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Article de revue

La clinique du don : une illustration par les troubles alimentaires

Pages 135 à 144

1Notre réflexion s’inaugure d’un constat : les familles dans lesquelles un enfant manifeste des troubles alimentaires s’expriment massivement dans le champ lexical du don. Cette insistance spontanée nous a amenés à reprendre l’ampleur du dossier du don au sein des relations familiales et à en repérer la richesse aussi bien théorique que clinique, nous incitant à orienter différemment le centre de gravité de nos pratiques psychothérapiques.

2Le thème du don traverse différents champs : religieux, philosophique, anthropologique. La clinique psychanalytique ne l’ignore pas, de nombreuses allusions théoriques apparaissent chez les psychanalystes. Chez Freud lui-même, elles émergent ponctuellement, sans devenir un axe majeur de théorisation et encore plus d’interventions. Il n’y a pas à proprement parler une théorie psychanalytique du don.

3Le don devient un paradigme dans l’œuvre de Marcel Mauss : « un roc de l’humanité », « une morale éternelle », fondant la société et rendant intelligible l’essence de l’homme. L’anthropologue parle de l’obligation de donner, recevoir et rendre. Triple obligation contradictoire : il faut donner et simultanément rivaliser de générosité. Le potlatch, décrit par Mauss, est la forme extrême de générosité dans la rivalité. La surenchère pousse à une guerre du don, dans la recherche d’une réplique traversée par l’excès et le défi. Mais Mauss rappelle : « les deux sens du mot potlatch, don et aliment ne sont pas exclusifs, la forme essentielle de la prestation était ici alimentaire, en théorie du moins » (Mauss, 1925, p. 70).

4La logique du don émerge dans les sciences sociales. L’invention de Mauss concerne les échanges entre les clans, les groupes, les collectivités. Il est tentant pour le clinicien de vouloir l’exporter dans les relations familiales et de repérer si elle en est un des déterminants majeurs. Peut-on « en chaussant les lunettes du don » appréhender la variété des liens familiaux : de la mère et son bébé aux rapports dans le couple et les générations ? Quelle place ce modèle a-t-il au sein des différentes dimensions des rapports familiaux ? Autrement dit, l’esprit du don peut-il devenir une ressource thérapeutique pour inventer des opportunités de dialogue sur l’entre-deux de la relation ?

5Le thérapeute familial Boszormenyi-Nagy (1973) développe une théorisation du « between give and take », ignorant l’apport de Marcel Mauss. Les deux œuvres se rejoignent sans se fréquenter. Le recours à ces deux champs théoriques non connectés nous a été d’une grande aide dans nos approches cliniques. La question du don est prépondérante dans l’œuvre de Boszormenyi-Nagy. Il inaugure un nouvel acteur : l’enfant « capable » de don. L’enfant parentifié est une figure de l’enfant contemporain, en souci permanent de ses proches, inquiet de la vie amoureuse de ses parents souvent séparés. Il reste le seul pôle de fiabilité et de confiance pour les adultes aux rapports éphémères. Il les réconforte de sa bienveillance et se charge d’une responsabilité souvent au-dessus de son âge et de ses compétences. Exporter le paradigme du don, pour le clinicien, dans les liens familiaux horizontaux et verticaux nécessite d’en repérer la spécificité. Liens choisis pour le couple dont le terme n’est pas défini d’avance, liens non choisis pour la fratrie et les grands-parents. Les liens de sang s’inaugurent par la promesse et la dette d’avoir engagé un enfant « qui n’a rien demandé » dans la vie. Venir au monde prend simultanément l’aspect d’une créance d’origine pour la génération montante et d’une dette congénitale envers les aînés. Les enfants entament leur vie à crédit par un prêt : « chacun de nous est porteur d’une dette existentielle qui provient de la réalité que les parents ont été bienveillant lorsque nous étions enfants. Tant que l’enfant sera vivant il ne sera jamais vraiment quitte de cette dette envers ses parents » (Boszormenyi-Nagy, 1973, p. 45).

