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Article de revue

L’ennui du bébé autiste. Une déception en deçà de l’objet

Pages 16 à 26

Notes

  • [1]
    Cette problématique du monde interne des personnes autistes a été choisie comme thème du prochain congrès de la cippa (Coordination internationale entre psychothérapeutes psychanalystes s’occupant de personnes avec autisme), association qui a été fondée par G. Haag et D. Amy et que j’ai maintenant l’honneur de présider, congrès qui se tiendra au début de l’année 2017.
  • [2]
    Auxiliaire de vie scolaire.
  • [3]
    Classe d’intégration scolaire.
  • [4]
    Entre « autiste » et « artiste », il n’y a qu’une seule lettre de différence, mais F. Tustin insistait souvent sur l’intensité du travail nécessaire pour passer de l’un à l’autre…

1Poser la question de l’ennui du bébé autiste revient, au fond, à poser la question du monde interne de l’enfant autiste [ 1].

2Mais il faut aussi savoir que l’avis n°102 du ccne (Comité Consultatif National d’Ethique pour les sciences de la vie et de la santé) rédigé sous la présidence de J.-Cl. Ameisen en 2007, avait été consacré a une réflexion « sur la situation en France des personnes, enfants et adultes, atteintes d’autisme » (8/11/2007) et qu’il se concluait, précisément, sur l’importance de poursuivre les recherches sur cette thématique du monde interne des personnes autistes, c’est-à-dire sur la question encore si énigmatique de leur vision du monde.

3La question de l’ennui représente ainsi l’une des facettes de cette réflexion qui demeure encore, bien évidemment, à approfondir.

De la tristesse, de l’ennui et de la déception

Bébé autiste, bébé dépressif

4Les sujets déprimés s’ennuient et leur temps vécu se ralentit, mais l’ennui du bébé autiste, s’il existe, ne semble pas pouvoir s’inscrire seulement dans le cadre d’une dynamique dépressive (Golse, 1993, 1995).

5En effet, avant d’émerger de sa bulle autistique, l’enfant autiste ne peut guère se déprimer en termes de perte d’objet puisque ses objets externes ne sont pas encore repérés et puisque ses objets internes ne sont pas encore instaurés (Golse, 2006).

6Quand un enfant autiste se déprime, cela signe donc un progrès de ses processus de différenciation (Golse, 1992), même si une dépression peut parfois se jouer pour lui en miroir d’une éventuelle dépression maternelle ou familiale.

7Ceci étant, nous ne savons encore que très peu de chose du vécu des bébés – et des bébés autistes notamment – car nous sommes contraints de passer par des reconstructions dans l’après-coup qui se trouvent donc, par essence, profondément remaniées et transformées.

« Quand je suis né, je n’étais pas là »

8Qui pourrait cependant, mieux que les enfants autistes eux-mêmes, nous apprendre ce qu’il en est véritablement du vécu autistique ?

9De nombreux témoignages d’adultes anciens autistes existent, et l’on sait notamment la richesse de celui de Temple Grandin (1986), mais les témoignages d’enfants sont plus exceptionnels.

10Je voudrais relater ici le témoignage d’un enfant que j’ai connu personnellement et qui m’a beaucoup donné à penser.

11J’ai connu Vincent quand il était âgé d’un peu plus de 2 ans, et il présentait un tableau d’autisme typique, véritablement gravissime.

12Je n’ai jamais été son psychothérapeute, mais, en tant que consultant de référence, j’ai eu la responsabilité de coordonner le dispositif de sa prise en charge multidimensionnelle qui s’est poursuivie pendant de nombreuses années, associant une scolarisation d’abord en maternelle avec avs[ 2], puis en classe primaire adaptée en clis[ 3], une rééducation orthophonique, une psychothérapie individuelle et une guidance parentale fondée sur une très bonne alliance thérapeutique avec les parents.

13Je passe ici, bien évidemment, sur le récit de son histoire spécifique, car ce que je veux dire, c’est qu’au fil des années, j’ai vu Vincent émerger de sa bulle autistique, accéder peu à peu à la communication, à la symbolisation et au langage et devenir, grâce à son énergie propre et grâce aussi à tout le travail effectué par ses parents profondément éprouvés par cette épreuve existentielle, un petit garçon très vivant psychiquement et très touchant de par son attention au monde qui l’entoure.

