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Article de revue

La notion de caregiver dans le cadre de placements d’adolescents en Maison d’enfants à caractère social (mecs)

Pages 88 à 98

Notes

  • [1]
    Le premier auteur : Bénédicte Boyer-Vidal.

Théorie de l’attachement et situations de placement

1Bowlby décrit l’existence d’un système motivationnel, qui organise les soins parentaux en fonction des besoins de l’enfant : le caregiving (fonction de prendre soin). Le parent ayant cette fonction est appelé le caregiver. Le système de caregiving est indissociable du système d’attachement de l’enfant puisque l’activation du système d’attachement de l’enfant provoque l’activation du système de caregiving chez le parent. Ainsi, il répond à la vulnérabilité réelle ou potentielle de son enfant en maintenant ou en rétablissant une proximité physique et/ou psychique avec lui. L’enfant est ainsi réconforté et le système de caregiving du parent peut se remettre en veille. Si aucun des deux parents n’est en mesure d’assurer cette fonction protectrice, d’autres personnes doivent prendre le relais et la garantir. Ces personnes peuvent être les frères et sœurs, les grands-parents, des proches de la famille. Dans d’autres cas, ce sont les autorités publiques qui vont imposer de nouveaux caregivers en ordonnant un placement (Miljkovitch, 2010).

2Même si le but d’un placement est de protéger un enfant d’une situation de danger au domicile familial, c’est une expérience de séparation douloureuse. Mais elle représente également une opportunité de rencontrer d’autres adultes avec qui il va expérimenter de nouvelles relations plus sécurisantes. Le rôle de chaque caregiver en Maison d’enfants à caractère social (éducateur, psychologue, institution) est donc central et porteur d’espoir.

3Comme le souligne Séverine Euillet (2010, p. 57), « Ce rôle fait partie des missions de protection qui lui sont confiées en même temps que l’enfant. Ainsi, le professionnel va avoir une fonction de “caregiver alternatif” auprès de l’enfant, c’est-à-dire, lui apporter les soins nécessaires en complément ou en alternance avec un autre donneur de soin qui lui est antérieur, souvent un parent. »

4Les parents ont un sentiment fort de responsabilité et un engagement réel vis-à-vis de leur enfant pour créer un lien durable. L’aspect biologique qui existe entre un parent et son enfant, et qui favorise l’attachement, n’est pas présent entre l’enfant et le professionnel qui l’accompagne. L’objectif du caregiver éducateur en mecs sera donc de parvenir à percevoir et répondre de manière sensible aux demandes de l’adolescent sans qu’il y ait de lien d’amour au sens parental du terme. Cela lui impose de se décentrer de lui-même afin de comprendre sa réalité et de l’aider à la mentalisation de ses affects, c’est-à-dire les nommer de façon juste, sans les nier ni les minimiser. Plus particulièrement, l’éducateur référent est un adulte fiable qui assure à l’adolescent un intérêt singulier par rapport aux autres jeunes. Une confiance s’installe peu à peu et il devient l’interlocuteur privilégié du jeune et de sa famille. Il peut alors le reconnaître comme celui qui soutient et qui apaise, comme une base de sécurité. L’éducateur référent peut devenir une figure d’attachement transitoire pour le jeune qui pourra développer de nouveaux modèles internes opérants (mio) d’un attachement plus sécure.

5Les adolescents en situation de premier placement n’ont souvent été confrontés qu’à des caregivers peu sécurisants. D’autres sont souvent porteurs en eux de discontinuité dans la relation avec leurs caregivers du fait de plusieurs placements. Ainsi, la proportion d’adolescents insécures et/ou désorganisés, débordés par leurs émotions négatives, au sein de la population que nous accueillons est nécessairement plus grande que dans la population normative (Dozier et coll., 2002 ; Bernier et coll., 2004). En plus, l’adolescent arrive dans un milieu inconnu dont il ignore encore les codes. Il subit donc un stress et active son système d’attachement. Ses mio constitués dirigent sa façon d’appréhender les situations et de gérer ses émotions négatives. De façon très paradoxale, un jeune placé, dont l’attachement est désorganisé et qui a souvent été confronté à des situations effrayantes auparavant, va pouvoir trouver « anormale » la façon de faire d’un caregiver qui offre des soins de qualité très différente de ceux qu’il a connus jusqu’alors. Son système d’attachement va activer des mécanismes défensifs qui peuvent mettre à distance l’éducateur qui le confronte alors à une nouvelle expérience relationnelle. Ces situations sont risquées puisqu’elles peuvent aboutir à rejouer quelque chose de l’ordre du rejet car il faut tenir bon et longtemps face à ces jeunes qui ne manifestent pas de reconnaissance de toute l’attention bienveillante que lui procure l’éducateur (Schofield, Beek, 2010).

