Notes
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[1]
Aujourd’hui 28% des nouveaux mariés ont déjà un ou plusieurs enfants.
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[2]
Cité par Michèle Saint-Antoine, http://www.centrejeunessedemontreal.qc.ca/pdf/cmulti/defi/defi_jeunesse_9910/attachement.htm.
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[3]
Être attentif à l’autre n’est pas toujours un exercice facile. Les termes « attention » et « tension » ont une racine commune, soit tendere, qui signifie, entre autres, « tendre vers ». Pour être vraiment attentif, il faut se tendre, s’avancer vers l’autre ; il faut faire l’effort d’écouter, de regarder, de ressentir. Ce n’est pas un exercice superficiel.
1La capacité du jeune enfant à nouer des relations interpersonnelles avec des adultes, puis d’autres enfants est centrale dans son développement. On sait que la disponibilité d’une figure d’attachement contribue à lui permettre de se rassurer quand il se sent fragile et en détresse. La qualité des expériences premières influence ses modes de relations. En grandissant, il élabore des représentations de soi et d’autrui toujours plus solides, déterminantes pour les compétences sociales. On sait que les difficultés de certains adolescents en rébellion par rapport au cadre et aux exigences scolaires, trouvent leur origine dans des attachements de la petite enfance peu sécures.
299,8 % des enfants français de 3 ans sont accueillis à l’école maternelle. On a pu dire d’elle qu’elle opérait un changement de mère à un âge précoce, d’autres pays n’ont pas fait le choix de l’école pour les jeunes enfants. De fait, c’est elle qui va fabriquer la transitionnalité entre la famille et la vie sociale au sein d’un grand groupe, aider l’enfant à se détacher de son histoire singulière pour entrer dans « l’historicité des savoirs ». Elle joue le rôle de principe séparateur de l’enfant de son cocon familial, elle l’aide à quitter l’univers de la toute petite enfance, et accompagne le passage du rythme égocentré vers l’organisation du temps et de l’expérience d’élève. Ce « travail » symbolique repose sur un certain nombre de stratégies et d’options concrètes de l’école, qui sont résumées dans les programmes de 2015 par la phrase « elle accompagne les transitions vécues par les enfants », en construisant au quotidien des passerelles entre la famille et l’école. « L’expérience de la séparation entre l’enfant et sa famille requiert l’attention de toute l’équipe éducative, particulièrement lors de la première année de scolarisation ».
3Le texte parle de reconnaître en chaque enfant une personne en devenir et un interlocuteur à part entière. L’école maternelle a bien vocation à accompagner le développement de l’enfant, à lui permettre de se construire selon deux processus simultanés : d’une part, l’aider à se séparer, et, d’autre part, à « s’individuer », c’est-à-dire affirmer sa personnalité et sa singularité pour se distinguer des autres. La constitution de cette « colonne vertébrale psychique » repose sur plusieurs points. Il faut que l’enfant prenne conscience de son corps, comme limite, comme contenant, comme contenu, avec la fierté d’avoir une motricité qui se développe. Cela se fait s’il est encouragé, stimulé et investi. Il faut qu’il puisse se repérer dans un espace et apprenne à connaître et à utiliser des objets. Il doit acquérir sentiment du présent, connaître des séquences temporelles régulières et inscrire des souvenirs pour être capable de se projeter. Il doit avoir le sentiment de pouvoir agir sur l’environnement pour développer des causalités. Il faut qu’il réussisse à gérer son anxiété, découvrir qu’il est limité dans ses actions ; l’anxiété est nécessaire pour mobiliser des compétences, à condition de ne pas en être envahi. Il va investir des personnes significatives, en espérant qu’elles ne se dérobent pas. Il va devoir différer la réalisation de ses désirs, solliciter son imagination pour supporter ce renoncement. Il va développer son langage, s’investir dans des activités ludiques, symboliques et se construire. C’est le rôle de la première école que de lui permettre d’émerger comme sujet, en prenant des risques sans se mettre en danger, en exploitant les situations pour apprendre, créer, parler, imaginer, chercher à comprendre, interroger le monde et les autres. Voyons comment s’installe le cadre sécurisant pour que tous les enfants puissent se construire et apprendre dans le climat de bien-être d’une école humanisante.
