Couverture de EP_063

Article de revue

L'âge bête

Pages 28 à 32

1Il est vrai que d’un certain point de vue l’âge bête porte bien son nom. Si, comme disait Michel Foucault, faire des bêtises, c’est faire à l’envers de l’éducation, alors nous comprenons le désarroi des parents devant les réponses et les comportements bêtes de leurs enfants à la préadolescence.

2Oppositions, transgressions, bêtises, désintérêts pour les choses de l’éducation, le préadolescent dévie de la route qu’il suivait sereinement, tracée par ses parents. Là où il était attendu pour poursuivre sa progression, il régresse et transgresse.

3Cette clinique qui concerne essentiellement l’enfant qui entre dans l’adolescence apparaît comme le produit d’une faillite des connaissances acquises : alors qu’il était intelligent, il devient bête ! Quelle est cette clinique ? Quelle est sa durée ? Que devient l’âge bête ? Michel Soulé (1990) répond : « Bien souvent, l’enfant redevient intelligent et reprend son fonctionnement et le cours de ses réflexions. »

4D’un autre point de vue, cette clinique montre que l’enfant a compris que le monde peut être vécu différemment de ses parents. En cela, l’âge bête ne l’est pas du tout, au contraire, il est l’ébauche d’un accès à une vérité d’une haute gravité pour lui. Avec maladresse ou masochisme, au prix d’erreurs et de contresens, de bêtises et de fessées, il fait ses propres découvertes, éprouve et examine les limites de la réalité qui l’entoure et l’attend, prend connaissance de ses désirs conscients et inconscients, et cherche à se situer par rapport à ses parents et aux autres. Cette compréhension que le monde peut se lire aussi par soi-même, malgré l’énoncé des bonnes et mauvaises conduites des parents, est précieuse et nécessaire pour la connaissance de soi et des autres. L’âge bête apparaît alors une comme une période exploratrice, en quête de connaissances singulières.

5La coexistence de ces deux points de vue rend cette clinique complexe et passionnante, et, de la place du thérapeute consulté par les parents, impose de tenir compte de ces tendances de la connaissance pour aider l’enfant dans sa traversée. En effet, si le professeur ou l’éducateur ont pour fonction de signaler le bon sens et ses limites, le psychanalyste s’intéresse davantage aux buts et fonctions de sa déviation.

6La notion d’âge bête est récente, comme celle de l’âge ingrat, et absente de la littérature du xixe siècle et des époques antérieures. Elle est introduite dans les écrits psychopédagogiques contemporains pour décrire une clinique fréquemment observée chez les jeunes adolescents. D’abord étudiée par les neuro-cognitivistes et considérée comme un moment du développement psycho-affectif de l’enfant indissociable de la réaction négative des parents, les psychanalystes d’adolescents amènent l’idée d’un fonctionnement bête dressé comme un mécanisme de défense face à la menace de la perte des positions d’enfants inhérente à l’adolescence. Paul Denis, dans un livre intitulé Éloge de la bêtise (2001), interroge : « S’agit-il bien d’un âge ? Ne s’agit-il pas plutôt d’une potentialité de l’esprit, d’un recours de l’esprit observable à différentes époques de la vie. […] Les conditions de survenue de ce fonctionnement sont autant représentées par l’abandon de positions d’enfants que par la nécessité d’assumer des responsabilités de grands. […] Lorsque le jeu doit être, de façon imminente, remplacé par le pour de bon de la vie. »

7Pour Philippe Jeammet, l’âge bête est « un jeu de transgressions autour des règles de bonnes conduites et du bien-pensant des adultes, […] et symbolise un triomphe momentané du narcissisme de l’adolescent ».

8Le fonctionnement bête apparaît comme une sorte de recours d’urgence lorsque les possibilités actuelles de l’enfant pour traiter ses émois sont momentanément ou plus durablement débordées. Il résulte donc de la nécessité de trouver, par un circuit court, des moyens d’aménagement de cette économie narcissique en changement, blessée par des frustrations infligées par la réalité.

9Grandir est une opération fondamentalement ambivalente pour un enfant, car même s’il aspire à devenir grand pour atteindre les capacités et l’indépendance d’un adulte, il doit renoncer à l’illusion de toute-puissance infantile et à la relation fusionnelle aux parents. Ce changement de système dans lequel le principe de réalité s’impose progressivement, amène l’enfant à réaménager ses sources de plaisir.

10Si l’axe du plaisir/déplaisir se superpose avec celui de l’illusion/réalité, alors l’enfant est la proie de mécanismes de défense en conflit avec la réalité tels que les bêtises. En revanche, s’il parvient à maintenir une source de plaisir en l’intégrant aux nouvelles données de la réalité, alors il peut grandir sans éprouver le sentiment de perte.

11Bien souvent les bêtises surviennent à l’occasion de changement brutal, les capacités de réaménagement de l’enfant sont ainsi momentanément débordées. Cette clinique est le plus souvent transitoire, et annonce la mise en place d’autres recours psychiques plus évolués pour se faire à la nouvelle réalité.