14Je suis un petit peu perplexe quant au concept de résilience qui est, certes, porteur d’optimisme, mais qui nous pose cependant des questions théorico-cliniques difficiles (Cyrulnik, 2001).

15En tout état de cause, quelques enfants comme Vincent me font penser que ce concept recouvre une certaine réalité dans la mesure où ces enfants qui ont frôlé la mort psychique ont non seulement survécu mentalement à cette catastrophe, mais semblent avoir acquis une richesse et une sensibilité particulières qu’ils n’auraient peut-être pas mises en place sans cette douloureuse traversée du désert, et pas non plus sans le travail psychique que leurs parents ont dû effectuer pour tenter de les comprendre, et pour les aider à arriver parmi nous, en quelque sorte.

16Certains d’entre eux acquièrent ainsi un regard quasi esthétique, artistique [ 4] et philosophique sur leur environnement, et ils nous impressionnent par le sentiment qu’ils nous donnent d’avoir été initiés à une sorte de mystère, initiation traumatique qu’ils auraient eu à assumer quant à la question des origines de leur vie psychique…

17Bien entendu, il y a sans doute une part subjective en nous qui nous fait ressentir ceci, mais quoi qu’il en soit, l’épisode que je veux relater est assez illustratif.

18Au moment dont je parle, Vincent a donc un petit peu plus de 11 ans, et il est en cm1.

19De tout ce cheminement, il garde seulement une voix haut placée, avec un rythme un petit peu lent et monotone, mais il est extrêmement attachant et subtil.

20Un jour donc, lors d’une consultation trimestrielle de surveillance de l’évolution des choses, je le reçois d’abord seul sans ses parents.

21C’est un samedi matin, et la consultation du service est particulièrement calme, ce qui n’est sans doute pas sans importance.

22Soudain, au bout de quelques minutes de conversation, je l’entends me dire, à ma grande surprise : « Tu te rappelles, quand j’étais petit, j’ai eu des difficultés. »

23Cet accès à une certaine narrativité rétrospective m’émeut infiniment, et n’étant pas son thérapeute mais seulement son consultant, je décide alors de lui faire part de mes sentiments positifs à son égard.

24Je lui réponds donc la chose suivante : « Bien entendu, je m’en souviens, et je pense même que c’est aussi à cause de ces difficultés que tu es devenu le petit garçon formidable que tu es aujourd’hui. »

25Ceci semble le toucher, et je le vois s’absorber dans un mouvement réflexif très intense.

26Je décide alors de poursuivre : « Mais avec tes mots d’aujourd’hui, comment pourrais-tu essayer de me parler de tes difficultés d’autrefois ? »

27S’ensuit un long silence pendant lequel je sens Vincent comme rentrer en lui-même et aller chercher une réponse tout au fond de lui, puis après un temps d’attente assez long et dense, il me dit cette chose tout à fait extraordinaire : « Quand je suis né, je n’étais pas là. »

28Que penser de ceci ?

29Bien entendu, l’accès au langage remanie en profondeur les souvenirs précoces, et loin de moi l’idée de penser que cette phrase vaut comme le récit direct de son expérience.

30Mais ne peut-on penser, en revanche, que cette possibilité de mise en mots de son vécu initial, des années après l’enfermement autistique, est cependant l’un des éléments qui ont permis sa « guérison » et qui en témoignent dans le même temps ?

31En tout état de cause, comment mieux dire la différence qui existe entre la naissance physique et la naissance psychique ?

32« Quand je suis né, je n’étais pas là. »

33La plupart des enfants naissent à la fois physiquement et psychiquement, tandis que les enfants autistes vivent peut-être un découplage terriblement angoissant de ces deux niveaux distincts de la naissance. Je dois beaucoup à Vincent dans ma prise en compte de ce possible découplage.

34Du fait de la néoténie humaine qui fonde la « situation anthropologique fondamentale » chère à J. Laplanche (2002), on sait que si l’on ne s’occupe pas d’un nouveau-né, il meurt physiquement, mais si l’on ne s’occupe pas d’un enfant autiste, il ne naît pas psychiquement.

