, nous raconter des histoires, mais nous on reste là planqués ou perchés, c’est mort, on peut tenir beaucoup, beaucoup plus longtemps qu’eux, à ce jeu-là, si c’en est un.

Entre agir et pâtir [4] : le corps en récit

5 « Ça m’a remué et j’ai été pris de violence, quelque chose de terrible.

6 Ça venait de l’intérieur et c’est là que c’est le plus mauvais.

7 Quand ça vient de l’extérieur à coups de pied au cul, on peut foutre le camp.

8 Mais de l’intérieur, c’est pas possible. Quand ça me saisit, je veux sortir

9 et ne plus revenir du tout et nulle part. C’est comme si j’avais un habitant en moi.

10 Je suis pris de hurlements, je me jette par terre, je me cogne la tête pour sortir,

11 mais c’est pas possible, ça n’a pas de jambes, on n’a jamais de jambes à l’intérieur. »

12 Romain Gary (1975)

13 Les conduites d’opposition en itep s’invitent dans tous les lieux du corps et de la psyché. Inertie, glaciation, refus, bras de fer, agir violent : elles vont du froid polaire à la brûlure volcanique. Au quotidien, y faire face n’est pas une mince affaire. Mais que vient dire l’opposition ? Il me semble que ce qui nous est radicalement étranger chez l’enfant très opposant, c’est justement son extrême humanité. Ainsi, on peut penser que les conduites d’opposition répètent inlassablement, et de façon tragique, l’absolue solitude de l’humain, sa désaide originelle (Hilflosigkeit [Freud, 1926], prototype de toute situation traumatique). Et si s’opposer, c’était aussi construire et déconstruire continuellement le récit de la douleur d’exister ? Il me semble que sous la surface visible du symptôme comportemental, à la lueur du lien intersubjectif, se déploie en effet tout un récit, ses ratures et ses trouées.

14 Antoine, suivi en pointillé de 8 à 12 ans, n’a jamais pu habiter l’espace de mon bureau. Certes, il venait, mais à peine le trouvais-je à la porte qu’il se tenait déjà en équilibre sur le rebord de la fenêtre et, sautant dans l’herbe, emportait avec lui tout ce qu’il avait pu trouver sur son passage. Il s’en allait ensuite à l’abri des regards dépouiller l’objet, le réduire en miettes ou le cacher. Inutile d’espérer le revoir un jour. Ni moi ni l’objet, semblait-il me dire. S’opposer ainsi, c’est se faire présent à l’autre en même temps que radicalement absent. Autrement dit, c’est chercher à faire coexister présence et absence, à les tenir ensemble rassemblées. Les séances avec Antoine s’enchaînent à l’identique jusqu’à ce qu’on aménage un cadre différent et qu’on le reçoive à deux, avec la psychomotricienne, pour des séances de jeux de société. La pénibilité du trajet, pourtant très court, et la ténacité d’Antoine à abolir tout plaisir, font qu’on se sent enchevillé à lui, esclave malchanceux d’un maître omnipotent. Il se cache de pièce en pièce, vole des objets, fait tomber toutes les cartes du jeu au bas de l’escalier, nous accueille vertement, part en furie en cas de retard, envoie le plateau de jeu par terre au beau milieu d’une partie. Antoine raconte en actes son errance intérieure, son impossible ancrage. Il semble nous demander : que peut-on emporter quand on n’a nulle part où aller ? Je l’imagine embarqué pour un voyage infernal. Dès lors, que peut-on faire ? Endurer la haine dans le contre-transfert (Winnicott, 1947), tenir bon, à l’image du phare dans la tempête, ce qui figure un lieu dans l’espace mouvant. À 12 ans, Antoine est celui qui ne parvient pas à nous quitter, mettant en échec toute tentative d’orientation. Ce que l’on peut souhaiter, c’est que cette ultime séparation fasse pour lui nostalgie, au sens d’un lieu où revenir en mémoire (Cassin, 2013).

