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Article de revue

Nurserie carcérale : processus de socialisation et enjeux sensoriels et psychomoteurs au sein d’un quartier « mère-enfant » pénitentiaire

Pages 109 à 119

Notes

  • [1]
    Chiffre stable depuis plusieurs années, selon les statistiques du ministère de la Justice.
  • [2]
    Circulaire JUSE9940062C du 16 août 1999 et celle de l’administration pénitentiaire, AP 99-2296 du 18 août 1999.
  • [3]
    Sous la co-direction de V. Desjardins, psychologue, et du Professeur B. Golse, chef du service de pédopsychiatrie à l’hôpital Necker, l’étude a réuni 111 bébés répartis en 7 cohortes, et 1 940 séquences vidéos ont été analysées selon trois dispositifs : interaction libre, interaction avec un objet, interaction avec une chanson accompagnée de mouvements de mains. Pour les résultats, voir Desjardins et coll. (2008).

1Nous souhaitons présenter un travail en cours portant sur l’émergence des processus de socialisation chez des bébés en milieu pénitentiaire. Dans cette optique, il est possible d’analyser et de tenter de décrypter le rôle et le travail du personnel encadrant, et surtout quelles sont les pratiques professionnelles qui permettent que l’évolution psychoaffective du bébé ne soit pas perturbée par le passage en nurserie carcérale. Tout particulièrement, nous nous attacherons au travail d’une éducatrice jeunes enfants (eje).

2La première partie de l’article présentera ce terrain singulier sous l’angle de son existence juridique. La deuxième portera sur la construction géographique et temporelle d’une nurserie carcérale, vue comme un espace paradoxal en lien avec la définition et la volonté institutionnelles qui président à la création des nurseries, au sens où tout semble être fait pour inventer, construire et surtout faire vivre un lieu qui ne va pas de soi. La troisième, en lien avec des travaux antérieurs, proposera une analyse du travail de l’eje à travers la posture singulière qu’elle occupe. En conclusion, la dernière partie interrogera le type de socialisation mis en jeu, et que l’on pourrait qualifier d’interstitiel.

Présentation du terrain d’enquête

Les données

3Au 1er mai 2016, on comptabilise 68 685 personnes écrouées détenues, dont 2 308 femmes qui représentent 3,3 % de la population carcérale  [1]. La France dénombre 188 établissements pénitentiaires, Outre-mer compris. Seuls 63 d’entre eux totalisent les 2 364 places théoriques dédiées aux femmes. 9 établissements leur sont dédiés entièrement, les autres sont dits mixtes : au sein de prisons conçues et organisées pour les hommes, des quartiers femmes sont enclavés. Le droit national actuel ne prévoit aucune règle spécifique les concernant, à l’exception de certaines dispositions relatives aux femmes enceintes et aux mères gardant leur bébé auprès d’elles. C’est dans ce contexte que se pose leur accueil. À ce jour, 22 établissements, pour un total de 60 places, sont équipés pour recevoir les mères et leurs enfants.

