Couverture de EP_063

Article de revue

Bêtise ou construction de soi

Pages 33 à 37

« Les bêtises qu’il a faites et les bêtises qu’il n’a pas faites se partagent les regrets de l’homme »
P. Valéry, Choses tues (1930)

1S’il y avait, comme pour la folie, un éloge de la bêtise, pourrions-nous dire : « Dis-moi tes bêtises, je te dirai qui tu es » ?

2Mais qu’est une bêtise ? Est-elle utile pour le sujet, plus particulièrement pour l’enfant et l’adolescent ? Nous savons déjà, nous adultes, que nous continuons à en faire consciemment ou non.

3Précisons ce qui se cache derrière les bêtises. Il y a plusieurs registres de bêtises tant au plan développemental qu’à celui de leur intensité.

4Dans La guerre des boutons (Pergaud, 1912), le grand Lebrac coupe un à un les boutons de ce pauvre Migue-lalune. Il est déshabillé avec l’aide de Camus et Grandgibus, puis renvoyé à sa mère à moitié dépenaillé. Dans Les enfants terribles (Cocteau, 1929), les plus grands prennent à partie un plus jeune en le terrorisant avec d’affreuses grimaces. S’agit-il de simples péripéties ou de cruauté quasi gratuite ?

5Les bêtises ont-elles une valeur psychopathologique ?

6Plusieurs types de bêtises sont à distinguer.

La bêtise à valeur exploratrice

7C’est la bêtise-exploration du très jeune enfant pour découvrir son environnement familial en glissant dans la fente du magnétoscope des aliments ou en goûtant la crème de beauté de sa mère. Il y a là bêtise car le jeune enfant d’environ 18 mois à 2 ans se doute que son acte est « interdit ».

8À cet âge, il découvre également son vœu d’exister auprès de ses parents ou de ses frères et sœurs afin que l’on s’occupe de lui, et il réalise des bêtises dans ce but, comme décortiquer un bouquet de fleurs, ou renverser une tasse ou tout autre objet, souvent chargé de souvenirs.

La bêtise à valeur de provocation de l’enfant à l’adolescent

9Les bêtises deviennent plus élaborées par la suite et prennent une tonalité provocatrice. À la recherche de limites et pour savoir jusqu’où il peut asseoir son pouvoir, l’enfant va tester son entourage.

10Il s’échappe brusquement dans les rayons d’un supermarché, il traverse sans regarder, il joue au ballon dans la salle à manger, etc.

11Les bêtises sont infinies. Elles vont des mignonnes, comme se servir un verre d’eau en le renversant ou arroser une plante avec du vinaigre, aux plus subtiles et perfides, comme cacher les clés de la voiture derrière le canapé pour entendre hurler le père pressé de partir à son travail. Elles peuvent être plus ciblées, souvent à destination des parents ou d’un membre de la famille, comme lancer des aliments en présence ou non du petit frère ou de la petite s œur.

12Plus tard, ce sera fumer sa première cigarette ou tout autre chose.

13Faire le mur, inventer des rendez-vous fictifs avec son portable, Facebook, signer son bulletin scolaire en imitant la signature de ses parents, etc.

14Si, depuis Rabelais, le rire est le propre de l’homme, et son « Trop », un lieu de bêtises permanentes, les bêtises de nos jours seraient le propre de l’enfance.

15Elles constituent sous divers modèles un thème très important de la littérature enfantine, des malheurs de Sophie aux bêtises de Max et Moritz, mais elles sont aussi présentes dans des publicités, en particulier celles la marque de vêtements pour les 0-10 ans, La compagnie des petits, avec sa devise « On a bien le temps d’être grand ». Les bêtises sont alors une empreinte de l’enfance mais s’y greffe la question de l’autorité et de ses interdits.

Les bêtises, lieu de mémoire

16Qui d’entre nous ne se souvient de la bêtise d’un de ses enfants ou adolescents, voire même à l’âge adulte ?

17Les bêtises s’inscrivent dans le cadre du roman familial, dans cette mythologie où souvent resurgit le « Te souviens-tu de ce que tu as fait un jour ? ».

18Elles permettent à son auteur une inscription signifiante dans ce roman familial en se singularisant par rapport à sa fratrie. Ainsi, n’est-il pas pour certains celui qui cherche souvent ses clefs ou ses lunettes pour les découvrir le lendemain matin dans le frigidaire, et cette anecdote court encore, comme le furet, des années plus tard.

19Certaines bêtises peuvent devenir de véritables histoires de famille que l’on se transmet d’une génération à l’autre. Elles permettent une structuration psychique du sujet et sa différenciation.

20Un enfant ou adolescent sans bêtises repérées serait, dès lors, privé d’une partie de son histoire familiale. Sans récit, sans différenciation d’avec ses frères ou s œurs, il serait un laissé pour compte de la mémoire familiale.

21Les bêtises que l’enfant ou l’adolescent réalise lui permettent, via la famille en particulier, l’accès à son monde passé, à un retour en arrière, en se représentant comme unique.