15 L’agir violent, c’est par exemple l’histoire de Max aux prises avec la violence conjugale. Violence qu’il incorpore littéralement. Max me trouve dehors sur le chemin, se jette sur moi, me donne des coups de pied et me crache dessus, tout en m’assénant des injures sexuelles, humiliantes. Face à lui, empêtrée dans tous mes sacs, je me sens absolument démunie. Plus encore que pour moi, je crains pour mon ordinateur – « Pitié, ne détruis pas mon travail ! », pensé-je. Mais ce n’est pas une simple agression. D’apparence gratuite, elle est un véritable appel : je te montre ce à quoi j’assiste et que je ne peux raconter autrement[5]. Suite à cet évènement, je pose un acte : je suspends deux séances (il reste dans sa chambre pour réfléchir) et nous interpellons les services sociaux pour que cessent les visites libres à domicile dans le cadre de son placement. Effectivement, cette mesure de protection aura pour effet d’apaiser Max, mais cette flambée de violence ne s’éteindra vraiment que quand il saura sa mère à l’abri dans un foyer, hors de portée de son conjoint. Il pourra alors mettre en scène avec des figurines la colère qu’il s’autorise désormais à éprouver contre cet homme. S’opposer, c’est parfois tenter de réduire la distance entre soi et l’autre, jusqu’à chercher à s’abriter dans son giron. S’employer à faire corps contre l’autre pour se tenir tout contre lui. Paradoxe encore, mais c’est un fait que de l’enfant très opposant on a le plus grand mal à se déprendre.

Les gros mots, déclinaisons du Non ?

16 « Viot, le professeur de chimie : Hé bien mon petit garçon, tu ne prends pas de notes ce matin ? (Caressant, tandis que l’enfant ouvre son cahier) Là, à la bonne heure, c’est très bien ça, c’est très bien.

17 Tabard : Oh, laissez-moi !

18 Ah mon petit je ne te dis que ça !

19 Tabard : Hé bah moi je vous dis, je vous dis merde ![6] »

20 On distinguera, parmi les gros mots, les insultes adressées et les jurons déchargés afin d’illustrer ce en quoi ils constituent des variations et des achoppements du non.

21 Les très gros mots atteignent rarement leur cible, ripent sur le narcissisme de l’adulte sans l’atteindre vraiment. Mais peu importe la rondeur du mot, il suffit qu’il fasse mouche. Et dans ce registre, les enfants accueillis en itep sont d’excellents archers.

22 Un éducateur, rompu aux langages des plus châtiés, me confie avoir été blessé par Antoine, 11 ans, qui le hèle ainsi : Hé toi, pov’nullos !

23 Son ton traînant, son expression de mépris profond affiché sans vergogne, le choix d’un mot à la lisière de l’insulte, rend l’affront plus grand encore car empreint d’un accent de vérité. L’éducateur est atteint, réduit à n’être plus rien du tout pour l’enfant. Pour ne pas dire oui à l’éducateur, lui obéir, Antoine s’emploie à l’anéantir, le tuer. Mais ce n’est pas dire non, c’est détruire.

24 Chez Max, 11 ans, les gros mots, c’est une avalanche. « Putain, ça m’gave. J’ai du chocolat là ? (Il montre son menton) J’ai encore du chocolat ? Putain, ça m’pète les couilles. Bordel de merde. Dieu il va m’suicider si ça continue. (Il couine, tape du pied) J’te prends un mouchoir et je m’en bats la race, voilà ! Ci-mer. […] Ici c’est le pénitencier. Bienvenue au pénitencier des cons. Fait chier. Tu sais ce que c’est un pénitencier ? C’est comme à M. hein. T’as d’jà vu çui à M. ? Si un jour j’y vais, c’est parce que j’tuerai des gens, j’ferai un attentat (grand sourire). Nan, j’déconne. J’tuerai moi-même ! J’vais m’faire mort. (Il claque la porte, dévale l’escalier). »