Les référents de base
4Membres à part entière de la communauté éducative (depuis la loi d’orientation de 1989), les parents sont identifiés comme partenaires. Pourtant, l’école peine à créer des liens durables pour concrétiser le contrat de coéducation. Être partenaires d’éducation, c’est constater que l’on a des compétences, des moyens, des possibilités et des champs d’action différents et complémentaires. On sait que l’implication des parents dans la scolarité de l’enfant est un facteur déterminant pour leur réussite. Ce sont souvent ceux qui sont à l’aise avec les codes et les coutumes scolaires qui sont le plus impliqués, les relations sont plus distantes avec les familles en difficulté. Pour faire du lien, l’école doit ménager les conditions d’écoute réciproque et instaurer des échanges réguliers. Le plus délicat est de trouver la bonne distance, celle qui lui permet de jouer le rôle éducatif inscrit dans ses missions, celle qui permet aux parents d’apprendre à faire leur « métier » de parent d’élève. L’entrée en maternelle constitue un rite chargé d’une symbolique forte ; avoir un enfant qui entre à l’école renvoie les parents à l’acquisition d’un statut, avec la découverte et le décodage de prescriptions et d’attentes. Si l’école offre un cadre tout à la fois hospitalier et compréhensible par tous pour un climat serein de communication, elle construit de la reliance qui profite au bien-être de l’enfant. L’école maternelle s’inscrit dans une tradition républicaine d’accueil et doit jouer un rôle de lieu d’inclusion pour les parents immigrés de condition modeste. Leurs aspirations scolaires sont globalement plus fortes que celles d’autres familles, mais pour eux le parcours pour comprendre tous les « attendus » de l’école, pour intégrer les « prérequis », est plus difficile. Une école pour tous, soucieuse d’égalité, doit se préoccuper de leur faire comprendre le sens de ses missions par les moyens les plus appropriés. Institution située au centre d’un réseau « d’actions éducatives différenciées », elle doit prendre en compte le fait qu’on éduque aussi, ailleurs et autrement. L’affrontement des points de vue a souvent lieu à partir de situations « problématiques ». Dans les situations de « crise », il y a un retrait de la confiance, la capacité des interlocuteurs à réagir de manière constructive, au-delà des différences de vues, de regards et pour le bien de l’enfant, s’en trouve limitée. La recherche de compromis est facilitée si les parents sentent que l’école leur laisse réellement une place et leur reconnaît des compétences.
5Aujourd’hui, les enseignants mettent en évidence la démission de certaines familles. De fait, en trente ans, la famille occidentale a connu de profonds bouleversements. Le couple parental s’est contractualisé et, partant, précarisé. Parmi les valeurs démocratiques modernes, c’est la progression de l’égalité des sexes qui a sans nul doute le plus contribué à la redéfinition du lien de conjugalité. La relation à l’enfant a suivi une évolution analogue, bien qu’impliquant toujours une forme d’autorité de la part du parent. La famille démocratisée et égalitaire semble être devenue un nouveau modèle familial, l’enfant est l’un des membres d’une famille élective. Avoir un enfant est devenu le résultat d’un choix ; devenir parent, celui d’un engagement. La naissance de l’enfant opère une institutionnalisation du couple, marié ou pas [1]. La formule « c’est l’enfant qui fait la famille » est pourtant propice aux malentendus. Elle en fait le support identitaire de l’adulte, l’affirmation toujours plus forte du désir d’enfant débouchant sur la revendication d’un droit à l’enfant, qui se confond quelques fois avec celle d’un droit à faire famille. Les situations de fragilité du parent, c’est souvent l’enfant qui en supporte les retombées. La vulnérabilité ouvre les portes à des catégories d’enfants de plus en plus situés sur des extrêmes, enfants-rois gâtés matériellement de manière outrancière ou enfants-victimes (Eliacheff, 2001), voire enfant-styrans qui tentent de prendre le pouvoir sur les adultes (Pleux, 2002). Ce sont précisément ces enfants-là (plus souvent des garçons) qui manifestent des problèmes de comportement dans le grand groupe, en réaction aux contraintes introduites par l’école.