La clinique de l’échange : spécificité de l’alimentation

6Avec l’alimentation, le modèle du don se meut dans un univers singulier : manger permet la perpétuation de la vie. Donner à manger est offrir à répétition un objet à la fois vital, indispensable mais non exceptionnel. Bouder la nourriture met en danger vital, le récepteur est contraint de recevoir. Ce don vital pétrifie l’enfant. Est-il obligé à un contre-don selon le modèle de Mauss ? Peut-il ignorer un don essentiel à sa vie ?

7À l’inverse du potlatch, où la destruction a pour but de provoquer la guerre du don, l’aliment est détruit, comme témoignage d’une bonne réception. Avalé et « incorporé », il n’est accueilli qu’à la condition de disparaître en présence d’un donateur « ravi ». Le don alimentaire disparaît. Demeure dans le corps la réminiscence émotionnelle et sensorielle du goût et de la faim calmée. Comme tout don, il favorise un gain de confiance au donateur d’autant plus qu’il est un éternel retour. L’enfant mange-t-il davantage pour « nourrir le lien » de confiance que pour calmer sa faim ? Ne dit-on pas : « Allez, une cuillère pour papa, une cuillère pour maman, fais-moi plaisir … Dis merci » … Totalement réduit à l’alimentation du lien, la nourriture deviendrait poison. Rappelons que dans les langues germaniques, gift signifie don et poison.

8Comment l’enfant, se questionne Melanie Klein, supporte-t-il un don si bienveillant ? Tentera-t-il, animé par une envie destructrice, de l’endommager comme dans des formes de potlatch : c’est « la facilité avec laquelle (le sein) dispense le lait et gratifie l’enfant, qui provoque l’envie, comme si un tel don était inaccessible » à l’enfant (Klein, 1957, p. 22).

9La nourriture attache l’enfant au regard des autres et il n’est pas sans percevoir que son plaisir a un écho : sa propre jouissance « alimente » celle de sa mère. La mère invente le plaisir qu’il prendra. En se saisissant de la nourriture, l’enfant offre à celle-ci le plaisir de son plaisir. Manger ne le laisse jamais seul ! Il « déguste » avec acuité le contentement et l’angoisse visant à le combler au risque de rendre bien pesante la prestation oblative.

10On peut faire l’hypothèse que, dès la première expérience alimentaire, le nourrisson ne sera jamais en défaut de réciprocité dans l’échange sans cesse renouvelé de par son exigence vitale. À la différence d’autres dons pouvant être récusés, délaissés un temps, la nourriture s’impose. Comment rendre ? Qu’attend-on de lui ? Quelle serait la monnaie d’un éventuel retour ? Serait-ce par la manifestation du plaisir à manger ?

11On sait qu’une perturbation classique de la réception de ce don surgit chez les enfants vers l’âge de 2/3 ans : c’est le temps de la sélectivité et de la néophobie alimentaire. L’enfant réduit son champ alimentaire, absorbe de petites quantités, repousse les aliments qu’il appréciait jusque-là, et refuse de goûter ce qu’il ne connaît pas. Il s’autonomise et veut manger pour lui. « Il recherche la sécurité dans les aliments qu’il connaît, cherche à se construire son propre répertoire, à ralentir la fréquence des nouveautés alimentaires et enfin cherche un nouveau mode de relation avec les parents. » (Serog, 2012). Les parents déstabilisés s’arment de patience et l’équilibre progressivement se rétablit.

L’enfant parentifié et les troubles alimentaires

12Les troubles alimentaires questionnent la relation en termes de déséquilibre, d’excès de don, de refus de recevoir, de défi à donner. Il s’agit de dépasser l’évidence du monopole de l’oblativité parentale pour ouvrir les questions : qui reçoit, qui rend, qui donne l’occasion de donner ? Qu’en est-il de l’échange lorsque l’enfant dévore une crêpe maison sous l’œil attendri de sa mère ou qu’il la néglige et absorbe un biscuit industriel. Écoutons cette mère : « Sentir ce jaillissement qui s’en va te fortifier … Le plus fabuleux c’est d’être un corps à manger … Cette fuite du lait vers ta bouche adorable et vorace. La mort n’existe plus. La mort ne peut avoir les seins gonflés de lait ? Je me sens prise, soulevée par la joie du monde. Prise. Aimée, Baisée. » (Lefèvre, 1990, p. 32). « Merci mon enfant de ce que je peux te donner », ainsi devrait s’exprimer cette mère. Finalement, qui donne le plus ? Celui qui reçoit ou celui qui donne ?