12« Je ne l’ai pas fait exprès » disent les enfants à leurs parents une fois la bêtise découverte. Nous pourrions traduire cette formule par « Je ne l’ai pas fait consciemment », ou encore « Je savais qu’il ne fallait pas le faire mais je l’ai fait quand même, malgré moi ! » La bêtise procède d’une opération inconsciente de déni de la réalité et de régression à un âge antérieur où l’enfant ne connaissait pas l’interdit. Ce système clivé, équivalent à une faillite transitoire de la connaissance, apparaît comme l’organisation psychologique centrale de la bêtise, qu’elle soit du registre de la débilité de l’âge bête ou de la bêtise mise en acte. La bêtise, selon la psychanalyse, est l’œuvre des enfants suffisamment grands, en conflit avec les nouvelles responsabilités qui leur incombent. Elle n’a donc pas de rapport avec la faute, l’erreur ou la maladresse, il s’agit d’une faillite inconsciente de la connaissance (Smadja, 2009).

13Il est intéressant d’envisager la connaissance comme étant intimement liée à la perte d’une illusion. Chaque nouvelle connaissance comporte l’abandon d’une position infantile, et donc la remise à plat de sa compréhension du monde. Ce point de vue suggère une relation antagoniste entre l’envie de savoir et le besoin de croire (Kristeva, 2007). La croyance comme vestige de l’illusion infantile doit céder sa place au savoir tout en gardant ses « recoins privés » dans la vie psychique. Ces recoins privés sont les lieux de la rêverie en général, rêves, rêveries diurnes, sublimations, et symptômes parfois.

14L’entrée dans l’adolescence est un moment de grand changement, la poussée pubertaire propulse l’enfant dans un nouveau corps, un nouveau système de relation aux autres, une nouvelle sexualité. Toutes ces connaissances l’exposent à une menace de perte bien trop grande pour ses capacités d’adaptation, et le fonctionnement bête apparaît alors comme une solution de passage opportune.

15Ce fonctionnement bête se mêle et se compense petit à petit avec un son contraire, c’est-à-dire une fuite en avant (et non plus en arrière comme dans la régression de la bêtise) à l’instar des transgressions, de la défiance des adultes et de la revendication d’autonomie. Ce « doux mélange » de régressions et de transgressions, constitue la trame de ce que nous appelons communément la crise d’adolescence.

16L’ambivalence de devenir grand y est remarquable par les deux cliniques entremêlées. Celle de la bêtise régressive convoquant les parents dans le sens de renforcer le lien à eux, et celle de la fuite en avant refusant la dépendance aux parents.

17Entre ces deux écueils, le rôle des parents paraît impossible, et le conflit inévitable. La crise de l’adolescent devient rapidement une crise entre l’enfant et ses parents, et même une crise des parents, qui doivent en arrière-fond de cette bataille avec l’enfant, supporter l’idée de le voir partir. Il n’est pas rare d’ailleurs que l’adolescence d’un enfant soit le moment d’évènements familiaux graves dans la vie des parents : séparation, maladies …

18L’adolescence d’un enfant annonce une séparation prochaine et la fin d’un chapitre familial qui n’expose pas que l’adolescent à une nouvelle vie. Les parents sont confrontés à la perspective de se retrouver face à leur couple, et la fonction tierce qu’occupait la parentalité s’apprête à changer d’intensité.

19La boucle est bouclée lorsque l’adolescent perçoit que les parents qu’il va chercher pour calmer sa crise sont eux-mêmes débordés. La crise parentale le conforte dans la sienne, valide la nécessité de se séparer, et l’oblige à s’étayer sur un ailleurs qui marquera ses premiers pas dans sa vie d’adulte. Il y trouvera des substituts parentaux souvent déterminants pour sa construction subjective, ou, à défaut, il pourra rencontrer un psychothérapeute d’adolescent, vaillant résistant au double mouvement décrit de son ambivalence, qui saura l’aider dans sa folle traversée.

Bibliographie

  • Canguilhem, G. 1975. Le normal et le pathologique, Paris, Puf, coll. « Quadrige ».
  • Denis, P. 2001. Éloge de la bêtise, Paris, Puf, coll. « Épîtres ».
  • Diatkine, R. 1994. L’enfant dans l’adulte ou l’éternelle capacité de rêverie, Delachaux & Niestlé.
  • Kristeva, J. 2007. Cet incroyable besoin de croire, Paris, Bayard.
  • Smadja, R. 2009. D’une bêtise à l’autre, Paris, Puf, coll. « Le fil rouge ».
  • Soule, M. 1990. L’âge bête, collection « La vie de l’enfant » dirigée par M. Soulé, 17e journée scientifique du Centre de guidance infantile de l’Institut de puériculture de Paris, esf.
  • Winnicott, D.W. 1975. Jeu et réalité, l’espace potentiel, Paris, Gallimard.

Mots-clés éditeurs : régression, éducation, adolescence, bêtise, transgression, âge bête

Date de mise en ligne : 12/12/2014

https://doi.org/10.3917/ep.063.0028

Domaines

Sciences Humaines et Sociales

Sciences, techniques et médecine

Droit et Administration

bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Retrouvez Cairn.info sur

Avec le soutien de

18.97.14.90

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions