Couverture de EP_070

Article de revue

L’ennui, fleur du désir

Pages 43 à 54

Notes

  • [1]
    Le présent article reprend des données consignées dans l’ouvrage collectif Vivre l’ennui à l’école et ailleurs de J. Clerget, M.-P. Clerget, Ch. Durif-Varembont, J.-P. Durif-Varembont, Toulouse, érès, 2006.
  • [2]
    Cité par H. Maldiney (1997, p. 125 et 162).
  • [3]
    S. Iturralde (dont je m’inspire ici) emprunte cette expression à Fernando Pessoa dans une lettre adressée à A. Cortes Rodrigues : « J’ai passé ces derniers mois à passer/ces derniers mois. Rien d’autre, un mur/d’ennui surmonté de tessons de colère. »
  • [4]
    Sur l’étymologie du mot ennui, Cf. J. Clerget, Vivre l’ennui à l’école et ailleurs, « Source d’ennui », p. 81 sq.
  • [5]
    Nous avons conservé la ponctuation et l’orthographe du texte manuscrit de chaque élève, les mots en italiques étant de notre fait.
« L’ennui est l’oiseau de rêve qui couve l’œuf de l’expérience. Au moindre bruit de feuillage, il s’envole. »
Walter Benjamin, Le conteur
« L’ombre que nous avons laissée sous l’arbre et qui s’ennuie. »
Pierre Reverdy, Main d’œuvre
« Si l’ennui faisait pisser, on sortirait de Saint Ex à la nage. »
Martin, 11 ans

Temps de l’ennui – ennui du temps

1Walter Benjamin (2000) parle de l’ennui en le comparant au sommeil, lequel représente pour lui le point culminant de la détente corporelle, alors que « c’est dans l’ennui que l’esprit se relâche le plus complètement », écrit-il (p. 126). Quel arbre porte donc la fleur ouvrant à un tel relâchement de l’esprit ? Nous connaissons tous le terme d’ennui. Chacun de nous en a fait l’expérience, encore qu’il ne soit pas si aisé de le définir et d’en arrêter les contours, de se reconnaître soi-même s’ennuyant, ennuyé ou plus encore ennuyeux.

2L’ennui se rapporte à notre expérience du temps. Le travail, le divertissement, la fête sont-ils des dérivatifs, des remèdes à l’ennui, à un ennui redouté ? Pour quelles raisons craignons-nous de nous ennuyer, que les enfants et les jeunes s’ennuient ? Cette crainte se tient entre impatience et tourment, mélancolie et excitation, fuite hors de soi et du monde, repli au fond de moroses pensées, oisiveté, paresse et inaction, désœuvrement. Qu’est-ce que l’expérience de l’ennui peut révéler, notamment dans la vie des enfants et des jeunes qui, la plupart du temps, la considère comme un passage nécessaire, voire indispensable ? Ce qui se vit et se passe dans l’ennui révèle en effet notre condition d’être humain existant. L’ennui nous livre à un examen de notre subjectivité, d’où la disparité des manières d’ennui. L’opacité de l’ennui ne se résout pas dans la transparence de l’être. Elle trouve issue dans un mouvement de désir, lequel, reconnu, opère comme une potentielle épreuve de vérité… du désir précisément.

3L’ennui parle de notre familière et quotidienne souffrance de vivre et d’exister, notamment par la confrontation à la situation de manque qu’il révèle, en laquelle il nous tient. Manque de goût de vivre, voire dégoût de la vie, acédie ou tædium vitae des Anciens. « Dégoûté de la vie », disent certains jeunes. Il signerait là une aversion, une lassitude, une sorte d’usure du temps, une lente durée confinant à l’insupportable. Tædiose en latin signifiait avec ennui. Ce dégoût de la vie (Sénèque) évoque une nostalgie (Sehnsucht), laquelle en allemand comprend le désir ardent et la langueur, le vague à l’âme et l’aspiration à quelque chose. L’acédie, elle, parle d’une forme de tristesse que nous combattons le plus souvent, alors que reconnaître la tristesse chez un jeune le conduit bien souvent à en sortir et à la dépasser, moyennant les larmes ou le chagrin, comme lors d’un deuil par exemple. Le terme grec akêdia porte en lui la double valeur de manque de soin, par négligence, et d’absence de souci, par lassitude ou par sérénité, par sagesse. Le souci de l’autre et le souci de soi nous conduisent, non pas tant à nous inquiéter qu’à nous préoccuper de l’ennui, celui d’autrui et le sien propre. La fleur de l’ennui s’épanouit dans le terreau du souci. Ainsi le tædium (ennui) se place entre tristesse et paresse. Mais la délectation esthétique peut s’ouvrir à un opulent ennui, le tedio opulento d’Eugenio d’Ors par exemple, ce trouble qui occupe un sujet désirant avec l’insatisfaction qui le pousse à désirer sans cesse.

4L’ennui, avec le risque dépressif ou mélancolique – à l’adolescence, la non-décidabilité est importante à respecter –, ouvre la réflexion sur la dimension du temps. Une mesure du temps concerne l’évolution de notre être, notamment celle de l’action anticipée qui nous fait regarder en avant, ce qui témoigne d’un enjeu d’ex-sistence, comme tenue hors soi, en soi plus avant, pour le dire avec le poète André du Bouchet. Dans l’ennui se vit une dysharmonie ou un conflit entre différentes formes du temps vécu, quand, simultanément, nous sommes saisis d’une stase, d’une sorte de nonchalance, d’un arrêt de notre pouvoir agir et de la nécessité de croissance et d’ouverture. Or, fait remarquer Henri Maldiney (1997, p. 104), une telle appétence d’aperture et de déploiement manque dans la grande fatigue et dans la dépression. Cette incapacité concerne la temporalité de l’existence. L’ennui, en cela différent de la dépression, ouvre à la potentialité de l’ailleurs et de l’autre chose, et ce, par un désir agissant. Dans nos bons jours, dit encore Maldiney (1997, p. 125), nous ne voyons pas passer le temps. Dans nos mauvais jours, le temps se traîne, le temps nous dure. Le temps impliqué dans notre activité propre, celui de notre moi, s’accorde plus ou moins au temps des choses et des autres. Celui-ci passe. Celui-là progresse et croît. Dans la dépression et l’ennui, mais tout différemment, l’harmonie entre les deux temps se désaccorde. L’ennui apparaît quand nous ne pouvons pas donner au temps des choses qui passent « un contenu de notre choix répondant au développement de notre personne », écrit Erwin Straus [ 2].

5Dans une variation de degré et de persistance allant du désintérêt passager au dégoût le plus profond pour ce qui est vécu et pour le fait même de vivre, l’ennui se manifeste le plus souvent comme une familiarité de notre présent qui vient nous tourmenter. Cette irritation s’exerce essentiellement contre le temps tel que nous le vivons. Le présent semble immobile et figé. « La douleur de l’ennui, écrit Sophie Iturralde (2008, p. 12), provoque quelques éclats, quelques “tessons de colère” sans objet et sans suite [ 3]. » Dans l’ennui, nous voudrions déserter notre propre actualité. L’inconfort de l’ennui a le mérite de nous mettre au pied du mur : que faisons-nous de nous-même dans le temps qui est le nôtre, celui de notre présence au monde ? L’ennui est une souffrance (sub fero, au sens de supporter) liée au présent, au présent tel que je le vis à ce moment-là. L’ennui exprime la conscience d’un moi haïssable (Pascal) quand il obère la subjectivité du je. Le dégoût du temps donne au dégoût de soi l’occasion d’être ressenti. « Incontinent, il sortira du fond de son âme, l’ennui, la noirceur, la tristesse, le chagrin, le dépit, le désespoir », écrit Pascal (1954, p. 1138). Chez cet auteur, l’ennui est l’opportunité d’une appréhension de soi afin de se détourner de son propre néant. Il actualise « le douloureux impact de la révélation qu’il permet » (Iturralde, 2008, p. 16), celle du dérisoire de la réalité.

6Que se passe-t-il dans l’ennui ? Pascal ne définit pas l’ennui. Il en part comme d’une expérience pour en évoquer les effets de décentrement. Il indique un sentiment d’extériorité à l’égard de ce qui est vécu – comme c’est ennuyeux ! – ou de la manière dont on le vit : qu’est-ce que je m’ennuie ! L’ennui au présent n’est pas la sensation de lenteur en elle-même, mais celle de l’étirement d’un présent trop long, ressenti comme excessif, vécu comme immobile alors même que l’on sait son cours se poursuivre. Vécu comme division, le présent est à la fois confiné dans son propre présent et extérieur à lui. Il semble être sans autre horizon que lui-même. On attend tout du présent. Ce n’est pas que le temps ne passe pas. C’est que nous-même ne parvenons pas à faire passer notre présent dans le temps en y introduisant quelque chose de nouveau. L’ennui est cet inconfort qui, si on l’affronte au lieu de le fuir, conduit à penser l’usage que l’on fait de soi dans le temps – c’est-à-dire un rapport à ce qui n’est pas soi. Le physicien Georges Lochak (1998, p. 62) parle d’un ennui fécond et créatif. Louis de Broglie lui avait confié : « Comment voulez-vous que la culture, aujourd’hui, ne soit pas décadente, quand il lui manque deux ingrédients essentiels : l’oisiveté et l’ennui ? » (Lochak, 1998, p. 62). Et Georges Lochak d’ajouter que l’on ne fait rien si l’on ne garde pas des plages d’oisiveté et d’ennui (Ibid., p. 63).

7Quelle est la vertu de l’ennui ? Quel est donc son pouvoir ? Quelle est sa propriété ? Quels en sont les fruits ? Le virtuel convoque et invoque un espace potentiel qui, par définition, demeure tout en puissance, et n’est pas actuel ni actualisé. Or l’ennui nous met en présence d’un processus en train de se faire et de se défaire. Ce que D. Winnicott dit du jeu n’est pas très éloigné de ce dont il s’agit dans l’ennui. Mais joue-t-on jamais à s’ennuyer ? S’ennuie-t-on en jouant ? Quel est, en nous, l’espace ou la place, le lieu de l’ennui ? Un espace d’expérience vécue ayant le pouvoir de nous affecter. Le virtuel n’est pas seulement ce qui est détaché de la réalité, il est aussi une réalité. La réalité de l’ennui virtualise l’actualisation du désir en nous. Il nous donne à entendre le réel du désir dans un appel à une autre dimension, celle de l’Autre ou de l’Ailleurs. Sur l’arbre de l’ennui pousse la pomme du désir.

8L’ennui nous fait franchir une distance qui n’existe pas comme mesure, mais comme lieu, celui de l’Autre. Il nous ouvre à ce qui advient et n’existe que par une telle ouverture, ce par quoi, paradoxalement, l’ennui concerne notre rapport à l’Autre et aux autres. Il nous connecte à des rythmes. L’espace intime de l’ennui existe comme un pouvoir-être-au monde dans cet espace lui-même, de sorte que l’on s’ennuie partout où le désir n’est pas mort. L’ennui est un mode de la parution du sujet.

Racines d’ennui

9Être ennuyé signifie être contrarié, préoccupé, se trouver dans le souci. On peut dire : « Ce livre m’a ennuyé. » Il m’a lassé, par le manque d’intérêt qu’il a suscité en moi, ce qui traduit la position paradoxale de l’ennui où se conjuguent être ennuyé, s’ennuyer, avoir l’ennui. D’aucuns s’ennuient dans des relations par trop paisibles. « La jalousie leur manque », écrit Marcianne Blevis (2006), jusqu’à les rendre odieux, ajoute-t-elle (p. 59). Par là, l’étymologie du mot ennui (in odio esse) recouvre cette force du réel, puisque inodiare signifiait en latin être dans la haine de quelqu’un, inspirer de la haine [ 4]. En français, le verbe ennuyer s’est affaibli. Le sens d’inspirer de la haine a fait place à celui d’inspirer du mécontentement ou du chagrin. Le mot ennui se décline au singulier et au pluriel, comme désagrément, contrariété, problèmes temporaires. Avoir des ennuis de santé ne dit pas que c’est l’ennui qui nous rend malade, mais que nous avons des embêtements, des emmouscailles, des soucis, des emmerdements, si j’ose le mot… Cet odieux d’où naquit l’ennui le conjoint au risque morbide d’une forme de jouissance, celle qui se complaît et se plaît, non pas au souci, mais à la haine et à la souffrance de l’autre.

10Si l’étymologie latine inodiare ou in odio esse nous lance sur la piste de la haine et des ennuis, il faut aussi nous rappeler que « désennuyer » signifiait, il y a quelques siècles, « créer des objets d’amour courtois ». Inodiare pourrait signifier « enduire de haine », faisant de la haine une sorte de sécrétion de l’ennui lui-même. Quel sens accorder au passage de la haine à l’ennui ? L’ennui des élèves ne serait pas seulement en résonance avec l’ennui des professeurs, patent chez certains, mais avec leur haine. Et vice-versa, la haine de certains élèves serait fort ennuyeuse aux enseignants. « Oui, il m’arrive de m’ennuyer, l’ennui se reconnaît, je pense quand on est quelque part et que l’on n’a rien à faire. L’ennui n’est en fait qu’une pensée. Elle vient quand on se sent seul ou abandonné, quand on est forcé d’être à un endroit (l’école) et que l’on n’en a pas envie. À ce moment-là, la haine peut nous envahir sans savoir contre qui et le plus souvent on trouve un coupable, qui n’a rien fait », dit Benjamin, 13 ans, 4e[5].

11L’expérience subjective de l’ennui, phénomène polymorphe, comporte des aspects complémentaires et contradictoires constitués d’un apparent repli sur soi et d’une quête de l’Autre et des autres. Réalité virtuelle grosse d’une échappée ou d’une fuite dans l’action, l’ennui nous convoque en fait à la mise en acte d’un mouvement de sortie à l’intérieur de soi-même. Pour Gaston Bachelard (1998, p. 180 sq.), la relation de l’espace intime et de l’espace du monde environnant se fait par l’immensité, par l’immensité qui est en nous et dont le terme d’ailleurs balise la circonscription, ce qui témoigne du rapport de l’intime et de l’ennui.

