Notes
-
[1]
Pour une synthèse des particularités développementales des enfants autistes, cf. L. Mottron, L’autisme, une autre intelligence, Bruxelles, Mardaga, 2006.
-
[2]
À la différence d’une psychologie « académique » séparant ces niveaux et leur attribuant des modalités séparées de traitement représentatif, la psychologie dite « écologique » intègre sous le terme d’affordance, le couplage entre la perception, la cognition et l’action sur le monde. Cf. J.J.Gibson, « The Theory of Affordances », dans R. Shaw et J. Bransford (éds.), Perceiving, Acting and Knowing. Toward an Ecological Psychology, Hillsdale, NJ, Lawrence Erlbaum Associates, 1977 ou dans B. Virole, A. Radillo, Cyberpsychologie, Paris, Dunod, 2003. Très utilisé dans le domaine de l’ergonomie logicielle comme dans celui de la recherche en réalité virtuelle, le concept d’affordance est majeur pour la compréhension de l’usage des interfaces numériques par l’enfant autiste.
-
[3]
Sur l’utilisation des jeux vidéo en psychothérapie, voir B. Virole, Du bon usage des jeux vidéo et autres aventures virtuelles, Paris, Hachette, 2003, pour un texte initial et B. Virole, « La technique des jeux vidéo en psychothérapie », dans S. Tisseron (sous la direction de) Subjectivation et empathie dans les mondes numériques, Paris, Dunod, 2013.
1Les tablettes numériques, avec interface tactile, sont souvent présentées comme des systèmes palliatifs aux difficultés de communication des personnes autistes. Certes, elles permettent un usage facilité d’images, de textes, de sons, offrant à la personne autiste la possibilité de contourner ses difficultés expressives et/ou motrices. Elles permettent aussi au professionnel accompagnateur de la personne autiste de disposer d’une interface pouvant performer des applications logicielles intégrant des méthodes spécifiques, des programmes d’éducation, des exercices d’apprentissages, des ateliers de remédiation cognitive, des systèmes de communication alternative. Elles sont donc des vecteurs remarquables d’aide aux personnes autistes et en particulier aux enfants. Mais l’observation de l’usage libre de ces tablettes par les personnes autistes montre qu’elles sont d’abord investies comme des espaces d’exploration leur permettant de déployer leurs investigations dans des mondes virtuels neutres émotionnellement et particulièrement réactifs. Ce dernier usage impose une réflexion sur la nature singulière du couplage entre la pensée autistique et les mondes virtuels. Cette réflexion est, à notre sens, au cœur de la compréhension profonde de l’efficacité des tablettes numériques dans l’aide aux enfants autistes.
Les tablettes tactiles
2Les tablettes numériques se présentent sous la forme d’un objet maniable pouvant être saisi à deux mains par l’enfant, posé sur une table à plat ou bien encore disposé sur un support oblique. Leur taille varie selon les dimensions de l’écran. Le format 10 pouces est le plus adapté car il permet une vision confortable à bonne distance, une manipulation adaptée et la possibilité d’un partage à deux de la vision écran. Les formats plus petits gagnent en portabilité mais exposent à des maniements plus rapides, donc à des chocs, et limitent les tablettes à une utilisation strictement individuelle peu adaptée à une utilisation avec des professionnels et au partage avec les parents. L’espace écran des tablettes est conçu pour une perception visuelle rapide de l’ensemble des objets graphiques, sans qu’il soit nécessaire d’effectuer une longue exploration oculaire. L’espace écran d’une tablette est adapté à la taille du spot attentionnel et évite une surcharge en mémoire de travail séquentiel (pas de trop longue poursuite oculaire). Les enfants autistes peuvent avoir une vision complète de l’écran sans être perturbés par des stimuli externes. Conçus au départ pour le confort visuel et l’ergonomie logicielle de tout un chacun, les écrans des tablettes se sont ainsi révélés, par l’usage, remarquablement adaptés aux possibilités de traitement visuel des personnes autistes [1].