13Comme beaucoup d’enfants de notre époque, Victor est au cœur de la famille. « Tout pour l’enfant » pourrait être la devise des parents : elle se décline par le choix des meilleures études, la meilleure alimentation, les plus beaux voyages. « Nous voulons qu’il soit heureux, épanoui. Nous sommes prêts à tout pour lui. Je veux le meilleur pour lui. On ne lui demande rien, c’est pour lui, pas pour nous … Sa vie, c’est ma vie. »

14Les propositions alimentaires des parents reflètent cette intrication du donné et du recevoir et du rendre. Les parents donnent, offrent l’accès à tout ce qui pourrait combler l’enfant. Pour Victor, s’agit-il de faire plaisir à maman qui a consacré beaucoup de son temps à préparer avec tant d’amour un plat spécialement pour lui ? De ne pas décevoir papa qui, nouvellement séparé, s’est aventuré à cuisiner ? De se régaler de la cuisine traditionnelle et délicieusement grasse des grands-parents paternels ? Il n’ignore pas non plus que dévorer ces plats contrarie sa mère. Il tente aussi de faire plaisir à papa par l’intermédiaire d’une belle-mère asiatique qui rêve de l’initier à l’usage des baguettes, et il essaie de ne pas décevoir un professeur adepte de la protection de la planète. À qui sera-t-il loyal ? à son goût ? à sa mère ? au nouveau couple de son père, à ses grands-parents ou à son enseignant ?

15Si la nourriture n’est que preuve de sollicitude, le contenu du donné devient sans importance. L’enfant sera en risque de dépossession de lui-même au profit des différents donateurs.

16Prendre au sérieux le donner, le recevoir et le rendre implique de ne pas faire l’impasse de la figure de l’enfant capable de veiller sur un adulte. L’enfant, « parent de ses parents » (Legoff, 1999), donne quelquefois plus qu’il ne reçoit des adultes. S’ouvre un pan entier de la clinique de l’enfant capable de sollicitude pour ses proches jusqu’à endosser le rôle d’un thérapeute précoce.

17G. Rubin (2006, p. 39) a raison de formuler « qu’une mère donne d’autant plus à un nouveau-né que son existence suffit à la combler. » Mais c’est oublier que le geste de réplique n’est pas séparable du geste d’envoi. L’enfant reste taraudé par la question : « Que veut-elle quand elle donne tant ? »

18Comment l’enfant s’engage-t-il dans la réciprocité ? Comment Victor peut-il rendre, avoir du répondant face à des adultes qui lui donnent tant ? Est-il agacé ou gâté ? Se sent-il assigné à un rien, un « soi » aplati (Marcel Mauss) interdit de toute stature éthique ? De quel retour peut se contenter une mère ?

19Victor se donne avec gratitude, sans retenue ni mesure, à celui qui donne par le canal de l’aliment. À son corps défendant, il reçoit sans réserve, ce qui représente le seul retour à la hauteur du don initial. Répliquer au don vital des parents le voue à recevoir sans condition. Pour « répondre » aux attentes et aux demandes des adultes, il offre tout ce qu’il est, faute d’avoir quelque chose à donner. Recevoir pour donner l’occasion de donner devient l’unique responsabilité de l’enfant. Il s’estime, alors, le garant de la légitimité de la vie maternelle. Une collusion pour éviter le deuil s’instaure, chacun craint que l’autre périsse s’il refuse de recevoir.