Se séparer
6L’enfant appartient à une communauté humaine extérieure aux coutumes scolaires ; il y a réalisé nombre d’apprentissages de base : la marche, le langage, la propreté, des modes de communication, des règles sociales, des habitudes de vie, des usages culturels… L’entrée à l’école n’est pas toujours la première séparation, mais symboliquement elle représente l’entrée dans un monde à dimensions nouvelles. L’expérience de séparation, qu’on peut rencontrer à d’autres moments de la vie, peut réactiver des inquiétudes anciennes, renvoyant à des angoisses d’abandon ou de perte de la personne aimée. Être capable de se séparer, c’est avoir une confiance suffisante en soi et en l’autre, c’est-à-dire être capable de nourrir l’espoir de se retrouver. La séparation doit être souhaitée par les parents, et si possible préparée, l’enfant doit sentir qu’ils l’estiment capable de cela et qu’eux-mêmes peuvent le faire aussi, c’est-à-dire lui faire confiance. L’école doit entendre la difficulté éventuelle des parents à se séparer. Les travaux d’A. Florin (2009) montrent que l’entrée réussie d’un enfant en maternelle réside dans l’attachement sécurisant qu’il construit vis-à-vis des adultes, qui conditionne sa capacité à nouer des relations sereines avec ses pairs. Un des objectifs important de l’école, c’est d’apprendre à vivre ensemble. La rencontre avec les autres enfants ne se fait pas sur les mêmes bases qu’à l’extérieur. Là, l’enfant ne choisit pas ses pairs, il les subit. Il va construire selon C. Passerieux (2010), comme un « je » distinct, singulier, pour s’émanciper de sa dépendance à ses parents et aller vers les autres. Lors de l’accueil du matin, différents temps et espaces interstitiels font office de sas vers les situations pédagogiques, plus fortement pilotées et guidées par l’enseignant.
7Lors de l’arrivée dans la classe le matin, on observe toutes sorte de stratégies : le jeune enfant peut s’accrocher aux bras de sa mère ou de son père, il suce son pouce, caresse ses cheveux, s’attache à un objet, dit plusieurs fois au revoir à sa maman avant de se séparer d’elle, « encore un bisou », verse quelques larmes… Une grande partie des pédagogues du siècle dernier, Pestalozzi, Montessori, Freinet… nous ont montré qu’il n’y a pas d’apprentissages cognitifs sans rituels de vie collective. Ils ne sont pas simplement un habillage nécessaire, un cadre matériel qui facilite le regroupement… ils constituent un apprentissage social et cognitif ; espaces et objets de transition permettent à l’enfant de s’émanciper de sa dépendance aux parents, pour se comporter en élève, ce qu’il est censé être tout au long de sa journée. Erving Goffman (1974), sociologue, classe les situations suivant le cadre de vie qui y est attaché. L’accueil du matin installe un cadre dans lequel on retrouve certains traits de l’espace familial, avec des spécificités inhérentes au milieu scolaire. Au moment de ce temps d’accueil et d’entrée dans le rythme de l’école, la notion de « vivre ensemble » prend tout son sens. Il est important de bien l’organiser, notamment pour les classes de petite section, de le faire évoluer selon le niveau d’autonomie des enfants. Si l’enseignant est le maître du jeu en ps, en ms et gs, les élèves prennent en charge des responsabilités en autonomie : mettre à jour le calendrier, gérer le tableau des absents, préparer du matériel, nourrir les animaux… Le matin, les jeux, de même que les activités de dessin libre dans le carnet individuel, favorisent les interactions langagière et communicative entre enfants et adultes, les parents qui prennent le temps de quitter leur enfant. Ils se séparent en jouant ensemble, soit avec le « doudou », soit avec les jouets et objets proposés par l’école Les jouets, à la fois médiateurs et passeurs de frontières entre le cercle familial et le cercle scolaire, créent une base de communication. Il est notable de voir que les enfants qui ont déjà effectué le travail de séparation à la garderie du matin vont tout de suite jouer dans les ateliers que l’enseignant a préparés sur les tables alors que les autres mettent en œuvre des stratégies pour retenir leur mère ou leur père.