Le cadre législatif

4Depuis la fin du xixe siècle, des femmes enceintes et des mères détenues avec leur enfant, qu’elles pouvaient garder jusqu’à leurs 4 ans, ont toujours pu être admises en détention. Actuellement, leurs conditions d’accueil sont réglementées par le décret 98-1099 du 8 décembre 1998 modifiant le code de procédure pénal, notamment les articles D.400, D.400-1, D.401, D.401-1, D.401-2, qui fixe une limite d’âge : « Seuls les enfants jusqu’à l’âge de dix-huit mois peuvent rester auprès de leur mère en détention. C’est l’âge auquel l’enfant commence à se mouvoir aisément, et il coïncide avec la prise de conscience de l’enfermement. » L’ensemble de ces dispositions fait des nurseries des espaces spécifiques de gestion de la maternité en milieu carcéral, selon une problématique qui doit concilier deux intérêts pouvant s’avérer paradoxaux : l’intérêt supérieur de l’enfant, dont l’épanouissement personnel ne doit pas être mis en danger, et l’intérêt de la mère détenue, qui ne doit pas se retrouver isolée. L’enfant n’étant pas juridiquement détenu, cela implique que les modalités de vie carcérales soient adaptées à sa présence : « Les conditions de sa prise en charge doivent être guidées par le souci de responsabiliser les mères dans l’exercice de leur autorité parentale et dans la conduite de la vie quotidienne de l’enfant », tout en soulignant « l’importance de lutter contre un isolement trop important de la mère avec son enfant et le risque de relations trop fusionnelles et déstabilisantes pour l’enfant, en facilitant la progressivité de la séparation et l’enrichissement de son environnement  [2] ». Aussi, pour faciliter la socialisation des bébés et préparer la séparation d’avec leur mère, la circulaire prescrit une ouverture sur l’extérieur organisée en une coopération entre les établissements pénitentiaires et leurs partenaires locaux, en particulier les services sanitaires et sociaux des départements, dans la mesure où ils doivent permettent l’accès au dispositif d’action sanitaire
et sociale en faveur de l’enfance et de la famille.

Une socialisation sous contrainte

5L’article 400-1 précise que les femmes enceintes et les mères avec leur enfant « bénéficient de conditions de détention appropriées », mais elles sont relativement disparates d’une unité à l’autre. Si certaines maf bénéficient de locaux spécifiques, comme celles de Montluc, Rennes ou Fleury-Mérogis, pour d’autres établissements la topographie de la nurserie est simplement matérialisée par une vitre qui la sépare du reste de la détention. Par ailleurs, dans la plupart des cas, l’ouverture sur l’extérieur pour les enfants est étroitement dépendante d’intervenants extérieurs (associations ou bénévoles). Il est ainsi dommage que peu de professionnels de la petite enfance interviennent en détention. C’est pourquoi nous voudrions présenter le travail d’une eje, dont les enjeux sont autant psychomoteurs et sensoriels pour le développement de l’enfant que pédagogiques et formateurs vis-à-vis de la mère.

L’unité mobile mère-enfant (umme)

6À Paris, un quartier des nourrices est d’abord installé à la prison Saint-Lazare, structuré sur la base d’un encellulement collectif (un dortoir femmes-enfants) avant d’être transféré à Fresnes en 1925, puis à nouveau déplacé en 1977 dans un autre établissement d’Île-de-France où le début véritable d’une nurserie sur la base d’un encellulement individuel se fera en 1989, avant qu’elle ne soit transférée en 1991 dans des locaux à part qui verront l’arrivée de l’umme en 2004.

7Née de la convention tripartite entre un centre hospitalier, un établissement pénitentiaire pour femmes et le Conseil général du département concerné, l’umme a pour objectif de mettre en place des actions de soutien à la parentalité pour les mères et de socialisation pour les enfants. Elle est constituée de deux gynécologues, d’une sage-femme et d’une psychologue qui dispensent un temps partiel ou des vacations, auxquelles s’ajoutent trois professionnelles de la petite enfance qui assurent une présence permanente la semaine, une puéricultrice à 70 % et deux eje qui se complètent chacune à mi-temps. Actuellement, il n’y a qu’une eje à mi-temps. Pour les sorties ou les examens médicaux des enfants à l’extérieur, l’umme dispose de son propre véhicule.

Description des lieux

8Au sein même de l’établissement, la nurserie se situe au bout d’un long couloir fermé par une double grille. Au-delà se présente une rotonde dont le point central est le poste pénitentiaire de contrôle. Derrière, se situe une salle de 60 m2 divisée en deux parties, l’une dite réfectoire est un coin « salon-salle à manger », avec un accès sur la cour de promenade, la seconde dite salle de jeu est réservée exclusivement aux mamans et aux bébés, il faut se déchausser pour y entrer. De part et d’autre, l’espace se dédouble en deux ailes, dont l’entrée est signalée par une grille, desservant les cellules sous forme d’un long couloir circulaire. À gauche, elle est destinée aux femmes enceintes (qui arrivent au sixième mois de grossesse) ainsi qu’à deux auxiliaires de service (participant à la qualité de vie de la nurserie), tandis qu’à droite elle est strictement dédiée aux mamans et aux bébés. À l’instar des structures pour enfants, les murs sont décorés d’animaux et de végétaux aux couleurs pepsies et éclatantes, avec un coin dédié à la prévention pour les accidents domestiques et aux conseils et conduites à tenir avec un bébé.