25 Ici, le gros mot porte des accents mélancoliques, il a des allures de vestiges : on le voit fuser par rafales, se vider de toute substance et finir par dégringoler. Rares sont les « je » entiers, ils sont toujours croqués, avalés par la phrase, aspirés dans l’urgence. La négation aussi, apparaît tronquée à l’oral : je t’aime pas, je viens pas, je veux pas. Elle est souvent pure dénégation. En séance, la reprise possible avec Max, c’est d’écrire des chansons de rap. Mobilité psychique du clinicien contre rigidité mortifère, il s’agit de faire feu de tout bois, jusqu’à mettre au travail cet aspect régressif du langage dont parle J.-C. Arfouilloux (1985) : « les affadissements du langage […] ; pétrification des mots, devenus les uns aux autres des corps étrangers, désarticulés, impropres aux jeux poétiques de la métaphore et de la métonymie, réduits au rôle de supports des actes ». Il fait ainsi référence à la novlangue chez Orwell, dont on peut souligner l’actualité criante dans la culture de masse.

26 Les gros mots, en thérapie, c’est aussi un rempart contre le silence. On voit alors l’enfant s’éprouver en mots jusqu’à s’éreinter. Avec les gros mots, on est entre l’illusion de la parole et la tentation du geste, comme si l’enfant partait à la recherche éperdue d’une adresse inconnue au bataillon. S’agirait-il pour le clinicien de lui faire signe ? Lui qui a l’enveloppe si fine, si fragile, comment peut-il sentir que l’adresse se loge à l’intérieur ?

Aller à l’encontre du regard

27 Jonas, 10 ans, est entré dans mon bureau, furieux de manquer la partie de foot. Je sens qu’à être là simplement, je suis déjà dans un excès de présence qui lui est intolérable. Il m’invective :

28 « Me regarde pas sale p***, me regarde pas j’te dis ! »

29 Tout en lui tente de m’intimider : sa voix devenue trop grave, son corps qui s’arc-boute sur le bureau et son bras, trop proche de mon visage, tenant ferme une agrafeuse. Pas commode, il matraque :

30 – « Tu m’regardes encore, j’te fous ça dans ta gueule.

31 – Ça me fait peur ce que tu dis. Qui t’a déjà parlé comme ça ?

32 – Personne. Ta gueule !

33 – Je ne te regarde pas. Mais on peut se parler.

34 – Nan, ta gueule ! (Sa voix s’éraille, il recule.)

35(Je le regarde) Tu ne veux pas que je te regarde parce que tu penses que t’es moche ? (Reprise d’un mot prononcé par lui dans une séance antérieure.)

36 – Ouais, chui un sale con.

37 – Tu es malheureux.

38 – Nan, je t’emmerde.

39 – Tu es malheureux parce que ta mère n’est pas venue à la visite médiatisée.

40 – Ouais. Parle pas de ma mère [7]! Elle va te défoncer ma mère !

41 – C’est toi qui m’en parle en t’énervant comme ça. Tu n’es pas content contre elle, qui n’est pas là, et c’est moi que tu veux taper, parce que je suis là ! » (J’ai haussé le ton.)

42 Il se cache derrière la maison de poupée, et dans l’encadrement je vois les regards qu’il me jette à la dérobée. Silence et dérobade, puis regard noir appuyé, bravade.

43 – « Elle tape, ta mère ?

44 – Ouais. Mon père, c’est pire, il tape… tout. La vie, c’est pourri avec des parents de merde. (Il pleure, cligne des yeux comme étonné de se sentir pleurer.)

45 Être regardé, c’est être touché. Or Jonas passe ses journées à se coller à l’autre, à l’intruser de telle sorte qu’il s’en trouve toujours rejeté. Les professionnels culpabilisent : « On lui refuse toujours ses câlins, on le repousse, ça ne doit pas l’aider à se sentir mieux ! » Certes, mais son ballet quotidien vise justement à tenir l’autre à distance. Jonas touche pour ne pas être touché, il attrape pour ne pas être pris, il crie pour ne pas être avalé. Son acharnement à me hurler « Ta gueule ! » au cours des séances me fait penser que gueule et regard sont liés. C’est bien cela qu’il faut abolir sur le pas de la porte : la trop intime horreur de l’étranger, le trop monstrueux en soi visible sur la gueule de l’autre. Dans ces situations extrêmes, ce qui permet de continuer à travailler, c’est l’appui qu’offre le paradoxe : je t’interdis de me regarder, je désire que tu me regardes. Du clivage, se mettre en route vers l’ambivalence, ouvrir sur une dialectique entre amour et haine. Car être regardé, c’est aussi être porté, reconnu, aimé. Le regard est un signe d’amour potentiel.