35On voit donc bien qu’après-coup, il est difficile – y compris pour les enfants autistes eux-mêmes – de reconstituer leur vécu de bébé.

36La question que nous pose la phrase de Vincent est celle de savoir si elle évoque ou non la dimension de l’ennui. Le fait de ne pas être présent à soi-même suffit-il à nous permettre de parler d’ennui ? Ne faut-il pas au contraire être présent à soi-même pour éprouver un vécu de vacuité, pour éprouver fût-ce un vécu de vacuité ? D’où la question du sujet et de l’objet comme conditions du ressenti des affects et peut-être également de l’ennui.

Affect, ennui et tristesse

L’ennui a-t-il un statut d’affect ?

37Il s’agit là d’une question difficile car, dans une perspective strictement freudienne, qui dit affect dit représentant d’affect (Affekt-Repräsentanz), lequel suppose un représentant-représentation (Vorstellung-Repräsentanz) auquel le représentant-affect est alors susceptible de se lier. Autrement dit, l’affect renvoie à une représentation de chose et telle est bien la question de savoir si l’ennui est objecto-centré ou non.

38La tristesse est objecto-centrée en ce qu’elle est due à une perte d’objet comme on le sait depuis le travail de S. Freud (1915) sur « Deuil et mélancolie ».

39Mais qu’en est-il de l’ennui ? Est-il véritablement anobjectal et lié à la perte du plaisir d’investissement, à la perte du plaisir à fonctionner, ou correspond-il à une tristesse due à un manque inconscient d’objet ? La question est encore plus difficile chez le bébé dont les objets sont, comme dit précédemment, en cours d’instauration.

40Ce que l’on sait aujourd’hui, c’est que le bébé dépressif ne joue pas avec ses jouets, voire qu’il casse ses jouets (David, 1989), et que le « syndrome de comportement vide », décrit par L. Kreisler (1987, 1989), donne lieu effectivement à un sentiment d’ennui, de vide et de morosité. Si le bébé dépressif casse ses jouets, c’est peut-être pour maîtriser la perte plutôt que de la subir.

41Peut-on imaginer alors que l’ennui du syndrome de comportement vide serait moins lié à une perte d’objet qu’à la confrontation depuis toujours à un « objet décevant », selon le terme de R. Roussillon (dans Golse, Roussillon, 2010), puisque cette situation renvoie à ce que L. Kreisler appelait une « relation désertique habituelle » ?

42On peut alors proposer l’idée qu’à la différence de la tristesse, l’ennui ne serait pas lié à une perte de l’objet mais à la relation du bébé avec un objet insuffisamment réfléchissant (l’objet décevant) qui ne renvoie pas à l’enfant suffisamment d’informations sur les messages émis par celui-ci et que, de ce fait, l’enfant se trouve en difficulté d’élaboration de ses assises narcissiques.

43L’ennui serait donc également objecto-centré, mais plus du fait d’un dysfonctionnement qualitatif de l’objet que du fait de la perte concrète de celui-ci dans la réalité externe. L’ennui se situerait ainsi plutôt du côté des carences qualitatives tandis que la tristesse se situerait du côté des carences quantitatives. Cette proposition apparaît comme plus plausible que celle de faire de l’ennui du bébé la conséquence d’une perte inconsciente d’objet dans la mesure où, à cet âge, la différenciation intrapsychique est encore en cours et où, de ce fait, la démarcation entre système conscient et système inconscient ne se trouve encore qu’ébauchée.

44L’ennui serait ainsi le fruit d’une déception en amont de l’objet, d’une déception due à un dysfonctionnement d’un objet non encore perçu.

Ennui, intersubjectivité et subjectivation

45L’hypothèse d’un vécu d’ennui chez le bébé nous oblige donc à réfléchir à l’intersubjectivité et à la subjectivation comme conditions préalables ou non à la possibilité d’un tel vécu.

