Notes
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Enquête ethnographique « Observatoire de la vie numérique des adolescents », réalisée en 2014 par Joëlle Menrath pour La Fédération Française des Télécoms.
1On se figure communément la relation que les adolescents entretiennent avec les outils numériques comme une relation euphorique placée sous le signe d’un engouement toujours renouvelé : parce qu’ils réclament ardemment un (nouveau) mobile, parce qu’ils en demandent toujours plus (plus de temps autorisé devant les écrans, plus de crédit), parce qu’ils investissent sans cesse de nouveaux services ou de nouveaux réseaux sociaux, parce qu’ils se séparent difficilement de leur mobile, il est tentant d’assimiler cette « adhérence » observable aux outils à une adhésion inconditionnelle. Une polarité semble aujourd’hui admise entre le divertissement, souvent suspecté d’être vain, offert par les outils et les services numériques, et un ennui doté d’une nouvelle noblesse que l’on assimile volontiers à la posture contemplative. Les adolescents fuiraient l’ennui et ses possibles bienfaits en s’immergeant dans les écrans.
2Les dernières enquêtes statistiques nous apprennent que les 15-24 ans passent en moyenne 1 h 30 par jour sur Internet. Mais les chiffres qui pointent la quantité du temps passé comme une spécificité adolescente restent muets sur la qualité de ce temps tel qu’il est vécu par les jeunes.
3Au cours de nos entretiens ethnographiques menés auprès de trente adolescents issus de milieux sociaux et géographiques différents [1], un constat s’est imposé qui contraste avec les représentations courantes : la lassitude, le trop-plein, l’inintérêt ou encore la disqualification des contenus et des services dont ils font pourtant couramment usage tiennent une large part dans leur discours. « Souvent je suis gavé », « saoulé », « aucun intérêt », « Je fais ça comme ça, parce qu’il y a rien d’autre », « Je regarde à peine », « Il se passe rien », « C’est pas intéressant mais on lit quand même » : le couperet du « C’est nul » n’épargne pas les moments passés en ligne.
4Face à ces verdicts négatifs et à ces récits de fin d’après-midi traînantes, à ces sms aussitôt lus aussitôt oubliés, face à ces moues vagues devant un énième snapchat réceptionné, ou à ces posts sur Twitter ressassant l’heure qu’il est et le temps qui ne passe pas, il faut se rendre à l’évidence : les ados connectés s’ennuient avec leurs outils numériques, comme ils peuvent s’ennuyer à l’école, ou avec leurs parents.
Les manifestations numériques de l’ennui
5Le site nord-américain qui alimente depuis décembre 2013 une « real time #bored in school map », compte à ce jour 1 620 860 tweets d’adolescents disant en temps réel leur ennui à l’école. À chaque seconde qui passe, une nouvelle plainte s’ajoute aux précédentes : l’initiative est symptomatique à la fois de la nouvelle légitimité de l’ennui scolaire et de ses nouveaux moyens d’expression. Comme l’avait déjà noté il y a quelques années F. Dubet (2003), sous l’effet conjugué du déclin de l’autorité scolaire et de la promotion de l’individu, l’ennui des élèves s’exprime de plus en plus librement. Aujourd’hui, parfois pendant les heures de classe, sur ces mêmes outils qui concurrencent les modes de transmissions traditionnels, les adolescents clament leur ennui. Les fenêtres par où l’esprit s’envole quand le corps est rivé à une chaise d’école sont désormais des écrans de téléphone mobile.
6Entre la distanciation passive de celui qui s’ennuie et l’intérêt de celui qui se sent partie prenante, les outils numériques ouvrent désormais une troisième possibilité : celle de témoigner de son ennui, sans s’en détourner pour autant.
7« J’envoie des snapchats de tout ce qui me vient à l’esprit parce que je m’ennuie », nous explique Léa, 15 ans : les exemples sont nombreux de ces usages numériques que les adolescents racontent à la fois comme la fuite et l’expérience même de l’ennui. Ce sont des plaintes littérales, envoyées par sms ou postées sur ask.fm, « je m’ennuie », ou des rappels de l’heure qu’il est, exprimant ce sentiment d’une durée « en trop » dont se nourrit l’ennui.
La main psychique
8Le téléphone mobile est alors le moyen privilégié pour tenter d’avoir une prise sur le temps, que l’ennui rend lent et lourd. Mais la magie expressive que l’on prête à la communication ne fonctionne pas toujours chez les adolescents comme une sortie de soi : les mots et les images collent au temps qui ne passe pas, comme englués, sans offrir l’ouverture attendue. L’expression numérique est alors en prise directe avec « tout ce qui se passe dans la tête » :
9Écrire un sms comme on griffonne, et prendre une photo comme on soupire, pour décharger un trop-plein d’excitation, sont des modes d’expression nés de l’ennui, mais qui ne s’en éloignent pas. L’écriture qui fait du « surplace » est alors le contraire du « transport intérieur » : l’expression piétine et l’écran est une fausse ouverture dans l’espace rétréci par l’ennui.