Construire des liens
8Pour être efficace, un rituel scolaire doit à la fois constituer le groupe et construire du savoir « ensemble ». Pour l’enfant, écouter l’enseignant, les autres, ce n’est pas seulement entendre, c’est mettre en œuvre une posture mentale particulière qui permet de se projeter vers une parole. À travers la lecture d’une histoire se travaillent la compréhension en lecture et la construction du récit. Apprendre à utiliser les feutres, à manier le pinceau, la paire de ciseaux…, c’est comprendre ce qu’ils permettent d’apprendre. Les outils et les instruments de l’école, le « matérialisme pédagogique », comme disait Célestin Freinet (1941), sont mis au service de la réalisation des tâches pour accéder à des opérations mentales. Elles seront mobilisées et stabilisées pour d’autres tâches plus autonomes. Mireille Brigaudiot (2012) insiste sur le fait qu’il faut demander à l’enfant « ce qui se passe dans sa tête » quand il agit puis l’amener à découvrir ce qu’il a compris en mettant en place des situations d’échange et de verbalisation. Ce sont les progrès qu’il fait, présentés comme de mini-exploits, qui l’aident à s’affranchir sans souffrance des représentations que ses parents ont de lui, de s’engager dans un parcours d’émancipation et de découvrir de nouveaux horizons. Le rituel des étiquettes et de l’appel du matin, où l’enfant dit qu’il est là est un accès à la place et au rôle d’élève que tout le monde à l’école lui reconnaît.
9D.W. Winnicott (1971) a mis l’accent sur l’existence d’un espace transitionnel, dont l’objet dit transitionnel qu’on appelle « doudou » est une des manifestations. Il est l’interface entre la réalité extérieure et la réalité intérieure de l’enfant : en « occupant » cet espace, en lui donnant une consistance au travers de l’objet, l’enfant apprend à intégrer la réalité du monde dans son propre fonctionnement. En se munissant de ce qui représente la relation à la mère, il peut affronter son absence temporaire. Petit à petit, il s’en détache, au fur et à mesure qu’il accède à une compréhension plus objective de la réalité externe. L’espace transitionnel ou potentiel permet un premier détachement de la mère, c’est un début de mouvement vers l’autonomie. Cet espace ni dedans ni dehors l’amène à passer de ce qui est subjectivement vécu à ce qui est objectivement perçu. Il passe de ce qu’il crée intérieurement à ce qui existe extérieurement, créant ainsi un mouvement nécessaire à son développement. Le jeu crée du lien. Rassuré, il accepte d’être seul, puis d’entrer en relation avec d’autres, des objets, des personnes, de l’inconnu qu’il découvre, et construit sa propre ère d’imagination, son potentiel créatif énorme trouve son expression dans diverses activés à visée artistique.
10L’école maternelle joue un peu le rôle de substitut maternel en mettant en place des cadres propices à une séparation bien symbolisée. La ritualisation des moments d’accueil est importante, la première rentrée, les retours de vacances, le matin pour signifier à l’enfant que se joue une coupure qu’il est désormais tout à fait capable d’accepter et d’intégrer. La parole de l’enseignant signifie cela, quand l’enfant quitte les bras de son papa, l’enseignant lui dit : « Tu viens mon grand ! ». Le même mouvement s’instaure lorsque l’école présente de nouvelles activités, l’enfant doit pouvoir « passer » de ce qu’il sait et connaît à un autre mode d’appréhension et de compréhension. Il va faire l’expérience de nouveaux codes, de nouvelles manières d’interagir avec l’environnement, qu’il va progressivement « naturaliser ». Winnicott (1971, p. 9) parle d’« une aire intermédiaire d’expérience » entre le subjectif et ce qui est objectivement perçu. Dans cette aire, l’enfant doit avoir la possibilité, en toute liberté, de revenir à son monde personnel pour se rassurer, reprendre confiance et envisager un monde social apprivoisé. L’accompagnement mis en œuvre par l’enseignant repose avant tout sur l’envie qu’il va donner au jeune enfant de rentrer dans ce nouveau monde. Les activités structurées (donc rassurantes) et diversifiées, porteuses d’un sens immédiat, l’inscrivent dans le « monde des grands ». Le rituel est un des moyens pour régler la question de l’acceptation de la vie collective. Les routines sont les lieux et les signes d’une intégration. Ils marquent aussi des places, instaurent des rôles dans le rapport au savoir et déclenchent du développement, introduisent au réglé et partagé d’une école qu’on fait sienne, sans perdre le chemin du retour vers la maison. Tout enfant à l’école est un peu comme le Petit Poucet de l’histoire, qui rencontre des situations et des êtres qui vont lui permettre de relier ce qu’il a de plus intime avec ce qui est le plus universel. Il va découvrir qu’il n’est pas le seul à avoir peur d’être abandonné par ses parents et à être terrorisé à l’idée d’être dévoré par l’ogre.