46L’objet décevant peut être éprouvé comme tel avant d’être perçu, pourrait-on peut-être dire pour paraphraser la célèbre phrase de S. Lebovici (1960) selon laquelle « l’objet peut être investi avant d’être perçu ». Autrement dit, si l’ennui se trouve lié à une faillite de la fonction-miroir de l’objet, il ne renverrait ni à un simple manque de l’objet dans la réalité externe, ni à une perte du processus d’investissement au sens de ce que A. Green (1986) avait décrit sous le terme de « fonction désobjectalisante » pour figurer la dynamique des pulsions de mort, mais l’ennui serait le reflet d’un tarissement de la source narcissique du futur sujet du fait d’un objet primaire insuffisamment « réfléchissant », d’un objet primaire défaillant dans sa fonction de miroir pour l’enfant alors même que cet objet ne serait pas encore repéré comme tel par l’enfant dans la réalité externe. D’où l’idée d’une déception en amont même de l’objet. Cette problématique pourrait ainsi se jouer en deçà de l’accès à l’intersubjectivité et à la subjectivation, et elle serait donc théoriquement pensable chez le bébé.

47Au point où nous en sommes, il est donc nécessaire de redire quelques mots de l’accès à l’intersubjectivité et à la subjectivation au regard desquelles la question de la synchronie polysensorielle se trouve aujourd’hui au cœur de toutes les réflexions (Ciccone, Mellier, 2007).

48L’accès à l’intersubjectivité correspond à la découverte de l’objet comme extérieur à soi dans le registre interpersonnel (soit celui de la réalité externe), tandis que la subjectivation correspond à l’inscription de ce processus dans le registre intrapsychique (soit celui de la réalité interne).

La comodalisation des flux sensoriels selon le point de vue cognitif

49Un certain nombre de travaux de type cognitif (Streri, 1991, 2000) nous apprennent aujourd’hui que l’articulation des différents flux sensoriels issus de l’objet est nécessaire pour que le sujet puisse prendre conscience du fait que l’objet concerné lui est bien extérieur. Autrement dit, aucun objet ne peut, en effet, être ressenti comme extérieur à soi-même, tant qu’il n’est pas appréhendé simultanément par au moins deux modalités sensorielles à la fois, ce qui met nettement l’accent sur l’importance de la comodalisation comme agent central de l’accès à l’intersubjectivité.

50Il nous semble qu’à leur manière, les cognitivistes rejoignent, là, une position psychodynamique classique selon laquelle la découverte de l’objet est fondamentalement coextensive de la découverte du sujet, et réciproquement dit, même si les travaux cognitivistes font, en réalité, le plus souvent référence à une intersubjectivité primaire d’emblée efficiente chez le bébé. En effet, repérer l’objet comme extérieur à soi-même suppose, dans le même mouvement, de reconnaître le Soi comme l’agent des perceptions en jeu, et pas seulement comme l’agent des actions produites (processus d’agentivité).

Le vécu d’extériorité de l’objet : une convergence entre psychanalyse et cognition

51Vivre l’objet comme extérieur à soi-même, soit le vivre en extériorité, suppose donc, bien évidemment, l’accès à l’intersubjectivité et l’élaboration du deuil de l’objet primaire qui sous-tend le processus de différenciation extra-psychique.

52D’un point de vue psychodynamique, cette possibilité de vivre l’objet en extériorité se trouve éclairée par les concepts de mantèlement et de démantèlement (Meltzer et coll., 1980), tandis que, d’un point de vue cognitiviste, c’est le processus de comodalisation des flux sensoriels émanant de l’objet qui se trouve au premier plan des réflexions. Il y a donc, là, à propos de l’articulation des flux sensoriels, une certaine convergence à signaler entre les deux approches, psychodynamique et cognitive. Cette convergence entre les deux types d’approche – psychodynamique et cognitive – est suffisamment rare pour qu’on prenne la peine de la souligner et de considérer qu’elle témoigne, probablement, du fait que ces concepts de mantèlement ou de comodalisation représentent deux visions complémentaires d’un seul et même phénomène développemental, appréhendable selon différents vertex.

53Ceci étant, on peut faire l’hypothèse d’un équilibre nécessaire entre le couple dialectique mantèlement-démantèlement (mécanisme inter-sensoriel) et le phénomène de segmentation des sensations (mécanisme intra-sensoriel), étant entendu qu’il n’y a pas de perception possible sans une mise en rythme des différents flux sensoriels.