12« J’sais pas quoi faire » est l’une des formules de l’ennui. Mais ne pas savoir quoi faire, c’est n’avoir pas renoncé à faire quelque chose. C’est demeurer dans la dimension du faire, qui, justement, ne permet pas vraiment de sortir de l’ennui. En effet, la suractivité s’avère être souvent ennuyeuse. Elle n’attend rien, qu’elle-même, car on ne sort pas de l’ennui par l’activisme. La part créative de l’ennui ne consiste pas à faire ou à faire davantage, mais à faire autrement. Elle concerne un acte, non une action. Un acte différent du faire. Quand je m’ennuie, je fais quelque chose. L’action se pose à la fois comme dérivatif et comme reconnaissance discursive de l’ennui. « Quand je ne sais que faire, c’est-à-dire que je m’ennuie, je prends la première chose qui me tombe sous la main, c’est généralement un stylo, et je joue avec ou alors je le démonte et le remonte jusqu’à ce que j’en aie marre ou que je trouve une solution au problème suivant : que faire quand on s’ennuie ? », dit Stéphane, 3e. L’ennui pose la question, non seulement de ce que je peux faire pour sortir de l’ennui, mais plus radicalement de comment faire avec l’ennui. L’ennui trouve sa fécondité d’expérience dans le fait de passer par l’acte, de poser un acte, de venir à l’œuvre. Qu’un acte soit initié, réalisé en effectivité comme en pensée, dans la réflexion ou l’intention. L’ennui nous interroge sur l’acte humain par excellence qui est de parler.

Figure de l’attente

13Il y a, dans l’expérience de l’ennui, une attente, une attente d’ailleurs et d’autre chose, ce qui le situe dans la dimension du temps et du désir, disons-nous. Il se présente sous le double aspect du moment de l’ennui et de sa durée. On s’ennuie quand on a le temps. Si je n’ai pas le temps, je ne m’ennuie pas. Le temps où je m’ennuie est évoqué comme suit, surtout pour les enfants du primaire : « Je m’ennuie en récré quand je ne joue pas, je m’amuse avec ma calculette », écrit Adrien, cm1. « Quand je fais de l’expression écrite et que je n’ai pas d’idées. Quand je ne comprends pas l’exercice et que je reste bloqué. Quand j’ai tout fini mon travail et que je n’ai pas envie de lire. Je m’ennuie », relate Alexandre, cm1. Ce temps est plein de l’espace d’une ouverture à un autre temps d’actes annoncés.

14De fait, la plupart des activités par lesquelles nous sommes invités à tuer le temps, comme l’on dit, sont des activités ennuyeuses en ce que prime en elles un idéal de sécurité dans lequel tout risque est nié ou évacué. Ainsi peut s’ennuyer un enfant qui n’a pas le droit de casser ses jouets, de perdre ses affaires ou de salir ses vêtements, de se faire des bosses, de se risquer à des actes, empêchés, souvent a priori, par les adultes alentour. Il conviendrait d’éclairer l’enfant des risques et des dangers encourus, ainsi que de reconnaître qu’il y a des choses qu’il n’aime pas faire. Ce que dit clairement Laurine, cm1 : « À l’école je m’ennuie quand je dessine et quand je colorie parce que je n’aime pas dessiner et colorier. » À quoi Charlotte, classe de seconde, donne la réplique suivante : « L’ennui c’est aussi d’avoir envie de faire quelque chose, mais d’être en cours, et de ne pas pouvoir le faire. On peut combler cet ennui de différentes façons. Personnellement, quand je m’ennuie en cours, je dessine. » Ainsi, comme le déclarent ces élèves, on peut s’ennuyer en dessinant, parce qu’on n’aime pas dessiner ou dessiner en s’ennuyant pour combler l’ennui. Il prend alors la figure d’une envie insatisfaite, du fait d’être là en cours et partant, pas ailleurs.

15Pareil enjeu de diversion est également abordé par l’importance accordée au dessin ou au griffonnage s’affichant avec fermeté, de même que dans une résolution, voire une clé : « Enfin, l’ennui c’est dans la tête, tant pour nous intéresser au cours de français qui, aussi ennuyant puisse-t-il être, peut devenir, avec un peu d’effort, une chose intéressante. Voilà, la clé de l’ennui, l’effort, avec l’effort de faire les choses il n’y a pas d’ennui », écrit Nicolas, seconde. Lexicalement, le terme d’effort désigne l’activité de qui utilise ses forces pour résister ou vaincre une résistance, physique ou psychique. Ce terme, dans le discours scientifique, correspond à la force exercée par un corps. Ce mot d’effort, comme clé de l’ennui dans le discours de Nicolas, c’est l’effort qui, sur le mode paradoxal propre à l’ennui, est à la fois ce qui referme sur l’ennui et ce qui ouvre sur l’effort, clé de voûte, portée musicale et solution. Un effort à la clé pour démonter l’ennui. On notera la rigueur des propos écrits par les élèves, et la précision de leur énoncé.