Commandes tactiles
3Les commandes des tablettes sont tactiles. Le contact du doigt de l’utilisateur sur un objet graphique enclenche un évènement. Pour passer d’un écran à un autre, il suffit de faire glisser l’image. Il en résulte une interactivité intuitive très forte, étayée sur les affordances (appuyer, glisser). Le terme d’affordance désigne le complexe cognitif associant en un tout indissociable la perception d’un objet, sa connaissance, la décision d’action sur cet objet et les modalités de cette action [2]. Étonnamment, certaines affordances virtuelles sont immédiatement activées de façon naturelle et normale (par exemple, l’utilisation des icônes de menu) alors que dans l’espace réel, il existe des difficultés majeures dans l’utilisation praxique des objets quotidiens. Le déclenchement de ces affordances permet une séquence courte entre la perception d’un objet graphique, l’intention subjective de faire une action et la réalisation de l’événement. Ce circuit court évite les frustrations des enfants autistes devant la résistance du réel à réaliser leur intention. Toutefois, il arrive que les enfants autistes tentent de réaliser quelque chose sur la tablette et n’y parviennent pas. Cela peut être le cas, par exemple, quand une application a été déplacée de son endroit habituel. Une vigilance sur l’emplacement des icônes correspondant aux applications est donc nécessaire. Le toucher de l’écran obéit à certaines contraintes de durée et de force de la pression du doigt. Même si les gestes de toucher et de faire glisser sont naturels et fortement intuitifs, il peut exister des difficultés chez certains enfants autistes à bien les contrôler. Un apprentissage est parfois nécessaire.
Les applications
4Techniquement, une tablette est un micro-ordinateur portable exécutant des applications logicielles. Les applications sont lancées par le toucher de leur icône sur les bureaux virtuels (espace écran). Certaines applications existent par défaut sur la tablette mais la plupart doivent être téléchargées par le biais d’une connexion internet. La connaissance de certaines précautions d’usage dans le téléchargement est impérative (ne pas télécharger sans vérification des sources, faire attention aux inscriptions commerciales, etc.). La recherche des applications est aidée par un moteur de recherche qui permet d’afficher des listes d’applications disponibles, certaines gratuites (moyennant souvent l’affiche de publicités), certaines payantes. Le choix des applications mises à disposition des personnes autistes et de leur entourage professionnel est crucial. Il engage la nature du projet d’utilisation des tablettes (usage communicatif, éducatif, rééducatif, de remédiation thérapeutique, ludique, culturel ..., en individuel, en groupe, etc.). Dans un cadre institutionnel, ce choix impose une réflexion sur les buts d’usage et un test préalable de ces applications. Souvent, l’utilisation des tablettes montre des faits contre-intuitifs. Certaines applications dont nous sommes enclins à penser qu’elles seront utiles aux enfants autistes ne sont pas investies alors que d’autres, non pressenties, le sont fortement. Une période d’observation et l’acception d’un empirisme clinique sont donc nécessaires.
Les capteurs d’images et de son
5Toutes les tablettes disposent d’une caméra et d’un micro intégrés permettant la captation de photos, de sons, d’images vidéo, souvent de très bonne qualité et permettant une restitution immédiate à l’écran. Les fichiers peuvent être conservés et classés pour tous les usages classiques. Les tablettes permettent ainsi d’avoir à disposition un outil permettant de capturer et de reproduire des évènements, des objets, des situations.
Les fonctions spécifiques pour la personne autiste
6On distingue six fonctions principales dans l’utilisation des applications présentes sur les tablettes numériques avec les personnes autistes :
Une fonction de communication
7Plusieurs applications dédiées à la communication avec les personnes autistes sont aujourd’hui disponibles sur le marché. Globalement, elles sont construites sur le principe de bibliothèques thématiques d’images et de pictogrammes, associées à des fichiers permettant l’émission sonore du mot, et que la personne autiste peut utiliser pour remédier à ses difficultés de communication. Il s’agit là des mêmes principes que les techniques de support image. La numérisation et le maniement tactile les optimisent et offrent de nouvelles possibilités. Un des intérêts de l’usage des tablettes est la possibilité de création d’un répertoire d’images adaptées à chaque sujet, à chaque situation. Utilisées comme support image, certaines applications peuvent présenter des séquences de pictogrammes correspondant aux actions à entreprendre de façon séquentielle ou aux événements (par exemple : début du groupe, aller dans la cuisine, faire un gâteau, parler ensemble, fin du groupe, heure des parents). L’enfant autiste peut voir la séquence de pictogrammes, peut les toucher pour déclencher d’autres images explicatives, peut les modifier, etc. Cette fonction est souvent présentée comme étant l’intérêt principal des tablettes pour les enfants autistes. C’est, à notre avis, dommageable car il s’agit là d’une simple réduction de l’usage des tablettes à un support dynamique d’images. Or elles offrent d’autres possibilités pour l’enfant autiste.