20Que peut faire l’enfant des dons qui font son corps ? Se donne-t-il à prendre, offrant tout ce qu’il est à défaut d’avoir quelque chose à donner ? Donne-t-il tout lui-même, en abandonnant un corps à l’oblativité maternelle dans un dévouement « suicidaire » (Pommier, 2010). Le corps se découvre vivant dans une histoire humaine, en prise avec l’autre par le donner, le recevoir et le rendre. L’enfant est la cible d’un don qui « occupe » un corps qui sera sien mais qui a été d’abord ce que la mère a anticipé par sa prestation oblative. Le corps dédié, emprunté par la mère, restera l’espace où se décryptera « le grand livre » (Boszormenyi-Nagy) de l’échange des comptes relationnels.

21Ainsi Victor peut manger lentement, grignoter, contester le don et mettre en tension l’amour maternel et familial. Il prend alors « son temps » et, par là, « son corps ». Il simule la mise en jeu de sa vie pour conquérir le droit d’être « dans son assiette ».

22Simultanément, enfant parentifié, il ne cesse de se préoccuper des besoins de ses parents et cherche à faire plaisir comme on lui a fait plaisir : il aide dans la vie quotidienne, se charge de veiller sur le petit frère, tient compagnie au parent esseulé, console sa mère, se préoccupe de son père fatigué. Le souci permanent de réplique aux contributions des « parents prêts à tout », envahit sa vie psychique. Il inaugure en sourdine une guerre du don, torpille le recevoir quand il est dans l’impossibilité d’équilibrer par un contre-don, « demande ce qui fait horreur à donner, redonne à d’autres immédiatement ce qu’on vient de lui donner » (Lévy-Basse, Michard, 2010).

Le nouage de la dette et du don

23L’enfant est alors traversé par des comptes contradictoires : dette d’avoir reçu dont il s’acquitte en recevant encore pour soutenir la demande maternelle. Parallèlement, il est en attente de rétribution, de compensation pour avoir donné l’occasion de donner. Il harcèle de demandes, défie ses parents à donner, il ne veut plus être leur créancier. Sortir de cette impasse impose un travail des deux pôles de la relation.

24Pour l’enfant, se dessaisir du recevoir implique une amputation de lui-même, un risque de n’être plus « tout ». En dépossédant l’autre de donner, s’amorce pour l’enfant une culpabilité, une peine ressentie comme un manque de lui-même dans le cœur maternel. Surgit une dette nouvelle et paradoxale, dette de ne plus recevoir, de ne plus combler en donnant l’occasion de donner. Se soustraire au don est un « meurtre » de l’autre par rupture de la relation, une faute pour tenter d’exister par soi-même.

25Habiter son corps, c’est vivre éternellement en dette de ne plus s’abandonner au recevoir vital. Exister en prise avec soi revient à reconnaître l’incomplétude à combler l’autre.

Une figure pour sortir de l’impasse : se donner à soi-même

26Victor grignote, mange en cachette, empile les paquets de gâteaux sous son lit et même grossit quand la génétique l’y prédispose, il « vole » dans le frigo pour ne plus recevoir. Il prend pour ne pas donner l’occasion de donner. Il suit un autre chemin, n’accepte plus de manger à table, s’enferme dans sa chambre avec son plateau. Victor ne se nourrit plus que de pâtes, de steaks hachés. Il déploie des stratégies pour se dérober, échapper au trop-plein de bienveillances et développe une myriade de comportements pour se mettre à l’abri des malentendus relationnels : qui donne, qui reçoit ? Il tente de se libérer de toute dette en refusant de recevoir. Victor se désarrime de son contexte relationnel, s’extrait du monde des autres, pour enfin se centrer uniquement sur lui, et se contenter avec lui-même. Il prend sur lui de se « tenir » sans l’appui d’aucun échange ; il veut être sa propre « faim ». Il se donne à lui-même son être. Dans les cas extrêmes, il tente d’arrêter tout échange, se prive de sa satisfaction pour ne pas avoir à la témoigner. Il exclut de partager son plaisir avec son entourage, écarte toute nourriture qu’il n’a pas demandée et exige, dans un défi permanent, précisément ce qui coûte en déficit de plaisir à donner. Il repousse tout plat anticipé par l’autre pour son contentement. Il exige un don, entièrement déterminé par lui-même qui ne proviendrait pas du souhait d’un autre. La disqualification par les adultes de cette demande impérative est désaveu de son vécu. Victor récuse l’absorption d’un « bien » commun avec les siens, symbole de ce qui met ensemble et renforce une appartenance. Il n’ignore pas que l’âme du donateur infiltre l’objet donné comme le gage de sa présence, comme le dit Mauss. Il décrète une frontière rigide entre ce qui est lui et ce qui n’est pas lui, mange pour lui contre tous ! Il se met à son compte, hors compte relationnel. Il cherche à s’extraire de la balance du donner, recevoir et rendre. Dans sa chambre où s’entassent des ordures, il savoure devant l’ordinateur l’éternel sandwich grec qui dégoûte son entourage. Il est important de saisir ce moment comme une tentative de guérison de démarcation du soi (Boszormenyi-Nagy), épisode où sa vie biologique est mise en péril pour conquérir sa vie psychique. Ce coup de force vital est une prise de risque, qui peut provoquer aussi la survenue de troubles graves. Se donner quelque chose à soi-même peut s’exaspérer dans une toute-puissance qui vise à se donner l’existence à soi-même, à être soi-même son propre fondement. L’anorexie, la boulimie et l’addiction le guettent. Se donner quelque chose à soi-même vise à échapper aux comptes relationnels dans une suffisance à soi.

27En s’excluant de l’échange, l’enfant se retire. Seul son corps compte dans les deux acceptions : compter les calories et compter sur soi pour vivre, les sensations physiques garantissent propriété et sécurité de soi. Le corps « assure », dans la mesure où le sujet n’est pas réassuré par une relation de confiance.

28Victor tente de s’occuper de lui d’une manière paradoxalement efficace. Il concentre son énergie psychique sur « son » alimentation dans un essai d’individualisation en découvrant un plaisir de manger pour son compte propre. Il veut avoir affaire à lui-même, quitter l’extrême dépendance à combler en recevant. Victor avait un corps « emprunté », abandonné à la compassion de l’autre. Il s’oriente maintenant vers lui-même, gagne « sa vie », accède à un corps devenu sien comme la mère l’annexait naguère.

29De son côté, la mère se bat contre elle-même. Elle lutte pour ne pas s’emporter dans un don hyperbolique. Elle essaie d’affranchir l’enfant de la tyrannie captivante de ses excès de dons unilatéraux et inconditionnels. Elle n’ignore pas que donner en écartant le retour est un défi humiliant et hautain. « Il y a du prendre, dans le trop donner » (Boszormenyi-Nagy). Combler en recevant, autant que combler en donnant, aboutirait à une impasse ou mère et enfant se voudraient le garant de la vie de l’autre.

30Par contre, le parent capable de recevoir de son enfant lui permet de donner. Il l’initie à une possibilité de se séparer, l’introduit à sa place identitaire, autrement dit à s’autonomiser dans les relations. Fini les dons écrasants qui inhibent tout retour, épargnant l’enfant d’une réplique, le plongeant dans un hors compte relationnel. D.W. Winnicott (1954, p. 160), pédiatre et psychanalyste, insiste sur l’obligation pour les adultes de recevoir de l’enfant : « Si l’adulte pense simplement aider en donnant, sans comprendre qu’être là pour recevoir en retour, est d’une importance primordiale, c’est un signe certain de son incompréhension des enfants petits ». Peut-on franchir un pas de plus et reprendre une formule de C. Lefort (1951, p. 1395) : « On ne donne pas pour recevoir, on donne pour que l’autre donne ». Il y a là un point de divergence entre l’anthropologue et le thérapeute. Ce qui vient brider la forme agonistique du don au sein de la famille, c’est la reconnaissance du don. Donner favorise une réplique. La générosité parentale ne se résume pas dans le fait de permettre à l’enfant de recevoir ou prendre ; mais elle veille aussi à l’aider à donner.

