Notes
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[1]
Cf. Le camelot qui interpelle la ménagère : « Alors, la petite dame, est-ce qu’elle veut de ma salade, elle est belle, ma salade ! »
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[2]
J. Raspail, « Vous dirais-je tu ou bien me diras-tu vous ? », jeanraspail.free.fr/divers15.htm
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[3]
B. Gaufryau, « Le vouvoiement à l’école, ou la caricature du respect », www.meirieu.com/FORUM/vouvoiement.pdf
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[4]
Il serait question d’un projet de loi visant à imposer le vouvoiement dans ces lieux qui se doivent être des lieux de droit.
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[5]
G. Picherot, L. Dréno, diu de médecine préventive de l’adolescent, Nantes 18/01/2012.
-
[6]
C. Moreau, www.psychanalyse-en-ligne.org/…ment-tutoiement.html
« C’est l’horreur mais ton
arrogance me tue
tu me dis vous après tu... »
1J’ai été souvent confronté en tant que pédiatre de ville à la question de la bonne distance à adopter avec un adolescent. Donner la priorité à son écoute sans pour autant négliger la demande des parents qui l’accompagnent. Adopter envers lui un vouvoiement systématique en cette première rencontre. Ce sont effectivement des présupposés, des a priori qui se révèlent efficients dans la majorité des cas et notamment vis-à-vis des grands adolescents que l’on rencontre pour la première fois – quand le pédiatre est en position de consultant, de donneur d’avis, voire de conseils, de médiateur...
2Les pédiatres hospitaliers et les pédopsychiatres sont dans cette situation quasi exclusive de consultant et voient surtout des grands adolescents. Dans les exposés oraux, ils sont nombreux à conseiller ce vouvoiement systématique.
3La situation est à mon avis tout autre quand le pédiatre est consulté pour un tout jeune adolescent manifestement pré-pubertaire et/ou quand il s’agit d’un(e) patient(e) qu’il suit depuis des années, voire depuis la naissance. Il est possible qu’il ne l’ait pas vu(e) depuis plusieurs années et peut alors se trouver un peu perdu par les métamorphoses du temps qui passe. Le pédiatre a beau tourner sa langue sept fois dans sa bouche avant de parler ou débuter par une forme à la troisième personne : « Et alors, ce jeune homme (cette jeune fille) qu’est-ce qu’il lui arrive [1] ? » Vient immanquablement le temps du choix et alors tout se complique car il y a, j’en atteste, des vouvoiements très maladroits et des tutoiements trop complices…
Leïla, la rebelle
4Leïla, 14 ans, est en 3e. En classe, les notes s’effondrent. Leïla perturbe le cours, est insolente avec certains professeurs. Il y a eu plusieurs fugues et quelques scarifications. Son trouble du sommeil (ancien) s’est majoré. Elle se plaint d’une asthénie profonde, de céphalées quasi permanentes qui ne lui laissent, dit-elle, aucun répit. Elle a présenté en classe plusieurs malaises à type de lipothymies mais qui m’ont semblé, dans leur description, très théâtralisés.
5Je connais Leila depuis qu’elle a 1an et ne l’ayant pas revue depuis deux ans, je suis un peu sidéré de ce que sa mère et elle m’apprennent.
6Ses parents se sont séparés quand elle avait 3 ans et demi et je croyais (sûrement à tort) qu’elle s’était bien adaptée à la garde alternée. C’est la seule enfant de chacun des deux parents. Je l’ai accompagnée lors du décès précoce de ses deux grand-mères dont elle était très proche mais aussi lors du décès d’un arrière-grand-père, foudroyé par une crise cardiaque au volant de sa voiture qui transportait aussi Leïla et sa cousine. Je l’ai toujours tutoyée….
7Depuis deux ans environ (date de ses premières règles), elle conteste l’autorité de son père. Je comprends qu’elle cherche à se situer. Elle voit une psychologue depuis quelques mois.
8Malgré (ou à cause ?) de la présence de sa mère, je peine dans l’interrogatoire (pas facile de demander le nombre de protections quotidiennes pour les ménorragies ! Et tutti quanti) et aussi dans l’examen clinique… J’ai l’impression qu’il serait sain qu’elle trouve un(e) autre médecin que moi (là, c’est moi qui ai du mal à me situer !) Je le lui dis devant sa mère en méconnaissant (de façon évidente, quoique provisoire) qu’il est pour le moins cavalier de la « lâcher » elle et ses parents en plein milieu d’une situation difficile.