Une fonction d’apprentissage
8Les applications sont choisies pour aider l’enfant autiste à apprendre des notions, des contenus de connaissances (les couleurs, les formes, les notions, etc.). Des applications dédiées aux enfants autistes existent. Les différentes méthodes packagées (teacch, aba ... peuvent être associées à des contenus (exercices, images, ateliers etc.) disponibles sous forme d’applications et destinés aux apprentissages spécifiques de l’enfant autiste. Cet usage impose une réflexion préalable sur le type d’approche choisie pour l’enfant autiste. Il nécessite l’établissement d’une logique de progression dans les apprentissages. Cette progression ne peut être qu’individuelle dans la mesure où un des traits sémiologiques majeurs de l’autisme est la grande variabilité des profils cognitifs liée à la variabilité des corrélats neuro-développementaux impliqués comme à la variabilité des modes de compensation et de régulation mis en place par l’enfant autiste. Il est aussi possible d’utiliser des applications standards existant pour tous les enfants et qui peuvent être utilisées avec profit. Enfin, il est possible de construire ses propres programmes d’apprentissage pour chaque enfant et d’élaborer une progression « à la carte ». Dans tous les cas, ce type de fonction nécessite la connaissance des niveaux d’efficience de chaque enfant autiste.
Une fonction remédiation
9Il est possible d’utiliser les applications des tablettes dans une perspective de remédiation, donc non centrée sur les contenus de connaissance mais bien sur les contenants. Ainsi, les fonctions exécutives (attention, mémoire de travail, planification d’actions, évaluation des actions, modifications des buts) sont des contenants cognitifs fondamentaux, souvent modifiés, voire sévèrement altérés, par le développement autistique. Les applications numériques sont d’excellents systèmes d’aide à la remédiation des fonctions exécutives. Certaines sont dédiées (par exemple Cognibulle), d’autres peuvent être des jeux vidéo présents sur tablette et détournées par le professionnel de l’usage ludique pour une fonction de remédiation. Une familiarisation des professionnels avec les notions de fonctions exécutives est nécessaire pour utiliser ce type d’usage.
La fonction mémoire
10Les tablettes, comme les ordinateurs, sont des systèmes mémoriels. Ils conservent dans le temps et classifient les contenus. Cette fonction est massivement investie par les autistes au travers de l’usage du capteur photo et vidéo pour saisir des évènements, les garder en mémoire et les revoir. La maniabilité des tablettes permet d’utiliser très aisément des vidéos prises dans la vie quotidienne et de s’en servir sur le plan éducatif ou thérapeutique. La clinique montre que cet usage vidéo est très investi par les enfants autistes : ils utilisent la caméra comme un prolongement de leur regard – ce qui nous permet de mieux comprendre les particularités des intérêts autistiques – et cherchent à retrouver les images prises et conservées en mémoire. Il est aussi possible que les enfants autistes aient besoin d’un support externe de conservation et de classification pour organiser psychiquement leurs expériences de vie.
La fonction connaissance et culture
11Avec les tablettes, il est possible d’utiliser Internet, si elles sont connectées, et de disposer d’une ouverture sur des espaces numériques partagés. Cette fonction n’est pas spécifique des tablettes mais l’expérience clinique de l’usage des tablettes avec des personnes autistes montre qu’il est très utile de pouvoir disposer à tout moment d’un moteur de recherche pour afficher des images et des contenus de connaissances nécessaires à la communication avec les personnes autistes (et pas uniquement par l’affichage des plans de métro de New York ou de Moscou !). À notre sens, la possibilité de disposer d’un accès à Internet à l’intérieur d’une prise en charge éducative ou thérapeutique d’une personne autiste dépasse le simple gain technique : elle est constitutive d’un nouveau rapport à la personne autiste, rapport ouvert vers le monde, et triangulant la relation avec elle par la présence d’une réalité culturelle et sociale partagée.