31En acceptant et en créditant les gestes de l’enfant, les parents favorisent la découverte progressive de son droit à l’échange pluriel. Créditer un enfant revient à l’inviter à sa place de sujet dans l’ordre symbolique, d’acteur capable de donner, recevoir dans différents contextes relationnels familiaux et sociaux. La confirmation du geste comme don est une caution pour l’enfant qui lui procure un rapport pacifié à lui-même. Quand le parent reconnaît la contrepartie, l’enfant dépasse « le traumatisme subjectif » de se donner qui demeure « le premier moment suicidaire de l’existence immédiatement refoulé » (Pommier). Il se contente de donner et peut prendre une place d’enfant dans les générations. Sans cette reconnaissance, l’enfant n’a aucune mesure de sa contribution, il se parentifie et se « dépense » sans calcul dans les générations. Il donne à ses parents ce que ses parents n’ont pas reçu ; il tente de rembourser ce que la vie leur a pris.

32Être reconnaissant envers l’enfant lui laisse l’ouverture de ne pas « se donner ». « Si on fait un cadeau, c’est pour n’avoir pas à offrir son être même, c’est-à-dire qu’on s’offre sous cette forme déplacée, ça évite un certain cannibalisme » (Sibony, 2003, p. 185). Le crédit contient le degré de réciprocité et assure l’enfant qu’il ne recevra pas un retour démesuré qui l’obligerait à donner encore.

Donner n’est pas rembourser

33La dette d’origine n’est pas un dû, l’enfant ne peut la porter comme un « présent immérité » (Kafka, 1919, p. 199) qu’aucun reversement ne peut solder. Elle assujettit l’enfant qui pense la rembourser à un parent qui l’exige. Une telle dette ne s’efface pas, elle n’est qu’une opportunité pour permettre des initiatives pour donner. Reconnaître qu’il s’agit d’un don et non d’un acompte, sur la dette d’origine, aide l’enfant à prendre part au mouvement en navette du donner, recevoir et rendre. L’appui du crédit parental est habilitation, mesure de ce que l’enfant donne : un don identifiable, fonction de son âge et de ses capacités. Valider, créditer le geste reçu le fait glisser de l’idéalité d’un tout rembourser sans mesure, à « un donné », quantifiable, limité, circonscrit mais non dérisoire. La mesure introduit une pacification dans la recherche de la réciprocité et instaure la fiabilité relationnelle.

34À la différence du « bilanisme » qui exige une équivalence implacable et immédiate pour procéder à l’échange, la réciprocité a le temps au sein de la famille. On ne rend pas pour rendre pour ne plus être débiteur, on réplique selon les besoins, désirs et demandes. « La tension dysharmonique, le décalage » sont inhérents à la vie relationnelle. Henri Reyflaud continue : « la réponse faite par l’enfant à l’envoi inaugural de la mère doit comprendre un écart par rapport à ce que celle-ci attend en retour de son offre, soit que le bébé lui renvoie une réponse qui la satisfasse sans la combler, soit qu’il la déçoive sur l’instant pour se rattraper dans les jours qui suivent » (Rey-Flaud, 2010, p. 215). La réciprocité différée intensifie une confiance construite favorable à l’évolution de la fiabilité du lien. Chacun est redevable, mais est à la fois assuré qu’il recevra et qu’il rendra plus tard selon ses disponibilités et les demandes de l’autre.

35Donner autant que recevoir est le rêve d’un équilibre sans manquement d’une harmonie où les protagonistes seraient quittes en permanence, ni débiteur ni créancier : « un échange à somme nulle » (Rey-Flaud).