À l’école, jouer
11« Le jeu, c’est le travail de l’enfant, c’est son métier, c’est sa vie », a écrit Pauline Kergomard (1886). Il est une constituante essentielle du développement du jeune enfant et de sa personnalité. On ne peut que se réjouir de l’importance que lui donnent les programmes de 2015. Symbolique, il donne forme à la vie psychique et affective de l’enfant. Par ses fonctions de représentation intellectuelle, il développe les fonctions cognitives et la permanence de l’objet. Il est fonctionnel, à travers les manipulations s’exercent les fonctions sensorielles, motrices et psychiques. Il stimule l’imagination et la créativité et permet de construire du lien aux autres dans des cadres stables. La socialisation concerne tous les jeux et conduit l’enfant vers l’intégration de cadres sociaux. Il apprend que le jeu est une voie unique vers la maturité et l’équilibre, qu’il recèle des « valeurs » sociales et culturelles fortes. L’espace des classes aménagé pour le bien-être de tous, est riche de propositions pour que les élèves jouent et découvrent, expérimentent, échangent. Le jeu symbolique est présent dans les coins de jeux, ouverts au moment de l’accueil du matin, ils doivent rester accessibles à d’autres moments de la journée et ne pas être présentés comme la « récompense » quand on a bien travaillé. Le jeu libre permet aux enfants de recréer en eux, et entre eux, un espace de sécurité malgré l’éloignement de l’univers familial. Cette fonction est celle d’une « contenance » sociale analogue à celle assurée par la mère pour le tout-petit. L’école doit générer une enveloppe contenante simple, sûre et solide, offrir l’enveloppe physique et psychique qui permet à l’enfant de se glisser dans des situations nouvelles, d’oser se glisser dans des rôles, des conduites, des vêtements sans risque de s’y perdre. Le développement du langage oral interne (monologue intérieur de l’enfant), la mise en scénario d’actions aléatoirement, puis logiquement et chronologiquement ordonnées, le développement imaginaire de relations où se rejouent des problématiques inconscientes donnent toute leur valeur éducative aux moments de jeu libre. Il facilite aussi la prise de distance vis-à-vis des autres, avec des objets qui fonctionnent de façon métaphorique. L’imagination travaille, mais aussi la communication, l’expression. La structure même du langage s’y élabore, les référents sociaux se combinent, s’échangent et s’opposent de façon signifiante : tel jeu mettra en évidence la distribution des rôles au sein de la famille, tel autre fera naître des débats sur la manière d’organiser des trajets en voiture (accidents, vitesse). En ce qui concerne le matériel mis à la disposition des enfants, il est bon d’utiliser des matériels « ouverts » (boîtes sans étiquettes qui peuvent devenir salière ou boîte de haricots.) Ces objets investis rendent possible le rêve, le détournement d’usage pour nourrir l’activité créatrice des enfants. Les moments de jeu libre sont des moments de respiration psychique, de détente, où des acquisitions effectuées à d’autres moments de la classe peuvent s’exercer en situation, se rejouer à des fins d’assimilation. L’enseignant (et l’Asem) peut prendre une attitude d’observation, en retrait, pour prendre en considération ce que les enfants mettent en jeu, habitudes, rôles, réinvestissement direct d’acquis moteurs, langagiers, détournements, collaborations, conflits… Bien connaître les enfants est nécessaire pour échanger avec les parents sur les indicateurs de développement.
