Notes
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[1]
Le signe du « baiser salé » consistait à apprécier de façon tactile et approximative la teneur élevée en sel de la sueur d’un enfant par l’appui des lèvres de l’examinateur sur le front de l’enfant suspect de mucoviscidose.
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[2]
L’épilepsie bénigne de l’enfant à pointes rolandiques (centro-temporales) est caractérisée par des crises partielles, principalement au cours du sommeil ou juste avant le réveil : la bouche, le visage, les organes de la parole, voire l’ensemble des organes, sont touchés. C’est le plus fréquent de tous les syndromes épileptiques chez l’enfant. Ces crises disparaissent toujours avant le début de l’adolescence. Le recours aux antiépileptiques est facultatif pour le traitement de cette maladie.
-
[3]
Le syndrome de Münchhausen par procuration est une forme grave de sévices à enfant au cours de laquelle l’adulte qui a la charge de l’enfant provoque de manière délibérée chez lui des problèmes de santé sérieux et répétés avant de le conduire auprès d’un médecin (forme de pathomimie par procuration). Toutes les couches sociales sont concernées et dans 90 % des cas il s’agit de la mère biologique. Dans un pourcentage important, ces femmes exercent une profession médicale ou paramédicale (médecin, infirmière, aide-soignant, assistante sociale, etc.) ou ont un lien avec ce milieu.
Elles présentent un comportement stéréotypé de « bonne mère particulièrement attentionnée à l’égard de son enfant et extrêmement présente lors des séjours hospitaliers de ce dernier ». Elles sont généralement moins inquiètes que l’équipe soignante et tiennent un discours de type médical, n’hésitant pas à suggérer des examens complémentaires invasifs ou des interventions chirurgicales. -
[4]
À l’époque, on ne les appelait pas encore des mandarins. Je me souviens, quand j’étais interne en médecine générale (ça date un peu !), avoir encouru les foudres du chef de service (un mandarin local !) et avoir acquis par là une célébrité très transitoire dans l’hôpital, parce que j’avais refusé qu’un vieux malade atteint de tétanos, égaré en médecine interne, soit « brouetté » sur un fauteuil en salle de présentation. Je l’avais ensuite muté en réanimation, là où il aurait dû être surveillé et soigné d’emblée, le diagnostic ayant été posé dès son entrée.
-
[5]
On peut lire ou relire le très prémonitoire Parier sur l’enfant (1987).
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[6]
Le « nœud borroméen » a été décrit abondamment par Lacan : c’est une figure mathématique majeure en « topologie ». Les anneaux borroméens constituent un entrelacs de trois cercles (au sens topologique) qui ne peuvent être détachés les uns des autres même en les déformant, mais tel que la suppression de n’importe quel cercle libère les deux cercles restants et alors….
1Les médecins aiment beaucoup voir : cette pulsion scopique débouche sur le développement inédit du visuel. Ne dit-on pas aux parents inquiets pour leur enfant malade : « Je veux le voir » ce qui veut dire bien sûr : « Je souhaite l’examiner » ...
2Le développement du visuel et, partant, celui incroyable de l’imagerie médicale moderne se fait aux dépens des autres sensorialités ou sensitivités du clinicien. Celles-ci s’atrophient progressivement, n’étant plus exploitées. Humer un écoulement d’oreilles et y retrouver le « violent parfum » du pyocyanique est jugé peu élégant. Écouter, ausculter, percuter ou toucher semblent désuets. Tout se passe comme si le radiologue qui déclenche une douleur abdominale au passage de sa sonde d’échographie était en passe de supplanter le clinicien qui recherche, à main nue, une défense en fosse iliaque droite lors d’une appendicite aiguë. Ressentir, voire goûter sont indécents : qui oserait encore le baiser salé [1] pour évoquer le diagnostic de mucoviscidose ? Tout cela est considéré comme inefficace, obsolète et chronophage.
3La photographie des lésions dermatologiques a certes un grand intérêt, fixant une réalité possiblement transitoire et évolutive (exanthème infectieux). Elle permet, en transmettant le document, de demander rapidement et à peu de frais, l’avis d’un(e) collègue contacté(e) par courrier électronique. L’efficacité, la rapidité (j’allais écrire la convivialité de cette méthode) la font utiliser en routine par le pédiatre.
4Il ne faut pas alors s’étonner que les parents se l’approprient sans toutefois y être toujours conviés et nous bombardent, via Internet, de photos floues de leurs rejetons boutonneux. Comment diable ont-ils eu notre adresse électronique ?
5Ce qui semble alors une collaboration naturelle et sympathique dans l’intérêt du diagnostic et donc de l’enfant (est-ce bien sûr ?) peut quelquefois se révéler une dérive très problématique.