10A. Green (1995) parlait de la pulsion comme d’une « main psychique » pour désigner cette continuité corporelle entre la tension intérieure et sa manifestation. Les mots répétés à l’identique, à la recherche d’un effet dilatoire, ou les photos du mur de sa chambre envoyés avec un « bisou » semblent les produits de cette main pulsionnelle chez les adolescents qui ont à composer avec un degré d’excitation interne important et quasi constant pendant toute cette période, comme l’a montré, entre autres, P. Jeammet (1980). Si cette excitation est loin de se présenter toujours clairement sous le regard de l’observateur, c’est précisément qu’elle prend souvent le masque de l’ennui, de l’indifférence, ou du retrait, qui sont, en termes psychanalytiques, autant de « contre-investissements » mobilisés par les adolescents comme des mesures défensives en réponse à leur tumulte intérieur.
Ne plus penser
11Autre attitude défensive à l’adolescence, celle qui conduit à « éviter la pensée » : elle est souvent évoquée par nos jeunes interviewés qui disent « aller sur Twitter » ou « jouer à Candycrush » pour « arrêter de réfléchir », ou « ne plus penser ». Dans cette période où le malaise s’exprime plus volontiers par des manifestations comportementales qui mobilisent le corps que par des discours d’introspection, les outils numériques jouent à plein leur rôle d’engins à réaction : ils prêtent à toute une gamme de manipulations, qui sont d’après nous à considérer comme des réactions motrices, plutôt que comme des gestes d’écriture, de prise de vue ou de jeu.
12S’en remettre au « vécu », au risque de l’insignifiance et de la platitude, est alors souvent pour les adolescents la stratégie la plus sûre et la plus maîtrisable face aux remous de l’intériorité. Les images impulsives et informelles sur Snapchat comme les nombreux tweets exprimant sans ambages des besoins primaires – de la faim à la soif, à la fatigue, ou à l’impatience –, ou citant des paroles de chanson entendues, sont les manifestations de cette prédominance du « vécu » sur le « pensé » mise en évidence par P. Jeammet (1980).
13Certes, écrire son ennui d’adolescent est une pratique qui ne date pas d’hier, comme en témoigne cet extrait d’une lettre du jeune Flaubert (1839), alors âgé de 17 ans, et qui ne mâchait pas ses mots : « Si je t’écris maintenant mon cher Ernest, ne mets pas cela sur le compte de l’amitié mais plutôt sur celui de l’ennui. Me voilà chié en classe à 6 heures du matin ne sachant que faire et ayant devant moi l’agréable perspective de quatre heures pareilles […] et je compose en vers latins ! Et avec tout cela, je m’ennuie, je m’emmerde. »
14Mais avec les outils numériques, c’est la gamme d’expressions de l’ennui qui s’est élargie, en offrant de nouvelles ressources a minima, au ras de la sensation, et au degré zéro de la symbolisation.
15« Dire les choses comme on les sent, sans se juger », selon les mots de nos interviewés, est aussi le pacte de lecture et d’écriture tacite conclu entre amis. L’amitié suppose un mode de partage à l’abri du jugement et en prise directe avec les émotions du moment, où les mots et les images ont vocation à dire (ou ne pas dire) ce qui se passe (ou ce qui ne se passe pas) quand on « traîne ensemble ». « Vu la prof d’anglais au P2 », « Je suis fatiguée », « Il fait trop beau aujourd’hui » sont des sms ou des tweets qui pourraient aussi bien être extraits d’une conversation nonchalante. L’étymologie nous le rappelle : être co-pains, c’est, ordinairement, partager son pain.
Lire la tête ailleurs
16Aux nouveaux modes d’écriture sur les écrans répondent des nouvelles façons de lire qui alternent entre avidité impatiente, voire impérieuse, et survol distrait, où l’attention, flottante, peine à trouver des points d’ancrage.
17« Je reçois tellement de sms, je ne retiens pas tout », explique Xavier, 16 ans, qui a demandé deux fois de suite à deux heures d’intervalles l’heure du rendez-vous à son copain.
18Parfois l’attention ne parvient pas à être retenue dans la gestuelle de défilement qu’est devenue la lecture sur mobile : les adolescents nous montrent alors leur sentiment d’ennui par un geste du doigt qui glisse sur l’écran, et que rien n’arrête.