46 Pour Mathieu, suivi à partir de 9 ans, il a fallu que j’en passe par me déprendre de son injonction : « Me regarde pas ! » Nous nous tenons sous le coup de l’interruption de séance. Je dois rester le regard rivé au sol, sans jamais faire mine de relever la tête et surtout ne rien lui dire, sinon il sort. Pour desserrer le lien d’emprise – il est tout autant pris que je le suis –, je dépose les armes : je me mets à lire un livre en sa présence. Accepter de ne plus le regarder pour le voir mieux ? Peu à peu, il dessine des pages et des pages emplies d’yeux, des illuminati, grommelle-t-il, et puis beaucoup de murs tracés à la règle. Peu à peu, il écrit dans des bulles, laisse éclater sa colère contre sa mère, « elle a jeté mon père ! » Il me parle, mais de façon intermittente : une séance très volubile, une séance absolument mutique. Et enfin, au bout de trois ans, il intègre une segpa et poursuit son suivi en sessad. Dès lors, sa parole est plus fluide, plus libre, il commence même à se sentir triste.

47 L’extrême opposition requiert peut-être notre acceptation, qui ne serait pas soumission mais accueil, qui ferait un pas du côté de la souplesse. La marge de manœuvre est mince, elle s’aménage dans le temps, c’est un travail lent, patient, qui s’ébranle sous les secousses. Impossible parfois, cette acceptation n’est plus qu’un horizon, mais un horizon quand même.

Groupes d’opposés

48 « Quand on est môme, pour être quelqu’un faut être plusieurs. »

49 Romain Gary (1975)

50 Les situations groupales ont pour effet de conduire l’excitation en flux continu et de générer maints conflits. Souvent, on assiste à ces moments paroxystiques à l’occasion des passages, des séparations et des aléas. L’opposition passe alors de main en main et, de déflagration en déflagration, on en arrive au démantèlement du groupe d’enfants. « Ils sont complètement explosés, on va de crise en crise, c’est ingérable », disent les professionnels. En ce qu’elles font saillie sur la trame quotidienne de l’institution, les conduites d’opposition constituent autant de possibilités de reprises auprès de l’enfant et entre professionnels. Elles témoignent pour chacun de la souffrance de l’enfant : lier, penser, s’inscrire sont autant de processus dans l’impasse. La notion de fonction phorique, développée par P. Delion (2014), est d’un grand secours dans la clinique des enfants violents. Il s’agit d’articuler, entre professionnels, autour de l’enfant, la fonction phorique (je porte/nous portons sur nos épaules psychiques la souffrance psychique du patient et ses signes), la fonction sémaphorique (je suis devenu le porteur des signes de souffrance psychique de l’enfant, son porte-parole) et la fonction métaphorique (du sens peut émerger de la mise en commun des vécus contre-transférentiels de chacun des membres de la constellation transférentielle). Nous en faisons l’expérience à chaque réunion institutionnelle : ce que l’enfant dépose en un lieu, la façon dont il va s’adresser, s’opposer et s’adosser à l’un ou l’autre d’entre nous n’a de sens que s’il trouve à se lier dans notre parole et dans le partage qu’on en fait. La mise en récit des conduites d’opposition par l’ensemble des professionnels, individuelles et groupales contribue à faire la lumière sur l’apparente brutalité du symptôme.

S’opposer et survivre

51 S’opposer, c’est tâcher d’être encore vivant. Car quand le non ne trouve plus d’autre vers qui tendre, le risque, c’est la mort.