9Mais cela reste un lieu de détention avec des surveillantes en uniforme, un panneau réservé aux informations et règles pénitentiaires, un accès strictement contrôlé et répertorié des allées et venues, des horaires d’ouverture des cellules réglementés comme dans le reste de la maf pour les femmes enceintes. Pour les mamans, les cellules s’ouvrent de 8h à 11h30, puis de 14h à 17h30. Elles restent donc dans la cellule avec le bébé de 17h30 jusqu’au lendemain 8h. Pendant les heures d’ouvertures, où les promenades sont autorisées, seules les cellules des mamans sont laissées ouvertes.

Journée type de l’eje

10L’eje, avec l’aide de la puéricultrice, organise au sein même de la nurserie ce qu’on qualifiera de pratiques en action (Quéré, 1999), planifiées et affichées chaque semaine : ateliers pour l’éveil sensoriel et psychomoteur des bébés, ateliers-activités pour les mamans, rythmés par les fêtes calendaires (fête des Mères, fête des Pères, Noël, l’anniversaire des un an du bébé…). L’eje effectue aussi les sorties extérieures des enfants selon un protocole de sortie hebdomadaire établi en fonction de l’âge. Les sorties, dites à thème, s’opèrent selon ce que l’on peut désigner comme une accoutumance sensorielle à l’extériorité : il s’agit d’ouvrir l’éventail de la sensorialité, et de faire d’autres rencontres humaines (d’enfants et d’adultes) ou sensorielles (descendre ou monter des marches, rencontrer des animaux…), la nurserie offrant un terrain plat, même si on peut artificiellement introduire quelques accidents paysagers avec des modules. En outre, à part quelques cris ou pleurs des autres bébés, il y a peu de bruits au-dessus du fond habituel, ni même de voix masculines.

Une socialisation séquencée : la place de l’eje

11Globalement, reprenant les termes de la puéricultrice, « La socialisation va correspondre à toutes sortes d’activités, aussi bien internes qu’extérieures, qui permettent un jalonnement du temps. » Elle décrit ainsi deux mouvements complémentaires de socialisation : une socialisation qui consiste à introduire de l’extérieur à l’intérieur et une socialisation interne.

Une sensorialité socialisée externe

12Les premières sorties du bébé vers la fin du deuxième mois visent à une promenade autour de la maf, afin de l’accoutumer à l’air, aux bruits extérieurs (voitures, camions). Mais il s’agit aussi de l’habituer à la poussette, prélude au siège auto pour les futures sorties vers 3 mois et demi, qui s’organisent autour de différents thèmes : sortie faune, sortie flore, sortie médiathèque, etc. Deux places sont réservées dans une halte-garderie, à hauteur de deux demi-journées dans la semaine, pour les enfants de 6 mois et plus.

13Afin que la maman s’implique et s’investisse en dépit du fait qu’elle ne peut accompagner son bébé en sortie, l’équipe umme la fait participer en lui présentant des photos ou en décrivant le lieu où va aller son enfant, sans le nommer cependant pour des questions de sécurité. La maman prépare elle-même le sac de sortie de son enfant, prévoyant le goûter, un change. Au retour, tout lui est expliqué en transparence, cette étape est fondamentale quant au lien de confiance créé qui doit être entretenu : l’eje fait un compte rendu circonstancié de la sortie, indiquant les réactions émotionnelles du bébé, son comportement, s’il a bien supporté le trajet, etc. À la fin, la maman peut choisir une photo de la sortie parmi celles que l’eje aura faites.