Conclusion

36La confrontation des œuvres du thérapeute et de l’anthropologue fait ressortir deux figures de l’enfant parentifié. Une première inaugurée par Boszormenyi-Nagy où l’enfant créancier donne plus qu’il ne reçoit de ses parents. Le paradigme de l’anthropologue nous invite à mettre l’accent sur une configuration familiale où les parents donnent sans limite, en « font trop » pour l’enfant-cible. S’inaugure alors au sein de la famille une guerre de préoccupation, de soutien. L’enfant, en charge de revanche pour avoir reçu, tente de rendre à la hauteur du reçu, bouscule la hiérarchie des générations et soutient en miroir ses parents. Il s’épuise à recevoir et à rendre en boucle, refusant d’être en dette. En défiant le consentement parental, il peut s’aventurer à sortir de l’échange en s’offrant quelque chose à lui-même dans une remise de soi à soi. L’attention à soi n’exclut pas une extrême vigilance aux échanges intrafamiliaux. L’enfant ne se contente pas d’observer il se fait le porte-parole des déficits de l’échange ; il dénonce, intervient comme lanceur d’alerte des injustices qu’il entrevoit entre ses parents. Cette précaution à la circulation de l’échange confirme, positionne l’enfant comme médiateur et « premier tribunal de l’humanité » (Boszormenyi-Nagy). Il est trop évident que cette figure surgit parce que l’enfant est extrêmement attentif à ce qui se passe ou pas dans le couple : que font ses parents l’un pour l’autre, lequel compte sur l’autre pour donner ou recevoir ? S’il pressent le désarroi maternel et paternel, il se propose de combler les déficiences dans des rapports de face à face avec chacun. Les entrelacs du donner, recevoir et rendre se déploient, alors, avec plus d’intensité dans les relations bilatérales parents/enfants que dans le couple. Pour le formuler autrement, l’enfant parentifié est convaincu que les parents comptent sur lui pour donner, recevoir et rendre plus qu’ils ne comptent l’un pour l’autre.

Bibliographie

Bibliographie

  • Boszormenyi-Nagy, Y. ; Spark, G.M. 1973. Invisible Loyalties, Hagerstown, Harper & Row.
  • Kafka, F. 1919. « La lettre au père », dans Préparatifs de noce à la campagne, Paris, Gallimard, 1985.
  • Klein, M. 1957. « Envie et gratitude », dans Envie et gratitude et autres essais, Paris, Gallimard, 1968, p. 9-93.
  • Lefèvre, F. 1991. Le Petit Prince cannibale, Paris, J’ai Lu, 2001.
  • Lefort, C. 1951. « L’échange et la lutte des hommes » ; Les temps modernes, n° 64.
  • Legoff, J.-F. 1999. L’enfant, parent de ses parents, Paris, L’Harmattan.
  • Lévy-Basse, R ; Michard, P. 2010. « S’extraire du clivage de loyauté », Les cahiers critiques de thérapie familiale et de pratiques de réseaux, n° 44, p. 111-122.
  • Mauss, M. 1925. Essai sur le don. Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques, Paris, Puf, 2007, p. 70.
  • Michard, P. 2005. La thérapie contextuelle de Boszormenyi-Nagy, une nouvelle figure de l’enfant dans le champ des thérapies familiales. Bruxelles. De Boeck.
  • Pommier, G. 2010. « Existe-t-il une pulsion de donner ? Une remarque sur la place de l’obligation, dans le paradigme de Marcel Mauss », Revue du MAUSS, n° 36.
  • Rey-Flaud, H. 2010. Les enfants de l’indicible peur. Nouveau regard sur l’autisme, Paris, Aubier.
  • Rubin, G. 2006. Pourquoi on en veut aux gens qui nous font du bien, Paris, Payot & Rivages.
  • Sibony, D. 2003. Avec Shakespeare, Paris, Le Seuil Point.
  • Serog, P. 2012. Les enfants à table, Paris, Flammarion.
  • Winnicott, D.W. 1954. « La position dépressive dans le développement affectif de l’enfant », dans De la pédiatrie à la psychanalyse, Paris, Payot, 1969.

Mots-clés éditeurs : dette, se donner à soi-même, rendre et demander, parentification, dialogue, recevoir, donner, troubles alimentaires

Date de mise en ligne : 12/12/2014.

https://doi.org/10.3917/ep.063.0135

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