Une fonction d’immersion
12Elle est centrée sur la libre exploration des mondes virtuels. La personne autiste utilise la tablette pour lancer des applications choisies par lui. Ces applications peuvent être des jeux, des simulateurs de réalité, des objets virtuels, des avatars. La personne autiste s’immerge dans ces mondes virtuels et réalise des actions, souvent avec une forte charge émotionnelle pouvant déclencher des mouvements (hand flapping par exemple). Très souvent, ces jeux vidéo ne sont pas utilisés de façon standard mais sont détournés par l’enfant autiste qui s’intéresse à d’autres événements que les buts usuels de jeu (par exemple, faire tomber un avatar dans un trou noir plutôt que de le mener aux buts de jeu). Ce type d’usage peut dérouter le professionnel ou le parent surtout si la personne autiste utilise de façon répétitive des mêmes séquences de jeux ou détourne des applications vers un usage stéréotypé. Il est, à notre sens, très important de comprendre la fonction structurante de cet usage répétitif des mondes virtuels chez le sujet autiste qui recherche la constance des événements et une intégration spatio-temporelle maîtrisée. Cela ne signifie pas qu’il faille laisser les enfants autistes utiliser les tablettes pendant des heures de cette façon, mais avant d’intervenir pour une sollicitation nouvelle, il est nécessaire de comprendre en profondeur le besoin d’une réassurance de la personne autiste et qui est offert de façon remarquable par l’usage des mondes virtuels. Ce type d’usage peut être à la source d’un partage d’expérience avec le professionnel accompagnant. Celui-ci s’intéresse alors à la façon d’utiliser la tablette par la personne autiste et l’accompagne dans son usage en s’efforçant de repérer les répétitions de scripts d’actions afin d’évaluer quand il est possible de les interrompre pour proposer d’autres stimulations. La technique d’utilisation des jeux vidéo avec les sujets autistes varie avec le style et la formation de chaque professionnel. La première tâche est de susciter l’attention. On y parvient en proposant des applications produisant des effets visuels abstraits sur l’écran avec un rythme et des couleurs. Puis on montre à l’enfant comment déclencher et arrêter ces évènements visuels en touchant l’écran. Progressivement, on met en place des logiciels de parcours où l’enfant autiste peut se projeter dans l’actant virtuel. Il vaut mieux commencer par des actants abstraits plus que par des actants anthropomorphes. Ensuite quand l’enfant accepte de jouer et de manipuler l’actant l’utilisation de jeux virtuels permet des résultats thérapeutiques considérables [3]. Dans de nombreux cas, l’enfant autiste s’émancipe progressivement de l’aide du thérapeute pour agir seul dans le monde virtuel.
Questions pratiques
13En pratique, l’utilisation des tablettes dans un centre pour personnes autistes pose un certain nombre de questions techniques que nous listons ci-dessous. Chaque équipe en fonction de son propre projet peut décider des réponses à ces questions. Nous émettons simplement un avis technique destiné à préciser les enjeux de chaque question.
Chaque personne doit-elle avoir sa tablette dédiée ?
14Cela paraît difficile à mettre en place en institution mais on peut rapidement être confronté au problème d’un enfant qui construit un catalogue d’images personnelles ou qui sauvegarde une partie de jeu commencé par lui. Une bonne façon de faire est de choisir antérieurement toutes les applications disponibles sur toutes les tablettes et de nominer les répertoires dans lesquels les données spécifiques de chaque enfant peuvent être stockées. Une autre option consiste à ne rien conserver de chaque utilisation mais il est dommage de ne pas utiliser la fonction mémoire de ces tablettes ; ce qui impose une forme d’allocation des contenus à chaque enfant. Une option tierce consiste à dédier chaque tablette à des utilisations différentes : l’une pour le travail sur pictogrammes, une autre pour la saisie vidéo, une autre pour les jeux, etc., et de nominer des répertoires dédiés à chaque enfant.
Doit-on encourager les parents à utiliser aussi à la maison une tablette numérique avec leur enfant ?