52 Le non à la vie qui conduit Billy, 10 ans à peine, à se pendre avec sa ceinture un soir au foyer, la veille de notre première séance. Et à me dire ensuite : « Bah qu’est-ce que ça te fait à toi. C’est pas ta vie », avec un ton métallique et des yeux sans regard, glaçants. Ma réponse semble perdue d’avance, je me pose la question du silence, mais je me souviens du mot : attester et choisis plutôt de m’appuyer dessus. Billy, c’est le premier être au monde qui me fait immédiatement penser à un survivant des camps de la mort : il a le crâne rasé à blanc, les sourcils également et des yeux qui n’en sont pas revenus. Le visage de Billy, ce premier jour, c’est une injure à l’enfance. Se taire ? Je lui réponds : « Bien sûr, c’est ta vie, d’une certaine façon, oui, ton corps, ta vie, mais à partir du moment où on se connaît, je t’ai rencontré, on se parle, on a rendez-vous maintenant deux fois par semaine, à partir du moment où on se connaît, Billy, c’est aussi ma vie. Et c’est aussi la vie de toutes les personnes que tu rencontres ici, tu en fais partie maintenant. » Je ne trouve à lui parler que de la place éminemment maternelle que j’occupe d’emblée dans le transfert. Des mots qui le raccrochent, plus fort qu’une ceinture ? Billy, deux séances plus tard, me demande de jouer à dessiner chacun son tour une forme. Je me rends compte qu’il parle du squiggle, expérience qu’il a pu faire auprès d’une psychomotricienne par le passé. Il prend manifestement plaisir à jouer, à trouver de nouvelles figures sur la page. Mais les séances suivantes, il n’a de cesse de venir pour me dire : « Je t’aime pas, je veux pas venir, je t’aime pas. » S’opposer ainsi en paroles, marteler « je t’aime pas » est une façon de convoquer l’autre à sa place. Puisque dans la réalité de Billy, sa mère en effet ne veut plus le voir. Témoignage ultime de la fidélité au parent : mettre en acte sa propre disparition pour épouser l’abandon. Au pied de la lettre, on pourrait croire qu’il exprime ainsi son refus d’engager un travail thérapeutique, ou à tout le moins ses résistances. Or, ce qui n’est pas visible à première vue, c’est que la parole qu’il m’adresse est renversée à son endroit. Comme s’il parlait sa mère à la mère dans le transfert. Billy inaugure justement notre travail en me montrant ce à quoi il s’oppose dans la relation, ce qu’il craint terriblement pour l’avoir déjà rencontré : le rejet, l’abandon et la disparition. Il me semble que la réponse à l’opposition, c’est alors l’engagement. « Tu ne veux pas venir, j’entends, mais tu viens quand même, et si tu veux, on ne parle pas, on ne fait même rien, tu n’as que l’obligation de venir à ton rendez-vous, je t’attends, c’est ton espace, tu es libre d’en faire ce que tu veux. Venir, c’est la seule règle. » Il reste interdit quelques instants et me regarde : « Bah ! On joue aux mille bornes alors. » L’enjeu est de trouver/créer ensemble l’espace pour l’enfant en lui, lui donner forme humaine, autrement dit : dire oui à sa propre naissance (Abel, 2010 [8]).

Se soulever ?

53 On dit souvent à des adultes un peu trop dociles que pour pouvoir dire pleinement oui, il faut savoir dire non. Mais l’inverse : pour dire non, il faut savoir dire oui (Abel, 2010) est tout aussi avisé. C’est l’œuvre de l’enfance à l’âge latent, latence qui justement achoppe chez les enfants en itep. Pour un oui ou pour un non ? L’un sans doute ne va pas sans l’autre, c’est affaire de variations, bien plus étendues qu’il n’y paraît dans trois lettres seules. C’est d’ailleurs un jeu d’enfant : le ni oui ni non, ou comment perdre la face en le disant. Il y a mille façons de dire oui ou non, encore faut-il le dire et non pas seulement le faire. À l’heure d’écrire ce texte, j’ai visité l’exposition de Georges Didi-Huberman au Jeu de Paume [9]. La première image que j’ai vue était la fin du film Zéro de conduite, celle des enfants sur le toit marchant vers le ciel, et la dernière trace que je me remémore, c’est la phrase suivante, tracée vers la fin du parcours : « Il se trouvera toujours un enfant pour faire le mur. » Que peut-on souhaiter aux enfants en itep, sinon de se soulever plutôt que s’opposer ? Se soulever au-delà de la barbarie, aller vers plutôt qu’aller contre, être affecté et puis touché sans y laisser sa peau, pour enfin tisser ce dialogue intérieur à la rencontre de soi-même comme un autre (Ricœur, 1990) ? Pour chacun d’entre eux, ce n’est pas encore écrit.