22La mémoire de ses bêtises et leur transmission au sein de la constellation familiale nourrissent l’imaginaire personnel et familial.

Les bêtises, source de construction

23Pourquoi l’adolescent en particulier éprouve-t-il le besoin de transformer au fil du temps une bêtise, suscitant à l’origine de la gêne, voire de la honte, en « fait de guerre » ?

24On devient parfois très fier d’avoir fait telle bêtise car elle est devenue pour le sujet un fait signifiant de son autonomie, et de sa différenciation subjective.

25Dès que l’enfant ou l’adolescent arrive à ajouter une trace d’humour ou à déformer sa bêtise en marque héroïque, c’est le signe qu’il a été capable de métaboliser sa bêtise et, de fait, cela lui permet de grandir.

26Quand l’enfant fait une bêtise, petite ou grande, il attend de l’adulte qu’il l’aide à surmonter ce temps de la « faute » et non qu’il le stigmatise, en lui infligeant un sentiment de honte.

27La bêtise devient une « parole » du sujet et prend toujours un sens inconscient : « Vois mes bêtises et dis-moi qui je suis. »

28Dédramatiser et écouter ses bêtises, se les approprier comme acte d’un passé donne ou plutôt redonne à la bêtise une dimension ordinaire non traumatique.

29Bien entendu, il ne s’agit là que des simples bêtises et non des graves souvent tues, cachées, comme parfois à l’adolescence, et qui surgissent au détour des prises en charge psychothérapiques, véritables secrets pour le sujet où transpire son rapport avec la Loi sociale ou symbolique.

Les bêtises, source de stigmatisation

30Le danger pour l’enfant à bêtises, ou l’adolescent à gaffes, est d’être marqué du sceau de l’être à bêtises et de n’exister qu’au regard de ses bêtises. En effet, cette stigmatisation du sujet devient alors une véritable métonymie, surtout problématique en ce temps de l’adolescence. Il sera pris dans les mailles de n’être que ce sujet faisant des bêtises. Cela conduit souvent à dégrader l’estime de soi.

31Il y a, de fait, des bêtises en lien avec la construction du Moi, du Surmoi et d’autres, plus graves, avec le Ça.

32Les bêtises à l’adolescence, comme le petit vol dans une grande surface ou le mensonge, peuvent marquer indélébilement son auteur, si sa famille et son entourage le stigmatisent. Il devient alors le délinquant, l’excentrique, le bizarre …

33Ainsi naît un trait de caractère qui s’inscrira souvent dans une lignée.

34À ce propos, considérons notre dsm 5 et l’inquiétude que nous, cliniciens, pouvons avoir avec la disparition de la notion de sujet au profit du seul symptôme.

35Afin de l’éviter, le récit à l’enfant de nos propres bêtises est positif et permet de montrer qu’on a été plus jeune.

36Se moquer soi-même de ses bêtises, en rire, faire rire les autres est un signe de la mise à distance des bêtises et marque que l’on est alors dans une démarche d’après-coup.

Les bêtises, source d’erreur

37Quelles bêtises pourrions-nous faire, nous pédopsychiatres, en ce temps du scientisme et du comportementalisme à tout va ?

38Le risque n’est-il pas grand de voir apparaître, dans un prochain dsm 6, 7, ou toute autre classification, une rubrique « bêtises » avec son item le qualifiant de maladie au bout de la deuxième par exemple ? Nous aurions alors franchi une étape de plus dans la « nuit de la pensée » et de la déshumanisation du sujet. Les bêtises deviendraient un symptôme à réduire, à éradiquer, afin de favoriser entre autres l’adaptation socioscolaire de l’enfant (Golse, 2011).

39Dès lors, pourquoi la disparition des bêtises ne signerait-elle pas celle de la pédopsychiatrie ?

40Mais alors, s’il n’y a plus de bêtise, il n’y a plus d’intelligence !

41Rassurons-nous, comme l’écrivait A. Camus dans La peste, « La bêtise insiste toujours ».

Bibliographie

Bibliographie

  • Baudelaire, C. 1846 « Choix de maximes consolantes sur l’amour », Le Corsaire-Satan.
  • Cocteau, J. 1929. Les enfants terribles, Paris, Livre de Poche, 1994.
  • Golse, B. 2011. Le dsm du point de vue hospitalo-universitaire, Toulouse, érès.
  • Le Fourn, J.-Y. 2014. « François Rabelais, orfèvre du gros », dans A. Birraux, D. Lauru (sous la direction de), Le poids du corps, Paris, Albin Michel.
  • Patris, M. 2011. « Le dsm nuit à la pensée », dans collectif, Pour en finir avec le carcan du dsm, Toulouse, érès.
  • Pergaud, L. 1912. La guerre des boutons, Paris, Mercure de France, 1913.

Mots-clés éditeurs : acte, métapsychologie, bêtises, parole

Mise en ligne 12/12/2014

https://doi.org/10.3917/ep.063.0033

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