Vignette n° 1
6Lors d’une consultation pour ses petites jumelles, Madame W me dit : « Mon mari a surpris récemment Éric le grand frère (alors âgé de 11 ans et demi) qui escaladait un immeuble pour épater sa bande de copains. Il n’est pas intervenu pour lui dire de descendre mais l’a pris en photo avec son téléphone portable, puis est rentré à la maison pour me montrer les photos. Est-ce que vous voulez les voir ? » Je me rappelle avoir bien sûr refusé. Je crois me souvenir avoir dit (ou bien aurais-je dû dire ?) que la bonne attitude parentale était de le faire descendre et que je n’étais ni un substitut parental ni d’ailleurs Substitut du Procureur de la République !
7Éric a 15 ans et demi quand je réussis enfin à le faire prendre en charge par un pédopsychiatre. Il est en échec scolaire complet. Il souffre d’une dysmorpho-phobie suite à une rixe survenue dans la cour du collège, deux ans et demi plus tôt : il est persuadé que son nez n’est plus droit. Il multiplie incivilités et actes délictueux. Je suis inquiet sur une évolution psychotique ou psychopathique.
8J’assure son suivi depuis la naissance et ai été confronté à de multiples reprises à la fragilité des deux parents. La mère, victime d’inceste intrafamilial, est trop proche de ses garçons tandis que le père paraît immature, faible, sans autorité. (La mère me disait souvent, parlant de son mari : « C’est mon cinquième enfant ! ») Le père est toujours à la recherche de ses parents naturels, Il m’a dit avoir été adopté à l’âge de 3 ans et demi. Ses parents adoptants, Suisses aujourd’hui décédés, avaient perdu une petite fille à la naissance, deux ans et demi avant cette adoption. Il a bien conscience d’être un enfant de remplacement. J’ai tenté à de nombreuses reprises d’envoyer Éric chez le « psy » mais c’est bien une véritable thérapie familiale qu’il aurait fallu entreprendre : les parents sont toujours d’accord sur le papier mais s’arrangent pour ne pas donner suite et, dans la foulée, font rater les rendez-vous d’Éric avec moi. « Paternalité » impossible pour ce père, besoin d’être cru par des preuves palpables. Ces photos, par exemple, n’évoquent-elles pas des photos d’identité, de sa propre identité ? Il compense ainsi, depuis toujours et encore aujourd’hui, la disqualification de sa propre parole, disqualification malheureusement entérinée … par sa femme et son grand fils.
Vignette n° 2
9Jérémy est un deuxième enfant. Il a une grande sœur qui a sept ans et demi de plus que lui. Depuis l’âge de 3 ans et demi, il fait des crises épileptiques partielles de type « rolandique [2] » et la neuro-pédiatre pense qu’un traitement anti-comitial n’est pas indiqué car les crises sont de courte durée et épisodiques, environ une fois par mois en moyenne. Ce type d’épilepsie fonctionnelle, c’est-à-dire non lésionnelle (le cerveau est normal), a un très bon pronostic car elle disparaît à l’adolescence. Les crises sont souvent déclenchées par des émotions – ce qui est le cas pour Jérémy – et notamment joyeuses (anniversaires) ou désagréables (séparations, disputes avec sa mère) … La séméiologie est univoque chez Jérémy. Il suspend sa parole qui devient bredouillée et incompréhensible (on parle de dysarthrie), il salive, devient pâle, décrit des fourmis et présente des tremblements de la lèvre et quelquefois du membre supérieur. Il n’y a jamais eu de perte de connaissance ni d’amnésie de sa crise. Quand il a 8 ans, à la demande de la neuro-pédiatre qui le suit parallèlement, je reçois Jérémy une fois par mois régulièrement. J’ai compris très vite qu’il avait investi mon bureau comme un lieu que sa mère ne pouvait pas contrôler. Cependant, à l’âge de 10 ans, il est hospitalisé en pédiatrie pour des crises répétées et surtout qui ne s’arrêtent pas et fusionnent pour constituer un presque état de mal. Cette grande crise survient juste avant le départ de sa mère pour trois semaines dans un établissement de cure pour prendre en charge son obésité.
10Peu après, la mère demande à me rencontrer me reprochant implicitement mon inefficacité et dépose sur mon bureau un cd qui est la vidéo prise par le père de la grande crise prolongée qui a conduit à l’hospitalisation. Elle me demande de le visionner avec Jérémy afin que « cela le motive » pour qu’il prenne bien son traitement antiépileptique (Micropakine).