6L’objectif des figures d’attachement auxiliaires est de changer les attentes des adolescents placés vis-à-vis des adultes et leur faire intégrer qu’ils peuvent compter sur leur aide en cas de détresse ou pour satisfaire leurs besoins. Une nouvelle expérience émotionnelle corrective peut également se nouer avec un autre éducateur que l’éducateur référent. Comme l’écrit Moses (2000), l’important est de créer un environnement sécure et attentif à chacun des jeunes accueillis. Leurs interventions nécessitent une forte implication émotionnelle auprès d’eux et un regard bienveillant pour influencer la qualité du caregiving.

7Les éducateurs sont souvent surpris de l’immaturité et du manque d’autonomie de certains jeunes par rapport à leur âge réel. Nous faisons souvent le constat qu’il faut les considérer comme plus jeunes qu’ils ne sont et s’adapter pour satisfaire leurs besoins plus infantiles tout en leur donnant les moyens d’acquérir une autonomie progressive en lien avec leur âge. Cela vient en contradiction avec les exigences de l’Aide sociale à l’enfance (ase) qui demande à ce que la durée de prise en charge soit de plus en plus courte et exige que le jeune puisse accéder à un degré d’autonomie élevé souvent même plus vite qu’un jeune sécure le ferait. Cependant, la théorie de l’attachement affirme que l’adolescent pourra s’autonomiser, et sa capacité à explorer sera libérée, uniquement si ses besoins d’attachements sont satisfaits (s’il sait qu’il peut s’appuyer sur ses figures d’attachement). Pour beaucoup d’adolescents placés, la perspective de cette « autonomie/indépendance », qui peut paraître très séduisante au premier abord, peut devenir très angoissante. La tâche des éducateurs est donc de sécuriser l’adolescent en faisant preuve d’un caregiving de bonne qualité afin que l’autonomie soit possible. En d’autres termes, le besoin de sécurité entraîne l’autonomie et non pas le contraire. Sans sécurité interne, l’autonomie n’est pas possible.

8Le placement est considéré comme une intervention bénéfique au bon développement de l’enfant. Cependant les mesures de placement sont, en général, fixées pour une durée de six mois, éventuellement reconductibles. Nous nous trouvons donc dans le paradoxe de proposer aux jeunes de faire l’expérience d’une nouvelle relation d’attachement mais à durée déterminée. Comment s’investir dans une nouvelle relation lorsque l’on sait qu’une nouvelle rupture de liens interviendra ? (Miljkovitch, 2010).

Applications cliniques

9Le travail du psychologue dans un contexte de protection de l’enfance, régi par la loi n°2007-293 du 5 mars 2007, remet au centre des préoccupations l’intérêt supérieur de l’enfant en lien avec les questions relatives à l’attachement en termes de sécurité et de stabilité. La mecs, dans laquelle sont placés par l’ase les jeunes dont nous étudierons la situation ensuite, accueille des adolescents de 12 à 18 ans. Régulièrement confrontée à des situations d’exclusion d’adolescents, la psychologue exerce un rôle important au niveau du travail de soutien prodigué aux équipes dans leur quotidien. Ces jeunes présentent fréquemment des troubles du comportement. Les équipes, se sentant impuissantes, disent souvent ne pas pouvoir les prendre en charge, d’autant qu’ils ne manifestent aucune envie d’être aidés. Les éducateurs demandent rapidement des « réorientations » et ces adolescents vivent alors de nouvelles ruptures, marquant une répétition de plus dans la discontinuité des liens. La théorie de l’attachement se présente alors comme un support théorique pertinent dans le cadre de la protection de l’enfance et apporte un éclairage important sur l’interprétation et la gestion des situations dans ce contexte de travail.