Une sensorialité socialisée interne

14Elle va correspondre aux ateliers pour les bébés proposés par l’umme, et aux ateliers-activités impliquant les mamans, comme ceux visant à faire ressentir au bébé différentes textures : aliments, peinture, pâte à modeler. Il y a aussi les rencontres avec les images, épices, fruits et légumes, ou les pâtisseries faites avec la maman pour les fêtes calendaires ou les un an du bébé. Et l’atelier lecture : une fois par mois, une conteuse, bénévole d’une association spécialisée dans la lecture, intervient pour lire avec les bébés et les mamans. Enfin, sont aussi proposées les séances de baby-gym et de halte-jeu. L’eje explique qu’elles sont un temps d’éveil et de séparation où elle se retrouve seule avec l’enfant. Elles ont pour objectif de créer un lien afin de préparer les premières sorties avec elle. Mais le but est aussi de faciliter le passage landau-salle de jeu, et surtout de former les mamans à ne pas aider systématiquement leur enfant, afin qu’il puisse bien utiliser ses points d’appuis.

15En comparaison avec des observations précédentes menées au sein d’un programme de recherche dit pile, peu de différenciation manifeste au niveau des comportements des bébés apparaît lorsqu’on est amené à visiter régulièrement la nurserie, les enfants sont particulièrement éveillés, ils sont capables d’une attention soutenue. On peut recenser ce constat auprès de mères : une maman, très fière, décrivait longuement les qualités d’anticipation et d’écoute de son bébé, expliquant qu’elle n’avait pu l’observer pour ses aînés puisqu’elle travaillait. D’autres nous ont fait part de la façon dont elles trouvaient leur bébé plus avancé que leurs frères ou sœurs au même âge : « Ça doit être ma présence à ses côtés en permanence. » En adoptant le parti pris que rien, ou presque, ne change pour le bébé en dépit du contexte carcéral, nous allons brièvement présenter le programme pile, portant sur les processus perceptifs du bébé qui organisent la communication préverbale et décrivent statistiquement son comportement en interaction avec sa mère. Avec les données interactionnelles obtenues – affinées dans un travail de recherche sociologique (Lafine, 2015) –, nous comparerons une séance de halte-jeu conduite par l’eje et proposerons de voir, à travers des éléments concrets, en quoi le travail d’une eje contribue à faire que tout se passe, ou du moins tende à se passer normalement.

Le programme de recherche pile

16Le Programme international pour le langage de l’enfant  [3] (pile) est une base de données qualitatives élaborée à partir de séquences vidéos portant sur les interactions de bébés âgés de 3 à 9 mois avec le parent (le plus souvent la mère). Effectué de 2004 à 2008, il visait à analyser les mouvements du bébé qui l’organisent et construisent l’échange avec le parent (mouvement des mains et des pieds, regard et vocalises), tout en regardant la qualité rythmique (comment le bébé réceptionne et émet des rythmes). En étudiant les modalités sensorielles, en tant que modes perceptifs vécus de manière soit proximale soit distale dans les interactions, et en analysant le rythme, les résultats indiquent que la mise en place du système perceptif et la qualité de la transmission du rythme sont centrales dans la construction du langage du bébé et l’appropriation de son corps. Cinq points ressortent :