Vers l’autonomie de pensée
12Des études récentes mettent en évidence l’importance de la stabilité de l’attachement durant la petite enfance, et son incidence tout au long du cycle de vie de la personne. Les recherches de Sroufe et de ses collaborateurs [2] démontrent que le type d’attachement de l’enfant dans la première année, sécure, évitant ou ambivalent, prédit son développement ultérieur. John Bowlby (1969) a développé l’idée de modèles de travail internalisés pour expliquer la tendance qu’a l’enfant de faire siens les modèles d’attachement. L’école maternelle peut être une expérience de conquête de soi, l’enseignant joue un peu le rôle d’un passeur susceptible d’aider les enfants à s’ajuster à un cadre nouveau. Si on reconnaît le fait que le jeune enfant est tout à la fois un être performant au plan cognitif, mais assez immature et dépendant au plan affectif, on peut mettre l’école maternelle au service de ses conquêtes. Porté par sa propre énergie, il pourra découvrir et comprendre le monde en réalisant des apprentissages constants grâce à la vigilance éducative, pédagogique et didactique de l’enseignant. On peut penser les projets de l’école autour de cette énergie générée par le groupe, favoriser les affiliations pour développer le sens du lien aux autres. Un enfant social est immédiatement membre d’un groupe, d’une collectivité, d’une société, d’une histoire et d’un projet parce qu’il sait se situer au sein de ce groupe. Il sait mobiliser ses compétences sociales pour penser, se penser par rapport au groupe. Quand il participe aux activités en y prenant plaisir, il a un rapport actif avec la réalité autour de lui, il recherche le contact et l’échange, s’exprime dans le jeu, s’enrichit de ses potentialités et de la différence des autres. Pour pouvoir se construire et construire un parcours scolaire réussi, il doit faire l’expérience de son existence en tant que sujet autonome et de son appartenance au groupe, prendre conscience de ses contributions à la communauté, qu’il peut façonner la vie quotidienne avec ses idées et ses désirs, que les règles sont négociées avec les adultes et les autres enfants. L’école comme univers de vie et d’apprentissages doit repenser son organisation, en particulier celle de ses espaces, en fonction du fait que les enfants ont une sensibilité spatiale particulière et des compétences perceptives très élevées. Ils vivent l’espace avec tout leur corps et lui attribuent du sens, à travers les odeurs, les sons et les stimulations visuelles. Organiser l’espace est un acte de grande créativité, non seulement pédagogique mais aussi culturelle et sociale. Des lieux prévisibles et significatifs permettent de solliciter la capacité à s’organiser dans le jeu et les activités, des lieux évocateurs rendent possible la rencontre avec l’imprévu et les objets de culture.
13Pour éviter que coexistent les deux lieux de l’expérience enfantine, ne pas laisser dans l’ombre ou à distance le monde de vie, l’école doit ancrer ses actions sur la culture environnante, humaine, matérielle… Divers supports permettent de concrétiser les liens d’appartenance partagée, le cahier mémoire de vie en est un. Il est le cahier de l’enfant, destiné à organiser sa vie d’enfant, à l’école, mais aussi ailleurs, il en est l’auteur ; il l’aide à donner forme à son identité individuelle tout en constituant l’identité collective (par les photos, les images, les textes collectés et collés). Il est ouvert aux histoires singulières représentées par les écrits et les objets rassemblés dans les pages du cahier. Pour l’enfant, avoir un cahier à soi qui témoigne de sa vie et garde la mémoire de ses activités l’aide à exister comme un parmi d’autres. Il exprime ses choix, ses goûts, ses émotions. Les témoignages rassemblés de ses centres d’intérêt vont favoriser la constitution d’une conscience de soi, qui permet de vivre en harmonie avec les autres, construire une relation sereine avec autrui.