16L’ennui, plus que le registre de l’identité ou des choses à faire pour s’occuper, invoque la dimension du lieu du sujet, lieu où se poser pour être et pour naître, non pour se fixer, mais pour prendre envol et essor vers une autre instance que les seules images. Même si je suis désœuvré, que je ne fais rien et que le temps s’arrête, l’ennui témoigne en nous du maintien d’un appel à une réalisation potentielle et « au faire comme complément naturel de l’être », selon le mot d’Olivier Cauly (1998, p. 69).

17Le surgissement de l’ennui commence, non pas tellement du côté où les choses se produisent, joyeuses ou ennuyeuses, mais plutôt par le comment elles sont accueillies par un sujet. Qui attend-on ? Qu’attendre de l’ennui, dans l’ennui, pour nous-même, les parents, les enseignants ? Il est une mise en attente et une découverte de l’altérité en nous, un contact avec l’autre scène : l’inconscient. Comme le rappelle Jean Allouch (1993, p. 207), « Supporter un ennui attente à quelque chose d’établi, tel sera donc l’attentat. » Souffrir de s’ennuyer porte atteinte à l’établi, à entendre aussi bien comme ce qui est établi, bien ancré, admis, en place, l’établissement, que comme la table de travail des menuisiers, ajusteurs et autres tailleurs. Sous ce jour, l’ennui porte une atteinte paradoxale à la routine par une mise à la question de ce qui est établi. Il ouvre l’institution, scolaire par exemple, à autre que soi. Cette dimension de l’attente qui attente est très présente dans le discours des élèves relatif à l’ennui. En effet, attendre et attenter ont ceci de commun qu’il s’agit de tendre vers, de porter la main sur la notion même d’ennui, la tentation restant encore de vouloir le définir. L’attentat consiste à vouloir tuer l’ennui ou le temps, voire le sujet lui-même. Ne parle-t-on pas d’un mortel ennui ? Qu’avons-nous alors à attendre de l’ennui ? À quoi attente-t-il et de quelle atteinte est-il le vecteur, l’agent et le fruit ?

18« Lors de ce manque d’intérêt, je regarde alors ma montre et j’ai l’impression que chaque minute qui passe sont des heures qui s’écoulent très lentement », dit Stéphanie, 3e. Quand lassitude et manque d’intérêt se conjuguent, un objet symbolise l’attente : la montre, et un autre matérialise la fin de cette attente : la sonnerie. La montre et la sonnerie scandent alors le rythme et l’issue de l’ennui. Comme le dit cette jeune fille, le singulier de chaque minute se convertit en heures au pluriel. Ce passage par le temps signifié engendre des heures qui s’écoulent très lentement, comme au ralenti, et ainsi, de cours en cours. Le transfert du singulier de la minute, chaque minute, au pluriel des heures, signe une mutation et un changement d’ordre. Il ne s’agit pas du temps en soi, mais du temps tel qu’il est vécu par un sujet, ce temps subjectif singulier où une minute peut devenir des heures. Regarder sa montre peut aussi s’entendre : « Regardez, ça montre. » « Je regarde ma montre toutes les minutes en attendant désespérément que cette maudite sonnerie retentisse pour que je puisse me lever pour aller m’ennuyer dans une autre salle », écrit Jimmy, 3e. Pour ce jeune homme, la fin du cours n’interrompt pas le cours de l’ennui qui se poursuit de salle en salle, d’heure en heure, dans une sorte de permanence qui le rend de ce fait omniprésent et familier.

Comment arrive-t-il ?