9Quand je fais sortir sa mère, j’aborde avec elle la question du vouvoiement et elle me dit qu’elle préfère le tutoiement mais que cela, en fait, l’indiffère car « tous les adultes sont nuls », que sa mère lui prend la tête et son père est « un c… ». Elle me dit ensuite qu’elle ne souhaite qu’une chose, c’est qu’on la « lâche », puis elle quitte brutalement la pièce… Je suis un peu perdu par cette mise en acte dont Leïla n’est pas coutumière avec moi. Plus tard, sa mère me dira que Leïla lui avait confié que je ne la prenais pas au « sérieux », elle et aussi ses symptômes. Je la revois après qu’elle ait « dynamité » la réunion parents-professeurs, puis avalé quelques comprimés de benzodiazépine paternels. Deux semaines plus tard, après un scanner cérébral normal, un changement de verres de lunettes et trois séances d’orthoptie, l’ambiance est nettement plus décontractée. J’ai pu reprendre avec elle que j’avais bien perçu sa revendication d’autonomie (vivre en internat la semaine) et que j’en avais, dans ma consultation, brûlé maladroitement les étapes. Je lui réaffirme alors que je suis toujours à ses côtés pour l’aider à passer ce gué (j’ai dans l’idée que le pédiatre peut être quelquefois un personnage d’arrière- plan, comme un grand-père bienveillant).
10Dans ce cas un peu caricatural, il est clair que ma tentative de passage au vouvoiement auprès de Leïla venait en redoublement de mon orientation prématurée et a certainement été vécue par elle comme une mise à distance, voire un abandon. La polysémie du verbe « lâcher » n’a pas besoin d’être ici développée.
Paul, le déprimé
11Paul, 12 ans, m’est adressé par son médecin pour une insomnie rebelle.
12Il a en fait un syndrome dépressif sévère avec des idées noires. Dernier enfant d’une fratrie de trois. Paul est pâle, petit et maigrichon. Ses parents sont âgés et je comprends très vite qu’ils ne s’entendent pas depuis longtemps. Le père de Paul a le visage marqué par un alcoolisme chronique et sa mère s’absente souvent pour son nouveau métier de formatrice qui la conduit parfois Outre-mer. Paul se dit peu motivé par le collège et se sent très isolé avec un seul copain. Il a des intérêts en secteur – les vieux voiliers et la mythologie gréco-romaine – qui recoupent totalement les miens quand j’avais son âge et Paul ne s’anime vraiment que quand il me « colle » sur telle ou telle bataille navale ou tel ou tel dieu grec.
13L’aspect physique de Paul et ce contre-transfert particulièrement chaud me conduisent « naturellement » à le tutoyer. Il m’amène des photos de ses maquettes, je le conseille dans ses lectures. Il va un peu mieux, a renoncé à réveiller son père le matin pour qu’il ne soit pas en retard à son travail mais continue à contrôler le stock de canettes de la cave. Cette amélioration n’est que transitoire et je suis amené à l’hospitaliser quand il me fait part de son intention de sauter du haut du palier. Il prendra plus tard, lui aussi, les médicaments de son père.
14Le père que j’ai rencontré à plusieurs reprises n’allait pas assez bien pour s’impliquer comme je le lui avais suggéré (ballades en vélo ou maquettes en duo avec Paul). Et ce dernier ne croyait plus à ce tardif « recollage » de la relation père-fils. Dans ce contexte de dévaluation du père, mon rôle demandait à être clarifié et je pense que le tutoiement que j’avais adopté d’emblée avec Paul me mettait dans une intimité plutôt handicapante à moyen terme. Difficile pour lui d’admettre la dure réalité (lui qui, tel un héros grec, se rêvait des parents idéaux)… Difficile pour moi de sortir de cette position de contre-modèle de père évanescent.
Bref rappel historico-géographique
15Il faut s’interroger autant sur le tutoiement « naturel » de la seconde vignette clinique que sur le vouvoiement « raisonné » de la première.
16L’histoire des usages du français et sa comparaison à d’autres langues sont instructives car elles permettent d’accéder à la complexité et à la réflexion.
17Durant l’Ancien Régime, la différenciation tutoiement/vouvoiement est clairement liée à la hiérarchie marquée et codée entre les différentes classes sociales. La Révolution française, jusqu’à l’avènement du Directoire, a imposé le tutoiement général et a interdit l’emploi des vocables Monsieur/Madame, remplacés par Citoyen/Citoyenne. Pour Jean Raspail [2], nostalgique de l’ancien régime et de la messe en latin, c’est une régression car la Révolution « égalisait au plus bas niveau, celui du plus grand dénominateur commun de la familiarité ». Une perspective historique plus récente nous rappelle que socialistes et communistes (le temps des camarades !) se tutoyaient (à l’exception, il est vrai notable, de François Mitterrand qui ne le supportait guère !)
18Et à l’école de la République, on est passé progressivement du vous au tu.
19Jean Raspail, évidemment, déplore le tutoiement des élèves par leurs professeurs : « Au premier jour de classe, l’ex-maître devenu enseignant par banalisation de la fonction et refus de cette sorte de sacerdoce qu’elle représentait autrefois, ne demande plus à l’enfant dont il fait connaissance : “Comment vous appelez-vous ?”, ce qui serait au moins du bon français, mais : “C’est quoi, ton nom ?” »
20Par contre, Bertrand Gautryau [3], chef d’établissement, énonce que le vouvoiement à l’école est une « caricature du respect » et que ce qui compte est le maintien d’une distance « suffisamment bonne ».
21Le tutoiement évoque l’intime, le familial, mais aussi la dépendance d’une relation quelquefois profondément asymétrique. En France, on a toujours tendance à tutoyer les personnes placées en garde à vue dans les commissariats ou écrouées dans les prisons [4]. Ce n’est pas par hasard : il y a derrière cette pratique une volonté de rabaisser et de mépriser les personnes. Il existe donc toujours, dans les rapports sociaux, une différence marquée entre le « tu » et le « vous ». Dans quelle mesure les grand(e)s adolescent(e)s qui se font tutoyer par leurs professeurs ne rangent-ils pas inconsciemment ces derniers dans la même catégorie que les policiers et les gardiens de prison ?
22Dans le domaine du soin, des psychanalystes défendent le vouvoiement avec des formules assez convaincantes : « Je te tutoie car je ne veux pas vous voir [5] » ou « Le tu immédiat tue les tabous de la rencontre et la relation d’égal à égal [6] », ce qui, au-delà des mots d’esprit, nous donne à penser. Les médecins (pédiatres, généralistes, pédopsychiatres sont dans l’ensemble plus nuancés dans leurs écrits que dans leurs paroles (Alvin, Marcelli, 2005 ; Binder, 2005) et ils insistent surtout sur la bonne distance relationnelle, l’empathie et le souci actif du professionnel vis-à-vis de son jeune patient. Ils n’instituent pas de règles car le tu peut se révéler possiblement intrusif et le vous met quelquefois trop à distance.
23Qu’en est-il aujourd’hui dans d’autres langues ?
24En anglais, c’est le contexte, le ton et les mots accompagnants qui colorent le « you ». En italien et en espagnol, le vouvoiement standard est la troisième personne du singulier. Il est moins utilisé qu’en France et surtout pour marquer le respect devant une personne plus âgée.
25Le tu est haïssable, voire grossier, pour le Wallon francophone alors qu’il est presque systématique chez le Québécois !!!
Comment faire ?
26La relativité historique et géographique ne doit pas conduire au relativisme et donc au désengagement vis-à-vis de cette question car, on l’a vu, des maladresses peuvent être un obstacle de plus à la réussite de la rencontre. À cet égard, le questionnement, voire le malaise, ressenti par le praticien est un bon indicateur de la pertinence de la question.
27Faut-il pour autant interroger directement l’adolescent ? Mon expérience est que la réponse sera quasiment toujours d’adopter le tutoiement.
28L’expérience clinique indique aussi que, jusqu’à un certain âge, la plupart des adolescents apprécient d’être tutoyés à partir du moment où le médecin, par ailleurs, sait les vouvoyer (c’est-à-dire les respecter) par ses attitudes (Alvin, Marcelli, 2005).
29Comme l’écrit Philippe Jeammet (2008), ce qui compte c’est que l’adolescent trouve du répondant…
Bibliographie
Bibliographie
- Alvin, P. ; Marcelli, D. 2005. Médecine de l’adolescence, Paris, Masson.
- Binder, P. 2005. « Comment aborder l’adolescent en médecine générale ? », Revue du praticien, n°55.
- Jeammet, Ph. 2008. Pour nos ados, soyons adultes, Paris, Odile Jacob.
Mots-clés éditeurs : tutoiement, consultation avec l’adolescent, respect, bonne distance, vouvoiement
Mise en ligne 27/07/2015
https://doi.org/10.3917/ep.066.0132Notes
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[1]
Cf. Le camelot qui interpelle la ménagère : « Alors, la petite dame, est-ce qu’elle veut de ma salade, elle est belle, ma salade ! »
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[2]
J. Raspail, « Vous dirais-je tu ou bien me diras-tu vous ? », jeanraspail.free.fr/divers15.htm
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[3]
B. Gaufryau, « Le vouvoiement à l’école, ou la caricature du respect », www.meirieu.com/FORUM/vouvoiement.pdf
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[4]
Il serait question d’un projet de loi visant à imposer le vouvoiement dans ces lieux qui se doivent être des lieux de droit.
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[5]
G. Picherot, L. Dréno, diu de médecine préventive de l’adolescent, Nantes 18/01/2012.
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[6]
C. Moreau, www.psychanalyse-en-ligne.org/…ment-tutoiement.html