La compétition entre le système d’attachement et celui de caregiving de l’éducateur : le cas de Martin

10Martin est placé pour la première fois à 16 ans et demi afin d’être protégé de certaines relations dangereuses dans son quartier (violence, séquestration, délinquance). Très vite, les éducateurs perçoivent qu’un lien de confiance est difficile à tisser avec lui. Ils se demandent régulièrement s’il dit la vérité et remettent même en cause l’authenticité des agressions qu’il affirme avoir vécues. Il peut être très méprisant, avoir des propos insultants envers les éducateurs et être agressif avec d’autres jeunes de l’institution : par exemple, un jour, quatre jeunes, dont Martin, en ont frappé violemment un autre.

11Lors d’une de leurs rencontres, la psychologue [1] constate que le jeune est dans un état de grande tension. Il affirme avoir fait un geste auto-agressif par ingestion médicamenteuse la veille au soir. Martin doit alors être accompagné aux urgences afin qu’une évaluation médicale soit faite, qu’une perception de prise en charge de sa souffrance soit mise en évidence mais aussi afin d’éviter une éventuelle escalade dans les conduites à risque. À la suite de l’entretien, Martin part de l’institution après une altercation verbale virulente avec Marie, une éducatrice de son foyer. Marie est très impliquée émotionnellement dans cette situation : elle est l’éducatrice référente du jeune qui a été violenté par le groupe de quatre dont Martin faisait partie. Elle trouve insupportable qu’on s’en prenne à plus faible. Depuis, elle a mis une grande distance entre elle et Martin et a remis encore plus en cause son honnêteté. Martin n’est plus à ce moment-là digne de confiance et d’intérêt. Suite à un contact téléphonique réalisé par la psychologue, Martin accepte de revenir pour consulter un médecin. Faute d’adultes disponibles pour l’emmener aux urgences, la psychologue prend la décision de l’accompagner car elle a jugé indispensable qu’un adulte joue son rôle de base de sécurité dans cette situation angoissante, en lui montrant son importance en tant que personne et en montrant de la disponibilité et de la sensibilité à son égard.

12Face à cette décision de la psychologue, la chef de service l’interpelle et lui relate l’expression de colère de Marie qui n’est pas d’accord avec son intervention. Elle la vit comme une trahison car la psychologue prend soin, selon elle, d’un jeune qui ment et qui a agressé un jeune plus faible. Dans son attitude, l’éducatrice interroge la compétence professionnelle de la psychologue et celle-ci s’est aperçue qu’elle projetait sur elle son sentiment d’impuissance et d’inefficacité. Son système d’attachement était activé et elle était dans l’incapacité de prendre le recul nécessaire pour activer son système de caregiving. La psychologue n’avait vraisemblablement pas réussi à jouer son rôle de base de sécurité auprès de Marie afin de la rassurer suffisamment bien pour qu’elle ait un sentiment d’efficacité plus fort dans cette situation difficile. Cette éducatrice est habituellement une éducatrice bienveillante et engagée dans son travail. À ce moment-là, elle ne pouvait plus être du côté des soignants et prendre soin des deux jeunes. Elle voulait protéger celui qui s’était fait agresser et avait du mal à prendre en compte que Martin avait aussi besoin de se sentir entendu et contenu dans sa souffrance.

13Il est clair que le système d’attachement de l’éducatrice était activé et qu’il faisait entrave à son caregiving, probablement à cause de ses propres expériences d’attachement. Cela rejoint la question du style d’attachement des professionnels de la protection de l’enfance. Les études montrent que, chez ces professionnels, les styles d’attachement insécures sont majoritaires (Guédeney, 2008). Une insécurité de l’attachement peut venir parasiter la perception du soignant qui aura une tendance à reproduire des comportements de l’expérience qu’il a vécue, en tant qu’enfant, avec ses propres figures d’attachement. Par exemple, le soignant insécure-préoccupé aura tendance à se situer dans un registre proche du caregiving compulsif (Dicaccavo, 2006) qui se traduit par un adulte qui prend toujours soin des autres mais qui ne s’occupe jamais de lui-même, ni ne formule des demandes d’aide en cas de besoin ou alors il le fait de façon très culpabilisée et honteuse. Ces soignants prennent alors soin d’eux à travers la personne dont ils ont la charge. À l’inverse, un soignant ayant une représentation sécure de l’attachement sera sans doute plus en capacité de répondre aux besoins d’attachement imaginés derrière le comportement du jeune.