Bibliographie

  • Abel, O. 2010. Le oui de Paul Ricœur, Paris, Les petits Platons.
  • Arfouilloux, J.-C. 1985. « Provocations », Nouvelle revue de psychanalyse, n° 31, « Les actes ».
  • Bonneville, E. 2015. Les pathologies des traumatismes relationnels précoces, Toulouse, érès.
  • Cassin, B. 2013. La nostalgie. Quand donc est-on chez soi ?, Paris, Autrement.
  • Cohen de Lara, A. 2013. « Psychanalyses d’enfants et tendance antisociale », dans B. Pechberty, F. Houssier, Ph. Chaussecourte (sous la direction de), Existe-t-il une éducation suffisamment bonne ?, Paris, In Press.
  • Delion, P. 2014. « Destructivité chez l’enfant et clinique institutionnelle », dans La destructivité chez l’enfant, Paris, Puf.
  • Freud, S.1926. Inhibition, symptôme et angoisse, Paris, Puf, 1993.
  • Gary, R. 1975. La vie devant soi, Paris, Mercure de France.
  • Ricœur, P. 1990. Soi-même comme un autre. Paris, Le Seuil.
  • Ricœur, P. 2008. « La vie : un récit en quête de narrateur », dans Écrits et conférences 1. Autour de la psychanalyse, Paris, Le Seuil.
  • Sarraute, N. 1982. Pour un oui ou pour un non, Paris, Gallimard.
  • Winnicott, D.W. 1947. La haine dans le contre-transfert, Paris, Payot, 2014.

Mots-clés éditeurs : psychothérapie psychanalytique, négation, enfance, narrativité, itep, Conduites d’opposition

Date de mise en ligne : 18/05/2017

https://doi.org/10.3917/ep.073.0079

Notes

  • [1]
    N. Sarraute, Pour un oui ou pour un non, Paris, Gallimard, 1982.
  • [2]
    La narrativité est définie comme suit dans le Dictionnaire culturel Le Robert (2005) : « La narrativité est l’ensemble des traits caractéristiques du récit. La narration est l’activité de l’énonciateur qui produit un discours caractérisé par la clôture et la temporalité du signifié. Le récit est une suite de signes organisés de manière à transmettre un contenu narratif, un discours censé refléter une réalité ou un imaginaire dans le temps. »
  • [3]
    La grande majorité des enfants accueillis en itep ont vécu des traumatismes relationnels précoces. Voir Bonneville (2015).
  • [4]
    « Il nous faut donc chercher au préalable les points d’appui que le récit peut trouver dans l’expérience vive de l’agir et du pâtir ; ce qui, dans cette expérience vive, requiert l’insertion du narratif et peut-être en exprime le besoin » (Ricœur, 2008).
  • [5]
    Nous pouvons souligner ici qu’aucun de nos patients n’a connu le rituel des histoires du soir au moment du coucher.
  • [6]
    Zéro de conduite, film de J. Vigo (1933).
  • [7]
    A. Cohen de Lara (2013) le formule ainsi : « Touche pas à mes parents et à mon monde interne ! »
  • [8]
    Comme le rappelle P. Ricoeur (2008), « on ne peut raconter ni sa naissance ni sa mort ».
  • [9]
    G. Didi-Huberman, exposition Soulèvements, au Jeu de Paume (18 octobre 2016-15 janvier 2017), Paris.

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