54Ce travail de comodalisation perceptive ne peut se faire, en effet, que si les différents flux sensoriels s’avèrent mis en rythmes compatibles, et si ce travail de comodalisation s’effectue, comme on le pense aujourd’hui, au niveau du sillon temporal supérieur, alors s’ouvre une piste de travail passionnante, dans la mesure où cette zone cérébrale se trouve également être la zone de la reconnaissance du visage de l’autre (et des émotions qui l’animent), de l’analyse des mouvements de l’autre et de la perception de la qualité humaine de la voix. La voix de la mère, le visage de la mère, le holding de la mère apparaissent désormais comme des facteurs fondamentaux de la facilitation de, ou au contraire de l’entrave à, la comodalité perceptive du bébé, et donc de son accès à l’intersubjectivité.

55Ceci nous montre que les processus de subjectivation se jouent fondamentalement, au niveau des interactions précoces, comme une coproduction de la mère et du bébé, coproduction qui doit tenir compte à la fois de l’équipement cérébral de l’enfant, de ses capacités sensorielles et de la vie fantasmatique inconsciente de l’adulte qui rend performants, ou non, ces divers facilitateurs de la comodalité perceptive.

Quelques remarques sur le passage de l’intersubjectivité à la subjectivation

56C’est, bien évidemment, toute la question du passage de l’interpersonnel à l’intrapsychique qui se trouve ici posée.

57Nous avons pris l’habitude de penser, ou de proclamer, que ce passage ne pourrait être approché que de manière asymptotique, et qu’il nous resterait à jamais énigmatique quant à sa nature et quant à ses mécanismes intimes, hiatus qui serait donc incomblable par essence, et qui fait le lit de toutes les polémiques entre « attachementistes » (spécialistes de l’interpersonnel) et psychanalystes (spécialistes de l’intrapsychique).

58En tout état de cause, la subjectivation apparaît en fait comme le fruit d’une intériorisation psychique progressive par le bébé, de ses représentations d’interactions (dans le domaine de l’attachement ou de l’accordage affectif), mais avec une inscription graduelle dans le système interactif précoce de la dynamique parentale inconsciente, de toute l’histoire infantile des parents, de la conflictualité de leur histoire psycho-sexuelle, de leur problématique inter- et transgénérationnelle et de tous les effets d’après-coup qui s’y attachent inéluctablement.

59Cette inscription repose sur des mécanismes vraisemblablement complexes et encore mal connus, mais il est plausible de penser que les représentations mentales que les parents ont en tête, quant à leur histoire et à leurs propres interactions précoces, viennent imprégner – qu’ils le sachent ou non, qu’ils le veuillent ou non, et qu’ils l’acceptent ou non – le style de leur accordage affectif avec leur enfant, ainsi que leurs modalités d’attachement avec lui.

60Par ailleurs, si l’intersubjectivité permet de découvrir l’existence de l’autre en tant qu’objet (relationnel), c’est la subjectivation qui permet de ressentir que l’autre est aussi, de son côté, un sujet qui me perçoit, moi, comme l’un de ses objets relationnels, qu’il est un « objet-autre-sujet », comme l’exprime utilement R. Roussillon (dans Golse, Roussillon, 2010). Autrement dit, le passage de l’intersubjectivité à l’intersubjectivation correspond à un double mouvement d’intériorisation des représentations d’interactions (en termes d’attachement ou d’accordage affectif) et de spécularisation (processus en miroir), ce qui pose la question de comprendre pourquoi la majorité des enfants y parviennent si fréquemment… Le défaut de synchronisation polysensorielle entrave donc l’investissement de l’objet en extériorité, et du même coup l’accès à l’intersubjectivité comme à la subjectivation.

61L’ennui du bébé pourrait ainsi se concevoir comme un trouble partiel ou total – mais transitoire – de cette synchronisation qui rendrait ipso facto l’objet décevant et insuffisamment narcissisant pour le bébé.

Le bébé autiste peut-il s’ennuyer ?

62On entre ici, bien évidemment, dans un monde de questionnements dont les conséquences et les implications nous échappent encore, en grande partie.