19Marie, 3e, résume assez bien le propos : « L’ennui arrive, alors il se traduit par des faits et gestes : on soupire, on baille, on fronce les sourcils, on regarde sa montre… L’ennui ne partira que lorsque les copies seront ramassées et que la sonnerie retentira. Là, on retrouvera les amis et on pourra se dire que l’ennui est passé… » Cette évocation parle des implications somatiques de l’ennui dans le rapport aux autres. Toutefois, l’on ne saurait faire des cures d’ennui organisé ou vouloir à tout prix s’ennuyer pour exorciser un souci, il vous tombe dessus ! La reconnaissance de l’entrée en scène de l’ennui participe d’une certaine mise en scène précisément. L’ennui se reconnaît à son arrivée : « Il vient tout seul, quand mon cerveau est fatigué de toutes ces théories mathématiques arithmétiques ou de ces règles de langue. Je reconnais l’ennui lorsque, quelques fois, en cours, je commence à imaginer de multiples aventures dont mes stylos sont les protagonistes. À ce moment-là, tout ce qui m’entoure n’a plus rien d’ennuyeux », dit Vincent, 3e. Y aurait-il une pertinence de l’ennui qui ne fût point ennuyeuse ? Assurément. L’ennui arrive et part, entre et sort, à la manière d’un personnage qui, sur une scène de théâtre, tient son rôle, puis repart, s’en retourne aux coulisses. Cette coulisse de l’ennui lui permet d’apparaître et de disparaître, l’ennui apportant avec lui l’ailleurs de la coulisse. Certains élèves repèrent le phénomène à quoi se signale l’arrivée de l’ennui : par exemple, ne rien faire d’autre que de dormir, mais avec une subtilité. Si le professeur me voit dormir, il me mettra en retenue, « c’est pour cela que nous bavardons autant durant les cours », dit Jean, 3e.

L’ennui obligé de désir

20Dans l’apparente inaction de l’ennui, la sortie de l’ennui ne se tient donc pas dans l’action, tels que le divertissement, la guerre ou le jeu, la lecture ou la télévision par exemple, mais dans une sortie de l’ennui à l’intérieur de l’ennui lui-même. Une sortie de l’ennui par l’intime de l’ennui. L’intime, superlatif de interior, comme l’étymologie le rappelle, est ce qui est le plus au-dedans du dedans, le plus intérieur de l’intérieur (Clerget, 2014, chapitre 4). L’entrée a pour formule le temps me dure et la sortie s’effectue par une entrée dans le temps qui dure et fait durée. La sortie de l’ennui n’est pas tant la mise en route d’une action pour changer de lieu, faire quelque chose, se fuir soi-même, que la mise en acte, à l’intérieur de soi, d’un changement de registre ou de régime. Il s’agit là d’un écart topologiquement circonscriptible. Cet écart-acte se donne dans une passivité qui achemine vers une activité, un acte porté par une expression de désir. L’ennui est à ce carrefour où je ne saurais vouloir quoi que ce soit, mais où pareil constat est déjà, à mon insu, prise de corps d’un vouloir. C’est ce qui se passe avec un enfant : le seul fait de reconnaître qu’il s’ennuie, le fait même de lui reconnaître cet état en le nommant, le fait sortir de l’accablement de l’ennui et être dans Autre chose, une mise de désir. Que l’on s’ennuie partout où l’on vit n’est ni une vaine figure ni même une déploration, puisqu’on s’ennuie partout où le désir est sauf. Et ce sauf-conduit à l’appréhension du temps comme à celle de l’acte.

21Les parents devraient être heureux et se féliciter de ce que leurs enfants parfois s’ennuient. En effet, avec l’éprouvé de ce phénomène reconnu, ils entrent dans la possibilité d’un changement d’état intérieur, ce dont les élèves témoignent avec pertinence. Les enfants qui ne s’ennuient jamais, au prétexte qu’ils passeraient toute leur vie aux jeux vidéo ou à la console, risquent fort d’être dans un état de détresse insu, dans une situation de tristesse cachée confinant à la mélancolie. Se consoler de l’ennui par la console n’apporte ni véritable consolation ni réel dérivatif. Ils risquent de sombrer dans une dépression assez grave pour déjà les priver de l’expérience de l’ennui, lequel, éprouvé et reconnu par d’autres, est adresse et demande, donc expression d’un désir reçu dans l’Autre à l’écoute de l’enfant. Je me souviens avoir vu notre fils, vers l’âge de 7 ans, un dimanche après-midi, s’ennuyer. Je lui dis alors : « Tu t’ennuies. » « Oui, répond-il. Mais comme tu l’as dit, papa, c’est déjà fini. » Et de repartir s’occuper à bricoler. L’ennui comporte, en son expérience vécue comme en sa structure, une subversion de lui-même. Le suprême ennui serait alors précisément de ne point connaître l’ennui, de chercher à y échapper absolument, d’éviter sa fonction de trouble-fête et de repos, de re-position du sujet.

22L’ennui me fait mesurer la force du temps et la présence des autres. Il y a dans l’ennui obligé une figure des rapports du singulier (ce qui vaut pour soi) et de l’universel (ce qui vaut pour tout un chacun), une image des relations de soi aux autres appelés, rêvés ou invoqués, dans la soustraction d’un sujet qui, partant ailleurs, au retrait de l’ennui, se voue ainsi à un repli qui n’est pas seulement narcissique. Le paradoxe de l’ennui tient à ce que, quoiqu’éprouvé chacun pour soi, il est un phénomène social, car il est, comme œuvre du désir, inconsciemment adressé. S’ennuyer auprès d’un autre, avec un autre, est-ce à dire que cet autre ne nous intéresse pas, qu’il ne nous occupe pas ? Ce n’est pas sûr. « Les moments où il est déconseillé de s’ennuyer, c’est quand on est avec sa copine, elle pourrait mal le prendre », dit Benjamin, seconde générale. « Par contre, j’adore m’ennuyer à deux », renchérit Laura, 3e. En effet, les élèves font une nette distinction entre un ennui individuel, dans le travail ou les devoirs par exemple, et un ennui avec les autres, où l’on est entouré, comme dans les soirées. Dans l’ennui collectif vécu au milieu des autres et avec eux, l’autre aide à passer le temps.