14Il est important de souligner que chacun des membres de l’équipe éducative doit faire face à la mise en jeu de ses expériences personnelles vis-à-vis de l’attachement. Chacun va devoir faire avec les résonances personnelles qu’impliquent la prise en charge de ces jeunes et les fortes implications émotionnelles mises en jeu. Il est donc toujours intéressant de s’interroger sur : a) les motivations plus personnelles à devenir soignant ; b) les raisons associées à la nécessité à s’occuper des autres, au don de soi ; c) les situations qui activent son propre système d’attachement, et/ou d) les difficultés à l’apaiser malgré le soutien de l’équipe pluridisciplinaire.

Un style d’attachement détaché : le cas de Pierre

15Pierre est âgé de 16 ans lorsqu’il est admis à la mecs. Avant d’être adopté à 7 ans, il a été placé dans un orphelinat, à l’âge de 4 ans, après avoir été retiré à ses parents suite à de très graves difficultés. Après l’adoption, suite à deux ans d’internat durant lesquelles les difficultés scolaires et de comportement ne se sont pas améliorées (vol, fugue, relations conflictuelles parents-enfant), les parents sollicitent un placement en mecs. Pierre semble s’adapter très vite à la structure. Ni les éducateurs ni l’équipe pédagogique ne notent de comportements inquiétants. Néanmoins, la psychologue recommande aux éducateurs d’être vigilants. Il est décrit comme un jeune qui ne verbalise pas beaucoup ses émotions et qui ne demande pas d’aide. Au bout de quelques semaines, l’éducatrice référente commence à s’inquiéter. Elle sent qu’il se renferme sur lui-même lorsque quelque chose l’inquiète ou lui déplaît. Il se plaint de maux de ventre, mais plusieurs consultations médicales excluent un problème organique. Dans ce contexte, l’éducatrice référente adresse Pierre à la psychologue. Elle l’accompagne car c’est elle qui porte la demande. Trois rencontres sont possibles de façon espacée : le jeune évite les rendez-vous. La psychologue lui fait parvenir à chaque fois un nouveau rendez-vous afin de lui montrer sa disponibilité et se positionner en tant que base de sécurité. Lors de leur troisième rencontre, elle lui demande ce qu’il pense des inquiétudes de son éducatrice référente, de sa difficulté à verbaliser ce qu’il ressent ou à demander de l’aide. Il finit par évoquer des traumatismes de sa toute petite enfance. Il est ému, aussi surpris que la psychologue, d’en avoir autant dit. La soignante s’inquiète des effets que ce rendez-vous pourrait avoir. Une autre rencontre aura lieu mais il en refusera ensuite qu’il y en ait d’autres.

16Pierre semble être un adolescent au style d’attachement détaché. Au regard de son histoire, on peut penser qu’il a appris à ne pas compter sur les autres en cas de détresse. Ainsi, il évite d’exprimer ses émotions et désactive son comportement d’attachement. Paradoxalement, ces adolescents qui ont appris à ne compter que sur eux-mêmes sont bien plus dépendants que les adolescents sécures car ils ont souvent peur de se faire rejeter et ont de forts besoins d’approbations. Ils peuvent être amenés à adapter leurs comportements pour se faire accepter des différents groupes sociaux auxquels ils appartiennent : un type d’attachement détaché peut se traduire soit par des comportements plutôt réservés, soit par des comportements brutaux pour lesquels les tentatives d’intimidations, qui pouvaient avoir émergé dès la moyenne enfance, peuvent persister. Les adolescents détachés présentent aussi plus souvent des troubles extériorisés comme un comportement antisocial (intimidation, racket) ou de l’agressivité (Atger, 2007 ; Schofield, Beek, 2010).