L’enfant autiste en manque de « point de rebonds »

63Le bébé autiste est en attente de l’autre, non pas au sens d’une attente des réponses de l’autre, mais d’une attente de l’autre en tant qu’autre, en tant qu’autre existant pour lui, l’enfant autiste, de manière stable.

64On oppose souvent la demande manifeste à la demande latente. Il ne s’agirait, en fait, ici ni de l’une ni de l’autre. Il s’agirait plutôt d’une demande en quelque sorte intransitive, d’une demande non adressée à un objet défini, et ceci dans le cadre d’une intersubjectivité primaire en amont de l’objet. L’intersubjectivité primaire suppose, en effet, l’existence d’un mouvement vers le dehors, vers un dehors au sein duquel l’objet n’est pas forcément encore repéré en tant que tel. C’est ce qui explique d’ailleurs que même les enfants gravement autistes expriment une intention communicative non adressée à un objet déjà précisé, une intention communicative protopathique en quelque sorte et que le thérapeute se doit de relever et d’utiliser.

65G. Haag (1993) nous a appris à quel point les enfants autistes sont à la recherche d’un « point de rebonds » introuvable avec de possibles angoisses très archaïques quand ils éprouvent le fait que ce qu’ils envoient vers le dehors risque de tomber et de se perdre sans possibilité de retour et de transformation par le travail psychique de l’autre, de l’autre encore non perçu. Il est certes plus question ici d’angoisses archaïques que d’ennui, mais il est cependant clair que, dans ces conditions, l’absence d’objet constitué et réfléchissant ne peut être que profondément décevante pour l’enfant.

66Un défaut d’intersubjectivité primaire pourrait alors peut-être faire le lit d’un ennui, mais d’un ennui catastrophique au sens winnicottien du terme…

Solitude ou esseulement ?

67Dans Piano solo, son beau livre sur Glenn Gould, M. Schneider (1988) nous invite à ne pas confondre la solitude et l’esseulement : la solitude survient quand l’autre nous manque ; l’esseulement, quand nous nous manquons à nous-mêmes.

68Dans cette optique, nous dirions volontiers que les enfants autistes qui n’ont pas accès à l’intersubjectivité se trouvent dans l’esseulement véritable, alors que ceux qui ont accédé un tant soit peu à l’intersubjectivité mais qui ne peuvent communiquer avec autrui (ni sur un mode verbal ni même sur un mode préverbal) sont dans la solitude, une telle formulation n’impliquant aucune hiérarchie quantitative de la souffrance et n’ayant en vue que de souligner la différence qualitative probable qui existe entre les deux éprouvés.

69Les enfants autistes se manquent certes à eux-mêmes, mais l’autre leur manque en tant que miroir et en tant que lieu d’un possible point de rebonds.

Peut-on alors parler d’ennui chez le bébé autiste ?

70D’ennui conscient certainement pas, mais parler d’ennui inconscient ne semble pas très satisfaisant compte tenu du degré d’indifférenciation intrapsychique du bébé autiste.

71En revanche, en cas de « mécanismes autistiques non autistiques » tels qu’on les observe chez certains bébés qui ont été dépressifs, le retrait autistique pourrait alors être conçu comme une tentative de prévention du retour de la douleur de la perte, et dans cette perspective un vécu d’ennui pourrait alors se concevoir et signer une sorte d’hésitation face au risque d’investissement de l’objet. On sait d’ailleurs les zones de recouvrement qui existent d’un point de vue psychopathologique entre la série carentielle et la série autistique.

Conclusions

72Au terme de ces quelques réflexions, on sent bien que la question de l’ennui chez le bébé autiste demeure en grande partie hypothétique. Elle a l’intérêt de nous inciter à une réflexion psychopathologique sans laquelle il ne saurait y avoir de choix thérapeutique spécifique de chaque enfant.

73On sent aussi que cette clinique de l’ennui ne peut être qu’une clinique contre-transférentielle qui prenne soigneusement en compte le vécu du clinicien face à un enfant en deçà du langage et de la communication intersubjective.

74De l’ennui vécu comme une déception en amont de l’objet à l’ennui exprimé, il y a, de toute façon, un long chemin que les enfants autistes ne peuvent parcourir qu’avec notre aide.