  1. Plus le bébé grandit, plus sa partition gestuelle se développe, à savoir la quantité, la diversité et la variété des mouvements destinés à explorer son corps augmentent, en particulier vers 4 mois. La fonction proximale du toucher se cherche et s’affine en quelque sorte, comme s’il fallait prendre le temps de se toucher pour utiliser les modalités sensorielles dans l’ensemble de leurs possibilités. Mais cette appropriation de soi progresse indépendamment des échanges tactiles avec autrui.
  2. La transmission rythmique, mesurant la dimension distale, fait appel à des échanges de macro-rythmes, elle s’affine avec l’âge. Avant de produire un rythme, le bébé doit le percevoir, il est donc plus souvent récepteur plutôt qu’émetteur. Mais, dans les deux cas, il connaît un pic entre 4 et 7 mois, les notes sont posées, au-delà le bébé n’améliore pas sa sensibilité aux stimulations rythmiques. Pour tous les bébés, la réception-restitution d’un rythme est mieux réussie par les mains et les pieds plutôt que par la voix, indiquant que la récupération par la vocalise est plus difficile à attraper. Mais au-delà de 7 mois, la tendance s’inverse en faveur de la réception vocalique et des mains.
  3. Pour émettre un rythme, le bébé utilise plutôt la vocalise, ensuite les mains ; l’émission par les pieds est la moins réussie. Mais lorsqu’il vocalise, le bébé délaisse le toucher et la vue sur son propre corps. Inversement, s’il mobilise de préférence son répertoire gestuel, l’émission d’une vocalise perd sa prépondérance, comme si le bébé devait choisir entre la vocalise ou le mode tactile et visuel. Toutefois, c’est bien l’ensemble des éléments corporels qui participent à la découverte du corps, leur degré d’apport variant en fonction du développement et des acquisitions sensori-motrices du bébé.
  4. Plus le bébé améliore sa propre coordination sur le plan proximal, plus il est capable de développer avec le parent un très bon mode distal : la communication distale n’est possible qu’à la condition d’une dimension proximale déjà bien assurée, indiquant que ces deux dimensions ne sont pas totalement déliées.
  5. De façon globale, plus le bébé grandit, plus ça marche, statistiquement 4-7 mois s’avère une étape fondamentale dans le développement du bébé, corroborée par les acquis et connaissances en matière de développement sensori-moteur, et une période charnière dans la mise en place et la structuration de son répertoire gestuel, comprenant les mouvements proximaux qui l’organisent et participent à l’appropriation du corps et ceux distaux qui participent à la communication et construisent l’échange avec autrui.

Description comparative d’une halte-jeu

17Au départ, les séances durent 15 min, et augmentent petit à petit à 30 min, puis 1h en fonction des réactions du bébé. Les haltes-jeux commencent avec les enfants de 1 mois-1 mois et demi, autorisant la maman à souffler un peu. Sur le plan développemental, elles visent à stimuler l’enfant et voir où il en est dans ses acquisitions, ce qui, par la suite, permet de guider les mères dans leur mode d’action et de leur proposer des jeux et jouets adaptés. Les séances sont majoritairement individuelles, parfois avec deux enfants s’ils sont plus grands et du même âge, et représentent un réel avantage puisqu’elles permettent de consacrer du temps à l’enfant et de l’observer attentivement. L’eje chante des chansons pour essayer de créer des repères, chansons réutilisées au moment des sorties. Toujours, la maman amène son bébé et le remet dans les bras de l’eje, son départ est dit par les deux partenaires : cela se passe toujours bien, pas de pleurs évidents, la séparation se fait en douceur. Lorsque la maman revient d’elle-même chercher le bébé, selon la durée fixée par l’eje, cette dernière lui fait une restitution de la séance. Nous allons voir une séance de halte-jeu de 30 min pour un bébé de presque 5 mois.

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La maman pose sa fille dans un grand pouf. L’eje la met pieds nus et la pose à plat ventre sur un tapis de jeu. Le bébé fait des roulés-boulés avec un petit geste psychomoteur très amusant : la main gauche prend le pied gauche, et hop ! il se retourne. Se retrouvant coincé contre le pouf, l’eje lui dit : Tu vas apprendre à contrôler, c’est encore un peu bancal tout ça ! Le bébé continue ses roulés-boulés, tandis que l’eje a pris un jouet dans les mains : Qu’est-ce qu’il y a ? Vas-y pousse ! Tu viens le chercher ? Pourtant attentif à ce que fait l’eje qui tapote le jouet, il refait un roulé-boulé à gauche, puis à droite. Oh lala, tranquille ! Maman a dit que tu allais marcher vite, moi je ne sais pas, souligne l’eje. Se retrouvant sur le dos, il se sert bien de ses pieds comme appuis pour tenter de se retourner, l’eje l’aide d’un doigt. Le bébé vocalise plusieurs fois, à nouveau il se retourne sur le dos, puis le ventre. Il pousse sur ses pieds en appui sur le pouf, l’eje souligne : T’as les jambes musclées, hein ?