Séparation et ruptures chez l’adolescent détaché

17Au cours de son accueil, Pierre désinvestit sa scolarité. Il confie à demi-mot lors d’une réunion en présence de beaucoup d’adultes dont son père – contexte sans doute stressant pour lui – qu’il doit beaucoup d’argent à des adultes qui lui demandent de livrer des paquets. La psychologue s’oppose à l’idée proposée par l’équipe d’un éloignement temporaire de Pierre de la région parisienne par peur des représailles. Il lui semblait qu’au regard de son histoire, nous allions encore le déplacer, rompre des liens et ne pas lui offrir une relation d’attachement correctrice. De par son histoire, le jeune évite de s’attacher à un autre de peur d’être à nouveau déçu. Cependant, suite à une montée des tensions familiales lors des retours de Pierre au domicile, le réfèrent de l’Aide sociale à l’enfance décide de suspendre les hébergements et les visites de Pierre pour soulager les parents qui se sentent très démunis. Mais, à notre avis, une séparation trop prolongée de Pierre avec sa famille pourrait avoir de lourds dommages pour lui : ses grands-parents prendront alors le relais auprès de lui sur de courtes périodes. Dans cette famille, l’absence de liens biologiques majore la fragilité de la relation et les inquiétudes de chacun de ses membres. Les parents de Pierre sont blessés et ont un fort sentiment d’échec. La psychologue propose alors de les rencontrer afin de les aider à apaiser leurs systèmes d’attachement pour que leur fonction parentale soit réactivée et qu’ils se sentent à nouveau légitimes dans cette parenté. Les semaines suivantes, Pierre semble aller bien ; tous les éducateurs le trouvent en apparence plus détendu et il se remobilise à l’école. Son attitude est interprétée comme un soulagement et l’éloignement par rapport aux parents semble avoir été la bonne décision.

18Au regard de la théorie de l’attachement, tout au contraire, il semble plus que Pierre reproduit ce qu’il sait faire : se débrouiller seul. Plus il sera angoissé, plus il sera naturellement évitant. En provoquant une nouvelle séparation d’avec ses parents, quelque chose de son histoire est à nouveau mis en jeu. Face au stress de la séparation, le jeune se remet dans un registre d’autosuffisance qu’il connaît bien et fait appel à ses mio les plus anciens. Il est remis dans sa zone de confort détaché et nous ne lui offrons alors pas l’occasion de développer de nouveaux mio.

Expression émotionnelle chez l’adolescent détaché

19Tout au long de cet accompagnement, l’éducatrice référente n’a cessé de se questionner sur la qualité de son caregiving, le manque de verbalisation et la distance qu’il met entre lui et les adultes. Elle a eu besoin de soutien dans cet accompagnement afin de rester à la bonne proximité/distance. L’éducatrice pouvait avoir des moments où elle avait tendance à insister pour aider Pierre à raconter ce qui semblait le préoccuper, quitte à induire les réponses de l’adolescent. Mais il se renfermait de plus en plus sur lui-même. Elle a donc pris un peu de distance, tout en restant disponible. Pierre s’est alors dévoilé petit à petit. L’éducatrice a été attentive aux signaux de détresse de Pierre et elle lui a montré sa disponibilité de façon verbale et non verbale. Progressivement, Pierre s’est senti plus en confiance et a développé le sentiment d’être moins seul. Il s’est alors senti plus en sécurité et a noué de nouvelles relations.

20Lorsqu’ils sont placés, les jeunes n’ont pas bénéficié d’un caregiver qui répondait à leurs signaux de détresse de façon fiable et ajustée. Il est important de ne pas « forcer » ces adolescents à être dans un lien de confiance et de proximité dès le début de la prise en charge, ce qui sera certainement contreproductif car ils vont activer leur système d’attachement face à un nouveau modèle de caregiving. Ainsworth et coll. (1978) et Schofield et Beek (2010) ont identifié quatre dimensions du caregiving qui visent à explorer en quoi un caregiving peut être thérapeutique et à mieux identifier les tâches nécessaires à la construction d’une base de sécurité dans le cadre de placements. Il s’agit de la « disponibilité » (« aider l’enfant à avoir confiance »), la « sensibilité » (« aider l’enfant à gérer ses sentiments et ses agirs »), « l’acceptation » (« aider l’enfant à construire son estime de soi ») et la « coopération » (« aider l’enfant à se sentir efficace »). Pour cela, l’éducateur devra en permanence se mettre à sa place et se demander « qu’est-ce qu’il a bien pu penser ou ressentir à ce moment précis ? » C’est ce qu’on appelle avoir des capacités de mentalisation ou la fonction auto-réflexive (Guédeney, 2010a). Cette pratique peut cependant se révéler exigeante émotionnellement pour les éducateurs car ils vont être amenés, en s’ouvrant à l’esprit de l’autre, à ressentir un peu de leur propre souffrance. Mais grâce à ce soutien et à la mise en mots de ce vécu, l’adolescent pourra y mettre un sens, s’en libérer. Ainsi il comprendra mieux ce qui se passe en lui, et contrôlera ses sentiments puissants sans en être submergé. Ces progrès dans la pensée de l’enfant augmentent la probabilité de nouer des relations plus constructives, d’empathie plus grande et de comportements plus normatifs.