15Il semble difficile de laisser l’enfant partir avec la tablette utilisée dans l’institution mais il est certain que des parents peuvent demander s’il est bon de laisser leur enfant utiliser leur propre tablette à la maison. Une réponse adéquate semble être d’aider les parents à comprendre l’intérêt de leur enfant pour les tablettes numériques et à les guider dans les modalités d’usage. Un pas supplémentaire pourrait être l’usage des mêmes applications pour la continuité de la communication de l’intérieur de l’institution jusqu’à la maison, ce qui met en jeu le type de relation qu’une équipe veut nouer avec les parents. Dans tous les cas, l’explicitation précise aux parents de l’usage professionnel des tablettes est une nécessité.
Est-elle en libre disposition pour le patient, ou est-elle réservée à des espaces-temps particuliers ?
16Tout dépend des situations, du projet d’équipe, et surtout de l’internalisation collective dans l’équipe des fonctions des médiations numériques. Il peut exister des situations où une personne autiste utilise une tablette comme support exclusif de communication et l’en priver paraît contreproductif, assimilable à la frustration d’un moyen d’expression. Mais il peut exister aussi des situations où l’usage est réservé à une utilisation thématique en atelier. Il peut exister des transitions entre les deux situations, des évolutions dans les usages et les investissements. Personnellement, nous sommes enclins à penser que la meilleure solution est de considérer les tablettes numériques comme des vecteurs naturels, disponibles à tout moment, un peu, toutes proportions gardées, comme on laisse en libre disposition du papier à dessiner et des crayons. Mais il peut exister des façons différentes de répondre à cette question compte tenu des situations et projets de chaque institution.
Les tablettes doivent-elles être connectées à Internet en wifi ?
17À notre avis, il est absurde de se priver de la possibilité de connecter au Web comme de ne pas pouvoir télécharger des applications. La mise à disposition d’une borne wifi dans l’établissement est une nécessité de premier ordre.
Faut-il mieux des produits Apple (IPad) ou des systèmes utilisant Androïd ?
18Ce n’est pas une question de goût mais une question stratégique. Le monde Apple est un monde sûr, productif, mais fermé. Le système d’application Androïd est ouvert et permet de télécharger des applications intéressantes, souvent gratuites, développées par des chercheurs, des cliniciens, des associations, etc. En étant ouvert au monde Windows, il est possible de gérer et partager des fichiers images, vidéo et de développer soi-même des applications. C’est possible, mais plus limité sur Apple, et tout téléchargement doit passer par le magasin commercial.
Laisse-t-on les personnes autistes utiliser librement toutes les applications ou doit-on réguler l’usage en contrôlant les applications disponibles ?
19À notre avis, il est nécessaire pour les professionnels d’organiser les espaces numériques avant la mise à disposition des personnes autistes (en tout cas pour les enfants et adolescents). Cela signifie organiser les bureaux écrans, la disposition des icônes, le paramétrage des affichages, et de connaître l’ensemble des applications mises à disposition du sujet. La constitution du premier bureau apparent lors de la mise sous tension doit être particulièrement réfléchie.
Les tablettes sont-elles fragiles et nécessitent-elles des précautions d’usage et une maintenance ?
20Elles sont robustes mais il vaut mieux les protéger par un étui adapté permettant également leur installation en plan incliné sur une table. Il est nécessaire de vérifier la propreté des doigts des enfants avant l’utilisation et de prendre garde à ce qu’ils n’aient pas à la main des objets durs qui pourraient rayer l’écran. Avant leur utilisation, il faut s’assurer de la charge batterie et il convient de systématiser les recharges (par exemple : chaque soir avant de quitter l’institution). Mais les principales précautions sont d’ordre logiciel. Il faut veiller à la bonne organisation des données, au choix des noms de dossier et de fichier, ainsi qu’à la veille contre les virus et les applications imposant des publicités intempestives. Il est impératif de ménager la possibilité d’un temps réel de travail professionnel sur ces différents points (estimation : une heure par semaine pour un professionnel pour la maintenance logicielle de l’ensemble des tablettes utilisées dans l’institution).
Existe-il un danger ou une contre-indication à l’utilisation des tablettes ?