19On a donc un bébé avec une bonne motricité, centré sur ses roulés-boulés. Le développement et l’évolution de la maîtrise motrice par le bébé de ses propres mouvements et postures, si importante dans l’appropriation de soi, illustrent le point (1) de pile : la base de la perception du corps passe par l’activité de celui-ci, bien sûr, mais il s’agit d’abord de la façon dont le bébé va se toucher et de la manière dont s’organise l’enveloppe proximale. En outre, la découverte de son corps est influencée par le regard du parent : le bébé est attentif aux regards et paroles de l’eje. Enfin, comme au point (3) de pile, quand le bébé émet des vocalises seules, il délaisse ses roulés-boulés, ce qui s’expliquerait par le fait que la voix lui permet aussi de ressentir son corps autrement. Et c’est tout cela la mise en corps, ce n’est pas juste se toucher, mais c’est la qualité de l’ajustement de la perception de son corps par le bébé.

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L’eje, allongée sur le ventre, demande en claquant la langue : Oh oh, qu’est-ce que tu as ? Le bébé, plutôt que venir jouer, préfère ses roulés-boulés. Puis il imite la position de l’eje sur le ventre, relevant ses pieds qu’il croise et bouge en rythme sur la voix de l’eje. L’eje adopte le même rythme avec ses pieds. Le bébé se saisit d’une boule orangée et recule en appui sur ses mains et ses pieds nus.

21Voici un bel exemple d’une coordination rythmique qui montre que le rythme ne doit pas seulement être entendu ou vu, il doit être reçu-perçu et vécu pour être restitué. De plus, afin qu’il puisse particulièrement se fier à ses appuis, l’eje insiste auprès des mamans pour qu’elles laissent le plus possible leur bébé pieds nus. Cela lui permet de prélever des informations proprioceptives et kinesthésiques l’aidant à repérer des parties de son corps.

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L’eje met un cédérom de chants de Noël, sort un tunnel en toile et un chemin de triangles de différentes couleurs avec une face dotée d’un rond brillant. Elle se met à côté du bébé face à un rond brillant : Tu te vois ? Qui est-ce que tu vois ? Le bébé regarde, se laisse rouler, se tortille, pivote sur lui-même, se retourne sur le dos, Tu fais de la gym ?, dit l’eje qui lui renvoie la boule orangée. Le bébé se redresse sur les mains, lève bien la tête, et joue avec ses pieds. S’énervant un peu, il pleure. Mis sur le côté, il regarde l’eje qui prend un petit livre en bois sur les couleurs, il vocalise, mais est mécontent quand il veut se tourner et qu’il n’y arrive pas : Tourne, dit l’eje, bascule l’épaule comme on a dit. Mais il pleure, l’eje fait alors du bruit avec les pages du livre en bois, et tape avec ses mains sur le tapis. Le bébé sur le dos se calme.

23La bonne acquisition motrice du bébé, ainsi qu’un développement neuronal correct lui permettent d’explorer davantage aussi bien son corps que son environnement. Mais avec la comodalisation (combinaison) de la voix et de l’expressivité du visage de l’eje, le bébé s’accorde à la langue entendue, du moins au rythme de la parole, ce nouveau matériel lui permet de reconfigurer un sens et de communiquer autrement en utilisant les rythmes de ses mouvements.