11J’accepte de regarder la vidéo, mais plus tard et sans Jérémy qui, à l’évidence, n’a pas besoin d’être le spectateur de sa propre crise … Spectacle assez peu soutenable même pour un médecin et qui dure et qui dure ! J’imagine le père agrippé à sa caméra, se cachant derrière le viseur, en attendant le samu. Obscénité du son qui fait entendre en boucle un « C’est fini, c’est fini » comme un disque rayé. C’est la « voix off » inaffective et non contenante du père sidéré par la crise de son fils et qui filme de façon automatique, tel un correspondant de guerre sur le théâtre des opérations. Je rappelle que le diagnostic était déjà posé depuis plus de six ans et que les médecins n’attendaient, bien sûr, rien de cette vidéo. J’apprends alors que Jérémy a déjà regardé le cd avec ses parents. Plus tard, il a pu me dire que ce visionnage lui avait fait ressentir à nouveau une grande angoisse de mort. On comprend bien pourquoi !
Vignette n° 3
12Adam a 7 ans. Je le vois pour la première fois, un mois après une chute très grave d’une quinzaine de mètres survenue dans un grand complexe aquatique de la région parisienne. Il s’en est tiré miraculeusement avec simplement une fracture de la clavicule, une luxation du coude et une plaie à la jambe. Son médecin traitant a souhaité que je le reçoive car, depuis l’accident, il dort très mal (avec sa mère). Il est agressif avec elle et lui tiendrait des propos inquiétants tels « Je voudrais être mort »). Dans la salle d’attente, comme maintenant beaucoup d’autres enfants, il est rivé sur sa tablette mais, contrairement à certains, ne proteste pas quand je l’interromps en venant le chercher. Durant la consultation il est d’abord triste et mutique, la tête reposant soit sur mon bureau soit sur les genoux de sa mère. Il répond alors uniquement en secouant la tête, puis il devient logorrhéique et agité. Sa mère me propose alors de voir une photo prise sur son portable de la fracture de la clavicule. Elle passe ensuite à un enregistrement qu’elle a fait d’une colère d’Adam faisant suite, semble-t-il, à un cauchemar anxieux. Je regarde rapidement la clavicule mais refuse d’observer la colère. Je dis à cette mère que je la crois volontiers et qu’elle n’a guère besoin de me montrer ces photos et cette vidéo. Elle me parle également du film de vidéosurveillance qui a enregistré la chute et qu’elle a dû visionner pour l’enquête et l’assurance ! Elle me dit qu’Adam souhaiterait voir cette vidéo. Je dis qu’il n’en est pas question mais qu’il peut regarder des vidéos de foot ou de tennis avec son père. Je songe alors à La chute d’Icare, le fameux tableau de Pieter Bruegel (dit l’Ancien) que j’ai eu la chance de voir au musée Royal de Belgique à Bruxelles. Ce pauvre Icare qui s’abîme dans les flots dans l’indifférence générale (marins sur le bateau, pécheur sur la rive, laboureur le nez dans la terre, berger qui observe le ciel …).
13Je commence à me demander si, pour Adam, il s’agit vraiment d’un accident et non pas d’une défenestration volontaire. Je recueille d’autres éléments en faveur de cette dernière hypothèse et propose une évaluation pédopsychiatrique rapide. Une façon comme une autre de gommer dans ma tête toutes ces photos ou vidéos obscènes et mortifères ! Les remplacer par un chef-d’ œuvre de la peinture qui, lui, me permet de penser comment concrètement sauver Adam-Icare de la récidive ?
14Il est possible de réagir à ces trois vignettes cliniques en m’objectant qu’elles sont des cas limites, que la psychopathologie des parents y est caricaturale. Le père d’Éric est castré de toute autorité, la mère de Jérémy est presque paranoïaque et la mère d’Adam est à la limite du syndrome de Münchhausen par procuration [3] …On peut répondre qu’elles sont tirées de la pratique non d’un CMPP ou d’un service de pédopsychiatrie mais d’une consultation de pédiatrie libérale. La bonne question à se poser serait à mon avis double :
- pourquoi ces vidéos et quelle en est la fonction ?
- que faut-il en faire ?
15Historiquement, il convient de rappeler que la médecine a largement donné l’exemple de l’obscénité du visuel. Qu’on se rappelle des présentations de malades de l’hôpital Saint-Louis ou de Tarnier où les malades de dermatologie étaient transportés ou défilaient nus dans un amphithéâtre pour la plus grande édification des étudiants et la plus grande jouissance de leurs patrons [4].
16À quoi servirait-il de braquer les parents en refusant dédaigneusement ce qu’ils apportent au pédiatre, à savoir des photos, des vidéos, faute de pouvoir apporter d’autres représentations de leur enfant ? Il importe de ne pas s’en froisser et de se demander si ces parents, qui en sont réduits à se cacher derrière l’objectif de la caméra, de l’appareil photo ou derrière la prétendue objectivité de radios et d’examens de laboratoire, ne sont pas en grande souffrance passée ou présente, en défaillance aiguë ou chronique de leur subjectivité aimante, soutenante, donneuse de limites ; bref, en défaillance de leur parentalité, eux qui ne protègent guère ou même exposent leurs enfants à des projections massives issues de leur propre histoire.