21Il est difficile de discerner un danger objectif dans l’utilisation des tablettes. Il reste que ce sont des objets physiques. Des sujets très agités peuvent ne pas pouvoir les utiliser correctement. L’expérience clinique atteste cependant que les tablettes sont très bien respectées, y compris par des enfants autistes agités. Toutefois, il reste des précautions d’usage, en particulier sur l’interface tactile qui peut demander un apprentissage chez des sujets malhabiles ou clairement dyspraxiques. Sur le plan de l’excitation, on rencontre avec les tablettes numériques les mêmes constats faits avec les jeux vidéo sur écran standard : l’utilisation d’une interface numérique stimulante visuellement a un effet apaisant chez les enfants agités et excités. Il reste la gestion délicate de la fin d’utilisation d’un jeu ou d’une application. Elle doit être anticipée par le professionnel et gérée de façon idoine. La meilleure façon étant d’anticiper, de préparer le moment de la sauvegarde et la prise de conscience chez l’enfant qu’il retrouvera ses contenus numériques (fonction mémoire).
L’usage d’une tablette peut-il renforcer les traits autistiques et contribuer à enfermer l’enfant dans une « bulle numérique » ou à développer un risque d’addiction ?
22Le constat clinique d’une forte attraction des enfants autistes pour les interfaces numériques et singulièrement les tablettes peut laisser craindre un risque d’accentuation du retrait de la relation et des activités attendues par l’entourage parental ou soignant. Cette crainte n’est pas justifiée quand on partage au préalable avec l’enfant l’expérience numérique et que l’on agit sur le plan éducatif (temps d’utilisation, choix des applications), en toute connaissance de cause, c’est-à-dire en comprenant les déterminants de cette attraction : généralement, la recherche d’expériences faites par l’enfant autiste dans des mondes virtuels rassurants par leur constance et offrant de prime une stimulation sensorielle adaptée. Laisser seul un enfant autiste avec une tablette numérique peut être judicieux mais à la condition que l’entourage parental et professionnel comprenne la nature des actions que l’enfant entreprend (type de jeu, type d’utilisation). Dans ce cadre, il n’est pas à craindre un risque d’enfermement ou d’addiction.
Questions théoriques
23Il serait dommage de se restreindre à un usage purement opératoire des tablettes numériques sans réfléchir à leur apport à la compréhension de l’autisme. Elles ne sont pas de simples gadgets technologiques palliatifs aux difficultés de communication mais des systèmes cognitifs externes dotés d’intelligence logicielle permettant aux autistes d’exercer leur pensée et leurs intentions d’actions dans un cadre réactif adapté, émotionnellement neutre, constant et stimulant. L’intérêt massif des autistes pour les tablettes s’explique par la possibilité offerte par des systèmes répondant de façon stable et adaptée aux spécificités de traitement perceptif et temporel de l’autisme, tout en évitant les perturbations inhérentes à l’interaction avec une personne. Comprendre les modalités de couplage entre le monde intérieur du sujet autiste et les mondes numériques permet ainsi non seulement d’avoir une meilleure intelligibilité des formations autistiques – en particulier par une attention à des phénomènes cognitifs originaux –, mais également d’agir sur le plan des prises en charge, qu’elles soient définies comme éducatives et/ou thérapeutiques.
24Nous proposons un triptyque conceptuel permettant de classer de façon résumée quelques questions théoriques relatives à l’utilisation des tablettes numériques dans la perspective d’une meilleure compréhension de l’autisme.
L’individuation
25En actionnant des commandes motrices sur une tablette, en effectuant des choix logiciels, en déclenchant des évènements, l’enfant autiste réalise une intentionnalité d’action. Cette intentionnalité mobilise sur le plan cognitif ses fonctions exécutives (attention sélective, planification, contrôle de l’action, flexibilité) et contribue à leur harmonisation, surtout quand elle est partagée avec empathie par un professionnel accompagnant ou un parent ; sur le plan de la construction subjective, elle mobilise une précipitation de la subjectivité par une mise en acte d’un « je » virtuel contribuant ainsi à une dynamique d’individuation. Une étude intéressante pourrait être consacrée à l’impact de l’utilisation des interfaces numériques sur la constitution du « je » chez les personnes autistes.
La cohésion cognitive
26La neurobiologie contemporaine de l’autisme a mis en évidence les singularités, variables selon les sujets, du traitement perceptif, cognitif et émotionnel des personnes autistes. L’appétence à certaines formes, à des dynamiques, à des objets particuliers, les intérêts électifs, les compétences particulières, les inactivations de certains secteurs de l’efficience intellectuelle attestent du fonctionnement singulier de la cognition autistique. Certaines particularités sont des modalités réussies de régulation, d’autres en sont des échecs. L’investissement exceptionnel des mondes numériques peut être compris comme la recherche d’une cohésion cognitive permettant aux autistes de réaliser virtuellement ce qu’ils ne peuvent faire réellement, en particulier une exploration du temps cyclique et d’un espace constant. Les jeux vidéo sont des intégrateurs permettant à l’enfant autiste d’être rassuré sur la cohérence du monde. Une autre formulation consisterait à dire que les mondes virtuels sont des systèmes compensateurs destinés à maintenir une homéostasie du soi autistique. L’enfant autiste cherche à rendre le monde extérieur cohérent à son monde interne en produisant des effets ou en cherchant électivement les éléments congruents dans les applications virtuelles.
La virtualisation
27Un des jeux les plus appréciés par les enfants autistes, comme par ailleurs les autres enfants, est Angry Birds : dans ce jeu, l’enfant anticipe des trajectoires spatiales de projectiles. La nature figurative des objets a peu d’importance. Ce qui est fondamental et génère l’attraction des enfants autistes est la possibilité de virtualiser une trajectoire, marquée par une trace anticipatrice, avant de lancer, avec une intense jubilation, le projectile qui va suivre les traces indiquées. Il s’agit là d’une explication remarquable d’un processus de virtualisation : imagination réflexive d’une trajectoire adéquate à une situation analysée, décision d’action, contrôle de l’acte réalisé, modification éventuelle des conditions initiales. On pourrait citer toutes sortes d’applications de ce même type sur les tablettes qui stimulent une remarquable physique naïve, c’est-à-dire une connaissance intuitive du monde. En réalisant des actions numériques, en manipulant des objets et des images, en déplaçant des avatars, en filmant des événements et en les reproduisant, l’enfant autiste couple son monde intérieur avec des représentations externes et virtualise ses intentions d’actions en dehors de toute réalisation praxique réelle, si ce n’est l’action tactile sur la surface de la tablette. Cela peut nous sembler être une réduction du champ d’expérience, un enfermement dans l’espace clos d’applications ludiques qui, par ailleurs, peuvent nous paraître grossières et inintéressantes. Or ce ne sont pas les contenus figuratifs, l’aspect sémantique, les scénarios de jeu, les thèmes imaginaires qui importent – souvent ils sont négligés par l’enfant autiste –, mais bien la virtualisation de la pensée et de l’action. En ce sens, les tablettes numériques ouvrent des pistes nouvelles non seulement pour la compréhension des personnes autistes mais, de façon plus large, pour comprendre la mutation anthropologique majeure que nous vivons tous avec le développement des technologies cognitives. Laissons-nous aller, pour conclure ce texte, à une métaphore qui s’impose à nous depuis le début de l’écriture de ce texte : peut-être devrions nous accepter de voir, dans ces enfants autistes penchés sur leurs tablettes numériques, de nouveaux scribes, initiateurs d’usages inédits, passeurs de monde et explorateurs d’inconnus ?
28Nous présentons, à titre indicatif, ci-dessous quelques applications disponibles gratuitement sous Androïd (des équivalents existent sous Apple) qui présentent un intérêt attesté par plusieurs années d’utilisation, pour l’usage professionnel avec les enfants autistes. Elles sont classées en fonction de leur facilité croissante d’utilisation en regard d’un gradient d’autisme.
29Sparkle Toy classic. L’écran de la tablette devient un nuage brownien de particules évoluant au hasard. En touchant simplement l’écran, l’enfant autiste fait apparaître des couleurs et modifie le mouvement des particules.
30Real Drum. L’écran présente des instruments de percussion, en les touchant l’enfant génère des sons différents. Thérapeute et enfant peuvent interagir et créer des rythmes.