21Les adolescents placés n’ont pas, pour la plupart, pu bénéficier de parents qui font preuve d’acceptation. Les parents qui acceptent l’enfant tel qu’il est, avec ses forces et ses difficultés, aident l’enfant à développer une bonne estime de soi. C’est ce qu’a toujours essayé de faire l’éducatrice de Pierre : elle a toujours valorisé ce qui pouvait l’être. Elle l’a accompagné face à une scolarité difficile sans doute sous-tendue par une réticence à prendre le risque d’échouer chez Pierre. Elle l’a soutenu face à son manque de motivation et l’a encouragé au quotidien. Nombreuses auraient pu être les occasions de « réorienter » Pierre au regard de son comportement. Mais l’équipe éducative a fait le choix d’accepter Pierre dans ce qu’il est et de le soutenir.

22Selon Guédeney (2010a, p.18), « Le caregiving est associé chez le parent à des émotions spécifiques : sentiments de plaisir et de satisfaction et de soulagement quand il peut protéger l’enfant ; de la colère, de la tristesse et de l’anxiété quand il est dans l’impossibilité de le faire ». À ce même titre, les équipes éducatives peuvent rapidement être envahies par de la déception, voire de la colère face à un adolescent pour lequel elles font le maximum mais qui reste froid et distant. Plus particulièrement, les adolescents détachés vont souvent être décrits comme « hautains » et « ingrats » car ils peuvent être très résistants, voire hostiles envers les adultes qui s’occupent d’eux. Les professionnels ont un sentiment d’inutilité et d’échec car les progrès sont très lents. De ce fait, l’éducateur doit pouvoir s’appuyer sur une bonne estime de soi professionnelle, et bénéficier d’un soutien de son équipe, pour ne pas se sentir disqualifié et éviter que des interactions négatives s’installent entre l’adolescent et l’éducateur.

Conclusion

23La situation de placement est une mesure de protection pour un enfant considéré en danger. En règle générale, cette séparation de la famille est vécue de façon très douloureuse et elle active le système d’attachement de l’enfant. En effet, il est séparé de ses figures d’attachement auxquelles il a appris à s’adapter afin de réguler ses émotions négatives. Le placement va alors être l’occasion de faire de nouvelles expériences d’attachement afin d’augmenter la sécurité interne du jeune accueilli. Cela va aider le jeune à réguler ses états internes de façon différente.

24Pour que ces nouvelles expériences soient bénéfiques, il ne suffit pas d’accueillir et d’agir selon ce que nous-mêmes, professionnels, avons connu dans notre enfance, de nos expériences d’attachement. Être un caregiver de bonne qualité ne s’improvise pas toujours et ne relève pas que de l’intuition. Il est indispensable de réfléchir sans cesse à notre posture, à ce que l’autre interpelle en nous de l’ordre de l’attachement. La formation des professionnels de la protection de l’enfance à la théorie de l’attachement est donc très recommandée et un travail de supervision est indispensable pour tout professionnel confronté à cette question.

25La théorie de l’attachement permet également de revisiter cette phrase que nous entendons souvent : « On n’est pas là pour les aimer ! » S’il n’y a effectivement pas de lien de l’ordre de l’amour parental entre un éducateur et un adolescent, il est nécessaire que le professionnel s’engage émotionnellement auprès du jeune, et fasse preuve d’un caregiving de bonne qualité en s’appuyant sur les quatre dimensions du caregiving défini par Ainsworth.