Vital ennui

23Sensation envahissante, sentiment horrible et inexplicable, vide plus ou moins prégnant, on ne peut vraiment décrire l’ennui, mais on peut localiser les temps et les lieux de son apparition à la conscience, ceux de sa venue dans le discours, en leurs diversités et expansion. On s’ennuie, selon les âges, au restaurant, à l’église, dans les salles d’attente, chez les grands-parents, au milieu des autres, dans la voiture, à l’école, à la maison, en vacances ou ailleurs, dans un repérage assez précis du moment de sa manifestation. Comme le dit Kevin, 4e : « Au moment de l’ennui, il ne se passe absolument rien. On ne pense à rien, on ne fait rien. » La place conférée au faire et au rien, au penser à rien, indique combien il est des rien faire qui ouvrent à une calme pensée et à une prise de recul.

24L’on s’ennuie partout où l’on vit, surtout quand il n’y a personne à qui parler, avec qui être ou jouer. Ceci souligne à quel point parler, être et jouer, mettant notre existence en rapport avec d’autres, conjurent l’ennui, le « contournent », comme le dit l’un d’entre eux. L’on s’ennuie dans l’attente ou dans la solitude extrême, celle où l’on est tout seul au point de paraître invisible, n’importe où et à n’importe quel moment. Ce je ne sais quoi faire, plus ou moins reconnu, engendre, en s’y entremêlant, cafard, lassitude, tristesse ressentie, trou noir dans la tête, chagrin, calme ou énervement, en des effets visiblement opposés. L’ennui énerve certains. « On s’énerve car l’heure ne veut pas avancer », dit Stéphanie. Tourner en rond, faire un tour, sortir de même que saisir tout ce qui tombe sous la main ou passe par la main, sont alors les expressions favorites de cet empêcheur de tourner en rond. D’autres reconnaissent que s’ennuyer à « rien faire » fait du bien et que cette manière de vide qu’est l’ennui peut être assez reposant. Par là, l’ennui se fait assez sentir comme ce dont on ne peut se défaire et comme ce dont on ne saurait se passer. À noter l’insistance du verbe passer décliné sur différents modes. Lise, cm1, condense et énonce la structure de l’ennui avec beaucoup de subtilité : « Je m’ennuie pour faire mes devoirs et je m’ennuie avec mes copines quand on n’a rien à faire. » Elle indique très bien que l’on s’ennuie à faire, pour faire, tout autant que quand on n’a rien à faire. Il s’agit de laisser faire l’ennui, de faire avec lui. Cet enlisement dans l’intervalle, comme le disait Vladimir Jankélévitch, fait l’ennui procéder d’un vide qualifié. Dans l’envie de ne rien faire, la flemme infiltrant la vie, comme une sorte de mutisme provisoire, de variété d’impuissance douloureuse, le temps dure, mais nullement n’angoisse. Un vide habité d’ennui n’est pas un vide vide. Il est un vide plein de l’ennui qui nous fait nous vivre soi pas si vide que cela.

Autre scène

25Dans l’ennui, je découvre un désir d’ailleurs et d’autre chose. Par l’ennui, je suis mis en relation avec la dimension de l’Ailleurs et de l’Autre en moi. Avec l’ennui, je rencontre en moi un espace où je ne m’ennuie plus, dans une sorte de clairvoyance qui me donne une vision régénérée de moi-même et des autres. Il est appel d’une dimension qui se fait sentir comme celle d’Autre-chose, dit Jacques Lacan (1966, p. 547), après avoir écrit : « Le désir, l’ennui, la claustration, la révolte, la prière, la veille […], la panique enfin sont là pour nous témoigner de la dimension de cet Ailleurs, et pour y appeler notre attention, je ne dis pas en tant que simples états d’âme que le pense-sans-rire peut remettre à leur place, mais beaucoup plus considérablement en tant que principes permanents des organisations collectives, hors desquelles il ne semble pas que la vie humaine puisse longtemps se maintenir. »