31My Piano. Deux octaves de piano avec de larges touches permettant de générer des sons avec une fonction magnétophone permettant d’enregistrer sa voix et de la transposer en fréquence.
32iToucan Talk. Développé par une association d’aide aux enfants autistes, c’est une bibliothèque interactive d’images et de pictogrammes permettant la génération de séquences d’actions, l’organisation d’espaces sémantiques, etc. Très bien conçue, l’application demande néanmoins de consacrer un peu de temps à son maniement.
33PictogramAge. Autre application dédiée à l’autisme, elle est un classifieur de pictogrammes. Un de ses intérêts est de positionner clairement les séquences d’actions. Elle peut être utilisée pour bien marquer les étapes d’une journée.
34Noogra Nuts. Petit jeu vidéo dont l’intérêt est de manier physiquement l’ensemble de la tablette à deux mains.
35Angry Birds. Jeu exceptionnel sur le plan cognitif et neuro-développemental. Il sollicite l’anticipation d’une trajectoire spatiale dont le déploiement sera marqué par des traces. C’est un excellent vecteur de sollicitation des fonctions exécutives dont on sait qu’elles sont souvent sévèrement perturbées, ou non acquises, chez les sujets autistes.
36Talking Panda. Un avatar numérique répète tout ce qui est capté par le microphone de la tablette. Ce type d’application, présent aussi sur les smartphones, permet de jouer avec la parole, de faire répéter ses propres mots à l’avatar.
37Cognibulle, Ecpa remédiations, plate-forme de remédiation par jeux vidéo pour enfants, utilisable avec les enfants autistes.
Bibliographie
Bibliographie
- Gibson, J.J. 1977. « The Theory of Affordances », dans R. Shaw et J. Bransford (sous la direction de), Perceiving, Acting and Knowing. Toward an Ecological Psychology, Hillsdale, NJ, Lawrence Erlbaum Associates.
- mottron, L. 2006. L’autisme, une autre intelligence, Bruxelles, Mardaga.
- Tisseron, S. 2012. Rêver, fantasmer, virtualiser. Du virtuel psychique au virtuel numérique, Paris, Dunod.
- Virole, B. 2003. Du bon usage des jeux vidéo et autres aventures virtuelles, Paris, Hachette.
- Virole, B. 2012. Éloge de la pensée autiste, pdf, www.benoitvirole.com
- Virole, B. 2013. « La technique des jeux vidéo en psychothérapie », dans S. Tisseron (sous la direction de), Subjectivation et empathie dans les mondes numériques, Paris, Dunod.
- Virole, B. ; Radillo, A. 2010. Cyberpsychologie, Paris, Dunod.
Mots-clés éditeurs : tablettes numériques, virtuel, autisme
Mise en ligne 12/12/2014
https://doi.org/10.3917/ep.063.0123Notes
-
[1]
Pour une synthèse des particularités développementales des enfants autistes, cf. L. Mottron, L’autisme, une autre intelligence, Bruxelles, Mardaga, 2006.
-
[2]
À la différence d’une psychologie « académique » séparant ces niveaux et leur attribuant des modalités séparées de traitement représentatif, la psychologie dite « écologique » intègre sous le terme d’affordance, le couplage entre la perception, la cognition et l’action sur le monde. Cf. J.J.Gibson, « The Theory of Affordances », dans R. Shaw et J. Bransford (éds.), Perceiving, Acting and Knowing. Toward an Ecological Psychology, Hillsdale, NJ, Lawrence Erlbaum Associates, 1977 ou dans B. Virole, A. Radillo, Cyberpsychologie, Paris, Dunod, 2003. Très utilisé dans le domaine de l’ergonomie logicielle comme dans celui de la recherche en réalité virtuelle, le concept d’affordance est majeur pour la compréhension de l’usage des interfaces numériques par l’enfant autiste.
-
[3]
Sur l’utilisation des jeux vidéo en psychothérapie, voir B. Virole, Du bon usage des jeux vidéo et autres aventures virtuelles, Paris, Hachette, 2003, pour un texte initial et B. Virole, « La technique des jeux vidéo en psychothérapie », dans S. Tisseron (sous la direction de) Subjectivation et empathie dans les mondes numériques, Paris, Dunod, 2013.