19Cette façon de « lire à moitié » est une réponse adaptée à l’envoi distrait de sms, effectué parfois d’un geste devenu si transparent que son auteur doute de l’avoir bien réalisé ou qu’il est aussitôt effacé de la mémoire :
20« Parfois je me dis qu’il faut que je la prévienne, et je ne sais plus si je l’ai fait ou non », « Il m’arrive par sms d’avoir une réponse genre “oui” et de ne plus me souvenir de la question que j’avais posée. »
21Un nouveau type de réplique a d’ailleurs fait son apparition dans les échanges de sms entre les adolescents : « C’est à moi que tu parles ? » ou « Qui, moi ? » s’assure parfois le récipiendaire d’un message qui pourrait aussi bien ne pas lui être destiné…
22Le temps passé « sur » l’écran de son mobile ou celui de son ordinateur n’est donc pas un temps d’attention pleine. L’ennui y a largement sa place, et se marque jusque dans la routinisation des consultations de sites : « Quand j’arrive chez moi, je pose mon sac, ensuite j’allume mon ordi, et c’est toujours pareil, je vais d’abord sur Facebook, puis sur Twitter, puis sur vdm, puis sur Instagram : rien de palpitant, mais bon, c’est ma petite habitude », nous explique Marion, 17 ans. Ou encore Marc, 15 ans, qui a cette formule méthodique : « Quand j’ai fini les réseaux sociaux, je fais mes devoirs. »
23En somme, comme le propose F. Roustang (2003), l’ennui est moins un sentiment qu’une « disposition », à laquelle sont soumis à la fois l’intériorité (on est « bien ou mal disposé »), et ces signes multiples – sms, mms, snapchat, posts – qui se disposent inlassablement dans l’environnement immédiat des adolescents, requérant une attention qu’ils ne parviennent pas toujours à dispenser.
24Ces expériences d’ennui dont nous avons voulu rendre compte, et dont les outils numériques ne sont pas seulement les supports d’expression mais aussi le cadre, conduisent à déplacer les perspectives sur la place qu’occupe le numérique dans la vie des adolescents. Allumer son ordinateur est un geste désormais équivalent à allumer la lumière de sa chambre. L’ambiance en est modifiée, mais la lampe n’occupe pas pour autant le centre de l’attention. Quand l’ennui emprisonne l’expérience dans son carcan d’habitude et de monotonie, ce qui se joue sur les écrans ne fait pas exception. Les signes écrits et visuels qui s’échangent sur les écrans tendent à devenir des signes et des images d’ambiance : c’est là ce qu’indiquent les manières de lire et de voir des adolescents. sms et timelines sont à compter au nombre de « ces ennuis d’époque » que l’anthropologue V. Nahoum-Grappe (1995) décrit comme des « séquences de perception qui emplissent le vide, qui meublent l’attente et forment le décor des mobilités humaines ».
25Reste ce qui résiste à l’ennui : la passion amicale propre à l’adolescence. « Nous nous sommes liés à un moment où on ne considère pas l’amitié comme un sport ou un avantage mais où l’on a besoin d’un ami pour vivre avec lui », écrivait S. Freud (1990) à propos d’un ami rencontré à l’adolescence. À l’ère des outils numériques, la nécessité identitaire de l’amitié demeure. Être adolescent, c’est vivre avec ses amis, et non pas vivre avec son mobile. C’est la part de cette vie amicale qui se joue « en ligne » qui est susceptible de distiller un ennui qui lui est propre, fait de l’affadissement du lien qui s’exprime par des formules et des images trop littérales, de la satiété face à l’abondance des signes réceptionnés, de la routinisation de la consultation des sites… Si l’ennui pointe sur les écrans, c’est que l’expression et la lecture numériques souffrent pour les adolescents d’un défaut de qualité qui ne tient pas à leur valeur esthétique : il s’agit, tout bonnement, d’un défaut de présence.
Bibliographie
- Dubet, F. 2003. « Pourquoi les élèves supportent-ils mal l’ennui ? », dans collectif, L’Ennui à l’école, Paris, Albin Michel.
- Flaubert, G. 1839. « Lettre à Ernest Chevalier », dans Correspondance, I, janvier 1830 à juin 1851, Paris, Gallimard, 1973.
- Freud, S. 1990. Lettres de jeunesse, Paris, Gallimard.
- Green, A. 1995. Propédeutique, La métapsychologie revisitée, Ceyzérieu, Champ Vallon.
- Jeammet, P. 1980. « Réalité externe et réalité interne : importance et spécificité de leur articulation à l’adolescence », Revue française de psychanalyse, n° 3-4.
- Nahoum-Grappe, V. 1995. L’Ennui ordinaire, Austral.
- Roustand, F. 2003. « Reconduire l’ennui à sa source », dans collectif, L’ennui à l’école, Paris, Albin Michel.
Mots-clés éditeurs : écrans, numérique, ennui, adolescence
Date de mise en ligne : 13/02/2017
https://doi.org/10.3917/ep.072.0134Notes
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Enquête ethnographique « Observatoire de la vie numérique des adolescents », réalisée en 2014 par Joëlle Menrath pour La Fédération Française des Télécoms.