26Nous voyons bien également le rôle important du psychologue dans l’institution et des cadres (chef de service et directeur) dans leur fonction de base de sécurité pour les éducateurs confrontés au quotidien souvent difficile de ces adolescents placés. Les réunions hebdomadaires que nous avons avec chaque équipe jouent un rôle essentiel dans ce soutien. C’est également l’occasion de réfléchir aux signaux de détresse que l’adolescent envoie et d’établir la façon dont on peut y répondre. Ce travail est impératif afin d’éviter les exclusions sous forme de passage à l’acte et de multiplier ainsi les discontinuités d’attachement. Il existe en quelque sorte une « chaîne de caregiving » qui répond à la question « Qui prend soin de qui ? » Dans ces deux situations, la psychologue mène les éducateurs vers une réflexion sur ce qui a amené le jeune au cours de son histoire à adopter un tel comportement défensif lors des réunions pluridisciplinaires hebdomadaires. « Les enfants ne sont pas des ardoises dont le passé pourrait être effacé avec un chiffon ou une éponge. Ce sont des êtres humains qui portent leurs expériences antérieures avec eux, et leur comportement dans le présent est profondément influencé par ce qui s’est passé auparavant. » (Schofield, Beek, 2010, p.11). Il est donc important de garder en mémoire que les expériences antérieures influent sur les relations du présent ; « elles sont centrales pour comprendre les points forts et les difficultés des enfants » (Ibid.).

Bibliographie

Bibliographie

  • Atger, F. 2007. « L’attachement à l’adolescence », Dialogue, n° 175, p. 73-86.
  • Bernier et coll., 2004. « Predicting the quality of attachment relationship in foster care dyads from infants’initial behaviours upon placement », Infant behavior & Development, 27, p. 366-381
  • Bowlby, J. 1969/1982. Attachment and loss, vol. 1. Attachment, New York, Basic Books. (Trad. fr. de J. Kalmanovitch, Attachement et perte, vol. 1. L’attachement, Paris, Puf, 1978.)
  • Dicaccavo, A. 2006. « Working with parentification : Implications for clients and counselling psychologists », Psychology and Psychotherapy, Theory, Researchand Pratice, 79, p. 469-478
  • Dozier et coll., 2002. « Interventions for foster parents, implications for developmental theory », Development and psychopathology, 14, p. 843-860.
  • Euillet, S. 2010. « Quel attachement pour les enfants accueillis », dans La théorie de l’attachement : une approche conceptuelle au service de la protection de l’enfance, Rapport de l’Oned.
  • Guédeney, N. ; Guédeney, A. 2010a. L’attachement : approche théorique. Du bébé à la personne âgée, Issy-les-Moulineaux, Elsevier Masson, 2010.
  • Guédeney, N. ; Guédeney, A. 2010b. L’attachement : approche clinique, Issy-les-Moulineaux, Elsevier Masson.
  • Guédeney, N. 2007. « Le domaine de la protection de l’enfance. L’enrichissement des pratiques par la théorie de l’attachement », Perspectives Psy, vol. 46, p. 11-17.
  • Guédeney, N. ; 2008. « Les émotions des professionnels de l’enfance confrontés à la situation de placement : l’éclairage de la théorie de l’attachement », Devenir, vol. 20, p. 101-117.
  • Miljkovitch, R. 2010. « Les attachements multiples », dans La Théorie de l’attachement : une approche conceptuelle au service de la protection de l’enfance, Rapport de l’Oned.
  • oses, T. 2000. « Attachment theory and residential treatment : a study of staff-client relationships », American Journal of Orthopsychiatry, vol. 70, n° 4, p. 474-490.
  • Oned, 2010. La Théorie de l’attachement : une approche conceptuelle au service de la protection de l’enfance.
  • Schofield, G. ; Beek, M. 2006. Attachment handbook for foster care and adoption, London, baaf. (Trad. fr. de S. Arslan, Guide de l’attachement en familles d’accueil et adoptives. La théorie en pratique, Paris, Elsevier Masson, 2010.)

Mots-clés éditeurs : caregiver, placement d’enfant, adolescence, attachement, protection de l’enfance

Mise en ligne 27/07/2015

https://doi.org/10.3917/ep.066.0088

Notes

  • [1]
    Le premier auteur : Bénédicte Boyer-Vidal.
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