Conclusion
14Pour répondre aux besoins des enfants d’aujourd’hui, le métier d’enseignant à l’école maternelle relève d’une professionnalité spécifique qu’il faut vraisemblablement refonder, dans le même temps qu’on refonde la première école. On ne fait pas en plus petit, et en formule simplifiée, ce qui est fait à l’école élémentaire. Son rôle est de soutenir le développement de ses potentialités selon sa singularité, à un moment du parcours de l’enfant déterminant pour la suite de la vie. Je persiste à défendre une action et une professionnalité spécifiques du Professeur des Écoles en maternelle, notamment dans la relation éducative qu’il instaure avec ses élèves, selon une éthique propre à la petite enfance : sécurité, bien-être, protection, attention [3] et bienveillance, soutien de l’envie d’apprendre et valorisation du sentiment de compétence. Il tient et tisse deux liens en même temps : celui du développement et celui de la connaissance. Il ménage le passage entre l’individuel, le personnel et le collectif-institution, l’affectif et le cognitif, le particulier et l’universel, l’appréciation et l’objectivation. L’école doit être conçue comme un milieu adapté, avec des lieux aménagés selon les besoins observés des enfants (affectif, social, sensoriel, moteur, cognitif et langagier). Organisée en lieu de vie, d’échanges et de productions, avec une priorité donnée au « faire ensemble pour apprendre ensemble », elle favorise un « vécu » commun, des émotions partagées. Son univers de culture à portée « universelle » est une « boîte à outils » d’objets, de techniques, de procédures, de symboles permettant au jeune enfant de comprendre et d’interpréter le monde. Lieu d’éducation, elle transmet les règles propres à la relation avec des pairs, avec des adultes différents des parents. En assurant l’autonomie de chacun et l’accès à des responsabilités qui font grandir, l’école maternelle pose les bases du contrat social. Rien de moins.
Bibliographie
- Bowlby, J. 1969. Attachement et perte, Paris, Puf, 2002.
- Freinet, C., 1941. Œuvres pédagogiques, Paris, Le Seuil, 1994.
- Brigaudiot, M. 2012. Langage et école maternelle, Paris, Hatier, 2015
- Eliacheff, C. 2001. Vies privées, de l’enfant roi à l’enfant victime, Paris, Odile Jacob, coll. « poche », 2001.
- Pleux, D. 2002. De l’enfant roi à l’enfant tyran, Paris, Odile Jacob, 2002.
- Florin, A. 2009. « Les effets de la scolarisation à deux ans : comparaison de différentes modalités d’accueil », dans C. Passerieux, Maternelle : première école, premiers apprentissages, Paris, Chronique Sociale.
- Kergomard, P. 1886. L’éducation maternelle dans l’école, Paris, Hachette, 1974.
- Goffman, E. 1974. Les cadres de l’expérience, Paris, Éditions de Minuit, 1991.
- Passerieux, C. 2010. « École maternelle : la socialisation, un préalable ou une construction scolaire ? », Dialogue n° 108, « Des idées qui ont la vie dure ».
- Schneider, E.L. 1991. « Attachment Theory and Research : Review of the Literature »,
- Clinical Social Work Journal, vol. 19, n° 3, p. 251-266.
- Winnicott, D.W. 1971. Jeu et réalité, Paris, Gallimard, nrf.
Mots-clés éditeurs : séparation, autonomie, école maternelle, scolarisation
Date de mise en ligne : 27/07/2015
https://doi.org/10.3917/ep.066.0023Notes
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Aujourd’hui 28% des nouveaux mariés ont déjà un ou plusieurs enfants.
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Cité par Michèle Saint-Antoine, http://www.centrejeunessedemontreal.qc.ca/pdf/cmulti/defi/defi_jeunesse_9910/attachement.htm.
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[3]
Être attentif à l’autre n’est pas toujours un exercice facile. Les termes « attention » et « tension » ont une racine commune, soit tendere, qui signifie, entre autres, « tendre vers ». Pour être vraiment attentif, il faut se tendre, s’avancer vers l’autre ; il faut faire l’effort d’écouter, de regarder, de ressentir. Ce n’est pas un exercice superficiel.