Bibliographie

Bibliographie

  • Ciccone, A. ; Mellier, D. (sous la direction de) 2007. Le bébé et le temps, Paris, Dunod, coll. « Inconscient et Culture ».
  • Cyrulnik, B. 2001. Les vilains petits canards, Paris, Éditions Odile Jacob.
  • David. M. 1989. Le placement familial – De la pratique à la théorie, Paris, Dunod, 2004 (5e éd.).
  • Freud, S. 1915. « Deuil et mélancolie », dans Métapsychologie, Paris, Gallimard, coll. « Idées », 1976, p. 147-174.
  • Golse, B. 1992. « Un enfant autiste se déprime », Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence, n° 40, 10, p. 547-552.
  • Golse, B. 1993. « La dépression chez le nourrisson », dans B. Golse, Cl. Bursztejn (sous la direction de), Dire : entre corps et langage – Autour de la clinique de l’enfance, Paris, Masson, coll. « Médecine et Psychothérapie », p. 88-111.
  • Golse, B. 1995. « La dépression chez le nourrisson », Encyclopédie Médico-Chirurgicale (Paris, Elsevier), Psychiatrie, 37201-A10, 6 p.
  • Golse, B. 2006. L’être-bébé (Les questions du bébé à la théorie de l’attachement, à la psychanalyse et à la phénoménologie), Paris, Puf, coll. « Le fil rouge ».
  • Golse, B. ; Roussillon, R. 2010. La naissance de l’objet, Paris, Puf, coll. « Le fil rouge ».
  • Grandin, T. 1986. Ma vie d’autiste, Paris, Éditions Odile Jacob.
  • Green, A. 1986. « Pulsion de mort, narcissisme négatif, fonction désobjectalisante », dans collectif, La pulsion de mort, Paris, Puf, p. 49-59.
  • Haag, G. 1993. « Hypothèse d’une structure radiaire de contenance et ses transformations », dans collectif, Les contenants de pensée, Paris, Dunod, coll. « Inconscient et Culture », p. 41-59.
  • Kreisler, L. 1987. Le nouvel enfant du désordre psychosomatique, Toulouse, Privat, coll. « Éducation et culture ».
  • Kreisler, L. 1989. « La dépression du nourrisson », dans S. Lebovici, F. Weil-Halpern (sous la direction de), Psychopathologie du bébé, Paris, Puf, p. 341-351.
  • Laplanche, J. 2002. « Entretien avec Jean Laplanche » (réalisé par Alain Braconnier), Le Carnet psy, n° 70, p. 26-33.
  • Laplanche, J. 2002. « À partir de la situation anthropologique fondamentale » (conférence de Jean Laplanche à la spp le 20 novembre 2001 ; discutant : A. Green), dans C. Botella (sous la direction de), Penser les limites. Écrits en l’honneur d’André Green, Neuchâtel, Delachaux et Niestlé, coll. « Champs psychanalytiques », p. 280-287.
  • Lebovici, S. 1960. « La relation objectale chez l’enfant », La psychiatrie de l’enfant, VIII, 1, p. 147-226.
  • Meltzer, D. et coll. 1980. Explorations dans le monde de l’autisme, Paris, Payot.
  • Schneider, M. 1988. Glenn Gould, Piano solo, Paris, Gallimard, « Folio ».
  • Streri, A. 1991. Voir, atteindre, toucher, Paris, Puf, coll. « Le psychologue ».
  • Streri, A. 2000. Toucher pour connaître, Paris, Puf, coll. « Psychologie et sciences de la pensée ».

Notes

  • [1]
    Cette problématique du monde interne des personnes autistes a été choisie comme thème du prochain congrès de la cippa (Coordination internationale entre psychothérapeutes psychanalystes s’occupant de personnes avec autisme), association qui a été fondée par G. Haag et D. Amy et que j’ai maintenant l’honneur de présider, congrès qui se tiendra au début de l’année 2017.
  • [2]
    Auxiliaire de vie scolaire.
  • [3]
    Classe d’intégration scolaire.
  • [4]
    Entre « autiste » et « artiste », il n’y a qu’une seule lettre de différence, mais F. Tustin insistait souvent sur l’intensité du travail nécessaire pour passer de l’un à l’autre…
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