26Que les termes invoqués par Lacan ne soient pas de simples états d’âme, mais des principes permanents des organisations collectives, suggère combien cette série de mots, dont l’ennui fait partie, commande la vie humaine avec les autres, et pas seulement la vie nue, biologique. Cette exigence d’Autre est vitale pour nous qui, partageant le pain de l’ennui, partageons du même coup les joies de l’altérité ; qui, goûtant au fruit d’ennui, savourons les élans de sève de son arbre fertile. L’ennui, avec les autres éléments cités, sort du seul usage d’éprouvé personnel et portatif, sans Autre et sans autres. L’épreuve d’ennui impose la solidarité toute humaine de l’Autre et du lien aux autres. Tous ces événements de la vie témoignent de l’Autre scène en nous, si l’inconscient comme dimension d’Autre Chose a pour trame le désir de l’Autre. Dans les expériences que les hommes vivent ensemble, une telle dimension qui se fait sentir comme celle d’Autre Chose, a pour ailleurs un lieu, présent à tous et fermé à chacun : l’inconscient, là où règnent des pensées parfaitement articulées selon Freud. Cet Ailleurs n’est pas la forme imaginaire d’une nostalgie, ni celle d’un Paradis perdu ou futur. Il est une autre scène (Freud). Nous entendons l’ennui à la lumière de cet Autre – et de l’inconscient.

Fruit de l’ennui

27L’issue de l’ennui, sa sortie, est dans sa reconnaissance. Reconnaître l’ennui, c’est en sortir. Ainsi, l’enseignant qui voit un élève s’ennuyer pourrait lui dire simplement : « Tu t’ennuies » ou « Vous vous ennuyez. » Pareille reconnaissance de l’ennui dans une adresse de paroles en consacrerait la sortie. Son issue réside dans le fait de le nommer comme tel. « J’sais pas quoi faire, j’m’ennuie. » « Eh bien, ne fais rien, mon enfant. » Et de s’inscrire dans le temps de l’ennui comme moment vécu, temps à la fécondité aux vertus éprouvées. L’interdit qui pèse sur la reconnaissance de l’ennui et de sa fonction tient sans doute à ce que, affect proche de la dépression, sa morosité supposée risque d’engendrer une trop grande monotonie, voire une insupportable mélancolie, que le système scolaire ou familial ne saurait entretenir.

28L’ennui n’est pas à pourchasser. II fait partie intégrante de la vie. L’ennui n’est pas à combattre, il est à reconnaître. La fleur de la parole éclôt sur la tige du désir. Le fruit de l’ennui est à recevoir dans l’épanouissement de sa fleur.

Bibliographie

Bibliographie

  • Allouch, J. 1993. « Sincérités libertines », Études freudiennes, n° 34.
  • Bachelard, G. 1957. La poétique de l’espace, Paris, Puf, 1998.
  • Benjamin, W. 2000. « Le conteur », dans Œuvres, T. iii, Paris, Gallimard, Essais, collection « Folio », n° 74.
  • Blevis, M. 2006. La jalousie, délices et tourments, Paris, Le Seuil.
  • Cauly, O. 1998. « Ennui et divertissement mêlés », Autrement, n° 175, janvier 1998.
  • Clerget, J. et coll. 2006. L’ennui à l’école et ailleurs, Toulouse, érès.
  • Clerget, J. 2014. Corps, image et contact. Une présence à l’intime, Toulouse, érès.
  • Iturralde, S. 2008. « Usage du temps, usage de soi », Conférence, n° 27, automne 2008.
  • Lacan, J. 1966. Écrits, Paris, Le Seuil.
  • Lochak, G. 1998. « De la fécondité de l’ennui », Autrement, n° 175, janvier 1998.
  • Maldiney, H. 1997. Penser l’homme et la folie, Paris, Millon.
  • Pascal.1954. « Pensées », dans Œuvres Complètes, Paris, Gallimard, nrf, coll. « La Pléiade ».

Notes

  • [1]
    Le présent article reprend des données consignées dans l’ouvrage collectif Vivre l’ennui à l’école et ailleurs de J. Clerget, M.-P. Clerget, Ch. Durif-Varembont, J.-P. Durif-Varembont, Toulouse, érès, 2006.
  • [2]
    Cité par H. Maldiney (1997, p. 125 et 162).
  • [3]
    S. Iturralde (dont je m’inspire ici) emprunte cette expression à Fernando Pessoa dans une lettre adressée à A. Cortes Rodrigues : « J’ai passé ces derniers mois à passer/ces derniers mois. Rien d’autre, un mur/d’ennui surmonté de tessons de colère. »
  • [4]
    Sur l’étymologie du mot ennui, Cf. J. Clerget, Vivre l’ennui à l’école et ailleurs, « Source d’ennui », p. 81 sq.
  • [5]
    Nous avons conservé la ponctuation et l’orthographe du texte manuscrit de chaque élève, les mots en italiques étant de notre fait.
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