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On va faire un peu de ballon ?, interroge l’eje, après on ira chercher maman ? Le bébé s’est retourné sur le ventre, l’eje le hisse ainsi sur un grand ballon kangourou, et le tient en posant ses mains sur les fesses. Elle accompagne chaque mouvement de paroles : Avant/arrière, côté/côté, en avant/en arrière. Le bébé vocalise, l’eje entame Bateau sur l’eau. Puis elle le place à plat dos sur le ballon, le tenant au niveau des hanches, et recommence les mouvements avec les mêmes paroles. Enfin, elle repose le bébé au sol et se met en face de lui.

25Le ballon kangourou est essentiel qui, au niveau de l’oreille interne, fait travailler le sens de l’équilibre, l’ajustement des postures, et affine la coordination tête et yeux afin que le bébé puisse se repérer spatialement. Par ailleurs, la comodalisation de modes perceptifs rythmés, ici la chanson animée par le mouvement des mains de l’eje sur le bébé, est aisément perçue par l’enfant. Elle se révèle particulièrement efficace pour la transmission de rythme qui constitue un nouveau canal de communication, d’exploration et donc de lisibilité de l’environnement, étape capitale dans les capacités du bébé.

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La maman arrive. L’eje lui fait un compte rendu, insistant sur le fait que sa fille était contente, elle avait plein d’espace pour faire des roulés-boulés, de la gym, elle a fait du ballon, elle a adoré. Oui, confirme la maman à genoux, elle bouge beaucoup. Chipie, dit-elle encore, elle s’énerve quand elle n’y arrive pas. Là, dit l’eje, elle découvre son corps, les mouvements qu’elle arrive bien à faire, elle s’intéresse pas aux jouets. Pour l’instant, elle a tout son corps à découvrir, elle joue avec ses pieds, elle ne le fait pas quand elle est en chaussettes ou en collant. Le bébé pleure, C’est l’heure de manger, dit la maman, Ah merci beaucoup.

27La restitution est importante, elle montre qu’il faut à la fois soutenir le duo, et pourtant casser ce couple et individualiser ses composantes pour éviter une fusion-confusion en vue de la séparation. L’action de l’eje peut se penser comme un ensemble de pratiques destinées à faire naître un duo entre la mère et son bébé, et non une association symbiotique, en contribuant à la fabrique de petites séparations, comme un travail de sas.

Une socialisation interstitielle

28Dans la continuité de notre travail de recherche (Lafine, 2015), on peut montrer que les interactions l’eje-enfant se déroulent de manière homologue à celles rencontrées en dehors du milieu carcéral. On retrouve trois similarités qui s’articulent autour des limites, de la comodalisation, des fondements interactionnels.

291/ Les interactions peuvent se lire comme une manière de faire acquérir au bébé des repères d’ordre corporel, anthropologique et temporel. Les limites corporelles sont mises en relief à l’aide de la proprioception et de la kinesthésie, comme pour lui faire saisir son enveloppe corporelle afin qu’il puisse se fier à ses appuis. Ce peut être aussi en lui faisant toucher des textures variées, comme la semoule, une balle, un grelot, où le lien direct entre corps et support imprime sa marque.

30Les limites anthropologiques sont visualisées à l’aide d’images où figurent des bébés porteurs d’expressions multiples. À la fin, on lui dit : « Et là, c’est toi. » Dans le même esprit, l’eje utilise le chemin de triangle qui présente un miroir, accompagné de « Tu te vois ? Qui est-ce que tu vois ? » Ce point est d’autant plus important que la perception du corps de l’autre (objet ou personne) permet aussi la perception des limites de son propre corps. Le bébé se construit à partir des mouvements qui viennent de l’extérieur, comprenant aussi bien les mouvements du corps et de la voix du parent, ou ici de l’eje, que ceux du corps et de la voix du bébé. Selon B. Golse (2004), cette « narration comportementale ou préverbale précède l’émergence de la narration verbale qu’elle prépare et conditionne éventuellement ».

31Les limites temporelles sont également à l’initiative de l’eje, elles s’illustrent dans la durée des sorties, des ateliers, des séquences interactives sans la maman. Comme des rituels de passage.