17Alors quel peut-être l’apport du pédiatre qui constate que le « Symbolique » en est réduit à la « portion congrue » dans les relations parentsenfants de ce xixe siècle qui est décidément celui des technologies et des médias mais pas celui de la Communication ? On peut déplorer avec Aldo Naouri [5] que notre société provoque et accélère une inflation de l’Imaginaire prédigéré, uniformisé, automatisé, de plus en rapide aux dépens du Symbolique, le Réel étant par définition ce qui reste constant et résiste. Si le nœud borroméen [6] du Symbolique casse, les deux autres anneaux se détachent et alors qu’advient-il du sujet ?
18À mon avis, il faut pointer ces utilisations parentales perverses, catastrophiques, désymbolisantes de la vidéo.
19Faudrait-il aller jusqu’à interdire aux enfants les jeux électroniques dans nos salles d’attente (Pernot-Masson, 2013) quand les parents (malgré les consignes écrites) y utilisent sans vergogne et de plus en plus leurs portables ? Sert-il vraiment à quelque chose d’y afficher la raisonnable règle des 3,6,9,12 de Serge Tisseron (2013) ?
20Dans le bureau du pédiatre, les choses sont différentes et notre irremplaçable « double casquette » de médecin du corps et de l’esprit de l’enfant peut, si nous le voulons, se retourner et alors permettre d’aider l’enfant et à sa famille à historiser, à symboliser, à faire du lien, à subjectiver le trop d’objectif (comme inversement dans d’autres cas nous savons objectiver quand il y a trop de subjectif).
Mots-clés éditeurs : dysparentalité, écrans et tablettes numériques, manque de la parole, vidéomania parentale, (défaillance du) symbolique
Date de mise en ligne : 12/12/2014
https://doi.org/10.3917/ep.063.0117Notes
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[1]
Le signe du « baiser salé » consistait à apprécier de façon tactile et approximative la teneur élevée en sel de la sueur d’un enfant par l’appui des lèvres de l’examinateur sur le front de l’enfant suspect de mucoviscidose.
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[2]
L’épilepsie bénigne de l’enfant à pointes rolandiques (centro-temporales) est caractérisée par des crises partielles, principalement au cours du sommeil ou juste avant le réveil : la bouche, le visage, les organes de la parole, voire l’ensemble des organes, sont touchés. C’est le plus fréquent de tous les syndromes épileptiques chez l’enfant. Ces crises disparaissent toujours avant le début de l’adolescence. Le recours aux antiépileptiques est facultatif pour le traitement de cette maladie.
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[3]
Le syndrome de Münchhausen par procuration est une forme grave de sévices à enfant au cours de laquelle l’adulte qui a la charge de l’enfant provoque de manière délibérée chez lui des problèmes de santé sérieux et répétés avant de le conduire auprès d’un médecin (forme de pathomimie par procuration). Toutes les couches sociales sont concernées et dans 90 % des cas il s’agit de la mère biologique. Dans un pourcentage important, ces femmes exercent une profession médicale ou paramédicale (médecin, infirmière, aide-soignant, assistante sociale, etc.) ou ont un lien avec ce milieu.
Elles présentent un comportement stéréotypé de « bonne mère particulièrement attentionnée à l’égard de son enfant et extrêmement présente lors des séjours hospitaliers de ce dernier ». Elles sont généralement moins inquiètes que l’équipe soignante et tiennent un discours de type médical, n’hésitant pas à suggérer des examens complémentaires invasifs ou des interventions chirurgicales. -
[4]
À l’époque, on ne les appelait pas encore des mandarins. Je me souviens, quand j’étais interne en médecine générale (ça date un peu !), avoir encouru les foudres du chef de service (un mandarin local !) et avoir acquis par là une célébrité très transitoire dans l’hôpital, parce que j’avais refusé qu’un vieux malade atteint de tétanos, égaré en médecine interne, soit « brouetté » sur un fauteuil en salle de présentation. Je l’avais ensuite muté en réanimation, là où il aurait dû être surveillé et soigné d’emblée, le diagnostic ayant été posé dès son entrée.
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[5]
On peut lire ou relire le très prémonitoire Parier sur l’enfant (1987).
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[6]
Le « nœud borroméen » a été décrit abondamment par Lacan : c’est une figure mathématique majeure en « topologie ». Les anneaux borroméens constituent un entrelacs de trois cercles (au sens topologique) qui ne peuvent être détachés les uns des autres même en les déformant, mais tel que la suppression de n’importe quel cercle libère les deux cercles restants et alors….