322/ L’eje commente toujours les postures du bébé, elle accompagne aussi de paroles les mouvements qu’elle imprime. Or stimuler l’enfant avec une comodalisation de modes perceptifs alimente une perception corporelle, nécessaire et fondamentale dans la découverte et l’appropriation de son propre corps.

333/ Les séquences ou les ateliers font intervenir le bébé, l’eje, et ce que l’on pourrait qualifier un objet-tiers qui représenterait ou du moins serait associé à l’extériorité, prélude au monde social. Dans cet espace exclusif, l’eje participe à la construction sociale du couple mère-enfant par une architecture socio-affective selon une logique de contenance œuvrant à une géométrie sociale spécifique : tout se passe entre les sas, par des rites de passage entre extérieur et intérieur, entre la maman et l’eje, entre les différentes pièces (cellule, halte-jeu, salle de jeu), avec une temporalité scandée par les ouvertures de cellules comme par les fêtes calendaires.

34En somme, ce serait comme un travail de sas se déroulant davantage dans les marges, les interstices temporels et affectifs où le bébé est pris en charge. On aurait une socialisation que l’on pourrait qualifier d’« interstitielle », suggérant qu’elle s’opère certes sous contraintes, mais aussi d’une manière quasi clandestine derrière les grilles d’un lieu improbable, s’assimilant à un monde parallèle dédié à des pratiques qui n’ont pas lieu d’être au sein d’un tel établissement. La concordance des pratiques, qui contribuent à doter le bébé du sens des autres et du sens de sa place parmi les autres, tend à montrer que la socialisation du bébé en nurserie carcérale, si elle est singulière comme l’est toute socialisation, n’est pas anormalement affectée par les conditions de détention de la maman. C’est donc vraisemblablement par l’ensemble de ce travail régulier et quotidien que le bébé placé en nurserie carcérale est susceptible de se développer d’une manière qui soit peu pathogène.

Bibliographie

  • Desjardins, V., Foki, J., Chauveau, D., Delmas, J.-F. 2008. « Analyse statistique de la communication par le système perceptif d’un bébé (de 3 à 9 mois) avec sa mère », Serveur hal [en ligne], p. 1-63. Disponible sur : https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-00324170, [réf. du 20 mai 2016].
  • Golse, B., Desjardins, V. 2004. « Du corps, des formes, des mouvements et du rythme comme précurseurs de l’émergence de l’intersubjectivité et de la parole chez le bébé : une réflexion sur les débuts du langage verbal », Journal de la psychanalyse de l’enfant, n° 35, p. 171-191.
  • Lafine, F. 2015. Du sensoriel au sens social. Naissance de la pertinence et de la normativité sociale chez le bébé, Paris, L’Harmattan.
  • Quéré, L. 1999. « Action située et perception du sens », dans M. de Fornel, L. Quéré (sous la direction de), La logique des situations. Nouveaux regards sur l’écologie des activités sociales, Paris, Éditions de l’ehess, coll. « raisons pratiques », 10), p. 301-333.

Mots-clés éditeurs : socialisation, éducatrice de jeunes enfants (, compétences sociales (chez l’enfant), quartiers mère-enfant, eje, ), interaction sociale, incarcération

Date de mise en ligne : 01/08/2016

https://doi.org/10.3917/ep.070.0109

Notes

  • [1]
    Chiffre stable depuis plusieurs années, selon les statistiques du ministère de la Justice.
  • [2]
    Circulaire JUSE9940062C du 16 août 1999 et celle de l’administration pénitentiaire, AP 99-2296 du 18 août 1999.
  • [3]
    Sous la co-direction de V. Desjardins, psychologue, et du Professeur B. Golse, chef du service de pédopsychiatrie à l’hôpital Necker, l’étude a réuni 111 bébés répartis en 7 cohortes, et 1 940 séquences vidéos ont été analysées selon trois dispositifs : interaction libre, interaction avec un objet, interaction avec une chanson accompagnée de mouvements de mains. Pour les résultats, voir Desjardins et coll. (2008).

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